sur la partition
La question de la consigne et de l’instruction dans l’œuvre et dans l’histoire matérielle de l’œuvre moderne et contemporaine doit pouvoir permettre l’interprétation des régimes complexes d’autorité : en quoi l’expérience de l’œuvre réclamerait l’épreuve d’un appel plus ou moins autoritaire à la consigne, à l’instruction, à l’interprétation, à la participation et au performatif ?
Il s’agirait d’abord de proposer une interprétation de cette assignation à faire, à accompagner ou à réaliser. Cette question doit pouvoir nous permettre une interprétation des régimes mis en place pour cette assignation, qu’ils soient partitions, protocoles ou co-actorialité. Cela suppose une gradualité de l’épreuve de l’autorité qui place alors le récepteur dans une gradualité de l’épreuve de l’adresse et de la délégation, du performatif et de la co-actorialité.
Nous poserons alors l’hypothèse que l’épreuve de toute consigne ou de toute instruction, répond à une problématique liée à l’autorité de l’assignation. Soit on s’y plie, soit alors on entretient une série de réévaluation de ces assignations.
Je ne reviendrai pas sur l’histoire de ce que nous nommons partition ni sur celle de la recette, comme recueil synoptique d’indications en vue de faire réaliser, par délégation, un plat, un morceau de musique, une construction, un montage, etc. Cette histoire est aussi ancienne que toute épreuve de la tekhnè au sens d’un s’y « connaître en quelque chose » et de vouloir le partager.
Je mentionne cependant, la question de la partition musicale, avant son établissement telle que nous la connaissons depuis la fin du XVIIIe siècle. Le terme partition garde le sens d’un partage et d’une participation tel que le latin le pense : il faut attendre le XVII° siècle pour qu’il prenne le sens d’un recueil. Cependant la partition, pour la période du moyen-âge à la fin du baroque, est donc un recueil plus ou moins synoptique d’indications en vue de produire performativement une pièce sonore. Cette relation dialectique entre consigne et performance est essentielle.
Or, si l’on peut constater qu’elle se perd, pour partie, pour l’histoire de la musique (avant l’épreuve de la partition ouverte), il faut cependant constater que l’épreuve artistique va peu à peu s’intéresser à ce mode particulier de réalisation. Réalisation signifiant très précisément ce que nous entendons par mise en œuvre, (au sens de l’energéia aristotélicienne1). L’histoire moderne et contemporaine de l’œuvre (dite d’art) va s’intéresser peu à peu à la partition pour penser autrement la question de la mise-en-œuvre. Reste alors à essayer de comprendre ce qui encourage ce mouvement. L’hypothèse que nous soutenons est que la modernité va affirmer que le rôle de l’artiste ne consiste plus seulement à représenter le monde, pas plus qu’il ne consiste à représenter nos manières de représenter le monde (ce que nous pourrions nommer une première modernité ou le romantisme). Ce n’est donc plus au sens propre une question de représentation (mimèsis) mais une question de présentation de ce qui nous fait advenir dans le monde, à savoir dans une relation complexe au le réel (qui ne dépend pas de notre puissance réalisante) et à la réalité (qui est, quant à elle, le résultat de notre puissance réalisante).
Dès lors soit on conserve une position que nous nommerons « romantique » qui consiste à imposer la représentation de notre manière de représenter le monde, soit alors on produit une position plus moderne qui consiste à faire intervenir une co-actorialité de sorte que nous puissions partager, comme adresse, nos manières de mettre en œuvre nos modes d’existence. Pour cela est pris en compte la forme de la partition (recueil synoptique d’indications) et le processus du protocole (l’organisation du recueil) de sorte d’intégrer une participation du récepteur à qui est adressé l’œuvre. En ce sens le terme de partition recouvre son sens liminaire de la partitio latine comme partage et répartition. Le verbe partire signifie partager, répartir, distribuer. L’histoire de la participation dans l’exercice de l’œuvre contemporaine doit pouvoir être interprétée non plus à partir de la forme stricte et protocolaire du recueil d’indications, mais plutôt comme l’épreuve possible d’une participation à une co-actorialité de l’œuvre. Toute partition appelle en soi à une ré-partition des tâches assignées à la réalisation de l’œuvre.
La question liminaire était en quoi l’expérience de l’œuvre réclamerait l’épreuve d’un appel plus ou moins autoritaire à la consigne, à l’instruction, à l’interprétation, à la participation, au performatif ? Le problème est lié à une « assignation » : pour faire en sorte que nous puissions faire éprouver une ré-partition des taches, en somme pour que nous puissions faire l’épreuve d’une co-actorialité, faire en sorte que le spectateur participe à l’œuvre, il faut s’assurer qu’il fasse ce qui est nécessaire en vue de la réalisation (de la mise en œuvre) de l’œuvre. S’il venait à ne pas le faire exactement comme il le faut, alors il se pourrait que l’œuvre n’ait pas lieu. Le problème est alors la tenue plus ou moins forte (ou autoritaire) de cette assignation.
Un des écueils majeurs de l’art dit protocolaire ou relevant d’instruction ou de partition, est qu’il s’échoue dans le contrôle opéré par une série de spécialistes ou d’estate qui font le travail de « gardiens de temple », c’est-à-dire qu’ils opèrent un rôle presque « sacerdotale » qui consiste à faire respecter scrupuleusement les instructions. Il est important, sans doute ici, de rappeler que les latins possédaient un terme pour cela, la religio comme lecture (formé sur le verbe legere, lire) scrupuleuse des instructions. Le terme religio désigne aujourd’hui ce que nous nommons religion, avant tout comme processus de conservation des modes de lectures et d’interprétation. Or c’est à ce moment précis que nous perdons toute possibilité de co-actorialité. C’est donc le rôle des spécialistes, des historiens de l’art et des musées de maintenir scrupuleusement le processus des instructions. C’est donc le rôle des institutions de déployer des médiations qui auront la charge de porter et de supporter la valeur des instructions, au détriment encore de toute possibilité de co-actorialité.
Une des possibilités serait alors de faire en sorte que l’assignation soit déjouable, soit instable, soit délégable, soit inversable ou encore soit réévaluable.
Si elle est déjouable, cela signifie que le processus d’assignation puisse être déjoué par une série de manipulations, de détournements, de jeux ou encore de réassignations. Prenons pour cela l’exemple de l’œuvre Décor: A Conquest 1974, de Marcel Broodthaers 2. L’œuvre, dès lors qu’elle est achetée par une collection qui s’engage à la montrer telle que Broodthaers l’avait « laissée », la maintient figée. Le travail consisterait alors – ce qui n’a pas encore été fait – à déjouer l’assignation et aller collecter dans un magasin de décor de cinéma ce qui pourrait rejouer Décor: A Conquest.
Si elle est instable, cela signifie que l’assignation est suffisamment poreuse pour laisser à la fois la possibilité de déjouer la pièce ou surtout de ne pas bloquer dans l’attente d’une finalisation. Prenons ici l’exemple de What happens in Halifax, stays in Halifax, 1969, de Robert Barry 3. La pièce est co-réalisée par 6 étudiants qui gardent donc un secret, ce qui empêche dès lors tout possibilité de contrôle. Par ailleurs la pièce est réalisable à l’infini et non assignée à la validation d’un résultat. Elle peut encore donner lieu à la pièce de Mario Garcia Torres 4 qui révèle, des années après en 2004, que les protagonistes restant ne se souviennent plus de la pièce.
Si elle est délégable, cela signifie que nous sommes d’abord assigné à la lecture et à l’interprétation de l’énoncé, et surtout que son interprétation est ouverte (et non close dans un contrôle). Prenons ici pour exemple l’exposition de 1969, Art by Telephone, réalisée par Jan van der March 5 : les trente trois énoncés sont enregistrés sur un vinyle et leurs interprétations ouvertent à d’autres gestes futurs. En somme l’assignation n’est plus uniquement du côté de l’artiste, mais elle a été déléguée du côté de l’opérateur : le commissaire, les monteurs, les étudiants, d’autres commissaires, les spectateurs (qu’ils soient auditeurs, lecteurs ou regardeurs).
Si elle est inversable, cela signifie, comme pour la précédente, que l’assignation passe, comme protocole, de l’artiste à l’opérateur. L’artiste produit un énoncé, qui lui-même peut-être inversé à l’infini, tandis que l’opérateur se charge de l’assignation à réaliser entièrement le protocole. Prenons ici pour exemple les services de Jean-Baptiste Farkas 6, qui demande à l’opérateur de tenir l’assignation qui consiste à maintenir en l’état ou détruire quelque chose. Quoiqu’il en soit c’est l’opérateur qui maintient l’ensemble des assignations à faire advenir les consignes, tandis que l’artiste se décharge presque intégralement de cette puissance autoritaire. C’est pour cela qu’elle inversante.
Enfin si elle est réévaluante, cela signifie qu’une consigne propre à une œuvre et qui la fait exister en tant que telle, peut être réévaluer pour permettre l’élaboration d’une autre œuvre. Je prendrai ici deux exemples radicalement différents. Le premier Projekt 74 de Hans Haacke 7: l’œuvre dénonce le passé nazi du président du directoire des musées de Cologne en exposant l’histoire des acquéreurs des Asperges de Manet (1881). L’œuvre est réévaluable, en ce que nous sommes en mesure de nous en servir comme modèle pour dénoncer d’autres processus. Pour le second exemple, nous pourrions regarder le protocole de l’image latente chez Aurélie Pétrel (2010-à maintenant) 8. Toute prise de vue suppose protocolairement qu’elle soit déposée en latence dans un meule jachère : ce suspens permet à l’artiste d’opérer un passage entre le statut de la photographie et le statut de l’artiste. En somme le protocole de la latence permet de réévaluer la teneur d’une image et donc de l’œuvre et surtout permet la possibilité d’une activation et d’une co-actorialité.
J’ai donc essayé de montrer deux choses. La première est que l’assignation de la partition ou du protocole est liée à une transformation des sphères artistiques comme refus de la présentation du monde pour préférer une présentation de nos modes d’usages et des nos modalités performatives d’existence avec la réalité.
La seconde est que l’assignation suppose – pour que l’œuvre se fasse – une plus ou moins forte autorité. Soit on accepte cette autorité au risque de perdre toute épreuve performative liée à nos modes d’existence, soit alors on accepte de ré-indexer la puissance de cette autorité. Pour cela, soit on fait en sorte que l’assignation soit déjouable (comme détournement), soit qu’elle puisse être instable (autrement dit sans finalité et sans possibilité de contrôle), soit qu’elle puisse être délégable (comme transfert de l’autorité), soit qu’elle puisse être inversable (comme inversion de la totalité de l’assignation), soit enfin comme une réévaluation (c’est-à-dire comme transposition des protocoles).
Ce qui nous importe donc est une double question : premièrement, à quel point acceptons nous l’autorité du protocole artistique et du protocole de monstration ? Secondement, à quel point, philosophiquement, sommes-nous liés à la servitude des dispositifs et particulièrement ceux de l’œuvre ?
Si tel est le cas – ce que je crois – cela signifie que l’art n’est pas autrement que le reflet tragique de notre aptitude à la soumission et au contrôle. Or l’idée de Foucault est que la modernité est le passage de la sphère de la souveraineté à celle du contrôle. Nous sommes au point presque le plus achevé de toute gouvernance par le contrôle. Et la sphère de l’art ni résiste pas, bien au contraire. Ce qui signifie que l’interprétation des régimes de la partition, des protocoles et de l’assignation, n’est en somme, pas autre chose qu’une longue réflexion sur l’assignation au contrôle : mais à un double contrôle qui consiste à être contrôler et à se contrôler.
Fabien Vallos. avril 2021
1. Voir pour cela l’ouvrage Commencer à deux de Pierre-Damien Huyghe, éditions Mix., 2009.
2. Marcel Broodthaers, Décor: A Conquest, conçue en 1974 pour Institute of Contemporary Art de Londres. L’installation conçue comme un décor présentait deux salles, l’une intitulé XIX° century et l’autre XX° Century.
3. La pièce de Robert Barry au Nova Scotia College of Art and Design de Halifax, invité par david Askevold, consistait à demander à 6 étudiants de s’enfermer dans une pièce et de partager une idée qui garantisse que cela en fait une œuvre. Mais ils venaient à révéler l’élément la pièce cesserait alors d’être une œuvre.
4. En 2004, Mario Garcia Torres, part à la recherche étudiants et réaliser une pièce intitulée What Happens in Halifax, Stays in Halifax. Il s’agit d’un diaporama.
5. Voir pour cela Art by Telephone recalled (dir. S. Pluot & F. Vallos), éditions Mix., 2014.
6. Voir pour cela Des modes d’emploi et des passages à l’acte, éd. Mix., 2010.
7. Voir pour cela sur le site de Daniel Buren : https://danielburen.com/images/exhibit/186?year=1974