Félix Fénéon

La plastique culinaire   Félix Fénéon (1861-1944)

 

JADIS

Au XVIIe siècle, les «pyramides de dessert» furent à la mode : sur des gradins ornés de jasmins, d’anémones et de jacinthes s’étageait une vaisselle précieuse pleine d’oranges du Portugal et de fruits français, de liqueurs, de gelées, de compotes. Des oiseaux chanteurs, des orgues hydrauliques, des jets d’eau de fleur d’orange agrémentaient cet état et, en visite à l’Hôtel de Ville, le roi, comme en témoignent les registres municipaux, s’extasia sur un rocher de confiserie qui «pissait fort haut et en plusieurs endroits».

Le siècle suivant vit la vogue des surtouts en porcelaine et en faïence. Un miroir en occupait le milieu, et sur ce plateau, qu’on enduisait de blanc d’œuf, le sucre porphyrisé, la mie pétrie, la chapelure, le sable de marbre serpentaient en festons diapres. Autre système : on installait sur la table un gâteau de glaise, plat ou configuré en corbeille, en vase, en motif d’architecture, et on y implantait des pieds d’alouette, des bleuets, des marguerites, fleurs robustes que maintenait plusieurs jours vivantes la fraîcheur de la glaise arrosée. De Lorme, fleuriste du roi, successeur de Desforges (le père de l’acteur et dramaturge), accrut le confort de ces fleurs en enfonçant leur tige dans l’eau de tubes dissimulés. Les fleurs en parchemin, papier, fil de fer et cocons, avaient aussi leurs amateurs.

Le Suisse parisianisé Soleure excella aux paysages arborescents : il leur conférait un aspect hivernal en les givrant de verre pilé. Au moindre courant d’air, ce verre saupoudrait les assiettes. Cazade lui substitua une maitière aussi scintillante et point nocive, et comme elle avait la propriété de se dissoudre à la chaleur du banquet, les convives ébahis voyaient le printemps renaître. Quant aux figurines qui animaient le décor, le céramiste les avait fournies.

Ainsi, tous ces queux se manifestaient ornemanistes, jardiniers et, si l’on veut, peintres.

Cependant Travers, officier de bouche du prince de Condé, s’avisait de peupler ses parcs de table avec des statuettes qu’il modelait lui-même en pâte de sucre et amidon coloré. Pour modeler les siennes, Noël, au duc d’Orléans, remplaça le sucre par du talc que la gomme adragante liait à l’amidon. Datons de ces deux hommes de bouche la naissance de la sculpture expressément culinaire.

La Révolution, au moins en sa période jacobine, négligea la salle à manger. Les recueils de recettes qui parurent en l’an III et en l’an IV sont d’un caractère spartiate. Leurs titres, La Cuisinière républicaine, Le Petit cuisinier économe, contrastent avec les titres de tels recueils antérieurs, Les Dons de Comus, par Marin, cuisinier de Mme de Gessner, Le Cannaméliste françois, par Gilliers, chef d’office et distillateur du roi de Pologne, duc de Lorraine. (Puisque nous citons de vieux livres, citons aussi les plus récents : Gourmandinet, de Mme René Champly, mère du romancier de Nécropolis, et les deux savants in-octavo de Bertrand Guégan, La Fleur de la cuisine française, qui vient d’obtenir de l’Académie le prix Furtado. Quoiqu’il n’ait pas eu à y traiter le sujet qui nous occupe ici, M. Bertrand Guégan le connaissait fort bien. Il s’est prêté à nos questions, et même il a interviewé d’illustres cuisiniers, ses amis, dont il nous a transmis tout frais les dires techniques.)

Au déclin du civisme, le faste reparut. Lebeau réalisa en sucre filé, biscuit, pastillage et nougat, un passage du pont d’Arcole plus décisif que l’opération militaire initiale; et les artilleurs de la grande armée, Marmont, Songis, Lauriston, eurent en Dutfoy un émule : aux sours de gala, sur ses frèles édifices, un incendie pluricolore et parfumé soudain courait avec mille étincelles à la neige des épaules.

Antonin Carème (il était destiné aux fourneaux de Talleyrand, du tsar, de l’empereur d’Autriche et du roi d’Angleterre) avait ouvert sa carrière éblouissante par des pièces montées qui avaient fait florès sur la table du Premier Consul. Ses ouvrages de cuisine proprement dite ne sont pas notre affaire. Mais voici son Pâtissier pittoresque (Didot, 1815) : il comporte cent vingt-cinq planches – modèles de pavillons, rotondes, temples, ruines, tours, belvédères, forts, cascades, fontaines, cassines, huttes, moulins et ermitages – précédées d’un traité des cinq ordres selon Vignole. Sur quoi, Carème comprit que son génie se traduirait mieux encore en pierre de taille. Décorateur de tables, il serait décorateur de villes. Dans un délire sacré, il établit des esquisses; Mlle Ribaut les dissina; Normand fils et Hibou les gravérent à l’eaur-forte; et de 1821 à 1826, en six livraisons, il publia ses Projets – je cite le titre de mémoire –, ses projets d’architecture destinés aux embellissements de Paris et de Saint-Pétersbourg. L’empereur Alexandre en avait accepté la dédicace.

Lourd de laurier, ce constructeur mourut en 1833. Au cours de notre étude, nous rencontrerons ses descendants spirituels.

 

LA SCULPTURE DES CUISINIERS

Il sied de distinguer la sculpture des cuisiniers et la sculpture des pâtissiers (ceux-ci plutôt des architectes).

On s’intéressera aux charcutiers une autre fois.

La tâche essentielle du sculpteur-cuisinier réside en l’exécution de socles expressifs sur lesquels installer le plat d’argent qui supporte les pièces froides. Selon la nature de ces pièces , le thème du cosle varie. Un cuissot de chevreuil motiver, pour un cuisinier terre à terre, quelque site forestier parcouru de chasseurs, de chiens et de bêtes fauves. On peut spéculer sur un rapport moins direct : et, par exemple, un chaud-froid de turbot aurait pour assise l’histoire du roi Candaule. Enfin, le cuisinier idéologue procédera par allusion et soumettra aux convives une énigme plastique, au risque de leur fatiguer l’esprit et l’estomac.

Et la pièce que hausse le socle aura droit à une parure suprême faite de hâtelets historiés fichés dans sa masse comme les flèches dans les chairs de Saint Sébastien ou comme des épingles dans un chapeau.

En Russie, les cuisiniers s’évertuaient à travailler la glace vive : le caviar est meilleur dans un bloc taillé en forme de cygne ou d’ours. Le chef Édouard Nignon se rappelle s’être gelé les doigts à sculpter deux Hercules arc-boutés sous une vasque de glace, aquarium de poissons chinois. Dans l’iceberg inférieur s’enclavait un immense bassin de cristal où déferlait le champagne. Une louche y plongeait que manœuvraient à tour de rôle les buveurs pour maintenir toujours pleine leur coupe dix fois tarie. Des ampoules, tapies comme des crabes aux anfractuosités, criblaient de feux électriques ce colossal diamant fondant. Or, ceci se passait á Moscou, chez Ivan Abramovitch Morosoff que nos lecteurs connaissent, sinon comme amphitryon, du moins comme collectionneur : c’est lui qui possédait la galerie (Bonnard, Cézanne, Cross, Degas, Denis, Derain, Van Gogh, Maillol, Henri Matisse, Marquet, Monet, Picasso, Pissarro, Renoir, Roussel, Signac, Vlaminck, Vuillard, etc.) nationalisée sous le nom de Musée occidental n° 2 par la République des soviets.

 

TECHNIQUE DE LA SCULPTURE DES CUISINIERS

L’exécution d’un socle est coûteuse. Elle demande parfois un mois de labeur, qu’auront précédé des semaines de méditation. Depuis 1914, rares sont les hôtes qui peuvent offrir à leurs invites tant de luxe. Aussi les grands cuisiniers-sculpteurs ont-ils (apràs fortune fait), rendu leur tablier et leur ébauchoir.

Victor Morin s’est retiré en Bourgogne, et Philéas Gilbert a Couilly, par Pont-aux-Dames; le bon Breton Le Sénéchal, qui officiait chez le duc de la Rochefoucauld et dont les maximes culinaires sont, elles aussi, immortelles, s’est retiré a Pontivy. Édouard Nignon, que les plus notoires fourchettes applaudirent à Paris (Larue), à Londres (Claridhe), à Vienne (Trianon), à Berlin, en Russie, en Italie, se soigne (on lui fit, l’an dernier, l’ablation d’un rein) et, auteur déjà de l’Heptameron des gourmets, songe à écrire ses mémoires. Auguste Escoffier, par qui fut nourrie la cour d’Angleterre, voyage sans but professionnel. Sur plusieurs, nous sommes moins renseignés. Que fait Francois Marrec, qui naguère avec ses fleurs de cire humiliait les naturelles ? Et cet autre, duquel je ne sais plus le nom, auteur d’une statue d’Antonin Carème, destinée aux Halles centrales et que le Conseil municipal refusa, le punissant à juste titre d’avoir abandonné, comme moyen d’expression, la graisse ?

Car c’est en graisse (sur une armature de bois et de carton) que les socles se construisent. Mêlez dans le chaudron installé sur bon feu un tiers de graisse de rognons de mouton, un tiers de cire vierge, un tiers de paraffine (celle-ci blanchit la graisse et lui ôte toute odeur). Ou encore, et la mixture aura une élasticité louable, faites fondre un kilo de panne de porc et la mêlez ensuite à ces quatre substances qui auront chauffé ensemble : cire vierge, une livre; sperme de baleine, 250 g; stéarine, 250 g; paraffine, 250 g.

Et si vous voulez donner de l’éclat au socle que vous venez de modeler dans cette pâte ou de tailler dans un bloc de riz ou de semoule, voici la recette d’une brillantine. Vous dissolvez dans un verre d’eau 125 g de gomme arabique ou de gélatine. Vous en badigeonnez un morceau de la dernière vitre cassée par le marmiton. Après avoir séché la couche à l’étuve douce, vous la grattez. Des pellicules s’en détachent que vous tamisez et pouvez teindre.

Est-on trop pressé pour entreprendre une sculpture profonde, consent-on un effet superficiel, l’amidon, la gomme adragante et la paraffine, malaxées des paumes et du rouleau, vous munissent d’une pâte analogue d’aspect à celle des pastilles de Vichy et aussi ductile que celle du pain azyme. Vous la moulez en rosaces, mascarons, perles, etc., ou la roulez en boudins qui seront des nervures, ou la modelez en personnages. Apres quoi, vous rangez et fixez ces motifs sur un tulle. Vous disposez ainsi d’une bande malléable qui, appliquée sur un mandrin cylindrique ou tronconique, vous aura vite fourni un socle.

Dans le langage des cuisiniers, l’opération ici décrite est le «pastillage»; la bande, produit de cette opération, est dite aussi «pastillage». Chez les pâtissiers, qui dans un instant vont confectionner des objets avec une pâte à base de sucre, nous retrouverons ce même mot.

Aux socles convient une ornementation de fleurs. Elles se font pétale à pétale. Copistes stricts, ces messieurs prennent en plâtre la mince et courbe empreinte d’un pétale, ou creusent sa forme dans du bois ou dans un tubercule; ils coulent de la cire dans l’une ou l’autre de ces matrices, puis groupent en corolle les épreuves. Les roses et les camélias d’Auguste Escoffier ont servi son renom, qui a des causes plus légitimes. Ou bien, sans tant d’embarras, entre le pouce et l’index, on aplatit en pétale des boulettes de cire. La cire a été colorée d’avance; sinon, on la teinte après coup, à la détrempe, à l’aquarelle. Une touche de vernis à tableaux avivera son lustre.

 

L’ARCHITECTURE DES PÂTISSIERS

On voit aux vitrines des pièces montées sommairement faites de pain de Savoie et de nougat. Il ne faut pas juger sur ces spécimens l’architecture des pâtissiers, ni sur ce gâteau de noce qui fut servi au palais de Buckingham, en février 1922. Haut de deux mètres presque, il pesait, à vingt kilos près, trois quintaux. Mais quoi, le Gambetta de la cour du Carrousel ou le lion de la place Denfert pèsent encore davantage. Plutôt, on célébrerait la compagnie du Midland-Railway qui sans accident transporta ce monstre d’Édimbourg, où il naquit à Londres où la princesse Mary et le vicomte Lascelles le mangèrent.

Laissons cela, et observons comment procède un pâtissier conscient de son rôle.

Il établit un plan d’architecte, grandeur nature, pour l’ensemble de l’édifice projeté, puis le plan minutieux de chacune de ses pièces constitutives, ou «panneaux». Sur la feuille où il vient de dessiner, il applique une lame de verre qui lui maintiendra sous les yeux les épures et servira de support à la fabrication des panneaux. Ceux-ci auront la minceur d’un carton et le format, au plus, d’un paquet de cigarettes plat. Leur substance sera la pâte royale, mélange de sucre et de blanc d’œuf. D’un cornet à bec étroit, l’artiste, avec circonspection, fait couler ce mucilage sur le verre – un peu comme une Javanaise verse la cire protectrice sur l’étoffe dont elle veut faire un batik. La pâte royale suit, à la façon d’un pinceau, les droites et les méandres du dessin visible à travers le verre, et se fige, durcit. Une secousse imprimée à la lame transparente décolle de sa lisse surface le panneau qui y adhérait à peine. Ce panneau, maintenant disponible, enferme dans son cadre rectangulaire tels et tels éléments des faces ou de la toiture – soit pleins, soit à claire-voie comme le lacis qu’appliquent sur un mur nu les treillageurs-rustiqueurs (ainsi se désignent eux-mêmes, bizarrement, certains industriels du treillage rustique). Quand le pastillage est terminé, que tous les panneaux sont prêts, notre homme se reporte au plan général et, selon ce plan, les agence et les échafaude. Avec la même pâte royale, il les rejointoie. L’édifice est là, léger, comme un filigrane, instable, en apparence, comme un château de cartes, mais équilibré et rigide.

 

L’AVENIR

Les sculpteurs et architectes à toque blanche ont vu passer mainte émeute d’art sans en être troublés et leur idéal reste académique. La collaboration de ces exécutants adroits avec les sculpteurs et architectes proprement dits, que nous supposerons moins routiniers, serait sans doute heureuse. Quand ceux-ce auront doté chaque village d’une statue commémorant la guerre et fini de raccommoder les provinces envahies, le chômage affligera leurs corporations. Pourquoi ne s’accointeraient-ils pas avec les gens de cuisine, à qui ils fourniraient des idées et des maquettes ? Ce que nous reprochons aux œuvres d’art, c’est leur durée impertinente. En graisse de mouton ou en pastillage, et parées ainsi du charme des choses périssables, elles nous trouveraient enclins a les aimer, même imparfaites. Mais est-il sûr qu’elles disparaissent ? Déjà de pieux collectionneurs recueillent les spécimens anciens de la plastique culinaire. Il y aura dans les musées la section des pièces de pâtisserie, ville en miniature protégée par des globes de pendule lutés à leur piédouche.

 

 

Bulletin de la vie artistique, juillet-août 1922.