sur l’aliment en Méditerranée
1.
« A-t-on jamais songé à faire une matière d’études des différentes divisions de la journée, des conséquences d’une fixation régulière du travail, des fêtes et des jours de repos ? Connaît-on les effets normaux des aliments ? Y a-t-il une philosophie de la nutrition ?»
Friedrich Nietzsche, « Notes pour les laborieux », §7, Le gai savoir
Arles est une ville méditerranéenne. Elle profite d’un partage exemplaire avec les milieux d’une plaine fluviale et la proximité d’avec le littoral, la basse montage des Alpilles, le maquis et la garrigue. Il est alors possible d’y lire les signes de la manière avec laquelle le monde méditerranéen a développé des modes de consommation et une gastronomie si singulière.
Cette chronique voudrait montrer la particularité d’une gastronomie de Méditerranée et proposer une série d’interprétations sur des problématiques de consommation et de production. La gastronomie méditerranéenne induit deux espaces communs majeurs : le premier consiste à partager des modes de saisie du monde pour le transformer en aliment et pour combiner, presque à l’infini, ce qui provient de la terre, de la mer, des rivières et des airs. Le second consiste, quant à lui, à un étonnant partage des techniques qui tend à montrer les liens indéfectibles entre les cuisines italiennes, provençales et occitanes, les cuisines catalanes, valenciennes et andalouses, celle du Maghreb, de la Sicile et de la Grèce (puis enfin celles de la Turquie et du Levant). Toutes ces cuisines ne sont qu’une variabilité des mêmes ingrédients et une infinie variabilité des modes opératoires pour les apprêter. Il est alors possible de tracer ce commun qui ne cesse de nous unir. Or, ce commun est le lieu pour penser une politique, mais aussi pour penser nos manières d’être devant le monde, c’est-à-dire l’espace depuis lequel nous vivons et nous puisons nos ressources.
La question centrale de notre contemporain est de savoir si nous sommes en mesure d’interpréter nos modes de prélèvements et de saisies des éléments du mondes. Pour le dire autrement, savoir si nous sommes en mesure de penser le monde autrement que comme un stock sans nous préoccuper de sa gestion ni de sa répartition ni de sa destruction. Il s’agit de tenter de penser que ce qui est l’impensé de la philosophie est la saisie et la consommation des éléments du monde. Il existe deux concepts centraux pour la pensée antique grecque, la phusis et le logos que l’on a l’habitude d’interpréter comme « nature » et « raison ». Il convient, peut-être de penser cela autrement : la phusis n’est pas la nature (concept inopérant) mais simplement le monde à partir duquel les choses ont lieu. Le logos n’est pas la raison mais la manière avec laquelle nous organisons le prélèvement et la saisie des éléments du monde, pour les transformer soit en objets, soit en biens, soit encore en aliments. Puisque l’interprétation de la relation entre « monde » et « prélèvement » n’est pas suffisamment pensée par la théorie, elle relève d’une profonde ingérence par le politique et par l’économie.
Il faut se poser la question de cette insuffisance et de cette ingérence. Il semble que cela se soit produit dès les fondements de ce que nous nommons philosophie, simplement parce que cette dernière ne s’est préoccupée que de l’interprétation de l’être et de ses qualités, sans jamais revenir à l’interprétation des conditions de cette existence. Or la condition fondamentale de l’existence est la consommation, au sens de la nécessité d’un prélèvement d’éléments pour les transformer en nutrition ou en énergie. Dès lors, la philosophie a relégué à l’espace moral, à la politique à aux espaces du rituel, le traitement et la gestion à la fois du prélèvement et du stock. Nous sommes donc privés en permanence de l’interprétation de nos modes de prélèvement et d’une possible gestion de ce que nous appelons le fonds. La crise du contemporain est, en partie, liée à la possibilité de penser ce que signifie dépenser.
Si la première réponse à cet impensé est la philosophie, il faut encore regarder du côté des rituels et la manière avec laquelle ils imposent des modes de consommation et de prélèvement. Attachons-nous à deux éléments de l’histoire de la pensée. La première est la rédaction et la diffusion des Épitres de Paul, et en particulier la première adressée aux Corinthiens (que l’on date entre 55 et 60). Paul y traite le problème de la consommation de la viande des sacrifices qu’il interdit (10:25) tandis qu’il préconise d’acheter la viande au marché, mèden suneidèsin, sans conscience, c’est-à-dire sans la nécessité de s’interroger à la fois sur la provenance ni sur l’état du monde après le prélèvement. Nous portons l’héritage de cette absence de conscience sur cet état restant du monde. Au siècle suivant, un philosophe de langue grecque né à Arles, Favorinos, écrivit un texte sur son exil (que l’on date d’avant 138). Dans ce texte du philosophe arlésien, il est question d’un commun fondé sur l’usage et l’hospitalité et il est question d’une interrogation permanente sur la conscience possible d’une consommation qu’il nomme en grec autotrophie et que nous pourrions traduire par une conscience de la provenance de l’aliment. Nous sommes issus de cette tension dialectique comme acceptation et refus de toute conscience de la provenance du prélèvement et des conditions que cela impose au vivant. Cette relation irrésolue sera la fondation des réflexions que nous mènerons dans cette chronique.
Arles est un territoire méditerranéen, il appartient en cela à cette tension et à cette épreuve originelle de l’interprétation de la consommation. Arles est aussi depuis l’antiquité, et depuis le temps de Favorinos, l’espace de partages, de circulations et l’espace d’une épreuve de la festivité.
Nous avons gardé la trace d’une de ces fêtes, d’un de ces banquets, donné dans les ateliers de construction du chemin de fer pour l’inauguration de la ligne reliant Marseille et passant par Arles. On doit l’arrivée du chemin de fer à Arles à un vibrant discours de Lamartine en 1842, rappelant la position de la ville dans l’histoire et dans les échanges. Le 8 janvier 1848, Paulin Talabot, directeur de la PLM (la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée) donna un banquet, dans les ateliers, pour 842 convives pour l’inauguration du passage du train et de la construction de la ligne. La construction des machines dans les ateliers, la pose des rails, le percement des tunnels avaient nécessité la présence de plus de cinq ouvriers. Pour des raisons de « sécurité » les ouvriers étaient cantonnés sur le chantier avec à leur disposition des dortoirs et des cantines. Il faut alors imaginer l’organisation pour fournir en nourriture et en boisson le quotidien des ouvriers et l’organisation pour fournir la table du banquet du 8 janvier. Nous n’avons pas gardé trace du menu de ce banquet. Mais il nous reste le très court article du Publicateur, publié le 6 janvier 1848. Le chroniqueur y annonce :
Des préparatifs considérables sont faits pour recevoir les convives. 14 tables de 58 couverts et une table d’honneur de 30 couverts ont été dressées dans la salle qui est ornée de quatre ou cinq drapeaux et qui sera chauffée par 18 calorifères.
Le menu est donc perdu, mais nous nous sommes proposé de le reconstituer. Il aurait pu s’agir d’un banquet en trois services : d’abord les Hors-d’œuvres avec des petits pâtés en croûte, puis une boui-abaisso de poissons et une soupe courte arlésienne. Ensuite les Plats avec une poularde aux truffes, des artichauts farcis et des cardons aux truffes. Enfin le service des Desserts avec des petits pots de crème, une glace au sabayon et une glace plombières.
Il nous intéresse donc de penser, à partir de l’expérience d’un inventaire des gastronomies de Méditerranée et à partir de la philosophie, les relations que nous entretenons au prélèvement, à la consommation et à la transformation de ce que nous nommons les éléments du monde. Or, non seulement ils ne sont pas infinis, mais en plus leur détérioration ou leur raréfaction modifie notre existence mais surtout perturbe la possibilité d’un futur. Il nous incombe donc de penser une théorie plus générale de la consommation et de l’aliment dont cette chronique se fera l’écho.
2.
La gastronomie méditerranéenne tient à trois éléments : d’abord un espace géographique unique, ensuite des ingrédients et ce qui constitue leur qualité, leur goût et leur provenance, mais aussi la variabilité infinie des modes d’assemblage et de cuisson. L’unité de la Méditerranée tient certes à des ingrédients et à leurs goûts, mais elle tient surtout grâce à la variabilité et à la sérialité des modes opératoires. On retrouve un peu partout les mêmes ingrédients et les mêmes modes, tandis que s’éprouve presque infiniment les variations des plats en fonction des régions et des variantes propres à l’usage de certaines épices ou de quelques ingrédients.
La « bouillabaisse borgne », par exemple, n’est rien d’autre qu’une bouillabaisse dont on a conservé tous les ingrédients sauf le poisson, remplacé par un œuf. Mais la « bouillabaisse borgne », appelée en provençal « aigo-sau d’iou » (soupe d’œuf) n’est rien d’autre qu’une variante des « uova in Purgatorio » que l’on retrouve à Naples, etc. La gastronomie est un processus, à partir des mêmes ingrédients, de variations de structures et de combinaisons.
Comprendre ces variations, c’est à la fois comprendre qu’il est possible de démultiplier les formes et les recettes pour chaque ingrédient, mais encore de comprendre que ces recettes sont donc presque infinies et qu’il s’agira alors de petits changements, ici d’un ingrédient, là d’une cuisson, ici encore juste d’un mode opératoire, etc. En cela la variation est une figure stylistique centrale, aussi bien en art, en littérature, en musique, qu’en gastronomie, parce qu’elle permet d’éprouver les figures de la répétition (et donc celles du rythme) mais aussi, parce qu’elle permet de faire l’épreuve de ce que nous pourrions appeler une teneur ambiantale, c’est-à-dire ce qui fait qu’un plat, contenant les mêmes ingrédients qu’un autre, ne peut provenir que d’une région particulière de Méditerranée. La teneur ambiantale est l’expérience d’une relation singulière entre un élément ou un ingrédient et une modalité.
La gastronomie est une histoire d’ambiance et l’expérience de la singularité de cette ambiance. Toute combinaison conduit à l’expérience d’un lieu et à une série de rencontres. Toute épreuve combinatoire d’ingrédients conduit à l’expérience d’une relation à l’espace et au temps qui constitue l’essence de la gastronomie.
En ce sens, apprendre la cuisine ou apprendre à manger ne consiste pas à apprendre des recettes, mais bien à apprendre comment il est possible de produire d’infinies variations du presque identique. C’est à ce moment précis que l’on s’approche de l’expérience de la gastronomie et particulièrement de l’expérience des gastronomies de Méditerranée.
3.
Si la cuisine méditerranéenne est une cuisine infinie de la variation, elle est aussi une cuisine synthétique entre profusion et pauvreté. Si l’été semble être synonyme d’abondance, il est aussi le temps de la sécheresse, de la pauvreté des sols, de la dureté de l’agriculture et de l’absence d’eau. La cuisine provençale est l’expérience de cette rudesse et de cette pauvreté autant que d’une forme d’abondance dans la densité des goûts et la profusion des parfums.
Pour cette troisième chronique, nous avons choisi une base emblématique des cuisines de Méditerranée, qui prend la forme dans le Pays d’Arles d’une « riste d’aubergines ». Recette simple qui demande peu d’ingrédients mais un long temps de préparation et de cuisson. La riste arlésienne est un merveilleux ragoût d’aubergines et de tomates parfumé d’herbes et d’huile d’olive.
Mais ce qui constitue le cœur des gastronomies (et celles de la Méditerranée), demeure très profondément cette synthèse entre une profusion exubérante des plats, des mets, des ingrédients et la pauvreté d’une alimentation difficile parce que tributaire d’un territoire et d’un climat. On ne peut comprendre une gastronomie que si l’on saisit ce qui la constitue comme manque, comme rudesse et comme pauvreté. Ce qui constitue donc l’expérience de la gastronomie, c’est la compréhension du manque, de l’absence, soit parce que la terre ne produit pas ou ne peut plus produire, soit parce que vient à manquer la possibilité de consommer un ingrédient, devenu trop rare ou trop cher. Mais il faut aussi faire l’expérience d’une surabondance, soit parce que la terre ne produit plus que cet ingrédient, soit alors parce qu’il n’est pas possible de consommer autre chose que cela. Il faut alors le génie des cuisinières et des cuisiniers pour varier encore et encore ce qui ne cesse de revenir des semaines ou des mois durant.
C’est en ce sens que la gastronomie et la philosophie partagent une préoccupation identique, celle du manque. Ce qui signifierait que faire de la philosophie autant que de la gastronomie, serait une tentative de compréhension de l’expérience du manque autant que de la surabondance. Faire avec ce qu’il y a devant soi et pour soi, comme surabondance et comme manque. On dit que la philosophie est née pour faire face à cette question de la surabondance de ce qui vient se donner. Il faudrait peut-être encore dire que la théorie autant que la gastronomie n’ont de légitimité qu’à la condition de faire à face à ce qui est surabondant, mais plus encore, de faire face à ce qui vient à manquer. L’expérience d’un met est toujours une synthèse de la profusion et du manque. C’est probablement pour cela aussi que nous y prenons du plaisir.
4.
Si l’on s’intéresse à la diversité des savoirs culinaires et gastronomiques, c’est pour comprendre que le génie de la cuisine réside dans la variation, mais aussi dans une économie des ressources et des goûts. Ce que nous apprend la gastronomie – et celle de la Méditerranée – c’est que le goût ne réside ni dans l’abondance ni dans la profusion, mais dans une certaine ingéniosité qui consiste à concentrer les goûts et à la renforcer.
Pour cette quatrième chronique sur les gastronomies de Méditerranée, nous avons choisi la recette du pilau de riz à la marseillaise. Plat simple et pauvre qui consiste à nourrir du riz (de Camargue) avec un bouillon gras et sapide. Il ne faut pas une abondance d’ingrédients, mais une justesse technique qui permet la concentration des saveurs.
L’une des origines de nos crises contemporaines est l’abondance, ou plus exactement la croyance en l’abondance. Nous avons grandi dans un monde où l’on nous a fait croire que tout – énergies, biens, matières premières, et aliments – était en abondance et à notre disposition. Or nous savons depuis longtemps – alors même que nous ne faisons rien – que c’est faux : qu’il n’y a pas d’abondance, que tenter de la produire est nuisible et que la pénurie sera notre avenir. Nous imaginons encore que nous pouvons consommer comme on le veut, de la viande, du poisson, des céréales, des fruits et des légumes. Mais tout aliment est complexe à produire et tout aliment génère un impact environnemental. Il nous faut donc apprendre à nous alimenter autrement qu’en croyant à l’abondance et à l’inépuisabilité des éléments du monde que nous transformons en aliments.
La richesse des gastronomies de Méditerranée nous apprend plusieurs choses. D’abord qu’il n’importe pas d’avoir beaucoup, mais qu’il importe de concentrer. C’est en cela qu’il est important de préparer des bouillons, des jus et des sauces réduites. Ensuite que rien ne se perd et qu’il est alors nécessaire d’utiliser les parures, les os, les arêtes, les épluchures pour réaliser bouillons et jus. Elles nous apprennent encore qu’un ingrédient peut servir à plusieurs choses : par exemple un ragoût peut se consommer en plat, tandis que la sauce peut servir à condimenter des pâtes ou du riz, que le bouillon peut servir à cuire des pâtes ou des légumes et que les restes peuvent permettre de réaliser d’autres recettes. Elle nous apprennent encore que ce qui importe dans la gastronomie est la puissance transformatrice qui permet d’augmenter les valeurs de goûts. Enfin elles nous apprennent que ce qui fait le génie de la cuisine et des gastronomies est cette économie singulière qui consiste alors à assembler les concentrations, les jus, les restes et la puissance transformatrice. C’est cela qui permet de faire un pilau, ou encore un risotto, ou n’importe quel plat de pâtes ou de semoule.
Le génie des gastronomies consiste à servir ce qui a été concentré et transformé. Il est alors temps pour nous de repenser nos usages à partir de ceux des gastronomies – ici de Méditerranée – pour comprendre que le secret de la cuisine n’est pas dans l’abondance des aliments mais dans la générosité des concentrations et des combinatoires.
5.