BANQUET XXV – KOSMOS/KOMOS

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Banquet XXV Kosmos/Komos, servi à la française en ambigu pour 50 convives, le 25 juin, au Centre de la photographie Genève

Commanditaire : Joerg Bader (Centre de la photographie)

Dans la pensée grecque, kosmos signifie la relation étroite qui existe entre le réel et la réalité, autrement dit la relation entre le vivant et la production. Les concepts de réel et de réalité n’existent pas vraiment pour la pensée grecque. Cela pourrait être indiqué par le terme alètheia, c’est-à-dire ce qui n’est pas couvert ni occulté, ce qui est laissé à l’évidence de la saisie. Kosmos est donc ce qui nous parvient non occulté. Mais dans l’épreuve de ce qui est non-occulté, il y a cependant ce que nous nommons, dans la langue moderne réel et réalité et surtout ce que suppose leur différence. Kosmos c’est l’espace où advient phusis, ce que nous nommons le réel, ce qui réalise les phénomènes. Kosmos est donc l’espace où ont lieu les phénomènes qui sont à la portée de notre perception. Ce qui ne serait pas à la portée de nos perceptions n’est pas le kosmos, puisque ce n’est pas alors notre monde ni son épreuve phénoménologique. C’est un espace autre. Mais kosmos – puisque c’est « notre » monde est l’espace où advient poièsis, ce que nous nommons la production, c’est-à-dire la manière avec laquelle nous transformons la phusis ou le réel. La poièsis semble être une manière de se saisir des choses du monde non pas pour les approprier (ceci est la consommation, ou encore ce que les Grecs nomment khrè) mais pour les déplacer : d’abord peut-être pour que les choses soient plus ouvertes et le moins possible occultées comme usage, mais aussi comme simple déplacement des choses dans la sphère de perception des autres. Dans ce cas si l’on déplace les objets et qu’on les met dans la sphère de perception d’autres êtres, cela augmente considérablement la puissance de la réalité : ce qui n’était alors pas encore du monde le devient puisque quelqu’un déplace une chose qui entre dans la sphère de perception d’un autre. En ce sens le kosmos ne cesse de varier et d’augmenter. Le kosmos ne cesse de se dilater. Mais à la condition toutefois que nous soyons en mesure de tout percevoir de la teneur du réel, de la teneur de la réalité et de leurs relations. Poièsis est donc une manière de pousser les objets devant les autres pour qu’ils les voient, pour qu’ils leur accordent une attention et un soin. Ce qui se nomme poésie ou plus simplement art n’est pas autre chose que cette manière de faire entrer quelque chose dans la sphère de l’attention et du soin des autres. Parce que nous sommes négligents, il est nécessaire de nous le rappeler et de faire réapparaître ce qui doit être du monde. On peut alors imposer des formes différentes de contraintes sur cette manière de faire entrer : on peut imposer des règles, des rimes, des rythmes, des symboles, des métaphores, des images, etc. : mais ces outils techniques ne sont là toujours que comme moyens mnémotechniques, ils ne constituent jamais la teneur de l’œuvre. Ils n’en sont que des dispositifs variables qu’il est toujours dangereux d’hypostasier. Ce sont simplement ou évidemment des outils mnémotechniques comme manière de nous aider à nous souvenir que nous devons faire attention à des choses et en prendre soin. Voilà pourquoi la philosophie s’est toujours profondément méfiée du divertissement, c’est-à-dire de l’usage des contraintes pour produire l’oubli. C’est même ce qui se nomme le pharmakon. La poièsis (l’œuvre) est une manière de prendre en compte que le kosmos ne cesse de changer et d’augmenter au risque de crises complexes dans les relations entre réel et réalité. 

Kosmos – le monde – est donc une relation complexe et dialectique entre le phénomène et la production de l’œuvre, ou entre ce qui advient et ce qui se produit. Pour cela il s’agit d’entretenir ces relations : dès lors le kosmos contient tout à la fois l’existence d’une « cosmogonie », c’est-à-dire la création de modes de saisie du monde ainsi qu’une « cosmétique », autrement dit une manière d’esthétiser les saisies et les prélèvements que nous faisons sur le monde. S’il y a monde, il y a alors une activité cosmogonique et une activité cosmétique, autrement dit une activité qui consiste à « ranger » les éléments qui adviennent et qui se produisent et une activité qui consiste à « arranger » ces éléments de sorte que nous puissions en avoir l’usage. Ces activités de rangements et d’arrangements sont à la fois ce que nous nommons technique, dispositifs, archives, structures, art, rite, etc. Ici encore ils ne constituent pas l’œuvre mais nos modes de relations à des systèmes. 

L’activité cosmogonique, consiste à créer des modes de saisie de ce qui advient en monde : c’est à partir de ces saisies que nous sommes en mesure de déplacer et produire (poièsis). Cependant il est nécessaire de penser comment nous prélevons en monde et quelles sont les conséquences sur le vivant (phusis) de se prélèvement et de sa transformation. Ce que la pensée grecque avait imaginé est une chrématistique, c’est-à-dire une manière de penser le khrè. Cela signifie « il est besoin », sous-entendu il est besoin de cela, c’est-à-dire d’un prélèvement particulier afin que nous puissions continuer de vivre. Cependant le khrè, le « il est besoin » n’est pas seulement le prélèvement (c’est-à-dire l’élément du monde transformé en objet, en œuvre ou en bien), il est aussi la conscience nécessaire de ce prélèvement. La chrématistique désigne le besoin et la manière de prélever.  Ce que nous nommons économie consiste à penser le prélèvement mais sans en interpréter la manière. Originellement – selon l’indication parménidienne – khrè est la manière avec laquelle le besoin s’éprouve comme prélèvement (logos, parce qu’il est une manière de prélever et de collecter en sélectionnant tout type d’éléments en monde, qu’il s’agisse d’images, d’aliments, de lettres, d’objets, etc.) et comme saisie (noièsis parce qu’elle est une manière de faire advenir à soi les choses prélevées). Ainsi la pensée occidentale commence par cette idée que notre manière d’être est un besoin et un usage de prélever et de saisir (autrement dit de dire et de penser mais encore de prendre et d’absorber). Or cette manière de prendre et d’absorber c’est ce qui constitue le monde en tant que saisie du réel pour le transformer en réalité. Parce que nous sommes des êtres du khrè nous faisons advenir le kosmos. Autrement dit la mondanité de l’être est l’instance de prélèvement et de saisie. Cependant il s’agit que cette instance, que cette sollicitation, ne devienne pas une crise et une détérioration du monde. 

Dès lors pour maintenir cette sollicitation chrématistique, il est nécessaire pour la pensée antique, que nous habitions le kosmos, que nous fondions nos usages dans le monde sans l’ouvrir à une crise. Adviennent alors trois puissances conceptuelles, personnifiée en trois figures néoténiques, en trois formes adolescentes, c’est-à-dire en trois formes qui ne cessent de montrer la croissance et la sollicitation du monde (la dilatation du kosmos). Ces trois figures ou ces trois caractères se nomment Éros, Kairos et Komos, elles indiquent trois mondanités comme instance du désir, comme instance de l’immédiateté et comme instance de la dépense. En somme le refus de tout événement médié pour être, au contraire, dans l’épreuve immédiate du désir, du maintenant et de la dépense. Éros est la figure du désir comme ce qui projette et met en mouvement, comme épreuve d’un saisissement immédiat de l’être en monde devant les choses ou devant les êtres. Kairos, quant à lui est la figure du temps opportun saisi dans son immédiateté en dehors de toute interprétation comme mesure ou comme contrainte : il est le temps tout entier de la sollicitation. Komos serait le fils de Dionysos en charge de l’organisation des banquets et de toutes les formes de réjouissances. L’espace du désir, du maintenant et de la dépense sont essentiels à la réalisation du monde. Or les banquets le sont parce qu’ils créent de la bienveillance et de l’amitié. Peut-être – à l’image du commentaire d’Homère – est-il nécessaire de toujours commencer par l’expérience d’un banquet afin que l’épreuve de notre commun soit placée sous l’exercice de la bienveillance et de la philoxénie. C’est-à-dire d’un désir évident pour l’autre et pour son accueil. L’absence et la destruction systématique de toute philoxénie est la mesure catastrophique de nos existences. Selon la pensée la plus ancienne, l’expérience du banquet devrait à la fois être une épreuve de l’atopicité et celle d’une philochorie — autrement dit que nous ne sommes pas des êtres de la localisation, mais de l’usage. Si nous sommes en mesure de fonder notre vivant sur le khrè, sur le besoin autant que sur l’usage, alors il n’importe pas le lieu mais la manière avec laquelle nous réalisons et nous produisons le kosmos. Mais pour cela il faut sans cesse que nous éprouvions notre atopicité (c’est-à-dire que nous n’existons pas par rapport à un lieu) et notre philochorie, c’est-à-dire cette forme d’affection singulière pour ce qui ne fondent pas les espaces comme des lieux mais comme des usages (khôra). Komos, dans l’espace du kosmos est celui qui nous apprend cet indéfectible amour des usages. 

Pour cette raison, est servi le 25 juin 2019 au Centre de la photographie de Genève, tous les éléments ou aliments prélevés à cette date et immédiatement servis, sans préparation, laissés ainsi aux manières des convives de les mêler et de les consommer.

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