BANQUET XXXI – LE PAS DU LOUP

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Banquet Le pas du loup, servi à la française en ambigu, pour 80 personnes au domaine Richaume le 24 juin 2021
Commanditaire : Wanda Hoesche
Avec Juliette George & Rodrigue de Ferluc
Éditions : carte 10×15, détail d’un dessin de Simone Cantarini (1612-1648), réhauts à l’encre rouge, numérotées et signées.
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« Mais ce fonds, comme nous le désirons, est difficile à trouver et rare sont ceux qui en jouissent. / Sed haec positio, quam desideramus, difficilis et rara paucis contingit. » Columelle, De re rustica, I, 2
La pensée philosophique ne s’est intéressée qu’à la détermination du fond comme fondation. Dès lors nous ne pensons pas assez la question du fonds comme ce qui est encore à disposition. La tâche de la pensée consiste alors à interpréter ce fonds que nous pourrions encore penser comme un stock. Nous n’avons cessé d’y puiser, puisqu’il nous a été dit qu’il était à la fois inépuisable et exclusivement fait pour notre usage. Nous l’avons fait et le faisons encore sans jamais nous intéresser aux conséquences, dès lors que nous épuisons le stock et dès lors que nous ravageons le monde pour nous en saisir.
Dans les premières pages du traité de Lucius Moderatus Columella (4-70 EC), intitulé De re rustica, il est question de traiter de la positio que l’on traduisait habituellement par fonds. Le terme latin positio dit l’action de planter et de mettre en place, il dit donc la situation ou la place depuis laquelle nous pouvons exister. Cette « position » devient alors le fonds à partir duquel nous fondons nos existences, c’est-à-dire à partir duquel nous puisons et saisissons ce qui est nécessaire pour que nous puissions garantir les conditions de notre vivabilité. Le terme positio indique ici la même chose que le terme latin fundus, à savoir le fond, mais surtout le fonds comme propriété. Or l’ensemble du traité de Columelle s’intéresse à la gestion des fundi et des latifundia (composé du terme latus qui signifie large et de fundus). Le fundus désigne donc quelque chose d’une position ou d’un espace transformé en propriété puisque nous y puisons les réserves (le fonds, le stock) accumulées (le fond) dans cet espace et qui réclament un entretien et une gestion de leur prélèvement. Or nous prélevons sans entretien et avec une gestion abusive. Nous avons saisi la presque totalité du monde (de l’espace) que nous avons transformé en espace privé de sorte d’en réserver l’usage et d’y puiser sans limite.
La question centrale de la pensée contemporaine consiste donc à devoir penser le plus urgemment possible la problématique du fonds. Nous ne pensons pas encore assez suffisamment l’essence de ce fonds et nous ne pensons encore suffisamment les conséquences de son usage infini et abusif. Le travail de la philosophie a consisté depuis sa fondation (telle que proposée par Platon) à interpréter l’essence du monde et des êtres à partir du fond, c’est-à-dire à partir d’une origine (d’un point de départ). Nous n’avons cessé de nous interroger sur cette origine et sur notre valeur en fonction de notre plus grande proximité avec cette origine. Nous n’avons cessé d’y penser sans jamais penser à la manière dont nous usions du monde qui nous a été accordé en vue de nos existences. Nous n’avons jamais cessé de l’oublier ou ne pas le voir parce que nous a été induit l’idée que dans la fondation était incluse la possibilité de nous servir et de nous approprier infiniment du monde
La refondation de la métaphysique, autrement dit la refondation de la recherche des causes (des principes premiers), devrait pouvoir commencer par un changement de paradigmes : ne plus s’intéresser au fond, mais au fonds, ne plus s’intéresser à l’origine, mais simplement à ce qui est à disposition pour que nous puissions vivre et pour que nous puissions laisser être le monde, c’est-à-dire l’espace à partir duquel nous advenons. Parce qu’il y a une double et tragique conséquence à cette manière que nous avons eu de ne pas nous intéresser au fonds. La première consiste en l’épuisement du monde et au désintérêt profond que nous avons de l’état restant du monde après y avoir puisé ce que nous désirions. La seconde consiste alors en une infinie dégradation du monde qui n’est autre que la condition évidente de notre vivant : or si le monde est dégradé, cela signifie que nos conditions de vie le sont aussi, que nos existences sont autant dégradées et épuisées.
Chaque consommation, chaque saisie des éléments du monde en vue de notre vivant doit contenir la part d’une conscience que le philosophe celte et de langue grecque Favorinos né à Arles vers 80 nommait une autotrophie, à savoir la possibilité de comprendre ce que nous produisons sur le monde à chaque fois que nous nous approprions un élément de ce même monde.
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