année 2012 – vol. I

L’entrée dans le vivant peut se faire dès cinq ou six heures du matin, brutalement. La venue du monde n’est pas volontaire, il s’agit de lentement apprivoiser cette nouvelle et advenante réalité. Il ne s’agit pas de s’endormir ni de quitter, déjà, cette réalité, sous le prétexte d’un sommeil encore nécessaire, mais bien au contraire de prendre par contact la mesure du réel, son épaisseur survenante. C’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas encore d’une entrée, mais d’un seuil, d’un salut. [29 sept.]

L’érotisation du monde est presque impartageable et ne s’échange pas. Les images que nous regardons ou que nous produisons, celles que nous pourrions appeler des pseudo-images ou encore des eidôla eidôlopoiounta ne se donnent pas pour les autres ; elles se refusent, pour partie, à une co-existence. Elles se saisissent dans un creux singulier. Ce que le presque signifie est l’intention d’un désir. Érotiser le monde peut vouloir dire le transformer en objet de stupéfaction, et dès lors nous livrer à une forme substantielle d’aliénation, en ce sens que nous portons un regard sur ce qui « appartient à un autre », sur ce qui relève d’un alius. Cette stupéfaction nous saute dessus : elle est le phantastikon. Cependant elle se jette sur nous de manière intermittente, en ce sens que la particularité du monde érotisé est que rien ne parvient réellement à autre chose que le cheminement discontinu du même. Il y a fort longtemps nous aurions pu penser cette intermittence comme diakénose, comme intervalle. Ce que signifie le terme érotiser est un processus complexe de transformation du monde en objets qui bégaient, en objets dont l’intermittence les maintient encore et encore là où ils pourraient ne plus être. Pour palier cette puissance particulière, on invente le verbe aimer qui ne cesse de saisir et de fixer ce qui devrait pouvoir rester érotique. [2 oct.]

On entre parfois dans le vivant avec une seule image : celle, par exemple, d’une barbe brune et le souvenir d’une odeur. [4 oct.]

Il ne s’agit pas tant de maintenir l’existence des images que la permanence du geste. Ob-nubilare, couvrir d’un voile, s’étourdir. Solli-citare, agiter fortement, se troubler. Ciere, du verbe kinein, du terme kinema, le mouvement. Nos gestes, pour certains, sont maintenus enveloppés, couverts, afin qu’ils conservent la puissance de leur présence. Il est alors possible de penser que le mouvement même de l’être se saisit dans un étourdissement et dans un trouble. Pour le dire autrement, dans un retrait et une ex-citation, comme obnubilation et sollicitation. Ce que l’on fait est la réalisation toujours brutale, toujours jubilatoire, d’un maintenant : ce que l’on tient-dans-sa-main. Tout ce qui se fait main-tenant procède déjà du retrait du geste pour la saisie du mouvement. L’être se voile, se met en retrait pour opérer, pour réaliser, pour se soucier de son ex-citation, c’est-à-dire de son mouvement. Ex-citare, faire lever. Citare est le fréquentatif de ciere. Il signifie en français, ce que nous entendons dans les verbes, ex-citer et citer. La préoccupation de l’être est le passage et l’interprétation du fréquentatif et du préfixe ex-, de la sortie. Un appel, une con-vocation, sont lancés depuis le fond du retrait comme interrogation du geste et de l’itération. On recommence. L’être est maintenu encore étourdi dans sa sollicitation. Si l’on désétourdi l’être, on lui demande alors une transfiguration économique de ses gestes (pour en faire des images par exemple : elles portent de très divers noms, comme celui d’identité, de valeur, de pornographie, etc.). [4 oct.]

Érotiser le monde c’est ne rien faire. Ne rien faire ou plus exactement ne presque plus rien faire – au sens de produire – en vue de se laisser être face à ce qui vient. Toute présence est demande de présent et de mouvement. Il faut alors jouer entre les sens des termes erôè, eraô, erômai, erôs et erôtaô. Plus précisément ou plus sérieusement, il y aurait deux manières contiguës et indéfectiblement liées, une érotique et une érotètique comme formes de demande. Érotiser le monde – il faut lire aussi érotètiser le monde – c’est ne rien faire parce qu’il s’agit d’une interrogation (rogare). Cela signifie que l’ordre du pensable et du commun n’a eu de cesse de nous priver, substantiellement, de toute demande et de toute interrogation. Pour cela on nous demande, on nous oblige (ob-ligare) à aimer et à faire. Mais dans l’ordre de la règle. Nous n’aimerons et nous ne ferons que ce qui nous a été donné à aimer et à faire. C’est l’un des sens, moderne, du terme aliénation. Une interprétation profondément pessimiste consisterait à dire qu’il ne nous est plus possible d’être à la fois un être érotique et érotètique puisque nous sommes livrés, fondamentalement à une askèsis, à une ascèse. Une interprétation plus optimiste consiste à penser que demeure pour nous la qualité d’être érasmios, de l’être aimable. Mais il y aurait encore la possibilité de saisir, qu’érotiquement nous pouvons suspendre nos activités, notre opérativité et nos devoirs : ce lieu n’est ni un souci ni une sollicitation ni une connaissance de soi, mais un soi-même. Il faut incessamment le penser et en produire le geste. [5 oct.]

No no no / Non vò più amare / Poiche sempre ò a penare… [6 oct.]

Leopardi avait écrit que les œuvres « ont le pouvoir de représenter crûment le néant des choses », de faire « ressentir l’inévitable malheur de la vie », d’y « exprimer les plus terribles désespoirs » et d’être malgré cela une consolation. Je suis un moderne et je crains, monsieur Leopardi, de ne pas être, pour une fois, d’accord avec vous. Rien, quelques fois, n’a de puissance de consolation, ni une œuvre ni un nouveau visage ni un corps ni un plaisir ni même le repli sur son corps même. L’impossibilité et l’impuissance matérielle ; rien ne vient, rien ne se relève, rien ne surgit, aucun maintenant n’a suffisamment de présence pour advenir. L’effet désœuvrant de ne plus rien avoir. Idéalement on nous a fait entendre que l’œuvre, la marque de l’œuvrement pouvait encore nous livrer cette puissance saisissante ; ce qui est nommé génie. Le genius des Latins est ce qui veille à maintenir la puissance d’engendrement, autrement dit la puissance d’opérativité. Ainsi transfigurée dans l’idée de l’œuvre. Or il est des temporalités qui ne demandent rien, pas même l’idée de l’œuvre. Le néant des choses est l’inconsolable absence de consolation. Nous y faisons quelques fois face dans un dessaisissement. Genius est vacant. L’œuvre chute alors. [8 oct.]

(I am too sad to tell you, Bas Jan Ader). [8 oct.]

L’ivresse fournit au corps ce qui lui est nécessaire pour tenir au présent. L’expérience d’une réalité si fine qu’elle se maintient. Sans autre raison que celle-là même, sans autre raison qu’être encore éveillé, sans autre raison que tenir. Tenir, ici ne signifie pas autre chose que se maintenir dans cette étroitesse, celle du présent et du corps. Il n’y a évidemment pas de métaphore. [9 oct.]

Il est des processus a priori complexes qui se maintiennent par intermittence sans parvenir, toutefois, à leur achèvement. Ou plus précisément sans que nous ne parvenions à les réaliser. Il faut en mesurer volontairement et involontairement la puissance, de l’ordre de ce qui se donne, de ce qui ne cesse encore de se donner. Hinc ad horam. Gegebenheit, la donation. Maintenir l’état d’une donation, d’un il y a. Il y a le corps sexué, pour le reste il s’agit d’une représentation des désirs. C’est l’infinie différence du désirant et du désidérant. Puis il faut à un moment y accéder, accepter de réaliser et de venir à une fin momentanée mais dirimante. C’est l’espace d’un instant l’expérience de la satisfaction mais la perte de la puissance de l’intermittence. Satis-facere. Attendre alors que cela revienne. [11 oct.]

Saisir ce qui surgit sans ménagement. [11 oct.]

On dit qu’il faut faire place, qu’il faut creuser en soi, qu’il faut œuvrer un creusement matériel pour faire place. Il faut vider encore ce qui ne peut plus avoir lieu par privation et ce qui ne peut plus avoir lieu par excès. Jour après jour nous sommes confrontés à cette expérience, chaque fois singulière de faire place par privation et par excès. C’est ce qui constitue la forme matérielle de la jouissance et du désespoir. La jouissance est l’acceptation d’un faire place dans l’excès, le désespoir est un faire place dans la privation parce que le manque occupe le vide qui ne trouve pas les moyens d’une autre installation, d’un autre ménagement. Le désespoir est un faire place si substantiel qu’il s’apparente au vide. Il y a alors l’expérience dans ce qui se creuse, dans le retrait, de ce qui vient malgré tout prendre une place : mais une place qui ne peut prendre de place, quelque chose qui vient juste pour le libérer, pour se vider, pour s’évider encore substantiellement. C’est la forme même de toute métaphysique, c’est la forme même singulière de toute tristesse. [13 oct.]

Agir par creusement, mécaniquement, matériellement, comme par habitude, pour ne cesser de venir s’y installer. Maintenir les images et celles des corps. On procède par itération, avec la conscience, s’absentant à peine, pour ne cesser d’y conduire le même geste. « Vouloir est l’être originel » écrit Schelling. Originel signifie que l’être est le lieu où s’origine la donation d’un trans, d’un mouvement. Quelqu’il soit : orexis, desiderium. Le verbe latin oriri signifie se lever, sortir de son lit. Le verbe grec réen signifie couler. Faire couler et faire sortir, est le rhuthmos, est la donation. C’est le sens que prend le terme origine : « im Fluss des Werdens als Strudel » écrit Walter Benjamin. [14 oct.]

Tenter de faire sans objet. [16 oct.]

Les nouveaux visages. Les panim hadachot. Clore le jour en faisant appel aux nouveaux visages. Concentrer tout ce qui reste d’activité dans une jubilatoire opérativité à perte. Non pas œuvrer pour rien, mais œuvrer à perte. Perdius et perditus. Perdre signifie donner entièrement. Per-do. Nous ne pensons pas encore suffisamment le sens profond de la perte. Parce que ce geste est plus difficile qu’aucun autre. Nous ne pensons pas encore suffisamment le sens de donner entièrement. C’est abandonner dans le per la puissance de l’il y a. Entièrement ici traduit le préfixe per. Per signifie ce qui traverse (l’expérience de la limite de la préposition grecque peras) ; il peut alors prendre le sens de ce qui passe de part en part, de ce qui absorbe en un geste le déplacement définitif et intégral d’un point à un autre, d’un là à un autre là. En cela tout geste est une perte, c’est-à-dire ce qu’il faudrait entendre comme un perdon. C’est pour cela que nous recommençons toujours, que nous ne disons pas, que nous voilons, que nous rusons. Nous ne pensons pas suffisamment le sens du verbe perdre. C’est pour cela que l’on nous a appris que tout perdon appelle, exige, demande un pardon. Tout perdon est endetté d’un pardon. Toute perte, toute donation intégrale, tout perdon réclamerait dans cette donation définitive interprétée comme sacrifice, d’en être quitte : nous réclamons toujours la justification de ce qui est perdu comme d’un sacrifice. Soit parce que nous ne savons pas encore ce que signifie donner, soit parce que ne nous sera jamais donné la possibilité de savoir le sens de donner. C’est cela qui fonde la différence. Donner n’est pas sacrifier. Perdonner n’est absolument pas pardonner. Peut-être parce que la perte maintient la facticité, tandis que le pardon n’est qu’une ruse qui prive de toute possibilité d’une restitution à l’usage. Restituer à l’usage ne signifie ici que la possibilité de penser la facticité. (Il faudrait d’ailleurs songer à ce que pourrait bien vouloir signifier la possibilité que nous recevions la facticité en donation.) Œuvrer donc, non pas pour rien, mais œuvrer comme donation intégrale. Ce qui reste en tant que rien est interprété négativement comme perte. Ce qui reste (en tant que rien) est le perdon. [17 oct.]

Désirer signifie être sans l’objet, sans objet. Le désir est toujours une réclamation, une demande, que quelque chose se donne pour qu’il puisse s’adoucir, se sidérer et se calmer. Combien sont étranges nos manières pour ne pas nous sidérer ! Pour que la demande se maintienne il faut que la donation se maintienne dans la non intégralité. Une donation non perdonnante. Quelque chose alors ne s’énonce pas. C’est par ailleurs la puissance absolue, assourdissante et sourdante de la présence. L’être de la présence n’énonce ni ne réclame. Le présent n’a pas vraiment la place de contenir cela. Le présent comme présence est surabondance, il n’est donc pas désir. Maintenir l’espace de la surabondance, c’est-à-dire de la présence, voilà la seule donation possible. Sur-ab-ondare. Chaque geste – comme perdon – qui s’ajoute à cette surabondance est un excès. C’est le seul sens possible de l’œuvre. Et du terme poièsis. [18 oct.]

Il faut assumer quelques fois la fonction mécanique du plaisir pour ne pas anéantir ce qui fait de manière éblouissante présence. Farai un vers de dreit nien. Parce que nous ne savons jamais assez ce que pourrait bien signifier le verbe aimer. La question n’est pas de le savoir mais de le penser. Dès lors nous ne pensons pas encore suffisamment ce que peut signifier le verbe aimer. Rien si ce n’est la néantisation de soi. Cette formule n’est pas si terrible ni si complexe. Aimer n’est pas autre chose que saisir ce qui fait présence en tant que présent. Aimer ne signifie rien d’autre, en ce sens, que la néantisation de soi. C’est la transfiguration matérielle de ce néant comme volonté qui pose problème. Aimer n’est pas, en ce sens, un verbe d’action. [21 oct.]

Maintenir une tension jusqu’à l’épuisement, s’abandonner à ce qui ne plie pas, et produire, plus tard, un éveil en cette tension. In-tendere. L’intention du corps, ad-tendere. Aimer n’est donc pas un verbe d’action parce qu’il dit – en tant que verbe – ce qui reste infiniment bloqué entre le in– et le ad-. Il ne s’agit pas de ce que l’on appelle in-at-tention, qui serait la forme négligente. Il n’y a donc pas de terme pour cela. Ce qui serait dès lors autant une inattention qu’une inadvertance. Il faudrait penser l’inattention d’une manière différente. Mais son sens en serait ombré. Soit dit en passant il est toujours surprenant de penser que le préfixe in- signifie à la fois en et ne. Il faudrait penser l’inattention comme néattention. Penser un mouvement qui soit à la fois en et vers. Un infini mouvement immobile est le sens du verbe aimer. C’est pour cette raison que la représentation la plus juste et la plus complexe de ce que signifie ce verbe est Dionysos. Il est celui qui fait l’épreuve infinie de la déchirure du in et du ad. Cela s’appelle un sacrifice et un don. C’est sans doute ce que les chrétiens ont maladroitement transcrit dans le sacrifice et l’amour du Christ. Dionysos est figure de la donation intégrale comme surabondance et privation infinies. Dans la chrétienté il y a systématiquement un appel, une klèsis, à l’ordre et à l’œuvre. Nous avons perdu la profondeur de la voix endeuillée. Elle tient en l’interprétation de l’achèvement du destin et en la transfiguration de tout mouvement en action. La moïra, le destin est ce qui nous échoue comme part de la donation en monde, c’est-à-dire la temporalisation. Penser le terme aimer comme un verbe d’action est l’ouverture à la douleur ou à la morale. Penser le terme aimer comme une action est, quoiqu’il en soit, une donation ou une privation en trop, en excès, de temporalisation. C’est l’hubris, c’est-à-dire le désespoir de Dionysos. Chi vuol esser lieto, sia / di doman non c’è certezza. L’excès de donation ou de privation de la temporalité signifie l’obsession et l’addiction. Il faut assumer l’acte pour ce qu’il est, la suspension du verbe aimer. Aimer en ce qu’il est in-ad-tendere, est la suspension de l’agir du verbe tendere, saisir ce qui est inattendu. Aimer ce n’est donc ni saisir l’agir ni la présence, mais infiniment la puissance du présent. C’est pour cela qu’il est toujours étrange de voir que dans la langue, nous pouvons nous attendre à quelque chose, mais pas nous inattendre. Ce n’est rien d’autre que cela, à condition de s’y tenir. [23 oct.]

Ognun segua, Bacco, te! Bacco, Bacco, euoè! [24 oct.]

Sur le caractère destructeur. Il est jeune et enjoué dit Benjamin. Pour détruire il faut avoir. Dès lors je ne peux détruire et perdre que ce que j’ai. Or nous avons potentiellement rien (il faut se tenir à la grammaire de cet énoncé). Et tout n’est pas rien. Avoir potentiellement tout est un absolu, avoir potentiellement rien est une présence. Car c’est le rien qui donne l’ouverture à la possibilité, Möglichkeit. Car le rien (rem) n’est jamais que la chose non-possédée. Ce qui signifie que nous avons la possibilité de l’inappropriable. La possibilité de l’inappropriable est l’expérience de la re-spons-abilité. Le caractère destructeur est le malentendu, la violence et la jouissance. [27 oct.]

« Un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, un intervalle qui toujours se creuse et en creusant se gonfle, le rien comme œuvre et mouvement. » Maurice Blanchot. [27 oct.]

Être submergé par une question laissée en suspens lors du dernier séminaire : que faut-il entendre dans le verbe venir et dans l’expression je viens. Le terme venir signifie un mouvement et une présentation : dire je viens signifie le mouvement qui consiste à se déplacer et en même temps la forme, l’apparence avec laquelle on se présente à cet instant de l’énonciation. Parce que toute langue est l’expérience d’une pauvreté en nom, il manque le terme venance. Nous disposons de la pro-venance et de la pré-venance mais pas d’un terme qui dirait, simplement, ce venir comme mouvement et présence, sans insister ni sur l’origine ni sur le devenir. Ne pas venir signifierait alors refuser l’état d’une présence dif-férente pour se maintenir ou s’incruster dans l’in-venire qu’il est impossible de saisir autrement qu’avec les formes d’un invenir ou encore d’une invenance. Il ne s’agit pas du terme moderne in-vention mais bien d’une expérience d’un face à face : l’invenance ou l’invenir est un face à face où se maintient l’impossibilité d’un venir à. L’expérience complexe du vivant est à la fois l’interprétation et la gestion du venir à, ce que la pensée antique entendait dans le verbe chresthai. Pour venir il faut faire image. [1° nov.]

Revenir. On se souvient de la pro-venance du verbe venire : il s’agit du verbe grec bainein. Les dictionnaires disent qu’il signifie, proprement, écarter les jambes. Pour marcher, c’est-à-dire pour venir, en prenant en compte l’expérience de séparation, de coupure et de rythme que chaque pas produit. Venir est donc un enjambement, l’expérience séparante du mouvement et de la présence, l’expérience de ce que l’on nomme césure. La césure est le revers de la cadence. Le verbe cædere signifie battre et abattre, frapper et fendre. C’est le rythme et l’arrêt, l’élan et le creux. C’est sans doute pour cette raison qu’il faut répéter pour que quelque chose vienne. C’est l’idée de la césure chez Giorgio Agamben. Dire je viens signifie écarter les jambes, donc proprement monter sur, enjamber. Ce qui se trouve entre est le suspens, le creux, l’instant de l’arrêt. Il y a ce poème de Guillaume IX, Farai un vers de dreit nien, je ferai un vers de pur rien, qui sera fait comme en durmen sus un chivau, comme en dormant sur un cheval. Le poème n’est jamais autre chose que l’exposition de la séparation, du rythme de cette séparation. Qu’enans fo trobatz en durmen sus un chivau. [1° nov.]

Le de-venir est l’achèvement de tout venir. Nous n’y échappons pas ; c’est alors seulement un problème de vitesse. [3 nov.]

Faire une liste des visages. Ceux que l’on peut appeler. [4 nov.]

Faire des anekdota et saisir les ta eis eauton. Ceux qui sont incapables de cela sont infréquentables. L’anecdote est le récit en marge qui ne figure pas en tant que récit ni constitué ni autorisé. L’anecdote est la puissance même de la parole. La parole parle en tant que ce qui ne s’édite pas. L’anecdote n’est pas autre chose que la parole qui ne s’édite pas, celle qui mystérieusement s’épuise dans le regard de l’autre et dans la réponse de l’autre. Mais quelles sont les choses des anekdota? Ces choses sont justement ce qui ne s’édite jamais mais toutefois ne s’épuise pas. Ces choses sont ce qui surgit. Les anecdotes sont les seuls véritables engagements. [4 nov.]

Il y a des journées absolument remplies ; il ne s’agit pas tant d’activités que d’une manière de commenter et de ne cesser, jamais, d’alterner logos et muthos. Il s’agit alors, dès le début de la journée de faire l’expérience d’un vide. Une forme matérielle de l’épanchement. [6 nov.]   

Quelques fois nous ressentons le besoin inconditionné de ce que l’on nomme intimité. L’intimité est ce qui reste en dehors de tout regard et de toute image. Intimus est le superlatif d’interior : c’est ce qu’il y a de plus profondément intérieur, ce qu’il y a de plus profondément en soi. Il y a une nécessité à maintenir cet en soi aussi longtemps que possible jusqu’à l’épuisement. L’intimus dit quelque chose de la saisie de ce qui est inter, de ce qui est à la fois au milieu, pendant et entre. Seule l’intimité rend possible la saisie et l’expérience de la temporalisation du . Seule l’intimité rend possible l’être-là comme temporalité et comme relation. Celui qui inconditionnellement advient dans la donation de la temporalité et qui inconditionnellement transfigure cette temporalité en amitié. L’amitié est tout ce qui est offert à partir de l’épreuve de l’intimité comme différance. L’intimité est la condition de l’intérêt : autrement dit l’expérience de l’interior est la condition d’un inter-esse, d’un être parmi. Intimité et intérêt sont les deux faces de la temporalité de l’être. Il ne peut, à la lettre, y avoir de donation intéressante s’il n’y pas l’expérience maintenue de l’intimité. Pour le dire encore autrement il ne peut y avoir de donation intéressante si ne se maintient pas ce qui est absolument temporalité et topicité du soi. Or toute présence et toute parole ne peut se jouer que dans l’ordre de cette exposition, que dans l’ordre de cette donation : elle se nomme sincérité. Il faut entendre le terme sincérité comme ce qui ne prélève pas ce qui ne fait pas image. Le laisser intact. La négation même de cette intimité mène inévitablement à l’épuisement de la figure. Au creusement infinie de l’être, jusqu’au fantôme. C’est l’épuisement du genius. La forme la plus misérable de l’être qui n’advient alors qu’au sacrifice. L’humanité matérielle est une humanité du sacrifice pour être à la fois l’image pâle et fade du doulos chrétien et encore pour confondre intimité et solitude : ou plus exactement pour avoir interprété négativement le concept de solitude. Pour avoir nier la puissance du concept d’intimité. L’intimité est toute entière espace de la sollicitude. Du solus-citus et non pas solitus : c’est-à-dire l’expérience du sollus et du solus, du tout et de l’un. Autrement dit la forme la plus archaïque du singulier. L’intimité est ce qui sollicite, c’est-à-dire ce qui à la fois agite et excite. Le don de l’intimité, comme présence ou comme parole est essentiel : il fonde le bonheur. Son retrait est l’espace de la tristesse. Son retrait est irrévocable, c’est-à-dire que l’on n’y revient pas et que rien ne se rappelle. La tâche essentielle est le maintien de ce don comme possibilité de l’intimité et non comme intimité. Comme face à face où l’on maintient le s’il y en a. Si l’on ne fait pas la différence entre le don comme possibilité de l’intimité et le don comme intimité alors nous ne sommes pas en mesure de faire la différence entre l’intimité et le privé. Le privé est l’espace que l’on sépare, plus ou moins radicalement, du reste du commun : lui se partage dans un rapport d’exclusion et de séparation brutale et nécessaire. L’intimité est impartageable. Or l’espace du commun n’accède pas, pour des raisons théologiques et mythologiques, à cette séparation entre intimité et privé. Le commun a transfiguré brutalement et violemment l’intimité en privé : cette transfiguration a eu pour effet la calculabilité et la gestion de l’intime. C’est ce que l’on appelle la négociation. Mais il existe dans le commun un troisième espace que l’on nomme la littérature : cet espace mime l’exposition d’une intimité en ce qu’elle est toujours identique. L’intimité est la même et toujours la même, c’est la manière avec laquelle quelque chose est en instance qui change. C’est le lieu même du littéraire, donner à saisir cet impartageable et cet irrévocable. Mais il est toujours, lui-même impartageable et irrévocable puisqu’il se maintient comme poièsis et comme fiction. [11 nov.]

Le littéraire est l’espace de ce qui est intraduisible. Faire de la littéraire c’est dire et dire encore que ce qui est dit n’est précisément pas ce qui est écrit. Non parce qu’il y a un sens caché, mais parce que ce qui voudrait se dire est impartageable et intraduisible. Or nous savons tous depuis toujours ce qui devrait se dire : l’intimité impartageable. Or se pose la question de la nécessité de cette écriture qui ne vient pas. Ce pourrait être, selon la réponse de Barthes, un simple supplément de jouissance : la jouissance a lieu (et a eu lieu) et la littérature serait la possibilité – et non la réalisation – d’un supplément de cette jouissance qui a eu lieu. En tant que supplément elle est l’inattente de la jouissance. Supplément parce que nous ne savons pas encore ce que c’est, parce que l’on y ajoute encore une asperge, parce que nous ne savons ce qu’il chiffra, parce que nous avons remis à plus tard l’annonce, parce que, si nous n’avons pas peur d’avoir recours à cette formule, ce fut une belle journée d’août, etc. Supplément parce qu’elle maintient l’idée matérielle de cette intraductibilité. La littérarité est la contradiction de la littéralité. Elle est le geste matérielle de la suspension. Elle est l’éblouissement de la lettre. Elle n’est jamais rien que cela, car elle maintient dans l’intime intraduisible et impartageable la puissance de la jouissance. Il y a alors deux méthodes ou plus exactement deux positions. La première consiste à chiffrer le contenu d’intraductibilité et c’est le poème : qu’il soit dans un comptage rigoureux ou au contraire dans un processus hermétique ou paratactique. La seconde consiste à entamer une parole qui se constitue, comme l’écrit Benjamin, comme une prose intégrale sans chant, c’est-à-dire sans le comptage du poématique. Or ni le chiffre ni même la prose incessante ne sont en mesure de dire la jouissance : d’abord parce qu’ils ne le peuvent mais surtout parce qu’ils ne le voudraient pas. Cela signifie que nous ne le voulons ni ne le pouvons. Écrire signifierait maintenir l’intraductibilité de la jouissance. Il s’agit d’un pacte scripturaire qui signale la possibilité de l’écriture, la possibilité du sens et l’épuisement de la dicibilité. [11 nov.]

L’attente est la forme même de la jouissance. [16 nov.]

Renouveler l’expérience de l’attente. Mais cette fois de manière factice. C’est un problème d’inattente et de technique. Inattente parce ce que nous devons nous tenir encore et en même temps dans et vers la tension. Être tendu en et vers. Technique parce qu’il faut arraisonner cet inattendu. C’est ce qu’il est possible d’appeler le rhuthmos. [17 nov.]

Être saisi par la pensée hegélienne de la conscience malheureuse. Faire appel aux visages. Ceux que l’on connaît, ceux que l’on aime, ceux que l’on ne sait pas nommer. C’est les revenants qui néantisent la possibilité d’une conscience heureuse. Le revenant est celui qui ne peut être convoqué. [18 nov.]

S’acharner à rompre ce qui jette dans la conscience malheureuse. Tenir avec force. Si la conscience malheureuse est le lieu de la néantisation du vivant matériel, du corps, de la vivabilité, il faut reconnaître ce qui en produit les formes. D’une manière générale il s’agit d’une opposition farouche entre éros et askèsis, mais dans la privation absolue de la tranquillité thanatique, narcotique ou érotétique. Cette opposition est soit volontaire, soit involontaire. La première est un choix, la seconde est la forme même de la douleur. Sa source n’est pas ailleurs. L’expérience même de la conscience malheureuse trouve son origine dans quatre événements : le manque substantiel et matériel, c’est-à-dire la privation illimitée, irréconciliable et inconsolable ; la néantisation de l’idéalité, autrement dit ce que nous pouvons nommer la perte ; la séparation, c’est-à-dire l’affirmation de l’impartageable ; et enfin la présence non-répondante, c’est-à-dire ce qui se refuse (par refus, par séparation, par non-partage) à répondre, à venir à la parole. La conscience malheureuse est obsédante. [19 nov.]

Courir à travers les rues d’Arles en suivant les décorations de Noël. [22 nov.]

Il faut penser l’hospitalité et penser pour l’autre l’accueil et les conditions d’une vivabilité. Elle se fait dans le silence du geste et par la présence de la parole. Qu’est-ce qu’une parole accueillante ? C’est celle qui veille, qui n’ignore pas et qui ne voile pas les conditions du vivre avec. Tout ce qui oublie, ignore et cache n’offre pas les conditions d’une présence accueillante. Oublier signifie ne plus veiller sur le lieu matériel de l’abri des hôtes. Oublier signifie mettre de côté, hors de cet abritement. Ignorer signifie ne pas savoir ce qui se rend disponible. Voiler signifie mettre en retrait, abriter ce qui détermine l’oubli. La parole accueillante ne fait pas place à cela. C’est au contraire celle qui toujours vient-à. Le bonheur est ici. [25 nov.]

Faire un don, non pas peu importe lequel, celui qui présage la possibilité d’une célébration. Toute donation est une restriction de la temporalité et la demande d’un contre-don. La donation se transfigure si elle accède à la possibilité de ne pas être une machine mythologique mais au contraire le mythe (muthos), c’est-à-dire ce qui se renverse. Ce qui s’inverse. Ce qui se donne, comme perte. C’est ce que l’on nomme une exigence (ex-agere). C’est un vivre-hors. Ce qui se nomme re-spons-abilité est l’expérience de la perte et de l’hospitalité. Revenir alors à l’intensité, celle bourdonnante. Elle est le lieu enivrant et perdu de l’être. Il faut l’arrêter, la suspendre pour la faire, si possible, ricocher en d’autres lieux, en d’autres temporalités et en d’autres événements. Célébrer n’est pas maintenir une figure à la connaissance d’un celebs, d’un grand nombre, mais bien au contraire maintenir autant de fois que possible une figure. Je célèbre signifie que je maintiens autant que possible l’idée et la figure de l’être spécial. L’être spécial – dit Giorgio Agamben – est celui qui vient à paraître. Célébrer c’est penser longtemps ce qui vient à paraître. [27 nov.]

L’entraînement physique à l’intérieur duquel nous apprenons à éprouver la matérialité du corps, est l’expérience de l’impossibilité de la jouissance. Plus exactement, non pas l’impossibilité de celle-ci, mais plutôt ce qui en empêche la pleine possibilité. Je ne sais toujours pas ce qui l’empêche. [29 nov.]

Quelques fois s’exerce une joute infinie entre éros et hupnos. Il s’agit même d’une sorte de litige, c’est-à-dire de lieu où se réalise une lis. La lis est la chose réclamée. Quand hupnos gagne se maintient en soi un Eros litigator. [1° déc.]

L’ivresse est la manière avec laquelle on se rend accueillant et présent. Être présent signifie que l’on vient en donation en se rendant visiblement manifeste. Venir comme être spécial et exercer la puissance particulière de l’être qui se rend spécial. Cette puissance particulière est celle de la contraction. La donation en temporalité se contracte. Sans doute qu’Heidegger aurait appelé cela une ivresse de la sobriété. Si cette temporalité parvient à se contracter – à se compacter – suffisamment, alors toute chose est maintenue dans la puissance de sa contradiction. Ce qui signifie que c’est une temporalité de l’irrésolution et de l’impossibilité de la facticité. Cette temporalité est si particulière qu’elle est séparante ; elle est l’expérience de la séparation de la possibilité. La tentative de saisie de cette expérience est alors soit l’ivresse matérielle soit la poièsis. C’est ce que Nietzsche a tenté, sans y parvenir, d’interpréter dans le concept d’ivresse. Il y a donc une donation de la séparation de la possibilité. Cette expérience est la saisie même de la vivabilité. Dès lors il faut faire l’effort de penser les conditions de cette vivabilité à partir de l’expérience de l’ivresse. Ivre signifie saisir la puissance de temporalité contractante comme séparation de la possibilité. Comme irrésolution. Si nous en étions capables et si nous désirions les conditions de notre vivabilité à partir de cette puissance, nous serions alors en mesure, sans doute, de ne pas toujours tout projeter dans les figures arrogantes et dirimantes de l’avenir. Se projeter c’est se séparer de la donation de temporalité ; c’est en avoir peur ; c’est rompre la possibilité de l’amitié ; c’est s’absolutiser ; c’est perdre l’idée même du survenant ; c’est s’isoler dans le privé ; c’est affirmer l’expérience économique ; c’est rompre l’expérience de cette contraction. Ce texte est difficile à écrire et à lire, parce qu’il demande un effort de concentration pour ne pas mésinterpréter ce qui est en donation ici. C’est ici que se saisissent les conditions essentielles de la vivabilité : l’érotisme et l’érotétisme, c’est-à-dire la contraction des désirs et de la parole. Éros est éros, muthos est muthos. [1° déc.]

On ne peut donc aimer que dans l’espace même de cette impossibilité, ou plus précisément dans l’espace même de la séparation de la possibilité. Le reste porte le nom commun d’un habiter économique qui consiste en un partage contractuel de l’opérativité. On appelle cela le droit ou la forme même de l’institution de l’habiter commun. Mais dans ce cas il ne s’agit plus d’aimer. Aimer signifie être séparé de la possibilité. C’est pour cela que ce que nous croyons aimer, nous l’aimons improprement. C’est-à-dire que nous ne l’aimons pas en son nom propre. Quel est alors ce nom ? Il est le nom de rien, il est le nom de cette impossibilité, il est le nom de l’impossibilité du nom. [2 déc.]

De quoi la littérature est-elle le chiffre ? Admettons que Barthes ait eu raison et qu’il y ait un supplément de jouissance (et non de décence). Admettons aussi qu’Adorno ait eu raison et que la jouissance ne vaille que pour l’expérience du sexe et de l’aliment. Admettons encore qu’Aristote ait pu supposer que l’œuvre du poiètès soit un plaisir et que Kant ait pu supposer qu’elle soit un plaisir désintéressé. Dans ce cas il faudrait entendre que la littérature – mais il faudrait aussi penser l’œuvre – si elle ne peut être une jouissance et un plaisir puisqu’il n’y a pas d’objet, serait un simple supplément. Admettons alors que la littérature et que l’œuvre ne soient ni une jouissance ni un plaisir, qu’elles ne soient rien. [2 déc.]

Ô philoi, oudeis philos. Cette formule est fantomale. C›est un problème de grammaire insondable (à condition d’y laisser la coquille). L’indicibilité de la grammaire est le lieu de l’expérience. [3 déc.]

Penser à la question de la satisfaction without delay, autrement dit la satisfaction sans délai, la satisfaction immédiate. C’est avant tout un processus d’adresse. On ne peut y penser qu’à partir des gens que l’on aime profondément. Il faut d’abord pouvoir interroger singulièrement le terme satisfaire comme satis-facere. Ce qui signifie, à la lettre, faire-assez. Satis est un adverbe. Il faut faire l’effort de penser de manière adverbiale. La satisfaction signifierait penser l’agir à partir de ce qui est assez, c’est-à-dire à partir de ce qui est suffisant. Il s’agit d’une interprétation de l’intensité et de la quantité. Mais de quoi ? Littéralement de ce qui est suffisant. Sufficere en latin c’est sub-facere, agir-sous, mettre-sous, c’est-à-dire imprégner. Il faut l’entendre très matériellement, comme on imprègne un tissu d’une teinture. Le second sens de sufficere – celui que nous avons conservé – est celui du verbe fournir (au double sens de procurer et accomplir). Il s’agit d’un faire qui est assez et imprégnant. De sorte qu’il faudrait penser une imprégnance. Im-præ-gnatus : il s’agit de presser le temps, sans délai, en vue d’être au plus près de ce qui est en train de se-pro-duire. La forme de la satisfaction immédiate serait alors l’expérience compactée de la production. C’est à la lettre le sens de la satis-faction im-médiate. Im-médiat signifie que l’expérience de ce-qui-se-pro-duit ne nécessite aucun intermédiaire. [6 déc.]

Nous présupposons quatre formes paradigmatiques de la satisfaction immédiate, l’appétit, la masturbation, l’ivresse et l’amitié. Nous présupposons quatre formes paradigmatiques de la non satisfaction immédiate, ou médiate, le commun, la littérature, l’œuvre et le contrat. Nous habitons toutes ces formes, mais sans jamais suffisamment penser la manière avec laquelle nous y habitons. C’est pour cela que nous devons penser de manière adverbiale. Faire l’expérience de ce qui est assez et devant. Être assez devant. C’est à la lettre le sens du terme satisfaction. [9 déc.]

L’immense bêtise du comportement tient de la génération. Le nescius tient à l’idée de la puissance des proles. L’humanité matérielle, ou l’humanité historique n’a jamais réussi à penser la puissance autrement que dans la génération, c’est-à-dire dans l’œuvre et la progéniture. L’humanité substantiellement désœuvrée ne sait pas faire autre chose que des enfants qui s’accumulent dans la brutalité de la génération. Les proles latines. L’effroi spectaculaire de la puissance de l’aliénation consiste à priver l’être de la mesure de l’œuvre, c’est-à-dire de sa réalisation et de sa révélation (energeia) mais aussi de son interprétation (theôria) : dès lors il ne reste plus qu’à saisir brutalement l’opérativité dans la génération. Or la génération n’est ni pensée ni vécue, elle est métaphoriquement saisie comme possibilité de récupérer ce qui a été privé. Il n’y a dès lors, probablement, rien de pire, parce que c’est la néantisation aussi bien du désir que de la mise en œuvre. La politique a alors institué l’humanité complète dans la génération : elle y fonde le droit et l’usage, elle en détermine la propriété, l’héritage et l’hérédité. La génération est alors la figure destinale de l’être. Elle le prive de toute possibilité d’interprétation. La génération instituée comme transfiguration praxique et économique de l’être est l’expérience de la tristesse : elle pense rédimer l’aliénation en instituant la lignée. La génération ne fait dès lors jamais place, elle ne cesse de séparer, d’instituer, de briser et d’abrutir. La génération n’est ni une opérativité ni un produire ni un faire. Elle est un agir et c’est en tant qu’agir qu’elle pourra seulement être pensée. Il faut faire place, dépenser, tout dépenser. Liber. La dépense est l’agir.  [12 déc.]

L’économie du monde est dans la dépense et non dans la capitalisation. Il faut encore faire l’effort de savoir ce que veut dire dis-pendere. [13 déc.]

Maintenir ce qu’il y a d’étranger et ne pas se préoccuper de ce qui pourrait être étrange. Acceptons de paraphraser ainsi Humboldt. Ce qui est étranger est ce qui vient toujours pour la première fois. L’idée même de l’hapax, du survenant et de la joie. Toujours l’expérience de ce qui est hors-de. Le survenant est l’excès de la présence. Toute présence qui se calcule s’absente déjà en se rendant à la mesure. « La philosophie, en effet, écrit Heidegger, est la réponse d’une humanité atteinte par l’excès de la présence ». La tâche de la philosophie consiste à déconstruire toutes propositions qui tenteraient de rendre l’excès calculable. [18 déc.]

Le luxe signifie être surabondant et faire face à l’excès. Luxus dériverait d’une racine *lik qui formerait autant les verbes luere, couler, laver, que f-luere, s’écouler s’amollir, que pol-luere, mouiller, profaner, séduire. Il serait encore possible de retrouver cette racine dans le verbe licere (offrir un prix) et dans la forme impersonnelle licet (il est permis). Le luxe serait ce qu’il est permis de saisir de manière excessive dans ce qui s’écoule de manière excessive, dans l’excès de la présence. L’être luxueux est l’être surabondant qui fait l’expérience de ce qui abonde et de ce qui profane : l’humanité atteinte de l’excès de la présence est profanante et séduisante. Le luxe ne signifie donc pas posséder, mais bien au contraire ne rien posséder au point de toujours exercer et expérimenter l’excès comme surabondance et profusion, celui du corps, de la présence, de la dépense et du séduire. Le luxe a à voir avec ce qui coule et ce qui mouille. Ici encore se retrouve l’idée, fondamentale dès les pensées antiques de l’écoulement. L’excès de la présence est l’écoulement. L’excès de la présence est le rhuthmos tel que le pense Benveniste. C’est alors l’expérience d’un rhein, couler et d’un luen, baigner, mouiller. (Il faudrait gloser longuement sur la proximité avec luen, délier et rhein, dire.) Le luxe ne serait alors pas autre chose que se laisser mouiller par ce qui coule. [21 déc.]

Si bollì el bucato disait Pontormo. [23 déc.]

L’espace de la promiscuité et de la parenté. Se mesure en cette date, plus qu’en aucune autre, la figure même de la parenté en ce qu’elle peut avoir de plus brutale, de plus généreux et même en ce qu’elle a de plus excitant. Voir en celui même qui n’est pas soi, l’image de ce qui n’a pas besoin de miroir. Ce qui s’apparenterait à ce que l’on nomme la familiarité. La familiarité est le rapport que nous entretenons au famulus. Il est l’être de la servitude. Être familier c’est être lié par une forme matérielle, contractuelle et spirituelle à la servitude. Cette date en fin d’année est proprement le rappel de notre condition famulaire. Être famulus est, comme figure de la déresponsabilité, la possibilité d’un confort addictif et la possibilité de l’expérience de cette promiscuité. La promiscuité est l’expérience d’une désaliénation impossible, non parce que je ne peux me sortir de la servitude de l’exigence familiale, mais bien parce que je ne peux me sortir de ce qui est inscrit dans les visages. Toute familiarité est l’impossibilité de se sortir du geste et du visage comme ce qui fonderait l’identique, le même. Or l’expérience du vivant devrait pouvoir s’extraire avec joie de toute identité, de toute ressemblance. La condition famulaire est celle-même de la ressemblance fondatrice et originelle. Être serviteur, c’est ne pouvoir se séparer de la ressemblance fondatrice. C’est pour cela que cette date du 25 est le lieu même de cette expérience et de cette économie : l’économie chrétienne est celle de la servitude comme ressemblance fondatrice et comme échec de son absoluité. Cet échec est l’expérience de la douleur et du sacrifice de celui qui encore, maintenant, continue de naître en cette date. Être serviteur signifie bien ne pouvoir se séparer de la fondation comme même. C’est alors, et uniquement, dans l’indéfectible différence, que se meut le vivant. Si nous ne maintenons pas cette possibilité de la dif-férence, nous rompons la possibilité de la transcendance dans l’image même du même. Parce que le même résout et absorbe le soi. La pensée occidentale a assumé le même jusqu’à l’aliénation de l’être en être du devoir et de l’obéissance : obéir ne devrait pas nous poser de problème puisque nous obéissons au même, puisque nous ne sommes que les serviteurs exemplaires du même fondateur, le maître. L’être aliéné est celui qui ne porte pas à la différence, ou plus exactement celui qui n’interprète pas cette impossible séparation. Il nous reste alors une première solution qui consiste à transfigurer cette date en jour de dépense et de profusion : il s’agit de manger. Manger jusqu’à l’ivresse des corps et de l’incorporation : puisqu’il s’agit d’assumer un temps cette ressemblance fondamentale, alors ressemblons-nous comme corps, comme goinfre. C’est cela même que l’on appelle cadeau (ou don). [25 déc.]

Exposer les trésors. C’est livrer les thèsauros à la théoria : les theamata. Choses spectaculaires, merveilleuses, enivrantes, exaltantes. Le trésor est ce que l’on dépose sur la table ou dans les mains. Il est un dépôt de ce que l’on veut. Exposer et consommer les trésors. [28 déc.]

Le temps singulier des révélations. Ce qui est aussi le temps singulier des réalisations (Commencer à deux, Pierre-Damien Huyghe). Ce qu’il dit lui-même être la double traduction possible du terme en-ergeia. Ce qui accomplit et ce qui dévoile. Ce qui met à nu comme mouvement. Ce qui advient dans le réel est toujours un non-retrait. Le réel n’est alors pas autre chose qu’une nudité immédiate. Parce que ce que nous nommons le réel n’est pas autre chose que la res entendue comme acte : mettre à nu. L’acte est la mise à nu, non du monde, mais de l’existence. Mise à nu de la disparition du monde, mise à nu de la puissance de l’œuvrement. C’est ce que nous nommons le temps singulier des révélations. [29 déc.]

Droit ou redressé, orthos, è orthouménos, disait Marc-Aurèle. [30 déc.]

Le sentiment inépuisable et épuisant du même. [30 déc.]

Il faut fêter ce qui constitue la fin d’un cycle, ce qui constitue, quelques fois, l’épreuve dirimante de ce qui bouleverse les conditions de la vivabilité. Il faut achever dans l’abondance – dans la surabondance et l’excès – ce qui n’a pas été rendu possible. Liber Bacco euoèi et rendre à Némèsis la vue, non pas comme réclamation, mais comme appel à un nouveau partage. L’hubris est excitante. [30 déc.]

Certains gestes se constituent comme des pré-parations. C’est-à-dire comme une présentation à soi. Préparer ce qui constituera la fête et la commencer immédiatement dans ce qui se dresse. Attendre dans l’inattendu, avec vigueur et exaltation. Se couper le souffle. L’espace de la festivité est l’expérience matérielle de ce qui coupe le souffle, ce qui en rompt le rythme, non pour en saisir les heurts, mais, au contraire et c’est ce qu’il importe de penser, pour en saisir l’inépuisable flux. Pour ne plus sentir de cadence, mais la forme même du rhuthmos, tant qu’il n’était qu’écoulement, tant qu’il n’était qu’excès de présence. Si l’on s’accorde à penser avec Heidegger que la philosophie est la réponse d’une humanité atteinte par l’excès de la présence, il est possible de penser la première réponse matérielle – avant que cela ne soit la mesurabilité et la morale – qui est celle d’Aristote :  non pas à la lettre la festivité, mais ce qu’il nomme lui-même la sunthéoria et le suneuôkhesthai. Il faudrait le traduire par étudier et se réjouir ensemble ; moins sérieusement par fêter et fêter encore avec. Faire l’effort de penser la relation prépositionnelle et adverbiale. La festivité est cet écart. [31 déc.]