année 2013 – vol. II

Se souhaiter ce qu’il y a de mieux ! Les trésors ! [1° janvier]

Ce qui est irrésistible, est ce qui ne-revient-pas à sa place. En somme ne pas s’arrêter : ce qui est irrésistible est le mouvement. [3 janvier]

Le vivant atteint quelques fois une concentration telle qu’il accorde à la vie une forme absolue de joie matérielle. La vie pleine qui semble ne jamais se reposer. La vie pleine qui semble inépuisable, qui semble à ce point toujours se dresser dans l’exigence simple des conditions de la vivabilité. Seuls les êtres de l’infinie proximité sont capables d’offrir l’expérience possible de la vie pleine. Les êtres de l’intimité et de la disponibilité. Cela re-garde précisément la forme matérielle du don, sans contre-partie, si ce n’est l’engagement dans la présence qui dès lors fait chuter l’étroitesse de la facticité. Puisque cela ne laisse pas de place. La vie pleine est épuisante et excitante parce qu’elle ne laisse pas de place. Ce qui ne laisse pas de place ne signifie en rien ce qui ne fait pas place. Ce qui ne laisse pas de place n’empêche en rien de faire place. Il en est même la condition essentielle. C’est l’étroitesse infinie de ce paradoxe qui est la seule possibilité du bon-heur. Autrement dit de l’immédiateté substantielle. Nous ne pensons jamais assez ce que signifie l’immédiateté, parce que nous n’avons pas encore suffisamment saisi que l’idéalisation projetante est l’effroi. Replier le projet dans l’immédiat, est la forme matérielle de ce qui, en fait, en ne laissant pas place, fait place. Faire place, cela signifie ne pas encombrer ce qui va venir, ne pas encombrer le futur : dès lors je peux accepter l’expérience d’une immédiateté saturée par l’excès de la présence. Cela, c’est ce qui ne laisse pas place. L’incapacité et l’impossibilité matérielles de penser et de saisir cela, est ce que l’on nomme aliénation. Ce qui ne laisse pas de place est en somme la donation d’un faire place. C’est seulement de cette manière que nous pouvons accepter ce que signifie aimer et prendre plaisir. [3 jan.]

Excès, excessus, provient du verbe ex-cedere : sortir. L’excessus est la sortie, le ravissement et la digression. Ce qui est en excès est ce qui ne cesse de sortir, ne cesse de ravir ou de se ravir, et ce qui ne cesse de digresser, c’est-à-dire, qui ne cesse de parler et de commenter. [5 jan.]

La fiction suppose que l’on regarde ses gestes. L’exercice de la littérature consiste à s’étonner de cela. Écrire à l’infinitif et écrire autant de fois qu’il est possible la forme il faut. Ce qui pourrait sembler autoritaire l’est en fait beaucoup moins que les formes dites narratives : dire « il faut penser » est moins autoritaire que de dire « elles prirent le train à dix-sept heures ». Parce que la première ne sera toujours qu’une proposition, une indication, un mouvement, tandis la seconde est une facticité, un impératif et une fatalité. Une forme spectrale de destin. La littérature est le dessin des lettres soit comme forme spectrale de destin, soit comme issue constellatoire. Comme forme propositionnelle et prépositionnelle. Si l’invention moderne de la littérature est le pacte d’insincérité – le narrateur – il semblerait que notre contemporain ait pu nous faire croire à son achèvement comme sincérité du pacte d’insincérité. L’échec de cette littérature consiste en une épouvantable mauvaise fois (je suis sincère parce que nous savons que je suis insincère) et consiste en un cruel abandon des personnæ. Ce qui fait l’inintérêt grandissant de la littérature et du cinéma (et par ailleurs de la vie quotidienne…) c’est la façon avec laquelle toute figure, tout personnage, est abandonné sans jamais tenter d’interpréter les moyens avec lesquels est envisagée une vivabilité. C’est le reliquat pathétique de la tragédie (l’abandon destinal, l’abandon à la Moira, l’impossible recours) et la transfiguration de ce qui est mythogénétique. Ce n’est pas tant le problème d’un effrayant ennui de l’être, c’est le problème qu’il est privé de la possibilité d’interpréter son non-agir et le recours insistant à la re-spons-abilité. Faire des histoires n’est envisageable comme mythogenèse qu’à la condition qu’elles soient liées à la possibilité de la parole comme responsabilité. Dans le cas contraire on produit des figures spectrales qui hantent incessamment le réel parce qu’on ne peut s’y accoutumer. Dire « il faut penser » est donc la proposition d’un engagement chrématistique de l’usage de ce muthos. C’est le seul pacte que je suis en mesure de proposer. [6 jan.]

Il semble en effet que nous ayons petit à petit abandonné les personnages de la fiction. Sans doute pour deux raisons : d’abord parce que l’industrie de la littérature et du cinéma ont tant produit de ces personages qu’il est impossible de s’en occuper et de s’en préoccuper. Alors ils s’accumulent dans l’espace de l’oubli ou de nos angoisses. Ensuite parce qu’à partir de xixe siècle et pour des raisons politiques il a fallu être « dur » avec ces personnages, autant que la réalité l’était. C’est le principe réaliste. C’est le syndrôme madame Bovary. Quoiqu’il en soit si les personnages – les héros  – étaient laissés au destin, il sont désormais abandonnés. Or s’ils l’étaient pour des raisons politiques, ils ne sont plus que par lâcheté morale. [7 jan.]

Maintenir sa présence de longues journées dans l’espace public, donne à la brève temporalité de l’intime une densité étonnante. L’expérience d’une densité excessive. Déplacements et nouveaux visages. [9 jan.]

Les promesses. [12 jan.]

La somme d’un reste d’ivresse, de l’épuisement, de la faim, du désir, de la présence à soi, de la soif, de la mémoire, des images, de l’appel à l’interprétation philosophique de l’économie, du lumineux, de l’idée, fait que l’on se dresse et que l’on s’adresse en présence et avec joie. [13 jan.]

Saisir le dernier don de la présence du jour. Penser à maintenant et en maintenant. [13 jan.]

Penser à ce que signifie la réponse. Il y a celles qui exposent l’affectueuse tendresse. L’épithète. Et qui s’achève par un je t’embrasse. Celles donc où la parole est enclose dans le geste de l’altérité. Carus. Ce qui est enclos est la transfiguration d’une parole en mots, en signes graphiques sombres. Les lettres, énoncent, fragmentent ce que l’autre pourra et voudra rassembler. Savoir répondre, c’est laisser venir la possibilité du rassemblement pour l’autre. Ce qui engage n’est jamais autre chose que la possibilité de l’itération, celle de la ré-ponse, celle du r-assemblement, celle du re-gard, celle de la re-lève. Mais il ne s’agit pas de l’itération du même, ce qui n’aurait aucun sens, mais la répétition du geste qui contient la différence. [19 jan.]

Il n’est jamais facile d’enlever l’inquiétude des images. [19 jan.]

Les jours entiers occupés au langage : parler, répondre, écrire. Écrire, entre autre, sur l’épineux problème du plaisir désintéressé kantien (uninteressirten Wohlgefallen). Avant tout cela, écrire sur le concept de plaisir. D’abord chez Aristote. Celui de La Poétique. Mais il y a deux plaisirs : celui entendu dans le terme hédonè et celui entendu dans le khairein. Aristote utilise le verbe khairein pour parler du plaisir que nous éprouvons (1448b10) à contempler des objets qui imitent le réel surgissant, le réel historique survenant. Khairein dit briller de joie, briller de plaisir. En somme, ce plaisir est celui qui ouvre l’être à l’expérience du charisme qui serait alors une sorte d’autorité par laquelle on révèle dans la joie de contempler et en même temps, une autorité comme auctoritas par laquelle on révèle la beauté naturelle du réel survenant. Il n’y a donc pas d’objet dans cette relation khairéniste. C’est pour cela qu’il ne s’agit pas, comme dans la relation hédoniste, d’un plaisir qui réclame satisfaction. Il est alors assez clair que pour Kant, si le beau est une relation et qu’il ne peut en aucun cas être un objet, alors le plaisir est désintéressé : il ne se place pas dans la relation pour en saisir un objet, pour en produire un objet. Il ne s’agit plus d’un intérêt, inter-esse, mais d’un être-en, tel que le proposait Derrida dans l’expression, se-plaire-à-soi. La relation artistique est non-objectale, parce qu’elle est l’expérience de ce qui se contemple contemplant (le survenant). Ce serait cela le charisme matériel, une sorte de grâce. Mais c’est probablement trop simple ainsi. Maintenons l’hypothèse d’une interprétation matérielle : cela n’intéresse pas parce que l’on ne peut l’avoir en propre. Ce qui signifie alors que la tradition philosophique de l’interprétation de l’art est la plus radicale. C’est paradoxalement le passage par Hegel qui incrusta la nécessité, esthétique, de l’objet. Alors que la tradition aristotélico-kantienne suppose que l’art n’a aucune objectité parce qu’il est un processus : plus précisément une thématisation de la survenance. L’art n’est pas dans l’objet mais dans le processus qu’il initie et qui fait que l’on contemple soi-même contemplant. L’art est sans-objet. Philosophiquement il est donc impossible qu’il puisse atteindre à une quelconque objectalité au risque de devenir marchandise ou système. Produire un système est un manque d’intégrité précisait Nietzsche. Il y a quelque chose de résolument moderne dans cette hypothèse : il est alors évident de penser que la modernité puisse affirmer, contre l’idéal esthétique, l’idéalité d’un processus, qui indique que l’objet d’art n’a pas de réalité autre qu’économique et systémique, mais aussi que l’objet importe peu puisqu’il est l’élément thématisant, que le spectateur et le lecteur sont co-auteurs, que l’auteur se transfigure en fonction, qu’il s’agit d’un partage de co-actorialité, qu’il est possible d’affirmer la dématérialisation et la disparition parodique de l’artiste. L’art n’existe pas. On peut l’affirmer. Il existe un processus qui consiste, disait Georges Molinié, à artistiser, autant qu’à non-artistiser, désartistiser et réartistiser. Le reste n’est qu’un rapport capricieux à la marchandise et à la valeur. Et ce n’est toujours pas de l’art. Mais ce n’est pas non plus un processus, c’est un système. Cependant l’écueil radical – et ravageant – des pensées aristotélico-kantiennes est la morale : l’interprétation que l’être du désintéressement est vertueux. Or l’être désintéressé n’est pas plus ou moins vertueux que l’être intéressé. Parce qu’ils sont l’un et l’autre, dans la modernité, livrés à l’angoisse. L’angoisse du sujet et de la difficulté à se livrer sans-objet. Le paradoxe est ici. Nous n’avons cessé de travailler sur l’objet, nous n’avons cessé de dématérialiser et de rematérialiser. Peut-être qu’il faudrait revenir à une interrogation sur le plaisir. Peut-être qu’il ne s’agit pas de penser dans une relation essentielle au plaisir (ni au déplaisir). Mais autre chose. Là aussi d’inessentiel. [20 jan]

Comprendre que la privatisation de l’intimité est la chose la plus douloureuse. Il s’agit toujours d’une double séparation. Faire en sorte de ne pas advenir à cette privatisation est la seule mesure possible mais difficile du respect. [23 jan.]

L’idée d’être de la même époque est troublante. C’est même une idée sidérante et désirante Il s’agit de se laisser séduire, c’est-à-dire de se laisser emmener à l’écart. Se mettre à l’écart du temps de la facticité en se précipitant dans le présent. Le présent est ce qui est toujours séparé. Le présent est l’écart. Être séduit c’est détourner les yeux. Le présent est ce qui se fait dans ce détournement. Il est l’inattendu. [25 jan.]

L’érotisation du monde consiste à appeler des visages. Cela consiste à appeler ce qui est le plus singulièrement quelconque, c’est-à-dire désirant : autrement dit ce qui résiste absolument à l’identité. Cela seul est l’aimable, c’est-à-dire ce qui aime. [27 jan.]

Seule l’insatisfaction est envisageable. [30 jan.]

Il faut penser (et envisager) que l’insatisfaction ne puisse jamais être une plainte. Il faudrait alors savoir ce que signifie l’idée non-négative de l’insatisfaction [voir le 6 oct., le 6 et le 9 déc. et le 20]. Elle est le pas-assez de l’opérativité. Mais elle recèle alors en son centre une exigence inépuisable. Ex-agere. Agir-hors. Ailleurs. [31 jan.]

Se tenir prêt à cette exigence, c’est se maintenir dans l’espace même de l’excès. Saisir que ce qui se maintient comme ce-qui-est-en-propre est l’achèvement de cette exigence. Il faudrait être en mesure de penser à ce que signifie le terme excès (le texte ne cesse d’y venir). Mais ici matériellement, singulièrement, : l’appel, l’accueil, la célébration, la présence, le corps, l’alcool, la parole qui ne s’arrête pas, l’insurmontable, le désir, la joie, l’ivresse de la sobriété, la fête, les repas, un poulpe, un lieu jaune, l’épuisement, les agrumes, l’érection, la torta di ricotta, l’insomnie, les projets, les images, les draps blancs, etc. [1° fév.]

Avoir conscience que seul l’agir est en mesure de rendre supportable l’insatisfaction. Le paradoxe de l’opérativité se trouve ici. [7 fév.]

Ce qui rend malheureux est l’histoire. Ce qui excite et ce qui fait désirer est l’historialité. [8 fév.]

La Geschichtlichkeit. Elle suppose que nous soyons en mesure de penser que l’événement, que le phénomène n’entretiennent pas seulement une relation avec la chronologie, avec l’ordre hiérarchique de la facticité, mais bien une relation avec l’existant. Puis partir, heureux de la lecture du § 74 de Être & temps, pour donner une conférence sur l’idée d’hapax. L’idée même que tout ce qui survient rend heureux. Laisser venir à soi les visages et les accueillir. Cela signifie que certaines journées sont dégagées de toute inquiétude quant à l’idée même de la privation de la parole. Certaines journées semblent propices à achever le paradoxe de Phèdre. [9 fév.]

Confectionner un pâté en croûte et éplucher de petits artichauts. Banquet X, banquet radiophonique donné à 23 heures à Radio France en direct. [11 fév.]

L’épuisement, ce qui prend fin et l’incomplétude, n’ont matériellement pas de fin, si ce n’est, temporairement, par un repli sur son corps. L’idée d’une jouissance. [12 fév.]

La privation et l’incomplétude sont les deux expériences de la douleur. L’être douloureux est celui qui ne trouve pas matériellement et intellectuellement de fin à ce qui se maintient privé et incomplet. La possibilité matérielle d’y échapper est l’expérience de l’historialité. Or ce qui est à la fois désespérant et brutal est que l’humanité matérielle – c’est-à-dire celle qui vit – affirme son caractère historique, celui de la privatisation et de la génération. L’être, par absence de choix et de possibilité interprétative, règle le vivant dans la capitalisation : ce qui demeure privé et ce qui fait famille. L’idée de ce que l’on nomme le recel. L’humanité recelante. Autrement dit elle se tient cachée ; pour faire histoire. Cependant elle n’est en mesure de le faire qu’en échangeant sa propre vivabilité contre ce qui fera capital et contre ce qui fera génération. L’histoire s’enferme alors au fond des petits lieux privés du recel. Mais, à la lettre, rien ne fait histoire, puisque tout s’absorbe dans le néantissement de l’usure et de l’ignorance. À la lettre signifie que rien ne s’inscrira, rien ne sera chiffré. Il faut entendre usure dans ses deux sens. Seule l’historialité offre la possibilité de se tenir non caché et non capitalisant. Il y a longtemps nous pouvions crier Occuponem propitium! C’est cela, aussi le caractère de l’historialité. [14 fév.]

Les célébrations ! [15 fév.]

Les prédictions et la convenance. [16 fév.]

Ce qui rend la proximité et la socialité insupportable est l’arrogance avec laquelle nous nous acharnons à ne pas vouloir comprendre les systèmes qui absorbent les conditions de notre vivabilité. Or l’achèvement de notre historialité est dans le fait que nous ne faisons rien d’autre que nous vendre à bas prix pour garantir les conditions mêmes de notre vivabilité. Ce qui justifie pour la plupart d’entre nous un repli impensé sur soi comme privé et comme confort. [17 fév.]

Ce n’est jamais le vivant qui est brutal, c’est la manière illogique avec laquelle nous le transfigurons. C’est cela même qu’il faut saisir, une biopolitique, c’est-à-dire ce qui permet de penser et d’interpréter le vivable et non le vivant. Or la politique n’est jamais politique ni même morale, elle n’est que rituelle. Or le vivable n’est jamais plus réellement le vivable, ni même la morale, il n’est que la valeur, autrement dit le salaire. C’est cet espace dépourvu de tout ce que nous nommons morale, c’est-à-dire de la possibilité des conduites, qui rend désespérément malheureux. Il suffit pour la plupart d’entre nous d’attendre que la réparation s’opère dans le silence. Or cela même est impossible. L’arrogance absolue du commun est dans le maintien rigide et féroce de conduites obsolètes et silencieuses. C’est cette arrogance du vieux maître riche, trop riche qui ne peut voir que le maintien de ces conduites est la cause de la misère. Or nous sommes encore cette richesse, comme croyance, qui ne nous fait que revenir dans le replis misérable de la dissimulation, de la prévalence du privé, de l’impartageable et de l’obéissance. L’être de la dissimulation est toujours celui qui revendique avec autorité un ordre nouveau comme état d’exception permanent pour mieux laisser, dans cette dissimulation, l’impensé de ce qui est. L’ordre nouveau n’a pas de sens si nous ne faisons l’effort de penser de manière critique ce que nous avons établi. Dès lors nous n’habitons plus que des placards. [20 fév.]

Le privé est misérable et non spécial (c’est pour cela qu’il faut en urgence repenser le concept de privation). [21 fév.]

Dans quelle mesure la réparation de l’inconvenance est-elle possible ? Elle est infiniment graduelle. Mais essentiellement dans l’expérience du retrait. Donc de l’irréparable. C’est cela qui fait monter les larmes. [22 fév.]

Je n’ai cessé de parler de treize heures à trois heures du matin. Rien d’exceptionnel, mais il s’agit de penser cette expérience singulière qui consiste à parler durant quatorze heures sans prendre de pauses : en cours, en réunion, en buvant des verres, en dînant, par skype. L’épreuve de la parole est essentielle, elle est celle du vivant, de l’aimable, de l’amitié et de l’admiration. Celle même de l’admiration mutuelle. Qui est la seule possible. Lors de ces temps de la parole et de l’admiration a été pensé et discuté le projet d’un prochain livre pour et avec le collectif A constructed world et pour la biennale de Bourges. Le titre pourrait en être Satis. Ce qui signifie assez. Ce texte littéraire et théorique aura pour sujet the satisfaction without delay. Le concept est problématique parce qu’il suppose d’être en mesure de penser le concept de suffisance, ce qui est assez. Or cela présuppose d’être en mesure de penser une gradualité. Or comment pouvons-nous penser une gradualité ? Il faut dès lors penser avec une extrême précision la possibilité d’une gradualité éthique (et non morale). La parole ne fait que dire ce qu’elle est en mesure de dire. Elle ne fait que tramer l’intentionnalité et la puissance. [23 fév.]

Se sentir infailliblement heureux et endetté. [24 fév.]

Penser ou saisir les usages peut se faire et se réaliser à partir des reliquats que laissent les objets. Ces reliquats sont des formes qui laissent apparaître par évidement ce que la ligne la plus claire nous donne encore à voir. Ici la dépose d’un geste, d’une lèvre, le souvenir d’un tintement, en somme l’échelonnement infini de la perception. L’inventaire de ces formes en délivre leur avoir-lieu, c’est-à-dire des noms, une date et une adresse. (Pour Dieudonné.) [24 fév.]

Il faut se souvenir que le terme tâche – issue de l’ancien occitan – vient du verbe latin taxare, dérivé lui-même de tangere qui signifie toucher, porter la main. Taxare signifie toucher souvent et donc évaluer (voir le terme taxe). [25 fév.]

S’il est quelques fois très regrettable que le commun ignore à ce point ce que peut être la philosophie, il faut aussi le reprocher à la discipline même. Il serait sans doute profondément inintelligible de tenter de la penser à partir de la figure de la sophia comme vertu. Mais bien plutôt comme amabilité. Il faudrait être en mesure de penser le sophos comme être aimable. C’est le lieu même de l’erreur qui consiste à interpréter la philosophie comme discipline morale. Il s’agit de deux choses fondamentalement différentes. Dès lors, on peut considérer que la philosophie est l’exercice qui consiste à penser l’être comme être aimable. Mais ce n’est pas suffisant. Ce que serait la philosophie est précisément l’analyse et l’interprétation des relations que nous entretenons, non pas en vue de devenir aimable (ce serait rigoureusement la politique et la morale), mais en vue de saisir les conditions de notre vivabilité. Ce que signifie la vivabilité n’est pas autre chose que ce qui rend vivable le vivant. La philosophie est donc à la fois une discipline (nous disons discipline parce qu’elle demande de s’exercer) historique puisqu’il s’agit de comprendre, continûment, les relations qui ont été et qui sont entretenues avec la pensée et une discipline métaphysique en ce sens qu’elle ne cesse de tenter une ontologie, précisément, ce qui signifie que quelque chose a été plutôt que non et qu’il a été d’une certaine manière. Philosopher signifie donc interpréter les relations présentes que nous entretenons à la pensée et à la facticité. Les conditions du vivre humain suppose que nous maintenions un rapport tout à fait singulier au vivant comme facticité, comme avoir eu lieu et comme intensité. En soit c’est très simple ; ce qui n’est jamais simple, sont les manières si complexes que nous ne cessons de produire et d’entretenir. Pour le reste il s’agit de ce que nous nommons morale et politique, c’est-à-dire ce qui relève des usages et du commun. L’usage et le commun peuvent se comprendre comme ce que nous entretenons dans la socialité et dans la mutualité, dans le socius et dans le mutuus, dans l’engagement et dans le prêt. C’est par manque de rigueur et surtout par manque de puissance intellective que nous n’avons cessé de confondre, philosophie et morale et philosophie et sociologie. Dans l’un et l’autre cas l’engagement de l’être se trouve dans l’observation et dans l’enquête portée sur les modes d’existences. Mais ni la morale ni la sociologie ne peuvent s’empêcher de porter l’observation à un point de tension morale et politique, c’est-à-dire en vue d’en révéler ce qui pourrait susceptiblement être mieux. Il y a donc une visée morale en vue d’une vie autre. C’est pour cette raison qu’il est sans doute fondamentale d’assumer une posture qui consiste à dire que la philosophie n’a jamais eu aucun rapport avec ce que nous nommons l’espace social. Plus précisément elle ne devrait pas en avoir. Faire de la philosophie, comme faire de l’art, n’est jamais un statut définitif et achevé qui nous empêcherait de faire tout autre chose, mais bien au contraire, un temps et un espace particulier où l’être pense de manière particulière ce qu’il fait. Cette manière particulière est celle du spéculatif qui n’est jamais celle de la réalité sociale, économique, politique et morale. L’espace spéculatif est l’espace d’une observation bavarde. Ce qui veut dire, comme nous l’avions déjà soutenu, que la philosophie se doit de regarder avec attention le vivant, mais elle ne peut l’écouter. Si elle venait à l’écouter, elle perdrait immédiatement son statut de philosophie pour celui de morale, d’histoire ou de sociologie. Si la philosophie ne peut écouter, c’est d’abord parce qu’elle ne doit pas le faire, mais c’est surtout parce qu’elle ne peut le faire puisqu’elle ne cesse de parler. Le pensé philosophique est celui même de la parole. Si la philosophie doit assumer la plainte (pour laisser alors le poétique se dégager de ce dernier devoir…) elle ne peut l’écouter. Cela n’aurait pas de sens. Faire de la philosophie signifie ne jamais cesser de parler, ne jamais cesser d’entretenir la parole, en l’éprouvant dialogiquement et tautologiquement. Il faudrait donc, avec un petit peu de lucidité, arrêter singulièrement de reprocher à la philosophie d’être le lieu du spéculatif et arrêter immédiatement de faire croire qu’il est possible d’en simplifier les enjeux. Si la modernité est le lieu de la médiocrité spectaculaire, il est alors temps de penser ce que signifie, d’une part la complexité et, d’autre part, ce que signifie le retrait morale, c’est-à-dire l’éthique. Si la philosophie consiste à ne cesser de regarder et de parler – regarder le vivant et parler du vivant – alors il faut pouvoir penser que notre modernité est catégoriquement un tournant qui consiste à ne plus pouvoir signifier la philosophie de la même manière. La philosophie n’est plus métaphysique comme interprétation de l’essence à partir des étants. S’il reste de la métaphysique, et il en reste plus que jamais, cela ne signifie rien d’autre que ceci : penser les relations que nous entretenons entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera (si tant est que cela soit possible). Cette manière si particulière de saisir le monde est la manière humaine et c’est le lieu de la philosophie de le penser, c’est-à-dire penser ce qui se manifeste. Penser la manifestation est une opération complexe qui consiste à la fois et en même temps à voir ce qui est intention, intensité et extension, ou pour le dire autrement, ce qui est cause, effectivité et conséquence, ou pour le dire encore autrement, ce qui est maintenu, maintenant et non encore maintenant. La tâche du philosophique, son Aufgabe est de maintenir tendue la complexité de leurs relations. Que signifie dès lors l’annonce de Martin Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme de 1946 ? Que signifie que penseurs et poètes se trouvent devant la même question et de la même la manière : Nur im Vorbeigehen sei jetzt die Dichtung genannt. Sie steht der selben Frage in der selben Weise gegenüber wie das Denken? Se tenir devant la Seinsfrage et avec cette même manière qui consiste à parler. Penser que ce qui manifeste est toujours substantiellement surabondant : et cela ne signifie ni mieux ni plus intense ni pire ni supérieur, simplement surabondant. [27 fév.]

« La lutte entre les penseurs est la “lutte amoureuse” qui est celle de la chose même. » Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme. [28 fév.]

Yard d’Alan Kaprow. Et au milieu de la pièce, la présence de Tristan Garcia. Une conférence sur le concept d’intensité. Il y a quelques fois d’étonnants moments, de grande joie et d’émerveillement. Est intense ce qui se fait in-tendere, c’est-à-dire ce qui tend en quelque chose au point de se faire entendre. Alors que le Capc s’emplit de centaines de personnes, que l’odeur du caoutchouc synthétique prend la gorge et que la rumeur monte, incessamment et inlassablement, la voix de Tristan maintient un rythme d’une grande densité. Qu’en est-il ? L’intensité est un concept qui présuppose une gradualité de la perception, de sorte qu’il y ait du plus ou moins intense. Il y aurait un problème substantiel à penser l’intensité, puisqu’elle conditionnerait systématiquement un rapport d’évaluation complexe et idéologique des éléments. Dès lors il faudrait pouvoir penser platement le monde. L’intensité ne serait que la concentration extrême de la temporalité dans ce que nous nommons le présent, c’est-à-dire dans l’événement. Mais alors l’intensité ne cesserait de chuter à l’instant où le présent n’est déjà plus présent, ou plutôt à l’instant même où le présent est déjà autre. L’expérience humaine ne serait alors que cette longue expérience d’une intensité à peine tenable et que nous nommerions le contemporain. Le reste ne serait que du monde très plat. Infiniment plat. [1° mars]

Entre un poulpe au bouillon et un merveilleux bar de ligne rôti, une conversation vient sur la question de l’écriture : toutes les écritures, celles théoriques, celles des scripts, celles de la narration et celles de soi. Il faut assumer la position de celui qui a pour soi la tâche d’écrire. C’est seulement de cette manière que je peux penser ce que l’on nomme écriture de soi. Parce qu’il n’y a pas d’écriture de soi. Il est, me semble-t-il, parfaitement insensé de penser qu’il puisse y avoir dans l’écriture quelque chose comme une écriture de soi. D’abord parce que toute écriture n’est jamais autre que systématiquement son écriture, et ensuite, parce que, je crois, nous n’écrivons pas sur soi mais sur cette tâche étrange qui est assignée dans le geste de l’écriture. Quel qu’en soit le protocole. Il n’est que de l’ordre du désir. Il faut désirer, ardemment, pour écrire. Il me semble que le pacte littéraire n’est jamais une sorte de retour sur soi comme interrogation des gestes qui ont été accomplis en vu de penser ce qui devra être accompli. Il y aurait alors dans l’écriture quelque chose qui serait à la fois tragique et prophétique, sans l’être absolument. Écrire c’est rassembler ce qui normalement ne profite pas. C’est-à-dire ce qui ne fait pas profit. Pour soi. L’écriture n’est pas introspective ni encore moins salvatrice. C’est sans doute l’écueil de notre modernité. Seule la pensée est le lieu de cela. Donc celui de la parole. Or la littérature est une parole qui prend volontairement acte d’un délai. Justement pour pouvoir échapper à ce qui devrait être cette introspection et ce salut. Il faut revenir encore sur ce que je nomme le processus léopardien. La tâche de l’écrivain, autrement dit la tâche du poète, die Aufgabe des Dichters, est de faire à tout prix disparaître ce qui pourrait ressembler à une écriture de soi. L’exemplarité du soi est le vivant, pas l’écriture. L’auteur est celui qui disparait, et s’il disparait alors il ne peut plus raisonnablement y avoir d’écriture du soi. Elle n’aurait de facto pas de sens. Le processus léopardien est justement ce qui déjouera l’hypothèse rousseauiste de la suffisance d’un soi rendu par l’écriture. Encore une fois le soi se suffit à soi-même dans le vivant et dans la parole, c’est-à-dire devant l’expérience de l’ami. Il y a dans le Zibaldone quelque chose qui ouvre spéculativement le monde dans l’opérateur immesuré de l’écriture. C’est cela le processus fascinant de l’écriture léopardienne. Il n’y a de soi que la particulière focalisation qui est opérée sur le réel. Saisir le réel sans le mesurer en restituant au langage, et à l’écriture, la puissance de son immesure. [2 mars]

Ce qui échappe à la littérature. L’idée d’en faire une liste n’a pas de sens. [3 mars]

Faire en sorte que le temps ne soit consacré qu’au désir. Et la tâche n’est pas si simple. [4 mars]

Annoncer l’achèvement du poème (l’achèvement de l’œuvre) signifie annoncer que nous ne croyons plus vraiment à l’ensemble des formules qui affirment la valeur de l’œuvre (représentation et universalité). Nos temps modernes étant sans modernité nous maintenons l’idée révolue de la puissance de l’œuvre à l’universalisme. Ce qui a pour conséquence, fâcheuse, de nous faire croire que l’art, que le poème, pour exister à besoin d’un public. Peut-être même de ce que l’on appelle aujourd’hui un grand public. Or, dire que l’art nécessite un public c’est l’obliger, bien malgré lui, à se destiner. C’est précisément ne pas reconnaître que tout processus artistique ou poétique s’il nécessite un destinataire, doit alors être pensé à partir du modèle langagier de l’altérité. Et l’idée même du public – qui est par ailleurs une idée trivialement idéologique – nous contraint à nous tenir devant ce qui se livre comme destin et non comme adresse. Pour penser que l’œuvre doive se destiner il faut à la fois assumer l’idée d’universalité de l’œuvre, l’idée qu’en tant que telle l’œuvre qui a fait l’épreuve de l’universalité acquière un statut d’absoluité, mais c’est encore assumer l’idée de l’indéfectible autorité de la signature et du geste unique et le principe irrévocable de son inéchangeabilité. Or il est possible que l’œuvre ne réclame jamais tout cela. L’achèvement du poème signifie précisément l’achèvement des temps qui en garantissent l’interprétation. Notre modernité fait l’épreuve critique d’une opérativité poétique et artistique qui se fonde dans l’expérience de l’adresse. Adresser c’est prendre la mesure de la possibilité (c’est-à-dire de sa puissance et de son désir d’être œuvre) de l’artisation dans, avec et par l’autre. Mais pour cela il faut pouvoir avoir une idée de ce que peut-être un poème. Ou plus précisément du poétique. Il n’est pas définissable comme telle mais comme la possibilité d’un processus contradictoire et dialectique de l’épreuve de la transitivité et de l’intransitivité de tout signe et de l’épreuve de ce que nous nommerons ici le charisme. [5 mars]

Il est difficile de penser, comme pensée, ce que peut être l’économie. Toute forme de parole théorique inscrite et publiée se livre de manière autoritaire. Et pourtant il faut faire l’effort de penser ce qu’est la chrématistique. Penser ne veut pas dire faire comprendre, mais au contraire faire voir. Donner à voir. [6 mars]

Faire l’épreuve jubilatoire et épuisante de parler en public durant presque huit heures. Il s’agit de préparer l’ensemble des structures énonciatives et d’apparaître sans notes. Tenir à la rigueur de la structure, accrocher sa pensée à cette forme d’attention, laisser venir ce qui pose comme question et comme commentaire, serrer encore un peu plus la rigueur du pensable. Il s’agit de faire venir la pensée dans la disponibilité de soi : l’absence de notes permet une immense vigilance et en même temps la possibilité de toujours se dissiper. Il y a alors la possibilité de laisser voir l’épreuve du pensable. Or l’épreuve du pensable est l’épreuve de l’opérativité, c’est-à-dire que l’épreuve du pensable est poétique. Le pensable autant que le poétique avaient été annoncés par Heidegger comme élément d’aventure, parce que, écrit-il à la fin de la Lettre sur l’humanisme, l’une et l’autre, pensée et poésie, se tiennent devant la selbe Frage, celle de la Seinsfrage et s’y tiennent de la même manière, selbe Weise. C’est cela qui est laissé voir : l’être-parlant. Il faudrait faire l’effort de penser qu’il est philosophiquement le paradigme pour saisir ce que l’on nomme vivabilité. [7 mars]

Le vivant ne se mérite qu’à la condition de faire l’épreuve de l’épuisement. Le verbe mériter signifie ici, ce qui se touche autant que ce qui se courtise. Voll Verdienst, dit Hölderlin. Ce qui rend service, ce qui est plein de mérite. [8 mars]

L’arrogance du duel. [9 mars]

Il est sans doute plus que jamais évident que ce qui est nommé le duel est avant toute chose un problème politique et morale. Il est à la fois le lieu, où il ne s’agit pas que quelque chose commence, mais bien le lieu où l’on porte un regard différent sur le commencement. Commencer seul, à deux, à trois, etc. C’est la mesure de l’expérience du commun. Ce qui est probablement le lieu de la plus profonde arrogance et de la plus profonde bêtise consiste à penser que le duel est l’espace moral par excellence. Il ne l’est pas plus qu’un autre ; il ne peut le devenir qu’à la condition de le considérer comme une sphère ontologico-métaphysique. Si nous ne parvenons à cesser de penser la prévalence morale du duel, alors nous ne serons toujours que les êtres d’une sphère dirimante et douloureuse dans le commun. L’arrogance et la bêtise humaine consiste à penser que nous sommes faits pour vivre ainsi à deux, de cette manière duelle. Presque dans l’exclusivité. Au risque de se priver de ce qui importe et de ce qui intéresse. C’est-à-dire de ce qui fait que nous puissions être parmi. La valeur morale du duel est l’échec politique et intellectif du commun. Non pas parce que le duel est pire que le singulière ou le multiple, mais parce qu’il se constitue comme une doxa implacable et indiscutable. Il est l’ordre même absolu. Il est l’impératif moral. Dès lors il détermine dramatiquement l’ensemble des conditions du vivant matériel. Les conditions de la vivabilité en sont dès lors touchées. Indéfectiblement. Il faut être en mesure de penser les conditions d’une interprétation non morale et non doxique du duel. Il faut être en mesure de pouvoir penser que le vivre avec n’est ni exclusif ni duel ni aliénant mais seulement a la possibilité matérielle du vivant et de l’intérêt. Ce qui signifie dès lors que tous les êtres qui se réfugient dans l’exclusivité du duel deviennent de facto inintéressants. [10 mars]

Le feu blanc des aubépines. [10 mars]

Nicolas signifie le « peuple victorieux ». Le laios. Nicodème aussi, mais le dèmos.[13 mars]

L’Occident connaît trois formes critiques : le duel, le contemplatif, le privé. Pour le dire autrement la pensée occidentale est incapable de penser ni le multiple ni l’agir poétique ni le commun. Or la puissance absolue du capitalisme est d’avoir rendu vendable le duel, le contemplatif et le privé. Parce que l’on voudrait nous faire croire qu’il s’agit de plaisirs moraux. [14 mars]

Manifeste est ce qui se laisse paraître. [14 mars]

Se mettre devant une petite table et penser ce que signifie presque caricaturalement une vitrine d’exposition. Puis penser à ce qu’il peut y avoir dedans. Elle contient donc une série d’œuvres : des découpes de papier suminagashi au format des billets de 500 euros de Yann Sérandour, une carte postale représentant le Trou du souffleur en Bretagne posée comme un reliquat par Jérémie Gaulin, la vitrine construite en bois de châtaignier récupéré par Vincent Blanc, un léporelo de Devenir Dimanche et une salière en porcelaine blanche de Corée exposée avec l’ensemble des salissures propres à l’usage et déposée par A Constructed World. Elle contiendra ensuite une série d’objets : un lingot de 5g d’or, un pièce de 25g d’argent de 1834, une pièce de 20 Drachmes de 1984, le contrat de la pièce, un cactus Hisdewintera aureispina ‘cristata’ et une édition de l’Essay sur l’entendement humain de Locke de 1746. Il s’agit pour chaque pièce d’un problème de valeur, mais plus encore d’économie artistique de la valeur. Faire la somme de la valeur d’usage : 260 euros ; faire la somme de la valeur d’échange marchand, moins de 500 euros ; faire la somme de la valeur d’assurance : 2500 euros. Annoncer la somme de la valeur de vente : 4500 euros. La valeur est presque 18 fois supérieure à la valeur d’usage. [17 mars]

L’art n’existe pas mais il s’affirme comme un processus qui ne cesse de rien produire, un avoir lieu. [18 mars]

Faire l’épreuve de l’endurance. C’est à la lettre, et pour y avoir longuement pensé, la seule formule qui tiendrait du manifeste. Il faut entendre littéralement le verbe endurer. Il ne s’agit pas d’une quelconque formule littéraire ou symbolique mais ce qui se tient en tant qu’endurance. Faire l’épreuve de l’endurance est la seule formule du manifeste en ce qu’elle tient en elle tout ce qui éprouve. Tout ce qui afflige. Tu me adflixisti. Parce que tout ce qui se manifeste s’endure déjà comme ce qui ne se tient à peine plus de la main à la main. Manus fendere. Ce qui heurte la main. Ce qui s’endure est l’expérience périlleuse de ce qui en se manifestant s’abandonne déjà. Il n’y a de manifeste que parce que nous croyons encore possible dans la loi même de ce que l’on nomme manifeste de faire venir ce qui ne devrait se nommer que manifestation, hapax. Lorsque par timidité ou gène, l’on n’ose penser le manifeste on dit que l’on fait de la littérature. [21 mars]

Les précautions qui garantissent la valeur arbitraire de ce qui n’en a pas. Parce que ce sont des objets qui garantissent une invraisemblable puissance d’insincérité. C’est cela le Pense-Bête broodthaersien. C’est le projet Chrématistique comme contribution à une philosophie critique de l’œuvre et des manières particulières de l’agir artistique. Cet agir s’il est insincère, c’est parce que nous croyons étrangement en la puissance des œuvres. Or la pièce n’existe avant tout que dans la possibilité qu’elle acquiert une valeur. Son enfermement comme capitalisation n’en assume alors rien d’autre que son insincérité. Être insincère signifie ne pas être intégral, être non-intact. Insincerus. Ainsi l’œuvre qui ne s’effondrerait pas dans l’idéalisme et dans l’universalité, est en mesure d’exposer le caractère de non-intégralité de l’objet et de la valeur. In-tangere, non-touché, ce qui serait à la fois l’intégralité et l’intégrité. Or l’œuvre dite d’art doit assumer d’être insincère en ce qu’elle est paradigmatiquement non-absolue, c’est-à-dire non détachée de l’ensemble des circonstances qui ne pourront la maintenir ainsi supposément intacte. Selon la célèbre formule, faire une œuvre d’art sans art revient à faire ce que l’on nomme poésie, au sens morale de ce que l’on nomme œuvre poétique ou au sens littérale de ce que l’on nomme production. Il s’agit pour la modernité de choisir ici, radicalement la seconde possibilité et de se détourner de ce que l’on nomme œuvre poétique. C›est ce que l’on nomme achèvement du poème. [23 mars]

L’art est une double contradiction : nous ne sommes pas capables de regarder l’art autrement que comme œuvre, et nous pensons l’art comme un destin et nous nous pensons comme public. [24 mars]

Penser à son genius. Ce qui altère la puissance du genius est l’itération commémorative des événements. C’est seulement cela qui s’appelle vieillir. Il faut se souvenir de la formule de rabi Nahman de Bratslav, il est interdit d’être vieux. Ce qui pourrait signifier qu’il est interdit d’altérer la manière avec laquelle on fait face à ce qui se manifeste. [26 mars]

Accepter les célébrations. [28 mars]

Ce qui forme la mesure pour l’être de l’endurance et de l’épuisement est de se retrouver face à ce qui ne s’achève pas. À ce qui vient comme itération commémorative. À ce qui ne prend pas fin comme à ce qui hante. Ce qui s’éprouve n’est pas alors ce qui n’a pas de nom, bien au contraire, mais ce qui ne peut plus venir comme visage. Ce qui ne se regarde plus et ce qui ne se donne plus main dans la main. [1° avril]

Commencer l’écriture de Satis. Ce livre est une commande et une adresse. Il est un journal et un traité. Cependant ni le traité ni le journal ne font histoire. [4 avril]

Se dire que l’on tient dans le creux de la main la somme de tous ses désirs est une métaphore et une image matérielle de la réalité. C’est ce qui n’attend pas et ce qui se tient manifeste. Il y a un temps où s’élabore cette présence manifeste dans la célébration, c’est-à-dire dans le nombre, là où l’on fait venir et tenir ceux qui nous sont chers, ceux qui tiennent notre désir ainsi comme joie matérielle. On fait alors la fête. Faire la fête ne dit pas autre chose que fêter ce qui a la capacité de tenir dans une main, ce qui a la capacité de se saisir à bout de bras. Alors on boit, on embrasse, on étreint, on saisi, on regarde, on répète qu’on aime. On offre. Mais la fête n’a pas de sens, elle ne doit pas en avoir. Elle doit se maintenir à l’abri de toute signification. C’est cela savoir fêter. La fête est un dies nefastus. La fête n’est pas propice à la métaphysique. La fête n’est alors que la libération du temps de l’être de la métaphysique. Libération temporaire et contingente. C’est ce qui se nomme présence. [8 avril]

Vivre de la dirimante épreuve de l’absence du corps des autres. [9 avril]

La puissance du vivant n’est pas livrée à l’interprétation. C’est cela qu’il faut accepter et c’est cela qui est la métaphysique. [12 avril]

Ce que l’on ne peut dire il ne faut pas nécessairement le taire. Il faut tourner autour. C’est cela qu’il faut appeler le séduire. Heidegger écrivait dans la Lettre sur l’humanisme que la lutte amoureuse est celle de la philosophie. Autrement dit c’est celle de la pensée. Le reste n’a ni sens ni vérité et encore moins d’existence. La philosophie est une manière particulière de penser la puissance de l’agir, celle de l’interrogation et de cette lutte amoureuse. Que signifie lutter amoureusement ? Cela signifie déployer son être en vue que soit pensé ce qui s’accomplit. Mais cela ne peut se faire qu’à la condition d’être devant, d’être face à l’autre et aux autres. Aimer signifie maintenir la possibilité de ce qui fait face. Lutter et séduire formulent ce qui sépare, ce qui divise, c’est-à-dire ce qui ne peut parvenir à l’unité. L’être du séduire est celui qui maintient la possibilité de toujours tourner autour, incessamment. C’est la formule même de la pensée. Parce que penser et dire ne signifie plus annoncer une vérité comme certitude, mais une vérité, une garance peut-on dire comme indication de ce qui a lieu. [13 avril]

Comment pouvons-nous penser la différence entre les concepts de con-vocation et de pro-vocation ? Qu’est-ce que signifie le terme vocation ? Il signifie l’appel particulier et l’inclinaison singulière. La forme destinale de ce à quoi nous sommes appelés. Mais à quoi sommes-nous appelés ? D’abord à une forme matérielle de réunion en ce qui fonde le commun et un vivre avec. Ensuite à une forme plus complexe et plus autoritaire d’un faire-venir-à. Certains appelleraient cela une interpellation. Quelque chose nous provoque à la saisie et à la réalisation. Dans la langue heidegérienne, c’est le terme heraus-fordern. La différence entre convocation et provocation est un problème de préfixe, c’est donc littéralement un problème de pré-position : le passage du cum au pro. Le cum indique un accompagnement, tandis que le pro marque une orientation soit vers ce qui est avant soit vers ce qui est en vue de (pour). Se trouve alors ici le noyau de la métaphysique, en tant qu’interprétation de ce que signifie l’appel : en somme en quoi sommes-nous appelés à vivre d’une manière particulière qui est celle de la consommation. Le vivant humain est pro-voqué à se saisir d’une manière particulière du monde en vue d’une consommation. Le monde entier est alors métaphysiquement absorbé dans le pro. [14 avril]

En 1523 Tiziano Vecellio livre à Alfonso I d’Este Bacco e Arianna pour les Cameri d’alabastro. Ariane Polliplokamos est abandonnée à Naxos. C’est la rencontre foudroyante avec Dionysos. Dans le tableau du Titien il saute d’un char tiré par deux guépards : un équilibre improbable, un pied dans le vide qui suspend le tableau dans un fulgurant mouvement et qui laisse voir, dans ce mouvement impromptu, les longs cheveux blonds et bouclés du dieu, l’apparition de ses testicules et de son sexe sous un manteau rose, sa musculature, l’entrouverture de sa bouche, le blanc de l’œil, la beauté des bras et des mains, la couronne de lierre. Cissos le lierre et Dionysos la vigne. Ils s’enlacent. À droite du tableau, sous les frondaisons des chênes s’ébranle le thiase : deux musiciennes à moitié dénudées avec tambourins et cymbales, deux hommes moitié nus, l’un entouré de serpents, l’autre ceinturé et couronné de vigne et tenant à la main gauche la klèmatis et dans la main droite un cuissot de chevreuil. Au fond, plus à l’ombre encore, un gros Silène est endormi sur un âne. La rencontre d’Ariane et de Dionysos a lieu sous le soleil, dans la lumière. Le ciel bleuté est celui d’une fin de journée chaude. L’heure vespérale. Au premier plan, un enfant satyre nous regarde dans les yeux : sa tête est couronnée de fleurs de jasmin, un chien semble vouloir jouer avec lui, tandis qu’il traine en laisse une tête de veau. Tout à gauche comme abandonnés par Ariane, une étoffe pâle et un vase en bronze sur lequel le peintre a signé TICIANUS F. Au loin un navire étrange dont les voiles semblent être à la fois des vagues et des nuages. L’idée du bateau de Thésée. Le règne de Dionysos s’ouvre et se déploie dans l’abondance du végétal : chênes, vignes, lierre et jasmin. Mais il y a plus encore ; au premier plan s’étale de droite à gauche une ancolie, un iris et un câprier. Aucune de ces trois plantes ne figurent traditionnellement dans les attributs de Dionysos. Parce que l’ancolie est une plante magique aphrodisiaque. Parce que l’iris est un narcotique et l’idée du message. Parce que le câprier est le fruit de l’appétit (Ecclés, XII, 5). Si ces plantes ne fleurissent pas en même temps c’est parce qu’elles indiquent l’idée d’une temporalité kairologique et en ce sens l’idée de l’amour, de l’addiction et de l’appétit. C’est la figure même de Dionysos. [14 avril]

Se trouver épuisé à écrire trois livres en même temps. [17 avril]

Il faut s’acharner avec rigueur mais aussi avec une sorte de théâtralité, pour faire un cours magistral sur le concept de critique institutionnelle. Il n’est jamais très compliqué d’en comprendre le sens ; en revanche en comprendre les fondements et les enjeux demande toujours un peu plus d’acuité. Il est alors raisonnable de formuler deux crises majeurs pour entendre le sens de cette critique institutionnelle : commençons par l’omniprésence autoritaire de ce que nous nommons musée d’art contemporain. Le musée, tel que nous l’entendons, est une invention relativement tardive qui prend acte au moment où les états ont besoin d’exposer publiquement une collection qui représente idéologiquement la grandeur de la nation. C’est le projet du Louvre tel qu’il est entendu par Vivant Denon et son commanditaire. C’est le projet du Louvre qui prend place au cœur de l’ancien palais de la gouvernance. Art, politique, ethnographie et gouvernance se trouvent alors indissociablement mêlés. Le musée est le lieu de la comparaison ethnographique, le conservatoire de la culture originelle, le lieu du pillage, le lieu de la dépense exubérante et le lieu de la sacralité. Or la puissance d’extension du musée a réussi à absorber ce que l’on nomme art contemporain : le musée trouve la nécessité de ne pas laisser échapper tout ce qui se produit de la préhistoire à ce qui n’est pas encore de l’histoire. Le drame du musée est qu’il n’est jamais en mesure de penser sa propre puissance, mais au contraire de toujours se penser comme la victime d’un pouvoir coercitif. La modernité se dote de musées d’art contemporain au même rythme que l’antiquité romaine de la pax romana se dotait de forums et au même rythme que l’occident chrétien se dotait d’églises. Il est alors complexe de pouvoir saisir la conservation de ce qui est pensé comme historique et encore plus complexe pour ce qui n’est pas encore historique. Alors on fabrique de l’histoire et à la lettre nous fabriquons une nouvelle forme d’hagiographie. Hagios signifie ce qui est sacré, c’est-à-dire ce qui est intact et préservé de toute souillure. Il faut penser ici à la remarquable puissance du modèle florentin et surtout au travail de Vasari dans les Vite. C’est pour cela qu’il nous faut en toute rigueur faire l’effort de tenter de penser ce que signifie le terme agambénien de profanation. La première crise est donc le musée. La seconde est celle du public. L’idée même de penser un lieu, indéfectiblement lié au pouvoir, qui accueille les objets qui témoignent de la grandeur d’une culture, suppose qu’il faut un public pour venir voir, contempler, respecter, témoigner et apprécier ces trésors et ces trophées. Le musée réclame un public parce qu’il n’a de sens que s’il se destine à un public et il n’a de sens que si le public en venant le destine. Le musée n’existe que parce qu’il y a un public et le public n’existe que parce qu’il y a un musée. Cette relation n’est pas impensée, elle est occultée. Le musée ne trouve son sens – et sa légitimation – que dans le concept inopérant et creux du public. Le public est un concept idéologique. Sommes-nous seulement en mesure de penser le musée ? Tant que nous ne ferons pas l’effort de le penser de manière strictement politique, nous ne le ferons que de manière occultée. Et dès lors tout musée, toute œuvre en musée, toute exposition, tout catalogue. C’est cela que nous nommons destin. Le musée est fondamentalement ouvert en tant que destin. Il faut savoir le penser. Ou plus exactement il faut vouloir le penser. [19 avril]

Proposer l’hypothèse qu’il ne s’agit plus de penser l’œuvre à partir de la justification de la forme, mais à partir de la possibilité que quelque chose, éventuellement, ait lieu. L’idée même de la contingence. L’art serait alors tendanciellement intransitif et éventuellement un avoir-eu-lieu. Il n’y a donc aucune nécessité à ce que cela puisse avoir lieu comme objet. RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU, EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE, UNE CONSTELLATION, écrit Mallarmé. Mais on sait aussi que si l’œuvre ne peut se lire que dans l’idée même que rien n’aura eu lieu que le lieu, alors ce qui compte est le lieu, vraiment le lieu, et que la forme n’est qu’une contingence. La forme n’est que l’issue stellaire de l’avoir lieu. Elle en est le supplément que l’on viendra accrocher comme un trophée sur une bibliothèque, sur un mur ou sur un socle que l’on contemple avec suffisance, passivité et lassitude. Or il est encore possible d’imaginer que dans le hasard, qui ne s’abolit pas dans un coup de dé, la constellation, n’est qu’une constellation parmi d’autres. Elle n’est dès lors plus un trophée comme unicité mais simplement une version qu’il est toujours possible de changer, refaire, remplacer et retirer. C’est précisément cela qu’il faut nommer fin du poème. [19 avril]

Il faut penser le concept de statut. L’art n’existe pas si ce n’est comme le produit dérivé d’un être qui affirme avec prétention que son statut est celui qui produit de l’art. [20 avril]

Afin de pouvoir produire une contribution à une philosophie critique de l’œuvre, il faut pouvoir se préparer à une interprétation du concept de Bestand. Le fonds disponible. Le fonds disponible est la manière particulière avec laquelle l’Occident pense le monde. Comme fonds disponible. Ce qui a pour conséquence de priver d’une interprétation possible de la poièsis, de la production, et ce qui a aussi comme conséquence de repenser intégralement et, si possible avec rigueur, l’idée de toute donation (Schickung) en ce que toute chose qui est donnée ouvre l’être à se destiner dans cette donation. C’est-à-dire qu’il faut penser ce que signifie cette donation comme envoi. Ce qui nous destine est ne pouvoir faire autrement que de saisir ce qui semble être disponible. Et d’en interpréter métaphysiquement l’envoi, l’origine, la donation. [22 avril]

Die Stille stillt. Was stillt sie? Sie stillt Sein in das Wesen von Welt (Martin Heidegger, Die Kehre). [24 avril]

Il n’y a rien de plus sombre que la présence qui se fait absence. Le départ. Or le départ est toujours un repos et encore l’espace apaisé, reposé où l’être mesure et saisit la puissance infinie de la présence de ce qui importe. L’être qui importe est celui de l’aise. Est celui de ce vieux terme français de guise qui est la forme même du terme allemand Weise. L’être qui importe est celui qui partage les manières, est celui qui partage l’idée de ce qui advient-à en tant que présence. L’effet de cette absence produit un repli de la Weise : une mise à l’écart et en même temps un étrange sentiment d’existence, au sens très précis où la manière particulière de ce que nous sommes ne trouve rien pour faire l’épreuve de cette guise. La guise française ou la Weise allemande trouve son origine sans le terme *wis comme quelque chose qui contiendrait à la fois un rapport à la connaissance et à la parole. C’est cela qui est perdu et abandonné dans le départ. Cette forme singulière de guise. (voir l’entrée du 29 avril in Satis.) [28 avril]

Il y aurait alors trois problèmes métaphysiques fondamentaux. En tant qu’ils sont impensés, ils sont l’établissement de l’être dans le drame. Il s’agit du drame parce qu’en aucun cas ce ne peut être de la tragédie. La tragédie n’existe pas. La demeure de l’être est le drame. Ces trois problèmes métaphysiques sont donc l’occultation de l’agir, la prévalence du duel et l’interprétation du monde comme fonds disponible. Il faut à la fois dévoiler la poièsis, l’alter et l’indisponible. Le tournant consisterait en ceci que nous ne sommes plus capables ni de tenir ni de penser l’essence de l’être comme désœuvrement, duel et disponibilité infinie, mais comme œuvrement, alter et indisponibilité substantielle. Il faut alors tenter de penser à quoi peut bien ressembler le commun s’il s’agit à tout moment de penser la suspension de l’agir, dans la négation de l’alter (en vue de la conservation stricte dans le double, dans le couple) et dans la négation même du monde. Notre commun est alors simplement fondé sur une succession de privation fondamentale (privation matérielle et interprétative) : celle de l’opérativité, celle de l’autre, celle du vivant. C’est cela le drame. Sa forme extrême – parce que nous n’en connaissons pas encore d’autres – est la modernité. L’œuvre, l’autre et la vivabilité sont occultés. [28 avril]

L’épreuve de l’insatisfaction matérielle est celle qui consiste précisément à ne pas habiter. Habiter signifie être capable de trouver pour ses manières d’être l’aître. Il ne s’agit pas tant d’une privation matérielle de l’aître que d’une privation de l’interprétation des conditions de l’aître. La profonde douleur de l’être, son insatisfaction, c’est-à-dire sa privation du sens même de l’agir, est liée à l’occultation de la possibilité de penser l’aître. L’aître est la place laissée libre et ouverte devant soi. L’aître s’enfonce à la fois dans le terme atrium et dans le terme grec aithrios qui dit ce qui est en plein air. L’aître est par ailleurs ce qui peut traduire le terme Wesen chez Heidegger. Ce que nous traduisons par essence. L’aître serait donc à la fois ce qui concilie un dedans comme repli et un dehors comme plein air. Ce paradoxe est la tâche de l’homme puisque c’est sa manière particulière de vivre. Aithros est la fraîcheur du matin. [29 avril]

Epectasis signifie en grec un allongement, une extension – du corps. [30 avril]

Le problème des villes de province d’une certaine taille, est qu’elles génèrent une forme insupportable d’autosuffisance. Les êtres qui y habitent se complaisent à eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ils se satisfont d’un regard limité a des préoccupations triviales, c’est-à-dire à la seule question matérielle de leur confort. Une forme d’égoïsme somme toute assez obscène. [1° mai]

Il n’y a réellement de sens philosophique à fêter le travail, mais bien un sens politique. Parce que d’un point de vue philosophique il s’agit d’une aporie. Il n’est pas possible de fêter ce qui se ferme à la fête, à moins de l’assumer comme une forme majeure et matérielle de la perversité. En revanche il est envisageable que le politique, idéologiquement, fête le travail. Il s’agit alors pour l’être du commun de célébrer et de commémorer, une fois par an, en un jour paradoxal, autrement dit ouvert comme suspension de la normativité, l’espace de la saisie de ce qu’est l’opérativité et la productivité. La fête du travail, est le lieu où se recueille pour le commun le sens singulier d’une libération de l’être, une désaliénation, dans le travail même. Or le sens de ce jour n’advient que comme lieu d’une contestation politique de ce que le commun appelle les travailleurs. La fête du travail est l’ultime jour où se joue l’achèvement du processus de privation de l’opérativité. Le politique instaure autant qu’il confisque ce jour qui devrait être réservé à l’observation de ce que nous nommons poièsis. La fête en tant que dies festus, et si l’on suit l’hypothèse de Dumézil, est donc un dies nefastus, c’est un jour qui ne porte pas de *fas : la fête est fermée à l’activité humaine. Elle est non propice à l’être, au travail, à la poièsis. Le jour de fête est dies nefastus en ce qu’il n’est pas propice aux activités humaines et en ce qu’il ouvre à un temps métaphysique. Or si le lieu même du jour de fête, et particulièrement celui du travail, est politique, alors il ne s’ouvre à rien d’autre qu’à la consécration de la gestion du commun. C’est ce blocage conceptuel que nous ne sommes pas capables de résoudre en tant qu’action. En tant que célébration. Parce que nous ne savons pas penser ce que signifie le nombre. [1° mai]

Si l’on admet que les trois formes matérielles de la catastrophique interprétation du vivant sont l’occultation, le duel et la disponibilité, il faut comprendre qu’il s’agit, ici encore d’un problème de chiffrage. Le chiffre dit le vide en tant qu’il est le vide : il est un tracé, vide ou vidé qui se charge d’une intention. Le chiffre est entièrement vide et intentionnel. Tandis que le nombre reste conceptuellement indéfini (c’est-à-dire qu’il maintient en ce qu’il est l’indéfinissable) pour pouvoir indiquer l’idée même de pluralité. L’arraisonnement idéologique et politique consiste en ceci que nous devons toujours penser en terme de chiffre et maintenir métaphoriquement l’interprétation du nombre. L’occultation consiste en la non révélation de la possibilité poétique de l’interprétation du chiffre et du nombre. Le duel est le maintien strict de l’interprétation chiffrée du vivant : par exemple interpréter le vivant à partir du chiffre deux, plutôt que de le penser à partir de la puissance du nombre. La disponibilité (le Bestand) consiste aussi en ce que nous pensions le monde comme un stock qu’il faut en permanence évaluer en terme de chiffre (les ressources, le vivant, l’être). Il faut revenir sur une déconstruction analytique du chiffrage (voir Chrématistique). Il faut penser alors à ce que peut signifier contribuer à une philosophie critique de la mesure et du chiffrage. Il faut revenir sur la question mallarméenne : Existât-il ? Se chiffrât-il ? (in Un coup de dés jamais n’abolira le hasard). Il faut voir l’impensable formule grammaticale de cette question. C’est ici que se joue notre modernité critique. Parce qu’ici la question ne s’entend et ne se lit pas de la même manière. C’est pour cela qu’il nous faut maintenir la contingence de tout signe en tant qu’il maintient une hésitation prolongée entre l’écoute et la lecture, entre l’oreille et l’œil. C’est pour cela qu’il faut penser et encore penser à ce que signifie le nombre. La puissance du nombre est occultée, voilée, dans l’idée du duel et du disponible (chiffrage). Or nous ne sommes pas capable de penser ce sifr en tant qu’il exprime le vide. Le chiffre est inauguralement vide. Inaugurer signifie achever quelque chose pour le mettre en service. Tandis que le nombre est indéfini. Si nous ne sommes pas en mesure de penser le nombre alors nous ne sommes pas en mesure de penser le pluriel, la donation, la célébration, la différence autant que la différance. Dès lors nous ne pouvons penser ni la puissance, ni le commun, ni même ce que nous ne cessons de nommer la poièsis et l’opérativité. [2 mai]

La douleur est émancipatrice. Cela signifie que la douleur possède la capacité d’affranchir l’être de ce qui est aliénant. Cet énoncé n’est pas simple à penser. Émanciper signifie ex-manus-capere, c’est-à-dire se mettre hors de la main qui saisit. La douleur dont on parle mesure l’abandon de la main qui tient une présence. Abandonner signifie remettre à disposition : metre a bandon. Les dictionnaires disent que le terme bandons signifie le pouvoir. L’abandon est émancipateur en tant qu’il est, littéralement, une remise à disposition qui est dessaisissante. [3 mai]

Toute personne qui, sans même se battre vous propose un combat, se clôt dans la forme la plus scandaleuse et irrespectueuse du vivant. Proposer de se battre c’est clore tout engagement possible de la parole et de l’éthicité. Parce qu’il ne peut se passer dès lors que deux formes particulières, celle de la loi du vainqueur (celui qui ramassera le lot ou qui affirmera sa puissance), celle de la loi de la vengeance. Proposer de se battre c’est refuser la possibilité de l’engagement et dès lors c’est propulser l’être, de facto, dans la mythogenèse. C’est un pas sans retour. [4 mai]

La modernité ne nous laisse pas le choix d’aller vite. Ce n’est pas un écueil, c’est un choix comme possibilité. Parce qu’il est particulièrement exaltant d’appréhender la technique comme ce qui permet de toujours multiplier les projets. C’est cette condition qu’il faut penser. [4 mai]

La vitesse n’est pas un concept intéressant, mais le rythme. [7 mai]

Ce qui est exaltant et enivrant est l’épuisement d’une journée, l’ivresse des verres bus avec les amis, l’ivresse de ceux échangés avec d’autres, le désir érotique, la jubilation du langage, l’idée que l’autre parle de son désir, l’idée de penser à l’île de Filicudi, l’image de l’aurore et la mer immobile, l’idée de la chaleur et du bruit des cigales qui monte lentement. [7 mai]

Le touriste est la forme publique de l’être qui contractuellement (par ignorance ou supposons le par plaisir) accepte l’occultation, le duel et le disponible. Il est dès lors dans l’espace du commun, dans l’espace public, comme s’il se maintenait dans sa sphère du privée. Le principe du touriste est de ne jamais faire l’effort d’être autrement que ce qu’il est, puisque le monde est donné comme fonds disponible et puisqu’il est dès lors partout, tout le temps chez lui. Il affirme avec brutalité le vide de sa sphère privée, puisque la règle de la modernité est d’assurer que le vide substantiel de la sphère privée est la valeur. Dès lors le touriste est celui qui doit continûment saisir cette disponibilité (par le chiffrage insensé de la photographie et du film) et en même temps exposer devant ce monde qu’il n’est jamais en mesure de voir, la viduité substantielle de son vivant. Aller voir ce que l’on ne saisit pas pour n’exposer que sa propre viduité. Ce cercle vicieux est le touriste et la muséification. Or, pendant ce temps, nous restons toujours autant incapables de penser les conditions de notre vivabilité. [8 mai]

« Un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant » (Mallarmé à propos du Livre). [9 mai]

L’être érotique est simplement celui qui tient dans le présent. Qui ne se tient que dans le présent. [11 mai]

Nous ne sommes pas en mesure de penser ce que nous appelions les actualités, parce que nous ne sommes face qu’à des formes (in-formations) qui acquièrent peu à peu la valeur du tragique, c’est-à-dire la valeur de ce qui ne rédime pas. Parce que les actualités sont irrecevables et parce que l’espace politique du capitalisme (il y a ici une contradiction que nous assumons) est inacceptable, il nous faut, et quel qu’en soit le prix, penser ce que signifie l’acte. En ce que l’acte est ce qui rend actuel et ce qui rend à la possibilité de la poièsis. Nous sommes contraints à une passivité substantielle et essentielle qui nous rend spectateurs des informations, ce qui signifie spectateur des fabriques et des firmes qui ne cessent de penser le monde et y compris l’être, comme fonds indéfiniment disponible. Il faut alors penser ce qu’il reste dans l’œuvre et qui soit en mesure d’énoncer cette faille. L’œuvre – ce que l’on nomme art – n’a encore de présence que parce qu’elle indique l’espace restant où interroger cette actualité. Ce qui est actuel est ce qui est livré comme restitution à l’usage. Or il ne peut plus y avoir d’usage dès lors que l’espace où nous vivons est celui de la norme et de la transfiguration objective. Et pourtant nous devons affirmer encore, avec Molinié, que si seul l’usage existe, il est pourtant historiquement imprévisible. C’est-à-dire qu’il ne se révèle pas avant (ou même après) comme présence fantômale. La modernité ne supporte pas les usages autrement que repliés sur la plus aveugle singularité comme gestion du privé. Pour le reste la modernité pense les usages soit sous la forme d’enquêtes soit sous la forme de conservatoires, soit sous la forme de modes : observons, conservons, vendons. Autrement dit l’observation sociologique (elle a l’avantage de livrer des rapports d’enquête et d’occuper les universitaires), la muséification du monde et le principe de la mode. C’est pour cela qu’il faut tenter de livrer au cœur même de ces espaces la possibilité d’une instabilité. Il s’agit de l’œuvre. Plus précisément, de la philosophie, de l’œuvre et de la littérature. Celles qui se tiennent face à l’usage. C’est cela qui plus que jamais me semble être l’idée de l’œuvre dit d’art. Ce qui est d’art dans l’œuvre n’est jamais autre chose que ce qui se tient face à l’usage. Ce qui se resserre à ce point face et sur l’usage. Comme une main très serrée. Faire une œuvre signifie alors entrer dans le musée pour y placer et non y déposer ce qui fait possiblement usage. Il faut alors tenter de voir en quoi il ne convient peut-être pas forcément de faire systématiquement une dépose, mais plutôt mettre en place ce que nous nommons un usage. Toute dépose suppose, par principe une expérience séparante dans ce qui est posé : c’est le lieu même de la fonction séparante de l’œuvre muséographiée. S’il y a dépose le musée se charge alors d’en garantir la garde afin que nous puissions à notre tour, mais passivement, re-garder. La dépose est un dispositif contraignant qui oblige une surveillance. Mais qu’est-ce qui fait alors possiblement usage et qui suspendrait de facto cette garde ? La puissance même imprévisible de l’usage. Nous pourrions alors émettre une hypothèse : serait-il possible que ce que nous nommons œuvre se charge de cette possibilité de l’usage ? Justement s’il ne s’agit que d’une possibilité, autrement dit si l’œuvre n’est que tendantiellement restituable à l’usage. S’il ne l’est que tendantiellement elle contient la puissance de la possibilité, c’est-à-dire la puissance même du pouvoir d’être un usage. Or le lieu même de la pensée de l’œuvre s’est toujours constitué sur l’idée de ce que les latins nommaient speculator : le surveillant autant que le collectionneur. Il est alors parfaitement possible d’entendre que le travail qui appréhende les questions de l’œuvre puisse être speculatus en tant qu’il est observé et guetté, mais il est en revanche parfaitement inconcevable d’entendre que toute œuvre s’y destine. La modernité n’a cessé de déconstruire tout ce qui pouvait garantir idéologiquement la qualité propre du speculatus : à savoir le beau, le savoir-faire, le virtuose, l’idéalité, le décoratif, l’objet, etc. Cette déconstruction a consisté à énoncer que l’œuvre pouvait aussi n’être pas bien faite, n’être pas faite, être usuelle, être conceptuelle, être immatérielle, etc. Il faut alors parvenir à théoriser la pertinence de produire des banquets dans le musée en tant que prétexte et en supposant qu’il puisse restituer quelque chose d’un usage, quelque chose d’un vivant qui ne se garde pas. L’idée n’est pas que l’œuvre périsse, mais qu’elle se maintienne immatérielle dans le discours autour de l’opérativité. L’idée n’est pas que l’œuvre périsse mais qu’elle fasse place à la poièsis. L’idée n’est pas que l’œuvre périsse mais qu’elle s’achève en tant qu’œuvre pour laisser place au processus et au discours. [12 mai]

L’œuvre ouverte est celle qui ne prédispose pas de l’idée de fermeture comme le musée, le livre, l’unique, le permanent. Elle est au contraire celle qui permet tout aussi bien les combinaisons infinies, les versions, l’usure et l’usage. [16 mai]

L’enthousiasme est un mode complexe qu’il est difficile de penser. [16 mai]

Si le malentendu est la forme maximale de la modernité, il faut en porter une double conséquence. La première consiste à assumer que la compréhension ne peut plus advenir comme contrainte idéologique, ouvrant dès lors le vivant humain, c’est-à-dire le vivant du commun à une instabilité. L’être est donc ouvert matériellement à une incomplétude. La seconde consiste à penser que le malentendu est l’expérience de la douleur de cette incomplétude pensée de manière métaphysique. La modernité – pas celle de l’idéalisme mais celle du malentendu – ouvre l’être à la double expérience de l’incomplétude et de la douleur. Soit dit en passant, si nous n’avions pas été conditionné depuis plus de deux mille cinq cents ans à penser que nous pouvions être complets et heureux, peut-être que ce serait moins difficile à supporter. [17 mai]

Il faudrait élaborer une théorie du terme absorber. [19 mai]

Il y a la tenue d’un paradoxe dans l’œuvre d’Alessandro De Francesco, Écriture augmentée. Le paradoxe tient dans la complexe interprétation du terme augmentation. Il est alors possible de poser une hypothèse qui consisterait à dire que la différence fondamentale entre la littérature et la poésie, est que cette dernière n’a que faire de convoquer une quelconque augmentation ni de l’écriture ni du geste ni même de la réalité. Si la fiction augmente, ce que nous nommons le réel, d’un nombre incessant et insensé de récits, la poésie, quant à elle, n’augmente ni de diminue quoique ce soit : la poésie est a priori l’expérience assourdissante d’un je ferai un vers de pur néant. Dès lors ce qui s’ajoute à cette formule n’augmente rien mais ne cesse de tourner autour. La poésie ne cesse de faire l’expérience de l’observation de ce qu’Hölderlin saisit comme étant l’absence de donation de mesure : giebt es auf Erden ein Mass? Es giebt keines. La poésie consiste à supporter plein de mérite cette non donation et à mimer ce qui ne se compte pas mais ce qui vient à être comme flux, à ce qui vient à être comme surabondance. Le terme latin augere dit ce qui croît et ce qui gagne en intensité. Croire à ce qui augmente est alors soit un problème de métaphysique (interpréter comme intensité, c’est-à-dire en le comparant) soit un problème de physique (saisir ce qui vient à prendre place pour ne plus en laisser). Le geste poétique d’Alessandro prendrait-il le risque d’être ou seulement métaphysique ou seulement physique ? J’émets l’hypothèse qu’il fait semblant de prendre ce risque, parce que si l’on suit la formule hölderlinienne, là où il y a péril se trouve ce qui sauve. Il n’y aurait donc pas possibilité de croire à une augmentation métaphysique (intensive) de l’écriture, pas plus que la possibilité de croire à une augmentation physique (hylétique) de l’écriture. Alessandro voudrait nous le faire croire, parce que cela gonfle. Mais ce n’est qu’une diversion, une franche affaire de séduction : la poétique reste bien dans la lettre et dans le geste. La modernité nous avait prévenu, l’œuvre est insincère alors même que le poème garantirait, précisément l’impossibilité de cette augmentation à ce que l’on nomme un objet. Et pourtant, somme toute, œuvre et poème sont presque la même chose. Ce qui est pointé ici est le tremblement incessant entre les deux. Ce tremblement, ce bégaiement est le paradoxe. [22 mai *]

Le terme manifeste a pour étymologie le terme latin manus et le verbe *fendere (que l’on retrouve dans les verbes offendere et defendere). Il signifie donc, à la lettre, ce qui est à portée de main. Autrement dit ce qui est saisissable dans la définition moderne du manifeste, comme ce qui évident, révélé, manifeste et montré. Il y a cependant une ambiguité certaine entre le substantif manifeste et l’adjectif manifeste : c’est entre ce qui déclare une position évidente et ce qui est évidemment visible. Le manifeste rend évident ce qui est factice dans l’idée de le maintenir à cette évidence, tandis que ce qui est manifeste n’est pas autre chose que ce qui est en présence. Le manifeste aurait donc une certain difficulté à être manifeste. Nous pouvons alors posée comme première hypothèse qu’il y a une aporie en ce que le manifeste n’est donc pas manifeste. Comment pouvons-nous dès lors penser cette différence fondamentale entre ce qui s’énonce dans le substantif et entre ce qui s’énonce dans le qualificatif  ? Il faut le penser en faisant l’effort de maintenir la différence entre ce qui est évident est (un) manifeste et entre ce qui vient à être est manifeste. Nous fondons cette différence dans la distinction catégoriquement pensée entre les termes grecs dèloun et alèthéia. Le dèloun est la puissance propre à l’homme pensée par Aristote (Pol. 1252b). Cependant l’extraction et l’affirmation de cette évidence exige le recours à une multitude d’opérateurs théoriques, politiques, idéologiques et logiques que l’on nomme certitude. Ce qui est alors parfaitement manifeste est l’adæquatio rei et intellectus. Maintenue comme telle elle se fonde comme la définition manifeste du réel. En revanche le terme alèthéia (qui a été clairement appréhendé par Heidegger durant le cours sur Parménide) ne dit que l’évidence en tant que ce qui est non-voilé, non-occulté. L’évidence n’est pas que ce qui se rend visible (videre) mais bien quelque chose qui se rend ex-videre. Le ex– indique le sens d’une puissance : c’est pour cette raison que le terme latin evidentia traduisait le terme grec energéia, ce qui est en-œuvre en tant que puissance. Est un manifeste ce qui consiste à maintenir cette puissance et est manifeste ce qui fait face, ce qui se tient devant en tant que ce qui vient à être, manifestement. Nous assumons de poser comme hypothèse que l’écart qui se situe entre les deux, est ce que nous nommons métaphysique. La métaphysique est l’hésitation prolongée de l’expérience de l’évidence et de la puissance. La possibilité de cette expérience est ce que nous nommons la donation. Dès lors dans l’un et l’autre cas que signifie cette donation ? Elle est ce que nous appelons le réel en tant qu’il est le venir à être de ce qui est, en tant qu’il est le venir à être de ce qui a la possibilité d’être. Mais qu’est-ce qui vient ainsi à être ? Ce que les Grecs nommaient les phainomèna : c’est-à-dire ce qui se charge de se rendre visible (les phénomènes). Cette manifestation est ce qui vient en présence. La présence signifie, ici, ce qui est præ-esse, ce qui est devant-l’être. Le devant l’être en tant que manifestation est l’aître. L’aître est ce qui donne possibilité à l’être d’être en tant que ce qui est laissé libre, en tant que faire place, en tant que vide, en tant qu’inhabitation. Aithros est ce que les Grecs nommaient fraîcheur du matin. Ce qui laisse libre la possibilité de l’avoir lieu comme lieu. Dans l’aître se déploie la possibilité de l’être en tant que manière particulière d’être concerné par ce qui vient à être. La manière humaine d’être concerné consiste en un déplacement – en un mouvement – de ce qui vient en présence dans l’aître, c’est-à-dire des phainomèna. Ce mode particulier d’être est ce que l’on nommait le logos et ce qu’Heidegger nomme le Gestell, c’est-à-dire le rassemblement. Qu’est-ce qui est en ce sens rassemblé, c’est-à-dire à la fois recueilli et donné ? C’est le rapport complexe entre la chose et l’objet. Ce rapport nous le nommons le monde. Ce rapport nous le nommons encore la poièsis. Le monde est monde en tant qu’il est pro-duction. Sinon il est ce qui est sans autre nom que celui de lèthè, celui de ce qui est, disons, voilé. Le monde est la relation complexe à ce qui est rendu non-voilé. Ce que nous nommons ici le non-voilé est ce qui est manifestement rendu à la possibilité d’être. Il ne suffit pas d’être, il suffit seulement de la possibilité d’être. Reste-t-il alors quelque chose qui n’est pas du monde ? Ce qui n’est pas monde est du non-monde, est ce qui est en-deçà de la possibilité d’être : cela ne signifie pas que le non-monde n’a pas la nécessité d’être mais qu’il n’a pas été rendu à l’expérience d’advenir dans l’aître de l’être. C’est ce que nous nommons la contingence. Le monde est donc, en premier lieu, tout ce qui a lieu dans l’aître de l’être : il est donc tout ce qui est chose en tant qu’à un moment ou à un autre cela concerne notre présence, c’est-à-dire notre manière d’être devant. Mais le monde n’est jamais exclusivement ce rapport à la chose : il est le rapport entre la chose et l’objet, entre ce qui vient en tant que cela concerne la technicisation de ce mouvement. Pour être encore plus radical, nous assumons de penser que ce que nous nommons monde est le rapport graduel que nous entretenons à ce qui est chose et à ce qui est objet, c’est-à-dire à ce qui nous concerne et à ce que nous instrumentalisons. C’est cela que la pensée heideggérienne tente de nommer dans le ge de Gestell et que nous pouvons nommer dans le re du rassemblement. L’histoire est l’affirmation manifeste d’une manière particulière de légitimer ce rapport. L’hypothèse, par exemple, est que notre temps historique, est affirmation manifeste d’une maximalisation de l’objet, pour un retrait essentiel de la chose, c’est-à-dire un retrait essentiel de ce qui concerne notre manière particulière d’être. La donation est alors ce mode particulier d’être en tant qu’il est en monde. Autrement dit l’aître du monde est cette donation en monde : l’expression de son rapport est ce qui est plus ou moins accordé comme aître. Dès lors si nous acceptons cette hypothèse que la donation est le monde en tant que mode particulier de saisie du rapport entre la chose et l’objet, il nous faut encore préciser. Qu’est-ce qui nous concerne tant ? Le première réponse fut nommée par Heidegger la surabondance. La seconde est la transformation – manifeste – de la chose en objet. Que signifie ce que nous nommons transformation ? Il est un mode particulier, morale et politique, qui consiste à se saisir de ce qui est manifeste pour l’établir en manifeste. Cette opération nous la nommons poièsis. Monde est poièsis. Autrement dit monde est production. Nous rappelons qu’un des sens du verbe poien est mettre-devant. La poièsis est une manière particulière de se tenir devant la donation et dans la consommation. La consommation est le mode métaphysique de l’être en tant qu’il est le monde du vivant. Se tenir entre la donation et la consommation signifie se tenir entre la présence et l’usage : autrement dit ce que nous nommons gestion et ce que nous avons nommé chrématistique. La gestion dit la conduite des gestes : geste en tant que faire avec ce qui est à portée de main. Ce qui est à portée de main dans le mode d’être humain est ce qui a lieu et ce qui a eu lieu. Cependant ce qui a eu lieu, s’il est rendu à être de nouveau manifeste, produit un choc qui vient perturber la tenue singulière de l’être. Ces modes propres de choc sont ce que nous nommons la terreur (comme angoisse, comme tragédie, comme irréparable, etc.), sont ce que nous nommons l’obéissance (obéir au manifeste qui fait incessamment revenir l’avoir eu lieu manifeste dans la manifestation présente), sont les conduites, la fulgurance et le tourbillon (il faut à partir de cela revenir à l’ensemble des théories benjaminienne du Strudel). Il faut alors penser ce qui est manifeste en tant que donation et ce qui est manifeste en tant que production. C’est cela le monde. Or s’ouvre ici le lieu même de ce qui reste encore insuffisamment pensé en Occident : la donation et la légitimation du rapport entre donation et production (entre chose et objet). Pour notre pensée, ce qui est manifeste est que la donation est métaphysique, ce qui est manifeste est une dégradation de la sphère de la donation, ce qui est manifeste est la théoria et non la poièsis. C’est cela qu’il faut penser autrement. C’est en cela que consiste le tournant. C’est en cela que consiste l’urgence d’une pensée d’une donation qui ne soit pas un Bestand, qui ne soit un fond disponible et l’urgence d’une pensée qui assume que la métaphysique n’est pas dans l’origine de la donation mais dans l’avoir lieu de la donation comme aître. L’espace de la philosophie doit amener la possibilité de penser que le monde ne peut plus être interprété à partir de la disponibilité du réel en tant que monde, mais penser à partir de l’indisponibilité. Il faut assumer théoriquement que le disponible n’est théoriquement appréhendable qu’à partir de l’indisponible. L’in-dis-ponible est ce qui ne sépare pas la chose de la chose. La politique s’occupe quand à elle de l’orientation de l’usage de la donation et de l’aître. Mais il reste encore à assumer que, dans le mode si particulier de l’être qui vient à l’aître, ce qui est fondamentalement manifeste, est la poétique. Parce que le poétique – si nous glosons Benjamin – est globalement le monde. [24 mai *]

L’insomnie. [26 mai]

Ce qui reste à faire : élaborer une critique du concept d’impératif ; tenter de penser en quoi l’impératif est le mode même de la métaphysique ; faire un livre sur les gestes politiques dans le musée ; travailler sur l’œuvre de Hans Haacke ; retravailler sur l’œuvre de Mel Bochner ; relire Les Manuscrits de 1844 ; affirmer une théorie critique de l’œuvre en tant qu’elle est pensée de manière métaphysique (y joindre la théorie possible de l’impératif) ; comment repenser la critique marxiste de la positivité de la propriété ; construire une théorie de l’indisponibilité (comme ce qui ne porte pas à la séparation pour rassembler) ; construire une théorie du non-de-la-langue ; construire une théorie critique de l’interprétation de la disponibilité du monde ; élaborer une théorie du monde comme relation entre la chose et l’objet (élaborer une théorie du non-monde) ;  assumer la double erreur de ma thèse, et entamer une critique de l’idéalisme artistique et une critique du concept de théoria ; construire de toute urgence une critique précise de la theoria comme choix positif par l’Occident ; penser que la théoria est la matrice de l’idéalité de la pensée occidentale ; élaborer une analyse du terme absorber ; penser à faire une généalogie du concept d’évidence ; faire une traduction de la conférence Die Kehre de Heidegger, faire une traduction du texte de Furio Jesi sur la révolution spartakiste ; constituer les prémisses d’une théorie générale de la parodie sérieuse ; écrire un texte en urgence pour le livre Art by Telephone… Recalled ; écrire un texte en urgence pour Les cahiers du paysage ; commencer l’élaboration très complexe de l’ouvrage Chrématistique, continuer le travail commencé avec Zucca ; approfondir encore une réflexion sur l’écriture léopardienne ; et penser aux rivages de la Sicile. [27 mai]

L’espace politique est scandaleux parce qu’il est étriqué entre un commun qui protège coûte que coûte ses droits face à un commun qui n’en a pas et au détriment d’une interprétation radicale de l’économie. Il ne s’agit pas de toujours réclamer de l’argent mais de comprendre la dépense de ce qu’il y a. Le génie du capitalisme a été et est de nous avoir fait croire que nous avions les moyens (et pire le droit) de dépenser ce que nous n’avions pas. L’endettement ouvre l’être à l’angoisse d’une capitalisation négative tandis que les gouvernances économiques accumulent,  une capitalisation positive, immesurée. C’est cela qu’il faut dépenser. Et puisque nous y sommes, il s’agirait aussi d’user l’idée scandaleuse de l’être comme identité et comme propriété. Aussi étrange que cela puisse paraître, le respect de l’être comme identité et propriétaire est l’ouverture à la crise de la modernité. Le visage infamant de l’économie politique moderne. [29 mai]

L’inquiétude joyeuse des veilles de départ. [30 mai]

La construction d’un projet oblige à penser de manière spéculative. Il y a cependant le risque d’une angoisse qui n’est pas celle de la présence mais du devenir. Ce qu’il faut tenter de maintenir est l’ouverture de l’espace permettant à une mise en échos. Cette mise en écho consiste en ce que rien ne s’origine réellement ni dans l’autrefois ni dans le but. [1° juin]

Il est étrange et à la fois évident que le corps soit à ce point maintenu comme un secret. Il ne se dévoile pas. Il se laisse quelques fois apercevoir, mais il se maintient toujours comme un secret et comme une mise à l’écart. Ceci reste mystérieux. [2 juin]

L’expérience du bonheur tient à la concentration de deux choses : la proximité des êtres que l’on aime si sincèrement et la puissance de l’action. Nous sommes en mesure de nommer ceci bonheur parce que cela absorbe l’être dans une présence absolue : précisément dans le sentiment du réel. C’est cela que nous nommons activité. Mais il y a deux limites à cette expérience, l’épuisement qui anéantit le corps jusqu’à l’impossibilité même de tout érotisme et le présage un peu angoissant d’un retour, non pas à la réalité, mais à la quotidienneté, c’est-à-dire au comptage particulier des jours.  [5 juin]

Le jour de Komos & Lippée, banquet XI. [8 juin]

La figure de Komos. Imaginons que Komos soit l’un des trois adolescents éternels avec Éros et Kairos. Trois figures de la temporalité contradictoire : celle du désir, autrement dit du pouvoir, celle de l’instant et celle du festif et de l’ébriété. Imaginons Komos en jeune homme brun avec une jeune barbe brune et la peau mate. Komos se tient face à soi dans sa presque nudité, la tête ceinte d’une couronne de lierre et de quelques fleurs odorantes fanées. Komos préside aux fêtes. Du moins c’est comme cela qu’il est possible de l’imaginer. Il est non pas le puer æternum mais un adulescens æternum. Adolescere signifie en latin ce qui fait croître. Est adolescent, ce qui ne cesse de croître, ce qui ne cesse de se tenir avec force devant le réel en tant qu’il est venance et concernance. Croître c’est à la fois venir et être concerné. Nous supposons que ce que la pensée grecque nomme sous les formes de ces adolescents éternels est la mesure vivace et inarrêtable du désir de l’instant et de la jubilation. [10 juin]

Je me souviens d’une ancienne tradition qui consiste à conserver dans l’atelier de la boulangerie une vieille toile d’araignée qui indique au boulanger la mesure de la circulation de l’air. La grande fragilité de la toile, selon ses moindres mouvements indique le plus infime flux d’air qui viendrait perturber la bonne tenue de la fermentation du levain. En somme trouver l’indicateur le plus précis d’une ambiance, d’une Stimmung, d’une atmosphère. Le levain est ce qui est vivant. Être l’indicateur de cette ambiance. [11 juin]

La pensée est combinante. Soit dit en passant comme la poétique. C’est cela qui est leur même manière, leur selbe Weise. Seule expérience de ce qui se nomme possible. Relire la fin des Manuscrits de 1844 de Marx et tenter d’absorber le sens et la figure des termes appropriation et propriété. Puis être confronté à la question d’une étudiante quant aux rapports entre poétique, acte et actorialité. Réaliser alors que le poétique est hypothétiquement le lieu même de la possibilité de réaliser une appropriation sans qu’elle soit une propriété. Il faut alors trouver, ce qui, caché, au creux du terme poièsis dit ce qui ne peut faire propriété. La capitalisation anéantit l’être. Il faut alors penser ce que signifie la dépense. Que signifierait l’hypothèse qui consisterait à dire que le poétique est dépense ? Dé-penser et dis-positif n’ont pas le même sens parce que les verbes pendere et ponere n’indiquent pas la même chose. Mais il y a dans l’un et l’autre une question de la séparation. Dé-penser signifie laisser venir ce qui ne pourra s’unir et se réunir. Il faut saisir en quoi le poétique est une dépense, en quoi il laisse venir ce qui ne s’assemble pas. [12 juin]

« La solitude est une ivresse » : cet énoncé n’est pas réellement pensable. Du moins je n’y parviens pas et cependant il résonne. Solitudo ebrietas est. L’énoncer en latin ne change rien. [13 juin]

Il faut engager une penser de la dépense. [14 juin]

Nous assemblons trois hypothèses : la première consiste à penser que la dépense signifie un laisser venir en ne réunissant pas ; la deuxième consiste alors à penser que la dépense est matériellement l’inverse de la capitalisation et la troisième consiste à proposer que la poièsis est dépense. Or si l’on considère que monde est poèsis (24 mai) alors monde est dépense. Reste alors à comprendre ce que cela signifie. [14 juin]

Un élément d’aventure, avec Alessandro De Francesco, signale son point de départ dans l’aventure, autrement dit la modernité, de la poésie hymnique d’Hölderlin et dans la réponse formulée par Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme. Que signifie cette aventure ? Elle signifie ce qui vient à se signaler dans les crises majeures de la modernité : la crise du vers, celle de l’œuvre, celle du rythme, celle du poématique, celle de l’économie poétique, celle de l’achèvement du poème. Ce séminaire se propose de retracer l’ensemble des traits majeurs de la modernité poétique, mais aussi de pointer ce qui est le lieu essentiel de la crise de l’œuvre, à savoir l’interprétation critique du concept de production. Or il nous faut encore revenir sur le sens de la poétique comme production. L’hypothèse pourrait être : comment envisager de manière critique la modernité poétique comme déconstruction du sens même de l’appropriation et de l’actorialité ? [15 juin]

Faire une digression, lors du séminaire LIC, sur le rapport que Marcus Tullius Cicero entretenait à l’argent. Il y a ici une sorte de nexus pour l’histoire de l’Occident. Ce qui se fait somme toute involontairement. On sait que Cicéron, l’homo novus obtient le consulat en 63 av. JC et qu’il reçoit alors le titre honorifique de Pater Patriæ. Il est donc intimement lié à l’histoire politique de la république. Les années qui suivront verront une succession de crises dans la vie publique romaine et dans la vie privée de Cicéron. Celles qui le conduiront en 57 à rédiger et prononcer la plaidoirie Pro domo pour le dédommagement de la destruction de sa luxueuse demeure sur le Palatin. Texte qui par ailleurs a fourni les bases d’une définition de la propriété privée. Plus importante encore la crise de la guerre civile qui ravage la république de 49 à 46. Les alliances politiques de Cicéron sont de plus en plus complexes et il perçoit lui-même ce qui mettra fin à la république. Il est assassiné en décembre 43. Cicéron entretenait semble-t-il un rapport de parvenu à l’argent tandis qu’il n’a cessé, en transmettant la pensée philosophique grecque, de construire un discours moral et pragmatique. C’est le paradoxe qui rend difficile sa lecture. Quoiqu’il en soit, en 44, dernière année de sa vie, il rédige à l’adresse de son fils Marcus un ouvrage intitulé De Officiis (traduction du péri kathèkontôs grec). Il faut prêter un peu d’attention au lieu de la rédaction de ce texte. Il s’agit pour Cicéron d’un moment de crise majeure personnelle (liée à une fin de carrière, à des alliances compromettantes et à un très grand endettement) et il s’agit aussi d’un moment de crise exemplaire pour la république romaine. Ce qui en signalera la fin. Au milieu de tout cela est rédigé, très vite, à l’adresse de son fils, un traité sur ce que nous pourrions nommer l’accomplissement convenable du travail. Il est donc à la fois un traité sur le convenable (kathèkontôs : le sens du verbe kath-èkô dit descendre dans la lice pour le combat, et par la suite, ce qu’il convient de faire en tant que devoir) et un traité sur l’éthique au sens aristotélicien d’une transfiguration des manières d’être (hèxis) en code moral (èthos). Or ce qui est plus problématique, est la célébrité et la postérité de ce traité, alors rédigé dans un moment de grande crise personnelle et politique. L’Occident s’est coloré de la visée morale du Traité des devoirs aussi bien dans l’espace public de l’interprétation du travail que dans l’espace théologique de l’interprétation de l’office. C’est donc bien cela qu’il faut penser aujourd’hui. [15 juin]

Vivre avec l’autre revient à s’accommoder du pire. [16 juin]

S’interroger sur le sens du verbe usurper. Si l’on suit les dictionnaires il signifie s’approprier par ruse une chose à laquelle on n’a pas droit. Il est composé des termes usus et rapere. Mais on pourrait faire en sorte de le penser, simplement, comme faire usage de quelque chose, se servir de quelque chose. L’usurpatio est d’abord l’usage, puis il deviendra l’abus. Il faudrait tenter de penser l’usurpatio avant l’abusus. Il y a dans le verbe usurper l’idée que l’on entraine avec soi l’usage, que l’on fait en sorte qu’il nous accompagne sans jamais l’achever. Dès lors qu’il s’achève il devient abusus. Il faut dans un premier temps penser la proposition de Marx dans les Manuscrits philosophico-politiques de 1844, sur la possibilité que l’appropriation ne soit pas propriété. Il faudrait encore tenter de penser ce que voudrait dire que le poétique est usurpant. [17 juin]

Quelques fois certains éléments et certains êtres abîment de manière irréversible. Être abîmé signifie s’ouvrir à ce qui ne s’habitent pas. Quelque fois le lieu même de cet inhabité ne se referme jamais. Il ne se clôt pas. Cette ouverture est matériellement sans intention. Elle ne trouve pas d’achèvement dans le temps. Il faut s’habituer à cette faille sans y jeter de regards. Et il ne s’agit pas de métaphore. Pour cela il faut penser autrement ce qui se nomme manières. [19 juin]

Si l’on pense ce qui a été écrit [14 juin], cela signifie que le monde est dépense en ce que le monde laisse venir ce qui ne se réunit pas. Plus précisément ce qui ne demande pas, exclusivement, à être réuni. Monde est à la fois pensée et dépense. Il y a ici une subtilité. [20 juin]

Les récits érotiques sont ceux qui réussissent à faire entendre ce qui excite l’autre. [21 juin]

Que signifie une belle journée ? Par delà toutes configurations météorologiques, il s’agit d’une conjonction de tous les éléments essentiels qui composent le vivant : le temps d’observation, l’érotisation et la sexualisation, la faim, les addictions, la donation et l’amitié. [23 juin]

Le paysage est le lieu où se crispe l’impossible interprétation – pour le moment – de la fourniture à la provision. Ce qui est le propre de la manière humaine de voir le monde, c’est-à-dire d’en avoir une vision, est de systématiquement transformer la fourniture en provision, systématiquement transformer le monde en biens : à partir d’une interprétation de la donation et de la gestion du monde comme impératif. C’est le sens même de ce que nous pouvons nommer une vocation. L’être est appelé à ce que l’on nommait la providentia qui signifie pré-voir et pour-voir. C’est pour cette raison qu’il est important de penser le concept de fourniture et assumer que le terme paysage signifie la transfiguration du réel en fourniture. Cependant pour cela il est nécessaire de penser le terme de fourniture, non pas à partir de l’économie mais à partir de la chrématistique, parce que se situe ici un changement radical de paradigme métaphysique quant à la donation de ce réel. Il reste une autre manière de penser le paysage, par-delà le sens propre de la fourniture, avec l’idée de surabondance. Pour cela il faut penser le paysage de manière grecque, c’est-à-dire à partir du terme khôra : il est ce qui est entre, c’est-à-dire la place laissée ouverte. Le paysage doit pouvoir être ce qui est laissé ouvert. La surabondance signifie ici l’écoulement qui ne cesse pas, de ce qui traverse ce qui est laissé ouvert. [24 juin*]

Le pouvoir est le lieu de la confiscation de l’être. L’exploit de la démocratie aura été la confiscation massive de l’être par la capitalisation. Capitalisation des biens et capitalisations des pouvoirs en vue de garantir la somme des biens. Or l’expérience du pouvoir est la confiscation radicale de l’être parce qu’il n’est plus en mesure d’apparaître autrement que sous la forme aliénante de l’autorité. Il y a alors en ce cas, deux manières d’entendre le sens du terme pouvoir : il est soit la concentration de l’autorité qui assume les systèmes de légitimation, soit la puissance de l’interprétation de cette légitimation. C’est ce système qu’il faut incessamment penser. [26 juin]

Lors d’une discussion sur le concept d’école, en venir à saisir qu’elle est le lieu de ce que nous nommons la pensée occidentale. La pensée occidentale a assumé, non sans difficulté, que le vivant matériel devait pouvoir advenir à la singularité et à son absorption dans le commun. Ce qui signifie qu’il doit garantir la forme majeure de ce qui le rend unique et la transmission de son incorporation dans le commun. Ceci se nomme école. La skholè est le lieu d’un suspens nécessaire des affaires pour se concentrer sur ce que signifie la transmission. Le modèle de la pensée occidentale consiste donc à fonder un commun à la fois sur les législateurs et sur les transmetteurs, autrement dit sur les professeurs. Le nœud de la pensée occidentale est d’accorder à l’être une singularité métaphysique qui le fonde comme être autonome et économique qui l’institue comme consommateur et payeur. L’entrée de l’être dans la leiturgia. Pour cela il est nécessaire d’instituer des règles qui vont tenter de cadrer ce qui est laissé à la libre interprétation de chacun. Pour cela il est alors nécessaire d’instituer des êtres de la skholè, des formateurs qui vont établir des grilles précises dans lesquelles les nouvelles générations pourront parfaitement intégrer le fait que pour pouvoir accéder à cette singularité et à cette autonomie il nous faut impérativement nous incorporer dans le commun, c’est-à-dire dans l’acceptation des processus de légitimation. Ceci s’appelle, de manière technique, la morale ou bien encore l’éthique. Ceci s’appelle de manière plus mythologique la culture. Si nous sommes plus précis il faut nommer ce processus paidéia ou humanitas. C’est-à-dire l’établissement des règles qui instituent la légitimation de l’être qui appartient à cette humanité occidentale. Dès lors il est assez évident que ce qui constitue l’essentiel des dépenses du commun (soit de manière publique soit de manière privée) soient la défense et l’éducation. Former ceux qui entendront la légitimation de l’ordre métaphysique de l’incorporation dans la loi. Il faut alors penser que l’école n’est jamais autre chose que le lieu autoritaire de l’établissement de l’ordre : le lieu de tout ce qui est convenu et de tout ce qui relève de la légitimation. Mais il reste une faille : si l’école est le lieu de la transmission, elle peut aussi devenir le lieu où se transmet l’intransmissible. Ce qui est intransmissible est ce qui s’écarte de l’orthodoxie. [28 juin]

Mais il faut défendre, toujours, l’école en ce qu’elle est publique, c’est-à-dire en ce qu’elle est l’affaire de tous et du commun. Il faut défendre encore l’oppostion entre une skholè, l’inopérativité qui consiste à occuper son temps à l’interprétation des éléments du monde et l’askholia, l’activité qui consiste à produire des éléments en monde. En somme formation et production s’opposent, non parce qu’elles doivent le faire de manière brutale, mais parce que l’être ne peut parvenir à produire les éléments que s’il a appris à les interpréter. L’école est le lieu de l’interprétation. L’école n’est pas le lieu de l’éducation. Nous devons apprendre à ne cesser d’entrer dans le mode de l’interprétation des éléments du monde. L’école n’est pas le lieu de l’éducation parce qu’elle ne peut être le lieu d’une formation à l’humanisme. Humanisme est le nom d’un système discriminant et profondément agressif pour le commun en ce qu’il consiste à établir que les êtres ont différents « degrés » d’humanité. Humanisme est le nom d’une manière de hierarchiser les êtres et de les maintenir ainsi. Éduquer consiste alors à maintenir les formes de cette connaissance particulière qui consiste à maintenir ces degrés d’humanité. Or l’école ne doit jamais produire cela. C’est à cela que tient l’idée fondamentale de l’école publique. [29 juin]

L’être de la disponibilité est l’être aimable. C’est la seule manière que nous avons d’entendre ce que signifie l’aimable et le disponible. Est aimable celui qui (dit Agamben) est tel que de toute façon il importe. Est disponible celui qui relève ce qui de tout façon importe. Non autrement. Ce qui importe est ce qui suscite la convenance. La convenance est le regard porté sur ce qui convient. Convenir signifie venir avec pour faire face à ce qui advient. Seul l’être de la disponibilité est la garantie de la joie matérielle. [1° juillet]

En revanche il faut observer que l’orthodoxie, que la doxa fasse en sorte d’objectiver et de contractualiser la disponibilité. Ce qui signifie que de manière générale, parce que l’ordre du code et de la morale l’indique, l’être ne se rend disponible qu’à un seul type d’être jusqu’à en affirmer une forme absolue d’exclusivité. L’ordre est à ce point un impératif qu’il n’est même plus nécessaire de l’imposer puisque l’être se l’impose lui-même. L’idée même si récente de réclamer un contrat pour tout, suppose que l’être réclame ce qui lui nuit, proprement. L’achèvement de la construction de l’ordre, dont la phase finale est la démocratie, est de transformer l’être en son propre impératif. Or le contrat rend indisponible les êtres : il les conduit donc à l’affaiblissement de la pensée, à l’indisponibilité maximale en monde et à la constitution autoritaire de la doxa. Parce que n’ayant aucune raison en propre de justifier cet attachement contractuel, il faut le rendre comme impératif. L’être se prépare sans y réfléchir à une réclusion contractuelle qui exige de lui la transmission de l’orthodoxie. Rien ne prédispose l’être à vivre de manière indisponible avec une seule personne : cela est à la fois une mythologie, une fable, une orthodoxie et une morale. Rien ne prédispose l’être à concentrer, dans ce que l’on nomme le privé, tout ce qui relève de l’intime, du corps, de la pensée, des sens et de la vivabilité. Au contraire tout devrait l’ouvrir à un partage de ce sensible (à condition qu’il ne soit pas lui-même un partage morale et politique). Dès lors l’être indisponible se rend volontairement non aimable. Dès lors l’être indisponible se referme volontairement dans les replis exigus de la quotidienneté. L’être indisponible n’est pas l’être aimable. Il faut interroger avec une attention extrême ce qui a fait que l’être a radicalisé cette position en transfigurant l’impératif extérieur de l’ordre en impératif intérieur : c’est ce que nous nommons la modernité. Elle est le signe, encore impensé de la radicalisation de l’indisponible. Parce que l’être indisponible s’ouvre objectivement au temps du travail et de la politique (de la capitalisation et de la légitimation). Or comme nous ne savons pas encore transmettre l’intransmissible, nous restons à l’âge adolescent de la melancholia. [3 juillet]

L’impatience. Les rendez-vous. Le projet pour le banquet. L’alimentation baroque. Sortir de l’idéalisation. Un dîner improvisé. L’impossibilité de réfléchir à d’autres concepts. Commencer le travail des listes. [4 juillet]

Il y a dans le terme valise une racine val qui signifie probablement ce qui entoure. Le terme bagage provient de l’arabe bághal, le mulet. Entourer ce qui fait somme. [5 juillet]

Le corps est le lieu du vivant. Probablement qu’il n’y a pas d’autre lieu possible. Reprendre l’usage de son corps est la vacance en ce que le terme vacatio dit cette place laissée vide pour le lieu du corps. Reprendre l’usage de son corps dit simplement faire prendre place à ce qui doit advenir : le sommeil, la faim, la caresse, les muscles, le sexe, la nudité. [7 juillet]

Acquiescentia in se ipso est Lætitia, orta ex eo, quod homo se ipsum, suamque agendi potentiam contemplatur (Spinoza, Eth. III, def. 25). [8 juillet]

Comment les gens mangent et comment ils choisissent la nourriture ? Pourquoi ceci n’est-il pas le lieu de l’école ? [8 juillet]

La contrariété est la forme simple de ce qui fait advenir une nouveauté dans le réel. Toute contrariété n’est alors pas forcément négative. [9 juillet]

La complaisance est la forme la plus singulière du désœuvrement essentiel. Elle consiste à se vêtir d’un sentiment de vérité qui a l’inconvénient de faire en sorte que l’être est toujours satisfait de lui-même et de transformer toute idée, tout concept en quelque chose de fade puisqu’il s’agit alors d’avancer un énoncé clos qui ne se discute pas. C’est la formulation et l’affirmation de l’idéologie. Qu’est-ce qu’une idéologie ? C’est une formule particulière qui assume pouvoir concilier l’observation du réel comme connaissance (idéa) et comme structure de rassemblement (logos), autrement dit d’ordre. Ce qui devrait être le lieu même de la dialectique est la séparation de la sphère d’observation et de la sphère de l’acte. Cette séparation est essentielle et constitue le lieu même de la pensée : ce que n’assume ni la morale ni la psychanalyse ni l’éducation ni l’idée de l’humanisme ni la politique ni l’idéalisme ni l’esthétique, etc. L’erreur de la pensée idéologique est d’affirmer qu’il y a des solutions. [9 juillet]

L’expérience du cri d’un enfant a ceci de terrifiant qu’il rappelle à l’être adulte l’impossibilité de pouvoir éprouver soi-même le hurlement mais encore le fait que ce cri est le son même de l’épreuve de la catastrophe. Le survenant se réduit en un cri qui condamne l’événement à s’achever. Devenir adulte c’est saisir qu’il ne faut pas achever cela. C’est ainsi que l’adulte est celui qui ne peut, jamais, supporter aucun cri. [10 juillet]

Tout désengagement de la parole est abrupte. [11 juillet]

Il semble que nous soyons bien incapables de saisir ce que nous voyons lorsque nous sommes devant un temple grec, par exemple, devant ceux de Pæstum. Il faut le voir comme un indice et non comme une image de ce que c’était. Dans ce cas nous avons deux solutions : soit nous devons faire l’effort de n’y voir aucune différence avec ce que nous voyons tous les jours, soit nous devons faire l’effort – plus difficile encore – de le voir de manière grecque. La première solution consiste à être presque indifférent à ce que cela peut représenter et à l’incorporer dans le réel comme tout autre bâtiment et comme tout autre objet. C’est ce que l’on pourrait nommer une archéologie inversée par proximité. La seconde solution consiste à regarder l’objet comme un concept qui permet d’initier un processus d’interprétation de ce qu’une manière grecque de penser avait été. Ce que l’on pourrait nommer une archéologie conceptuelle. Il semblerait qu’il faille constamment passer de l’une à l’autre. [12 juillet]

Le texte du 24 mai sera l’introduction du troisième livre de Chrématistique. [13 juillet]

Prendre la décision des trois titres pour les trois livres de Chrématistique : le premier s’intitulera Généalogie critique du concept de chrématistique, le deuxième Contribution à une philosophie critique de l’œuvre et le troisième Pour une théorie critique de la poièsis. [13 juillet]

La journée sur le bateau. [14 juillet]

Traverser la Calabre en train pour rejoindre la Sicile. Faire en même temps l’épreuve de la très grande familiarité du train et de la plus grande extranéité parce que nous ne sommes bien sûr pas dans nos habitudes. Une langue dont on ne comprend pas tous les détails, des comportements qui ne semblent pas évidents, l’impossibilité de demander à la jeune fille à côté de bien vouloir ne pas téléphoner, l’impossibilité d’exprimer avec précision ce qui est sous-entendu dans une question. Contempler alors avec lenteur ce qui semble si loin dans ce qui n’est qu’une manière particulière d’habiter. Sans doute que le lieu même du caractère de l’étranger est de maintenir présent la non-convenance de l’habiter. Voir, ainsi, durant des kilomètres s’égrener des maisons de vacances qui ne ressemblent en rien à ce qui pourrait être une vacance. Observer durant des heures ce qui semble être un comportement paradoxalement grégaire et en même temps à ce point individuel qu’il accentue de manière sauvage ce que les êtres croient être leur liberté individuelle. Le drame absolu de la modernité est la croyance en la liberté individuelle comme nouveau culte qui garantirait la cessation de la passivité de l’obéissance et ouvrirait à une forme parfaite d’aisance et de tranquillité. « Je veux que vous soyez ininquiétés » dit la modernité chrétienne, mais dans l’économie d’un contrat avec l’obéissance au divin : « je veux que vous soyez ininquiétés » dit la modernité, mais cette fois dans la modernité d’une acceptation de la nécessité de la capitalisation. Dans l’un et l’autre cas cela n’a pas de sens, puisque nous devons tenter d’interpréter ce qui constitue notre passivité. [15 juillet]

Ouvrir les yeux, faire l’épreuve de la surabondance, voir son corps, venir : bainein est le verbe grec qui semble dire cela. [16 juillet]

Entre les colonnes blanches et les rideaux de lin blanc s’ouvre ce qui est laissé à l’épreuve de la surabondance. L’épreuve de la surabondance signifie faire l’épreuve concomitante des phainomena et de la poiésis. Autrement dit être amené devant ce qui s’ouvre. L’épreuve de la surabondance est le seul sens possible que nous puissions donner à la métaphysique, c’est-à-dire cette manière si particulière que nous avons de saisir le réel comme chose (le reste n’est qu’objet et en ce sens aliénation). La métaphysique est la production de la chose : c’est cela qu’il nous faut à présent penser. [16 juillet]

Cueillir la nepitella, le fenouil sauvage, l’absinthe, la myrte et les câpres sauvages. Mettre les câpres au sel et à l’eau et laisser exposer le pot au soleil quelques jours. Utiliser la nepitella dans une cuddura cunzata. [16 juillet]

Testimonium paupertatis. [17 juillet]

Que signifie cette expression d’un certificat de pauvreté, de dénuement ? Il est l’expérience majeure dans la chrétienté de la libération dans le jugement dernier. Il est aussi dans la pensée marxiste ce qui échoie à l’être dans la répartition du capital. Il est ce que nous pourrions nommer la garance d’une pauvreté en monde et d’un dénuement dans la connaissance. Il est le stade ultime de l’être aliéné dans les conditions matérielles de l’ininquiètude ou dans les conditions matérielles de ce que l’on nomme aujourd’hui confort. La suppression de l’inquiétude pensée comme un confort : le confort est la suppression – l’anéantissement – de la puissance existentiale du vivre. Mais il y a ici un paradoxe : comment le confort qui demande une certaine dépense peut-il être un testimonium paupertatis ? En ce qu’il exige de l’être une dépense permanente de son temps (de son vivre) dans la consommation de ce qui le rendra ininquiet. L’être est maintenu dans la dépense permanente en vue d’un testimonium quietatis. Et puisque toute chose se consomme il n’y a alors aucun moyen d’y échapper. Il faut donc parvenir à produire la négation de la pauvreté comme résultat de la consommation pour saisir ce que signifierait une pauvreté non négative (il faut clairement entendre ici le sens de cette expression comme une pauvreté qui ne soit pas un non-agir). Que signifie être pauvre ? Cela signifie être privé des conditions matérielles de l’accomplissement. Que signifie le dénuement ? Il signifie littéralement être nu parce que je n’ai rien ou plus rien pour conforter les conditions du vivant. C’est-à-dire une nudité substantielle en objet, parce que l’objet n’est jamais autre chose que ce qui me fait entrer en relation avec ce que nous nommons le monde en ce que le monde est justement la relation que nous sommes capables et que nous devons entretenir entre la chose et l’objet : sans cette relation nous sommes privés de monde. La privation de ce que nous nommons monde, est la forme majeure de l’aliénation qui trouve son objectivation dans les formes de l’autorité, de la religion, de l’obéissance, de la terreur et de l’ignorance. Sommes-nous alors en mesure de reformuler un testimonium paupertatis ? Un certificat de pauvreté ? Certains l’ont assumé dans la suppression de la propriété. D’autres encore dans la suppression du désir, d’autres encore dans la suppression de tout accomplissement. Ni la propriété ni le désir ni l’accomplissement sont en cela les coupables, mais bien la manière particulière avec laquelle nous les imposons et les cristallisons, c’est-à-dire la manière avec laquelle nous les capitalisons. Pauvreté devrait pouvoir alors signifier le dégagement de la forme moderne de la consommation. La question est alors : en quoi la consommation accomplit-elle, pour l’être, ce que peut être la propriété et ce que peut être le vivant ? [17 juillet]

La consommation est la forme obsessionnelle du politique et non du vivant. En revanche la consommation est la dimension métaphysique de l’être, c’est-à-dire du vivant. [18 juillet]

Penser son corps comme chose et non comme objet : ceci signifie tenter de ne plus faire advenir un désir objectal mais un désir du corps comme chose. Le désir de la chosité. Ne pas faire de l’épreuve de son corps une consommation de l’objet mais une production de la chose. Pour le moment il s’agit de l’absence de la faim et de la nudité. [18 juillet]

Sans doute une des plus belles journées. Incomparable et indicible. [19 juillet]

Il y a une instabilité entre les termes joie, bonheur, satisfaction, heureux… et s’ils ne recouvrent pas le même sens c’est parce qu’ils tentent d’indiquer avec plus ou moins de précision l’indétermination fondamentale de l’expérience du bonheur. Or cette indétermination est une oscillation entre ce qui se perçoit comme substantif ou comme qualité : je peux éprouver de la joie et être joyeux, je peux éprouver du bonheur mais je ne peux être bonheur, je peux éprouver de la satisfaction et être satisfait mais je ne peux être heureux et je ne peux pas éprouver l’heureux. Peut-être parce qu’il s’agit d’un complexe problème d’heure et de temporalité. En ce cas la donation en temporalisation déterminerait alors ce qui est appelé substance et qualité. Ce qui se situe entre est l’expérience de la facticité. [19 juillet]

Ce qui est ir-ré-sistible. [19 juillet]

Le rythme de quatre grandes colonnes blanches est l’épreuve de l’horizon. [20 juillet]

Karl Marx (418-419, MEGA 2) : la nouvelle guise de la production. Il faut se souvenir que le terme français guise a la même étymologie que le terme allemand Weise [texte du 28 avril]. Il s’agit de la manière. Cette manière est spéculative mais non encore dialectique, en ce qu’elle pense toujours qu’il est nécessaire de créer de nouveau besoin pour l’être. Ceci en vue de le conduire, dit Marx, à une nouvelle guise de la jouissance, c’est-à-dire à la ruine économique autrement dit à une continuelle et aliénante consommation. Ce qui est nouveau est la technicisation de cette manière. Ce qui est alors évident est que la masse croissante des objets produit un nouveau contrat de pauvreté en ce que l’être est alors toujours contraint à la dépense. Ce que la modernité déploie est la puissance absolue de cette emprise. Emprise à le sens de ce que déploie comme puissance un empire : un empire n’est jamais autre chose que le lieu de l’impératif. Or l’impératif consiste en l’attachement dans le fait que nous soyons liés à l’idée que nous en jouissions. Mais il n’y a de jouissance, dialectiquement, que dans l’alimentation et dans la sexualité. L’impératif assume de transformer toutes expériences de l’alimentation et de la sexualité en faute et en nécessaire possession (jouissance) tandis qu’elle maintient l’idée que la jouissance est la seule forme possible d’accomplissement. Ceci doit pouvoir s’interpréter comme étant le lieu d’un désastre de la philosophie qui n’a accomplie pour sa part, presque qu’une seule chose, la transfiguration du pensable en religiosité : Marx écrit (MEGA 2, 400) à propos de Feuerbach : « la preuve que la philosophie n’est pas autre chose que la religion mise en pensée et exposée de façon pensante ». La question est de savoir pourquoi. La réponse pour le moment, pourrait être que l’insuffisance du penser dialectique, se refuse, singulièrement, à seulement mettre à sa place ce qu’est la consommation. La consommation est le lieu de l’être, métaphysiquement, ce qui le dispose à avoir lieu. C’est cela qu’il nous faut penser. Mais il faut pour cela préparer le terrain : refuser toute religiosité, dépasser toute métaphysique du sujet, comprendre ce que signifie la passivité, entendre le sens d’une chrématistique. [21 juillet]

Préparer quelques notes pour la rédaction d’une sorte de traité théorique sur la masturbation : tenter d’en donner une définition précise dégagée de toute interprétation morale. 1. Elle est une pratique humaine ; 2 en tant que telle elle est une transformation du réel, c’est-à-dire du monde ; 3. cette transformation est essentiellement liée à ce qui pourrait être nommé une activité sexuelle ; 4. mais pas seulement, elle est aussi une activité anthropologique qui consiste à faire l’expérience d’un désir qui ne demande pas d’autre objet que soi : elle suppose alors une projection dans un régime de l’image et du fantasme ; 5. le fantasme n’est ici pas autre chose qu’un mode du penser ; 6. en ce sens la masturbation est un acte en tant que geste et pensée qui ouvre à la possibilité de saisir ce qui est à disposition et la manière dont on se rend disponible réellement en monde en tant que corps ; 7. elle est une idée particulière de la dépense ; 8. en tant que telle, elle suppose une interprétation non qualitative et non morale de la sexualité, c’est-à-dire non liée à la production comme engendrement, mais comme plaisir ; 9. elle est alors interprétée à partir du chiffre, de 0 à l’infini : zéro étant la non-disponibilité, un la masturbation (l’activité sexuelle seule), deux l’activité avec une autre personne, trois avec deux autres personnes, etc. ; 10. elle ne réclame rien de particulier mais elle succombe comme toutes activités sexuelles à la production industrialisée d’objets de consommation ; 11. ce qui est dramatique est l’interprétation de la masturbation comme défaut d’autre chose ; 12. elle doit être pensée comme activité en tant que telle. [21 juillet]

Il y a dans le terme italien focaccia le nom du feu. [22 juillet]

Il est évident que la pensée se désengage fondamentalement du de- de dé-penser : c’est-à-dire qu’elle se désengage de ce qui est séparation et éloignement de la mesure (du pensare latin). Cependant il est strictement impossible de croire que la pensée puisse être désengagée de la dépense, en ce sens que la pensée est un agir qui nécessite un vivant. Tout vivant est dépense. Ce paradoxe est le lieu du tournant de la pensée métaphysique. [23 juillet]

Il n’y a pas de logique, il y a du vivant. [24 juillet]

Parler de la chose c’est éprouver la différence d’avec l’objet. Si l’on suit le commentaire d’Heidegger dans les quatre conférences de 1949, il dit et écrit dès le début de la première, Das Ding, que la chose est Selbstand : ce tenir-en-soi est déterminé par une pro-duction, un Hestellen. Si l’on regarde ce-qui-se-tient-en-soi comme un produit on le saisit alors comme chose et non comme objet (p. 196-197 de l’édition française, Gesamtausgabe, 79). Comment peut-on comprendre ce qui a priori semble paradoxale ? Il faut entendre que le sens du terme français produit qui traduit le Herstellen allemand n’a bien sûr pas le sens d’un produit comme objet de consommation. Il a le sens, étymologique de ce qui produit, c’est-à-dire de ce qui mène devant. Or la chose est, dans son tenir-en-soi, ce qui vient là devant. C’est ce que nous nommons la pro-venance et la venance. La chose est tout ce qui vient-devant en tant que cela, maintenant, nous concerne. C’est le thin du haut-allemand, la res latine, l’eirein grec : ce qui se délibère en tant que c’est entré dans la concernance. La chose n’est pas autre chose que tout ce qui est produit par l’homme en tant qu’elle advient dans la sphère délibérative de l’observation et de l’intérêt. La chose est le monde en tant qu’il est la relation entre ce que nous nommons chose (le pro-duit) et l’objet (le produit). Tout ce qui n’est pas du monde n’est pas chose. La chosité consiste à laisser entrer la venance de ce qui est dans la sphère de la concernance. L’objet quant à lui est la transformation de cette concernance en production. Pour le dire encore autrement, la chose relève de la sphère de ce qui con-cerne, tandis que l’objet relève de la sphère de ce qui dé-cerne.  [25 juillet]

L’illimité n’est pas nécessaire il est spéculatif. Ce qui signifie qu’il doit être pensé non comme un objet mais comme un processus. L’affirmation objective de l’illimité est le danger majeur de la métaphysique : elle réclame dès lors dans cette affirmation une surestimation idéologique de la philosophie, de la politique et de la morale. En revanche, si l’illimité est pensé de manière spéculative, il ne peut dès lors qu’affirmer la teneur du danger. L’illimité est une possibilité du penser. Apéiros. Il n’est pas l’objet de la pensée. Ce qui est dès lors l’objet de la pensée est la limite comme expérience de ce qui ne peut se livrer, comme venance et comme concernance, qu’en tant qu’indisponibilité. L’indisponibilité est le seul sens moderne qu’il est possible de donner à ce que l’on nomme encore métaphysique, autrement dit le rapport que nous entretenons entre la chose et l’objet et que nous nommons monde. [25 juillet]

Il reste alors à penser ce qui subsiste derrière l’horizon (évoquer le 20 juillet entre les grandes colonnes blanches de la maison de Filicudi). C’est ce qui est nommé aoriste, autrement dit l’indéterminé. C’est ici que se tient la chose. [26 juillet]

Un accident signifie que quelque chose chute de sa position. Ce qui se mesure ensuite est la possibilité ou non de reprendre position. [27 juillet]

On ne peut jamais rien penser sans le recours aux autres. [27 juillet]

Les gamberetti. Les petites crevettes rouges. Si la forme crevette, issue du normando-picard, signifie la petite chèvre en raison de cette manière si particulière qu’elles ont de sauter, en revanche le gambero est plus incertain : sans relation directe avec la gamba, il vient du latin cammaro et du grec kammaros, les crustacés rouges, peut-être avec l’idée de quelque chose de méprisant : der Ursprung des Wortes ist dunkel dit le dictionnaire de Leo Meyer. [28 juillet]

Ce qui est insatisfaisant est ce que Spinoza nomme tristitia, autrement dit ce qui ne produit d’acquiescentia comme contemplation de sa propre puissance d’agir. C’est un problème de demande qui ne se résout pas. L’insatisfaction est l’expérience de ce qui ne se compense pas. Compenser signifie mesurer le rapport que nous entretenons avec ce qui est autre, avec ce qui est devant, avec ce qui vient avec, la venance. Compenser est par delà la pensée et la dépense. Mais l’insatisfaction ne se compense pas, ce qui signifie qu’elle ne peut advenir comme transfiguration. Ce qui n’advient pas dans la demande, ce qui reste vide dans ce qui se réclame reste vide pour toujours. L’idée que l’absence de compensation à l’insatisfaction est éthique, signifie que nous ne pouvons encore ajouter une réclamation à ce qui a été réclamé. Il est probable que ce soit le seul réel sens de ce que nous nommons éthique en tant que nous devons penser ce que signifie le retrait dans l’espace laissé vide. [29 juillet]

Pourquoi est-il si difficile de dire à quelqu’un qu’on l’aime ? Sans doute parce que cela ne se dit pas mais s’éprouve. Et pourtant nous n’existons que dans l’experimentum linguæ. [29 juillet]

L’amitié est le vivant exaltant. Le sens précis de cet énoncé n’est pas tant contenu dans sa signification que dans sa formulation grammaticale. [29 juillet]

Si l’on suit la formule employée il y a quelques jours sur les rives de la Méditerranée, la pensée se désengage de la dépense, alors il faut en comprendre les enjeux. Que signifient les trois termes, penser, dépenser, désengager ? Comment pouvons-nous engager une déconstruction de cette formule, en sachant qu’il y a ici un profond paradoxe comme sens même de la métaphysique occidentale ? Autrement dit, comment le pensable peut-il être hors de mesure de tout ce qui est engagé dans la dépense ? Comment sommes-nous alors en mesure de comprendre que ce qui est indiqué ici, est le refus de toute interprétation du concept de séparation et de différence ? En ce sens nous devrions être en mesure de pouvoir indiquer ce que signifie, pour nous, un engagement dans le dépensable. [30 juillet *]

Une des meilleures manières de préparer le thon rouge de Méditerranée est de le couper en tranches fines, de le déposer sur un plat préalablement huilé et de l’arroser avec un mélange d’huile d’olive, de sel et de vinaigre de vin blanc. Y ajouter encore en petite quantité quelques petites câpres au sel ou bien juste le sel des câpres et ne jamais y mettre de citron. [30 juillet]

Un incendie se déclare sur l’île de Lipari. Quelque chose s’embrase, orange, et semble couler en trois longues langues sur les flancs d’une des montages de l’île. Pendant quelques instants je me laisse croire qu’il s’agit d’une éruption volcanique. Le spectacle est si étrangement excitant. [30 juillet]

Factum loquendi. [31 juillet]

Il est extrêmement difficile de penser ce que signifie l’intime. L’intime n’existe que lorsqu’il n’advient pas, c’est-à-dire que lorsqu’il se met encore en retrait. Le dévoilement de ce retrait porte le nom, quelques fois, d’affection et d’amitié. [1° août]

La traversée de l’île, le corps au soleil, l’érotisme infini de la Méditerranée, les bosquets de pistachiers, les odeurs de la nepitèlla, la surabondance, l’odeur des feuilles de figuiers, les figues blanches. [1° août]

Il y a quelques fois des changements conséquents de paradigmes. Or l’expérience insulaire filicudienne en est un. Cela consiste, pour la première fois à rester presque cinq semaines dans ce que l’on nomme un état de vacances, c’est-à-dire ce qui laisse l’être advenir à ce qu’il pense advenir : se baigner, dormir, penser, s’occuper de soi, érotiser et laisser-être. Cela ne présuppose ne rien faire, mais précisément ne pas accéder ni a une activité projetante ni à une activité dialectique. Faire l’expérience d’une dialectique et d’une projection à l’arrêt. Il s’agit dès lors de penser ce que signifie la suspension de l’objectivation. Notre vivabilité est une manière particulière d’existence en ce que nous transformons systématiquement tout le réel en objet. De sorte qu’il nous faut des objets, de sorte que sans objet il nous semble que nous ne puissions vivre. Le problème de l’objet est qu’il ne se tient pas en soi – Selbstand, dirait Heidegger – mais qu’il se tient dans une disposition particulière en vue – Gegenstand. En tant que disposition, celle de l’usage, de la projection, de l’objectivation, de la capitalisation, de la finalité, nous sommes en permanence en dehors de toute chose, en dehors de ce que l’on pourrait nommer le terme réalité. La res est ce qui concerne, en tant que telle, en un temps (ce que l’allemand nomme Weile et l’anglais while). Le retrait de la forme projetante est la concernance. [2 août]

L’éblouissement du réel. [2 août]

Admettons alors qu’il soit impossible de tenir la formule la pensée se désengage de la dépense. D’abord parce que la pensée, le pensable n’est jamais en mesure de sortir de ce que signifie l’usage de ce qui est donné ou saisi pour demeurer dans l’acte. Il y a donc bien ici un problème métaphysique conséquent, celui du retrait de la pensée du dépensable. Dans ce cas elle est alors hypostasiée et ouverte à toute possibilité de l’esprit absolu et de ses conséquences ravageantes. Nous sommes en mesure d’en montrer deux : la première est d’avoir conçu l’idée d’un absolu (de l’esprit) interne à l’homme (ce qui est autant le propre de la pensée de Luther quant au religieux que de Kant quant au Geist), la seconde est d’avoir assumé que la propriété est de facto interne à l’homme (ce qui est le propre du capitalisme). La conséquence en est l’affirmation de la puissance d’objectivation : le pensable et la propriété comme objets purs. Or, il s’agit bien de trouver ce qui demeurerait dépensable, c’est-à-dire partageable en dehors de toute mesure absolue de ce qui est objectivement pensée et propriété. Il faut donc interpréter la dépense comme ce qui est à la fois usage et dispense. Dépenser signifie faire usage en absorbant le sens du préfixe de, c’est-à-dire faire usage en saisissant ce qui constitue la différence. Est différent ce qui se maintient séparé, en tant qu’il ne fait pas un, en tant que ni la pensée ni le propre ne font inséparablement un avec l’être. Dispenser signifie s’accorder ce retrait essentiel comme possibilité de se dégager de ce qu’est la pensée autant que l’en-propre. Dispenser est alors le mouvement qui permet à l’être d’entrer à nouveau dans ce que peut être l’expérience de la dose. Si dispenser a eu le sens de doser c’est qu’il est le mouvement même qui permet à la pensée, non de se désengager de la dépense, mais au contraire de s’engager dans la dispense. La pensée est l’engagement dans la dispense, signifie que l’acte même de la pensée est la possibilité de venir dans l’expérience instable du don et de la dose. Tout ce qui se donne est une dose, est l’expérience métaphysique de l’être, est l’expérience économique du vivre. Tout ce qui ne se pense pas en ces termes est un retrait de l’usage. [3 août *]

L’adresse est la forme majeure de l’art du xxe et du xxie siècle : puisque l’artiste s’est séparé du commanditaire et qu’il revendique une forme d’indépendance. En revanche il ne peut en aucun cas se séparer de la demande : elle subsiste comme étant la seule possibilité de l’apparition de l’œuvre. Mais il y a une limite, une zone fondamentale d’indétermination qui consiste à exposer quelque chose à un public qui n’a participé ni au processus d’adresse ni à celui de la demande. Ceci reste le plus grand problème de l’art : la terreur de devoir trouver un public. Or le public est une donnée politique et morale mais certainement pas autre. Et nous ne cessons d’en confondre les conséquences. [4 août]

Ce qui complique singulièrement l’interprétation et la saisie de ce que peut être l’art est, d’une part, l’idée scandaleuse qu’il ait besoin d’un public et, d’autre part, la mésinterprétation constante des termes demande et adresse. L’art s’adresse autant qu’il se demande. Pour le reste il ne s’agit que de formes autoritaires : il y a ceux qui ont l’autorité de produire, ceux qui ont l’autorité de déterminer qui produit et ceux qui n’ont que l’autorité passive d’être spectateurs. Dès lors nous n’advenons pas autrement que dans cette très vieille et scandaleuse formule aristotélicienne de la séparation du vivant en concepteurs autoritaires et en producteurs passifs. Est-ce réellement le spectateur qui fait l’œuvre, ou bien est-ce un leurre et un fantasme ? Nous ne demandons jamais, pas plus que nous n’attendons de recevoir une demande. J’assume de penser que nous ne pro-duisons réellement que lorsque nous sommes en mesure de recevoir une demande. Seule la demande engage l’être dans la possibilité d’autre chose que le geste autoritaire. L’art ne peut pas avoir de public, parce qu’il n’en a pas la nécessité et, par ailleurs, parce qu’en tant que tel, il n’existe pas. Exiger une audience pour ce qui n’existe pas, est un rituel. Les conséquences en sont évidentes. [4 août]

L’intérêt signifie littéralement, inter-est, c’est-à-dire ce qui est-parmi. L’intérêt est la forme matérielle de la concernance : il détermine le réel comme aître, comme présence, comme position. Or nous le pensons toujours comme ce qui transforme la chose en objet, en somme comme objectivation. Dès lors nous sommes toujours entre la formule antique de l’intérêt comme évidence et la formule kantienne du désintéressement, comme pur sentiment. Mais nous ne savons toujours pas ce qu’il y a entre. C’est cela que l’on nomme la tâche de l’auteur et de l’artiste. [5 août]

Écrire les mots Éloge de la satisfaction a deux mains. [5 août]

L’expérience du désir sexuel est problématique. C’est-à-dire qu’il est toujours en même temps érection et projection : et c’est dans cette tension improbable qu’il faut tenter, au sens propre, de s’installer. L’ancien haut allemand Stal dit la position. Le désir sexuel est l’expérience d’une position comme instabilité. En somme tenter de prendre position alors que nous ne parvenons pas réellement ni à se tenir ferme ni à y être durablement. Proballein signifie mettre devant, proposer, mettre la main à, jeter devant. Le problème est ce qui survient devant soi comme donnée du réel surgissant. Or cette expérience survient en soi, pour soi dans la limite complexe de son caractère irrésolue, inachevable, impartageable. Aucune réponse, aucun acte ne résout la problématique du désir sexuel. C’est précisément là que se situe sa limite et son irrésolution. Dans ce cas on accède à l’idée d’une satisfaction immédiate qui comble temporairement le désir : or le temporaire est la forme majeure du désir. Dans d’autre cas il est possible d’aller chercher l’image du problème dans le visage de l’autre. Il y a alors quelque chose de fascinant à percevoir ce que l’autre ne parvient pas à occulter, son propre désir sexuel. Le désir de l’autre est, un temps, la forme la plus aboutie et la plus jubilatoire, quand il est perçu, quand il est communiqué, quand il est joué, de l’expérience de la puissance érotique. Mais qu’est-ce que le désir sexuel pour qu’il soit le problème ? Il est l’expérience d’un agir, à partir du corps, qui ne peut se faire que dans le retrait substantiel de ce qu’il est. Le désir sexuel en tant qu’agir en retrait qui fait l’expérience de la survenance est le problème. Il est ce qui s’érige dans la limite absolue de la projection. Le désir sexuel est problématique est tant qu’il n’a que la possibilité de se projeter sur soi. Le désir sexuel est problématique en tant qu’il ne cesse de se replier sur soi sans advenir à la forme matérielle d’une co-existence. Parce que nous ne coexistons jamais dans ce désir. Nous ne faisons jamais qu’être juxtaposés et être isolés dans cette impossible co-existence. Il faut apprendre à être cette forme problématique. Le sexe n’est pas problématique, mais son désir. Parce que nous ne savons pas faire autrement que de le vivre comme irrésolution. Il faut apprendre longuement cette irrésolution dont une des formes consiste à entendre que nous ne cessons pas de désirer la forme problématique du sexuel. [6 août]

Toute idée du manque doit être maintenue, pensée, affirmée comme l’expérience du vivant. Ce qui est vivant est ontologiquement en état de manque. [7 août]

Le « vivant est ontologiquement en état de manque » pourrait vouloir signifier que ce que nous nommons le vivant n’est vivant que parce qu’il est en état de manque. Le terme mancus dit ce qui est matériellement incomplet en tant que quelque chose, matériellement, vient à ne pas être. Ceci est le vivant en tant que le vivant est substantiellement dans ce qui peut ne pas venir. C’est ce qu’il faut entendre. [7 août]

Retenir c’est faire paraître en tant que quelque chose passe du venir au tenir, en tant que quelque chose passe du regard au garder. Cette garde, cette retenue, cette garance, est la possibilité du paraître. Le paraître est la puissance propre du phénomène. Or nous le savons le problème est l’interprétation de la garde comme économie et comme capitalisation. La capitalisation, au sens propre, opère une garde et une retenue de ce qui a lieu comme dis-parition, c’est-à-dire comme ce qui ne paraît pas, tandis que la dépense laisse advenir une garde comme paraître. La dispense est la possibilité de la parution de la chose. C’est en cela que la dépense est nécessaire, c’est-à-dire qu’elle est chrématistique. Et c’est précisément pour cette raison que l’objet d’art n’est jamais autre chose qu’une garde presque sans paraître, puisqu’il n’est pas ouvert à autre chose qu’à une parution privée et ritualisée. En revanche il est tout à fait possible d’entendre que ce qui est nommé artistisation soit la possibilité d’un lieu du paraître, en tant que ce qui paraît n’est pas l’œuvre mais l’adresse. Nous n’avons en ce cas ni besoin d’œuvres ni de musées ni de collections. Reste alors à savoir, dans l’usage, ce que retient, encore, le musée et le collectionneur ? [9 août*]

La seule expérience de la vacance consiste à ne plus réellement savoir habiter. [11 août]

L’occasion signifie le moment favorable. C’est-à-dire, occasio, ce qui tombe-devant. Eukairia le moment pour agir. [14 août]

Le cours du semestre d’été 1952 de Heidegger, Was heißt denken?, à partir de la citation de Parménide, tente de donner quelques réponses à cette double question, le paraître et la garde (ou la retenue). S’occuper de la parution et de la garde des apparences est peut-être ce qu’il faut entendre dans ce qu’Heidegger appelle penser. Plus exactement ce que le grec khrè dit : il est d’usage. Khrè to légein te noien te dit Parménide qu’Heidegger traduit par il est d’usage : le laisser être posé-devant et le prendre en garde. Cette manœuvre particulière suppose alors trois mouvements : d’abord une inflexion profonde vers la chrématistique (le khrè) en tant que pensée de ce qui n’est pas nécessairement disponible ; ensuite une inflexion vers ce que nous pourrions nommer une crise de la garde dans le regard ; enfin une inflexion sur l’élément fondamental de la critique (la krisis en tant que mettre devant), à savoir ce qui concerne. En quoi alors la garde des actes comme actes nous regarde-t-elle et nous concerne-t-elle ? Ceci est une pure question de métaphysique. Or aujourd’hui le musée, à savoir l’institution muséographique (sans doute après le religieux et le capitalisme) ne cesse de vouloir s’en occuper en nous privant de toute possibilité d’en être concerné. Or il nous fait alors penser, c’est-à-dire saisir ce qui est d’usage, dans ce qui nous concerne. [16 août*]

Le vivant ne mérite jamais la quotidienneté. [18 août]

Le génie de l’être-avec. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela pourrait signifier qu’en certains êtres réside un daimon, c’est-à-dire la possibilité de l’expérience de l’existence et de la puissance prépositionnelle de l’avec. Or ce qui importe pour nous est de cesser de penser ce que sont les substantifs et les qualificatifs mais bien plutôt ce que signifient prépositions et adverbes. C’est cela que signifie interpréter le sens (en tant que mouvement) de l’humanité. [20 août]

Pourquoi je ne parviens plus à poser de question mais simplement à attendre qu’elles viennent ou à attendre l’expérience du discours ? Peut-être parce que la philosophie ne pose pas de questions. On aura eu tord de croire que la philosophie devait interroger quelque chose du monde en tant que demande. Le questionnement philosophique n’est pas une demande mais il est proposition. De manière encore plus ouverte nous assumons de croire que ni la philosophie ni l’art ni la littérature n’ont de questions à poser ou à recevoir. Le penser philosophique n’est pas un mode questionnant en tant qu’il pose des questions en vue d’une réponse mais il est un mode questionnant en tant qu’il observe les formes du vivant. [23 août]

Faire une histoire de la littérature pour se tenir éveillé. La littérature est une histoire de la lettre, plus exactement une histoire particulière de la manière avec laquelle on ordonne les lettres : il y a le logos, la loi, la dialectique et quelque chose comme une poétique. Une manière différente d’agencer la lettre. C’est-à-dire une manière différente de constituer la lettre et de produire un effet : l’arraisonnement, l’ordre, la vérité. Ni réellement raisonnement, ni réellement ordre, ni réellement vérité. Mais c’est toujours de la lettre. Alors advient une série de problèmes. À commencer par l’opposition entre littéraire et littéral : ce qui est vraiment à la lettre et ce qui ne l’est pas vraiment. Viendra ensuite – à cause du premier problème – la question de savoir s’il est nécessaire d’assujettir le littéraire à tout ce qui est institué comme processus littéral : la loi et le rite. La réponse platonicienne consistera en une forclusion des mimètikos poiètès (République, 607c) tandis que la réponse aristotélicienne consistera en l’établissement d’une nécessité d’assujettir le littéraire à des règles, c’est-à-dire de l’assujettir au politique et à la technique. Viendra enfin – pour jouer des deux premiers problèmes – celui du genre. On invente alors des séries insensées de genre : épique, élégiaque, mythologique, tragique, comique, parodique, lyrique, didactique, thrénodique, satirique, géorgique, romanesque, etc. On dilue à l’infini, histoire peut-être de noyer le politique. Mais ce qui semble en revanche profondément évident, est que le littéraire, s’oppose à tout ce qui ordonne une lecture littérale : la loi et le rite. Le littéraire est en ce sens l’inverse du religieux, parce que, quoiqu’il en soit, on ne re-lit jamais deux fois : l’idée même du littéraire est que l’on ne lit jamais deux fois comme relecture (re-legere) mais toujours comme une première fois. Parce que, comme disait Olivier Cadiot, le lecteur abime toujours les livres. Ceci porte le nom de négligence (nec-legere). Autrement dit, par delà la négligence, il n’y aurait que de la littérature. [25 août]

La vie matérielle. Autrement dit qu’il n’y a aucune raison de faire des œuvres. [26 août]

Ce qui est profondément redoutable est la manière avec laquelle l’institution (muséale et commerciale) s’est arrogée le droit presque exclusif d’un discours sur l’art. C’est-à-dire une manière particulière de valider ce qui fait art ou non. Dans ce cas le problème du contemporain n’est pas d’échapper à l’institution, pas plus qu’à l’extérieur de l’institution qui est saturée, mais bien de réfléchir à l’indigence de l’art (on peut toujours, par un souci de légèreté, continuer de penser que l’art, en somme, n’est pas autre chose, qu’un agrément, qu’un miroir sur le monde, un objet de valeur et un divertissement. Mais on peut aussi faire autre chose). [26 août]

À la question, comment sommes-nous capables de mesurer la connaissance, il est possible de répondre ainsi : il y a deux paradigmes, celui de la répétition et celui de l’invention. La répétition consiste à acquérir la connaissance des gestes, des formes et des usages. L’invention consiste à penser entre chacun de ces gestes et de ces formes et entre chacun de ces usages. [27 août]

« Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913. Mit einem Wort, das das Tatsächliche recht gut bezeichnet, wenn es auch etwas altmodisch ist : Es war ein schöner Augusttag des Jahres 1913. » Robert Musil. Alors nous célébrons – Le siècle – août 1913 – août 2013. C’est une manière toute particulière de commencer ce que l’on peut nommer un texte, c’est-à-dire quelque chose de la littérature. Elle serait donc cette forme singulière d’appel à la déconstruction du littéral. Un siècle auparavant, en 1817, Leopardi commence ainsi un autre type de texte : « Beau-Palais. Un chien dans la nuit, depuis la ferme, au passage du promeneur; Palazzo bello. Cane di notte dal casolare, al passar del viandante ». Deux manières de nommer le réel dans l’indifférence de ce qui compose, justement, le réel littéraire : deux types de descriptions : l’ordre de l’observation de l’œil, sans verbe et sans action, l’ordre de l’observation de l’œil au travers des dispositifs techniques. Mais dans l’un et l’autre cas quelque chose résiste, substantiellement : le régime prépositionnel et le qualificatif. L’idée étrange que quelque chose puisse être beau. Peut être que la modernité littéraire commence avec ce saut interprétatif. [28 août]

Les kouroï. [30 août]

La métaphysique, celle que l’on entend comme gestion des ontoi, est un processus qui tend inéluctablement à instaurer une fracture, une schizophrénie. Il s’agit en somme de penser quelque chose comme une puissance extérieure à soi et qui ne relève pas de la possibilité d’une communication. Palier à ce défaut de communication est l’ample labeur des théologies. Mais, par delà les théologies, demeure la question de l’infranchissable surface qui nous sépare de cette externalité. Il faut dès lors tenter de supporter cette opacité, cette limite absolue, le mur infranchissable de la métaphysique. Nous ne sommes pas en mesure de passer cette limite, alors même que la technique pas à pas vient en gratter l’apprêt. L’achèvement de la métaphysique consiste à se détourner de ce mur, de cette limite afin de tenter d’interpréter, non ses modes spéculatifs de franchissement, mais bien les conséquences que cela impose à nos manières d’être en monde. Si l’on accepte de penser le monde comme la relation entre les choses et les objets, alors ce que nous nommons métaphysique n’est pas autre chose que ce mouvement qui chaque fois nous sépare de la chose. La métaphysique est le mouvement que l’humanité construit en tant qu’elle se sépare toujours plus de ce qui est, en l’interprétant comme un objet. C’est cela qui est la tâche de la pensée, la longue interprétation de ce processus. [31 août]

La fête. Y avoir beaucoup trop travaillé pour vouloir encore écrire quoique ce soit dessus. Mais en revanche la fête on ne la fait pas. [1° septembre]

« D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit. Woraus bemerkenswerter Weise nichts hervorgeht ». Robert Musil. Il faut se souvenir que dans le texte allemand il s’agit de la Weise. Le caractère remarquable de la Weise induit qu’il n’en résulte rien. Malgré son caractère remarquable. Ce qui est donc remarquable, pour l’histoire de la littérature, pour l’histoire du récit et pour l’histoire des récits constitués, c’est qu’il ne s’agira pas au sens propre d’un problème de causes et de conséquences. Ce que nous dit la littérature, est que nous ne sommes pas capables de l’observer. Ou alors qu’il importe peu de saisir ce qui en résulte. [2 septembre]

Epitaphios. Sur-la-tombe. Littéralement sur ce qui a été posé. La racine tha de thaptein. Si l’on se souvient des vieilles catégories du Progymnasmata d’Ælius Théon, l’epitaphios se destine en tant qu’il ne peut s’adresser. Ce qui voudrait dire que l’épitaphe est une dépose sur ce qui est posé. Or Heidegger décide de déposer sur ce qui a été posé dans la Gesamtausgabe, l’énoncé suivant Wege, nicht Werke. Ne cherchons que le sens simple en français, des chemins, non des œuvres. L’accomplissement de la pensée occidentale a été de montrer que de manière profondément ontologique et morale l’œuvre est le lieu de la détermination de l’être. Or ce qui est nommé achèvement de la métaphysique consiste justement en ce que l’œuvre ne soit pas ce qui est laissée. Nous devrions cheminer mais pas œuvrer, au sens de ne pas produire ce qui doit s’ancrer en soi et ainsi produire ce qui est nommé le réel. Il n’y a pas d’œuvres mais des supports possibles aux mouvements. [3 septembre]

Pourquoi n’acceptons-nous pas de penser que ce qui nous rend profondément heureux, est la possibilité simple de s’étendre à côté de celles et de ceux que l’on aime. Parce que ce qui a lieu ici est la puissance du corps. Il y a un terme éblouissant dans la langue française qui dit ceci : c’est le terme aise, se-coucher-à-côté. [4 septembre]

Le retour à Paris, là où il y a les habitudes, là où il y a l’idée d’un habiter. Comme si cela était logique. Mais il n’y a aucune logique. Pour que l’être ne soit pas saisi de tristesse – la tristesse étant ce qui ne donne pas possibilité d’une puissance d’agir – il faudrait que tout soit livré comme un mode spécial d’apparaître. Ce qui est spécial est ce qui se laisse voir spécialement. Ce qui est spécial est donc ce qui demande une manière singulière de voir. C’est un mode d’observation. C’est pour cela que nous devons faire en sorte de vivre de manière spéciale, c’est-à-dire par delà toute quotidienneté, mais dans l’expérience de l’usage. [5 septembre]

Il y a ceux dont la présence est cette demande. Qu’ils en soient remercier. [6 septembre]

Amor est lætitia concomitante idea causæ externæ. Spinoza, Éth. III, def. VI. Il ne peut rien y avoir à dire ni à ajouter à cette proposition. [7 septembre]

La festivité est épuisante. [7 septembre]

« Le désespoir est une tristesse, dit Spinoza, qui naît de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle toute cause de doute a été supprimée ». Ce qui effectivement produit une profonde tristesse est d’être face à un vivant qui se retire de toute question, de toute interrogation comme face à face, comme altérité, comme partage. La cause de doute est la possibilité même de l’expérience du phénomène. Il faut apprendre à y faire face, il faut apprendre à supporter le manque, il faut apprendre à saisir tout ce qui doute. [8 septembre]

Devotio est amor erga eum quem admiramur. Spinoza, Éth. III, def. X. [9 septembre]

L’être est immobile, le reste est mobile. [10 septembre]

Les dictionnaires semblent ne pas parvenir à déterminer le sens étymologique du terme amicus et a fortiori du terme amitié. S’il y a peut-être une raison à cela rien n’empêche cependant de pouvoir imaginer, comme certains le laissent entendre qu’il pourrait y avoir un lien avec le latin emere qui signifie à la fois, prendre et recevoir. Quelque chose à la fois du verbre prendre, du verbe nehmen ou encore du verbe némein. Il y a semble-t-il, peu de sens à produire d’aussi improbables étymologies. Sauf qu’il est encore possible de voir qu’entre ces trois verbes, amare, emere, némein, s’insinuent lentement les trois formes de l’avec, du don et du partage. Dans leurs formes moins archaïques il est possible d’y entendre aimer, acheter et accorder. Or la relation irrésolue de l’avec à l’aimer, du don à l’achat et du partage à l’accord, est la relation que nous entretenons incessamment au vivant. Or cette relation est irrésolue parce qu’elle n’est pas pensée. Elle se maintient comme un état de chose, ou pire encore comme un état de nature. Cette relation est irrésolue parce qu’étant encore impensée, elle ouvre l’être soit à la satisfaction soit à la douleur. Or nous ne sommes pas en mesure de vivre en dehors de cette relation. Elle se nomme précisément relation éthique au monde. Le monde est la relation qui consiste à transfigurer les choses en objets. Le monde est alors la relation que nous entretenons à la perte de la chose et à la présence de l’objectité. La seconde partie de la relation – aimer-acheter-accorder – se nomme économie tandis que la première – avec-don-partage – nous la nommons chrématistique. Or la faille dans cette relation a consisté à supposer qu’il était possible d’ajouter un suffixe à la fin du substantif amor pour indiquer quelque chose de l’ordre de la puissance de l’itération et de la conduite de cette itération : il prend forme dans le terme amicitia. L’ami est donc cet être qui rend insensé cette relation chrématistico-économico-éthique du commun. L’ami est la voix qui s’engage à rappeler ce que signifie l’impensée de toute relation. C’est pour cette raison que nous disons que l’amitié est toujours à la fois conditionnelle et inconditionnelle. Il faut se souvenir, ici encore, que la condition, signifie à la lettre le dire-avec. Ce dire-avec tient en lui la possibilité d’être exemplaire. Ce qui est exemplaire (et non tant spécial) est ce qui a la puissance de toujours venir dans cette tenue. La puissance de l’itération. Iter est le chemin. Iter est le terme latin qui pourrait traduire le terme allemand Weg. C’est peut-être cela la puissance qui est contenue dans les suffixes –ité, le cheminement. Or qu’est-ce qui vient faire problème, au sens de qu’est-ce qui vient bloquer les cheminements ? Non pas l’obstacle en tant que tel, mais bien la puissance de la logique qui interdit toute possibilité de penser ce qui est impensé. Ce qui est donc exemplaire en l’ami est une tenue, un maintenant, qui ne cesse de faire diversion à la logique. [10 septembre]

Je ne sais pas définir l’attachement. Il est alors facile de comprendre pourquoi il est si difficile de dire « détachez-moi », lusai (Hom. Od. XII.192). Le détachement est analusis. On peut traduire en grec l’attachement par philia. [11 septembre]

« Tant il se tord fébrilement et tant il se brûle en caresses / Qu’Hippolyte même se masturberait.», Martial, Épigrammes, 14, 203.  [12 septembre]

L’acte sexuel, quelqu’il soit, a la particularité de ne jamais rien changer. C’est, en revanche, l’idée impensée ou l’idée morale du sexe qui change nos vies et qui les conditionnent matériellement. Mais que signifie, ne rien changer ? Cela signifie qu’il n’en résulte jamais rien. Cette formule n’est nullement négative, elle tient au contraire à mettre l’acte sexuel, là où il se trouve le mieux, c’est-à-dire dans le sans conséquence. Or nous ne faisons toujours, parce que nous avons appris cela, que l’inverse. Il nous faut donc supporter l’idée, qu’il est toujours malgré nous conséquent. C’est cela qui nous rend tristes et obsessionnels. [13 septembre]

L’ennui signifie que l’être prend conscience qu’il n’est plus suffisamment en monde, au point qu’il lui faille alors produire des objets. Il faut alors compenser ce qui ne fait suffisamment présence. Il s’agit alors de s’occuper. [13 septembre]

« La propriété privée matérielle, immédiatement sensible (unmittelbar sinnliche Privateigentum) est l’expression matérielle sensible de la vie humaine aliénée. Son mouvement – la production et la consommation – est la révélation sensible (sinnliche Offenbarung) du mouvement de toute production jusqu’ici, c’est-à-dire qu’il est la réalisation ou la réalité de l’homme (Verwirklichung oder Wirklichkeit des Menschen). La religion, la famille, l’État, le droit, la morale, la science, l’art, etc., sont seulement des modes particuliers de la production et ils tombent sous sa loi universelle. » Karl Marx, Manuscrits de 1844 (537). Ce qu’est la loi universelle, en tant que loi de la propriété privée, est l’idée même de cet immédiatement sensible. La propriété privée est perçue en tant que telle sans aucune médiateté, c’est-à-dire sans aucun intermédiaire : ce qui signifie que la propriété, en tant que telle ne trouve nulle autre modèle qu’elle-même pour se rendre à la matérialisation. La propriété, au même titre que le sentiment religieux, au même titre que le sentiment de liberté, au même titre que le sentiment de conscience, sont immédiatement sensibles et en tant que tels immédiatement satisfaisants pour l’être. Or l’hypothèse de Marx est bien de considérer que le manque fondamentale d’interprétation de cette immédiateté est la forme matérielle de l’aliénation. L’être est alors à la fois aliéné par ce dispositif métaphysico-sensible et à la fois par ce que Marx nomme son mouvement à savoir la production et la consommation. Dès lors si l’on est en mesure de penser ce que signifie la déconstruction (la relève) positive de la propriété privée (Die positive Aufhebung des Privateigentums), alors nous pourrions peut-être penser un renversement théorique : ce qui est immédiat, parce que sensible, est la production et la consommation en tant que transformation du réel : ce que nous nommons monde. Le monde est le rapport plus ou moins immédiatement sensible en tant que production et consommation des choses. Dès lors la propriété est le mouvement interprétatif de cette transformation : est propriété ce qui a été transformé. La propriété est ce qui apparaît spécialement en tant que le rapport se détermine et qu’il peut se réexposer. En revanche l’idée que ce dispositif se sépare au point qu’il ne se partage pas, est un mode particulier de ce que nous nommons gestion du réel. Dès lors, c’est bien pour cela que ce qui est nommé par Marx, religion, famille, État, droit, morale, science, art, ne sont que des formes immédiatement impropres à assumer les conditions de la vivabilité et, par ailleurs, immédiatement impropres à penser de manière suffisante l’essence de l’agir. [14 septembre]

Éprouver le désir de saisir le désir de l’autre afin de soulager son propre désir. [15 septembre]

Il n’y a ni accomplissement ni achèvement ni finitude ni certitude ni assurance ni salut ni rédemption ni adéquation ni complétude ni perfection ni compréhension ni jugement ni valeur ni génie. Il y a quelques fois de brefs éclats de ceci lorsque l’aître tombe dans la nuit. Ce que Benjamin appelle les échardes du temps messianique. Mais ces éclats sont souvent trop pâles. [16 septembre]

Je ne crois pas être en mesure de réellement comprendre ce que signifie le terme élection. Eligere, enlever. C’est un problème obscur de rituel. [17 septembre]

Garder en mémoire qu’il faut écrire un texte où devraient pouvoir se croiser les concepts de don, de dose, de sécularisation du religieux, d’achèvement du christianisme, d’une relève de la métaphysique à partir d’une théorie de la donation, d’une théorie du dealer et donc du concept de pharmakon et de pharmakos. À partir de cette figure tenter de saisir pourquoi le processus don-dose est pensé comme pauvreté.  [18 septembre]

Agir : monde. C’est ce qui est écrit furtivement dans les notes du téléphone. Cela signifie que l’agir n’est pas exactement le monde mais quelque chose d’à peine différent. Cette différence ne trouve sa formulation que dans la graphie d’un deux-points qui les met face à face et l’un après l’autre. L’agir n’est pas le monde mais agir : monde. Par delà toute formulation métaphysique cela pourrait signifier que l’agir est la seule forme qui fait monde. Le retrait de l’agir est la forme matérielle – si l’on suit Spinoza – de la tristesse (précisément de l’inverse de l’acquiescentia). En ce que l’homme considère son impuissance. Si l’on y réfléchit, radicalement, tout retrait, passif ou actif, de l’agir est une aliénation. Ce que fait le capitalisme et toute personne qui juge ne pas vouloir est la privation substantielle de la puissance en tant que relève négative de l’agir. Or ce qu’il faut penser est une relève (Aufhebung) positive de l’agir. Ni celle de la transfiguration des usages en devoirs ni celle de la privatisation excessive des usages. En ce sens agir est la seule garde de l’être en tant qu’il est la seule possibilité de la satisfaction. Nous pensons encore insuffisamment le sens des termes agir et nég-ation. C’est la tâche de la pensée. [18 septembre]

La négation n’est ni positive ni négative, elle dit l’expérience d’un non-agir. Il faut absolument la penser de manière occidentale, c’est-à-dire à partir du non-de-la-langue. C’est sans doute parce que le non-agir est strictement impossible pour l’être que le terme négation dit ce qui est im-possum. Je ne viendrai pas signale le retrait d’un agir au profit d’un autre, etc. La négation est en somme l’expérience fondamentale de la décision et de l’occasion. Ou pour le dire encore autrement, est négation ce qui est contingent. [19 septembre]

Il faut penser la relation silencieuse du don et de la dose. [20 septembre]

L’insatiété est le sentiment de ce qui ne trouve pas de résolution. [20 septembre]

L’ivresse est le sentiment irrésolu de la puissance. [21 septembre]

La jouissance est au contraire le sentiment résolu de la puissance. [21 septembre]

L’attente est la préparation de la puissance de l’irrésolu. [22 septembre]

L’amour est bien ce qui a lieu dans le même temps qu’une cause extérieure. [23 septembre]

L’amitié est ce qui rend possible ce même temps (une concomitance). [25 septembre]

Être ému est la conscience de cette concomitance. [26 septembre]

Célébration. Banquet XII, Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux. [27 septembre]

La puissance est ce qui n’achève pas. [28 septembre]

Il faut toujours continuer à la fois d’entrer et d’être dans le monde. C’est cela que signifie célébrer. Écrire est une manière d’avoir conscience de cette entrée dans le monde. [30 septembre]

Le corps est magnifiquement le lieu de la jouissance. [30 septembre]

L’humanité matérielle – occidentale – a commis une erreur qui a consisté et qui consiste à penser la relation comme production. Or tout ce que l’être entreprend comme relation ne peut pas s’achever comme production au risque de réaliser une interminable aliénation. L’expression interminable aliénation, signifie que le régime de la production est pensé comme infini. Seule l’expérience de l’amitié est la possibilité de ne pas réaliser cet achèvement. [1° octobre]

La puissance est ce qui n’aboutit pas. [1° octobre]

Les souvenirs ne sont pas ce avec quoi nous vivons (nous ne vivons qu’avec la pensée). [2 octobre]

Éprouver la puissance de la signature et la puissance de ce que nous pourrions nommer le serment. La signature n’a pas en soi de valeur – je peux signer en tant qu’autre – elle est contractuellement une ouverture. En revanche le serment est l’expérience fondamentale de la fidélité. Le rassemblement des deux produit pour l’être un fragment d’histoire. Immédiatement après l’être se charge d’une indescriptible puissance historiale. [3 octobre]

Nous admettons comme hypothèse que ce que nous nommons littérature n’a cessé, en fait, d’être une expérience, très essentielle de la délégation. Celle du sens. L’intelligibilité poiétique du texte est soit l’œuvre du lecteur, soit elle est voilée pour ne plus devoir apparaître. L’œuvre poétique pourrait ne pas avoir à formuler de sens, pourrait ne pas devoir en produire. Nous datons, emblématiquement ce moment, 1898, à la publication d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé ; puisque le chiffre reste à jamais voilé alors qu’il a eu lieu, il ne peut faire sens. Il reste comme suspendu, délégué, à jamais, à sa plus pure puissance. [4 octobre]

L’essence de l’être signifie ce qui laisse place. [4 octobre]

Les drogues sont fascinantes lorsqu’elles excitent l’être. Celles qui n’en font pas partie ne font que profondément aggraver la séparation d’avec le monde. Est drogue ce qui fait tenir éveillé devant le monde. À commencer par le vivant. [5 octobre]

Un nouveau calendrier. [6 octobre]

Il y a, logée au plus profond de l’être, une tristesse inamissible. Cette tristesse n’est pas originelle. C’est-à-dire qu’elle n’est pas l’origine de l’être comme essence ou comme dégradation. Cette tristesse est métaphysique. Si nous admettons que la métaphysique est la relation impensée de ce qui fait monde en tant que transformation du réel en réalisation, cette tristesse est métaphysique en tant qu’elle est l’impensée pour l’être de sa situation en monde. Mais en quoi peut-on affirmer que cette tristesse ne peut se perdre ? En quoi est-ce encore une tristesse ? La tristesse est le sentiment de ce qui empêche l’être d’être concerné par la possibilité de sa propre puissance. Nous ne disons même pas d’être concerné par sa puissance mais bien par la possibilité de sa propre puissance. La tristesse est la privation de la possibilité de la puissance. Ce qui est donc inamissible est le retrait de l’être de la concernance, donc de la possibilité de saisir cette puissance. Puisque la relation au monde est impensée, ne se perdra alors jamais cette tristesse. Il faut longuement revenir sur ce que nous nommons métaphysique [texte du 24 mai]. Mais il faut surtout tenter de penser pourquoi cela reste impensé. Non parce qu’il s’agira là d’un mystère à ce point si obscure qu’il se maintiendrait encore non-dévoilé, mais bien parce qu’il s’agit d’un processus politique et idéologique. Tristesse parce que nous sommes dans une relation impensée au monde, mais aussi tristesse parce qu’elle est rendue impensable par la pensée même. Ceci est une faille qui ne trouve aucun comblement. Aucun recours : ni la forme destinale du tragique ni la forme anesthésiante du christianisme ni la forme annihilante du capitalisme. [6 octobre]

Commencer un nouveau cycle de cours et de séminaires. Repenser ce que signifie l’enseignement ou plus précisément l’expérience de la parole adressée. Enseigner signifie deux choses : la première est de maintenir en continue l’expérience essentielle de l’adresse, parce que l’on doit toujours faire l’effort de s’adresser à ceux qui se tiennent devant nous et à leur rappeler que ce qui se dit n’a aucune valeur destinale. Cette position est éthique : elle est ce à quoi tient enseigner. La seconde tient à soi : assumer d’enseigner beaucoup, tout le temps, permet, dans la répétition d’assumer la précision du non-même. Dire et redire ce qui ne cesse de se modifier. Dire et redire ce qui ne cesse de venir trouver une formule dans la parole. Dire et redire ce que doit à tout prix être la pensée même et la mémoire. Dire et redire afin de maintenir les manières avec lesquelles nous observons le réel : ceci est aussi une position éthique. Enseigner est cette double exigence. [7 octobre]

Se préparer dit littéralement penser ce que signifie être en monde et faire monde. [8 octobre]

Or pour pouvoir penser le tournant, c’est-à-dire la phase qui consiste à orienter différemment l’interprétation métaphysique de l’agir, il faut parvenir à proposer une idée directrice de ce qu’est le monde. Commencer un nouveau séminaire qui est le seuil à partir duquel nous proposerons une théorie critique de ce que nous nommons poièsis, c’est-à-dire le monde en tant que relation à la chose : cette relation nous la nommons production. Elle est le lieu de l’être – son essence, son aître – en tant que consommation. Mais pour cela il faut pouvoir penser ce qui par-vient à la consommation : et c’est ce qui se manifeste. [8 octobre]

L’autoérotisme. [9 octobre]

L’expression le vivant n’est pas logique signifie que la zoè n’est pas possiblement rassemblée par le logos. [10 octobre]

La pensée occidentale a inventé, dans un constant voilement des théories de l’agir, de curieux processus d’interprétation politique de l’être. De manière générale l’Occident est la transfiguration de la puissance d’agir en devoir faire. Pour contenir l’être dans cet axiome il a fallu produire ces trois processus : la servitude comme assujettissement (qui est le modèle de toute les théocraties et de toutes les aristocraties), la singularité du devoir moral (qui est le modèle de toutes les démocraties) et enfin la servitude volontaire (qui est le modèle des monothéismes). Ces trois schémas sont l’axiome de l’aliénation. L’Occident est un processus historique qui consiste à entendre systématiquement l’être sous sa forme assujetti. L’être n’a de sens que dans l’interprétation d’un devoir et non d’une puissance. L’Occident commence et s’achève avec l’invention de l’être absolument aliéné (sans connaissance) et avec la transfiguration de la consommation en désir (il n’y a depuis plus de pensée occidentale mais une pensée mondiale dont le capital est la phase d’achèvement). Pour le dire autrement et de manière beaucoup plus brutale, l’Occident commence avec le système d’extermination de l’île de Délos ordonnée par les Athéniens et finit avec celui de la Shoa. Nous ne pensons pas suffisamment l’essence de cette transfiguration et nous ne sommes pas en mesure de penser l’impensable. Ce qui reste de l’Occident est cette faille. [11 octobre]

Il y a des temps particuliers du vivant où l’être ne cesse de penser à ce qui constitue la réalisation, pour lui-même, d’une parure. La parure est le résultat de la préparation de l’être aussi bien à venir habiter qu’à venir se présenter. Préparer signifie prendre soin de l’être de sorte qu’il puisse advenir dans l’essence du monde et dans l’essence de l’agir. Essence signifie ici le lieu, la place. Essence du monde et essence de l’agir (Wesen des Handeln, Wesen der Welt) sont identiques. L’essence du monde et de l’agir en tant qu’ils sont poiétiques, est l’interrogation sur la production. [12 octobre]

Est monde ce qui est disposé comme donation en tant que mode particulier de saisie du rapport entre le réel et la réalisation. Ceci constitue l’incipit de la recherche sur l’ontologie de l’agir, de la production et de la consommation. [13 octobre]

La pensée occidentale est assise sur une des plus puissantes apories qui consiste, alors même qu’elle tente de penser la personne comme singularité (comme quodlibet ens), d’être absolument incapable de penser la réification du corps comme cadavre. Parce que les formes mêmes du commun et de l’autorité ne cessent de vouloir imposer une forme de contrôle, sur ce qui reste, et comme telle, devrait le laisser à la gestion de l’humain [texte du 11 octobre]. L’impossibilité de donner un sens au mot humanisme tient à cela. [14 octobre]

Le monde en tant que poièsis est cosmétique. [15 octobre]

L’être historiale est celui qui entre dans le mouvement de l’existence. Mais il n’a pas besoin pour cela d’en saisir ni d’en penser les conséquences. C’est cela qui se nomme ouverture. [16 octobre]

L’impensé de la sexualité comme relation est l’une des failles les plus ravageantes de ce qui constitue notre commun. D’abord parce qu’elle laisse, depuis toujours, impensé ce qui se nomme simplement le sexuel en tant qu’il est matériellement un des rapports que nous entretenons au plaisir. Un parmi tant d’autres. Ce qui est ravageant est de ne pas pouvoir entretenir un rapport autre, avec le sexuel, que névrotique. Ce qui signifie que nous ne pensons nos désirs que dans la douleur de l’irréalisation. Ce qui est dramatique dans l’idée du sexuel comme relation est qu’il est construit de facto sur l’idée du privé, de l’irrévélé et de la puissance. Le commun n’a cessé de voiler le sexuel – sauf à le dévoiler comme pornographique – et n’a cessé, en même temps, de le représenter idéologiquement comme accomplissement et comme puissance. Comment ce qui se maintient irrévélé peut à la fois s’accomplir et devenir puissance ? Ceci se nomme un processus métaphysique ou un processus idéologique. En somme, sommes-nous capables de déréaliser ce qui ne peut se révéler ? Ni matériellement ni même conceptuellement. Parce qu’idéologiquement le sexuel est l’interdit majeur et la caractéristique de la puissance (de l’être, de la génération, du commun et de l’identité). C’est bien le problème du sens du terme vertu. Ce que nous nommions le 6 octobre, une tristesse, est ce qui ne parvient pas à se penser dans l’aporie d’une puissance qui doit se maintenir non-révélée. La douleur irrésolue de l’humanité est bien liée à ce qui occulte, toujours un peu plus, la pensée de la puissance. Nous sommes bien définitivement maintenus sans représentation et sans idée de ce qu’elle est : nous sommes bien ouk eidota. [17 octobre]

Tout est à disposition. Le n’est pas le monde, mais la puissance de l’altérité. [18 octobre]

Je crois que j’ai été privé de ce qui procède de l’adolescence. [19 octobre]

Abandonner ses habitudes. [20 octobre]

Rien n’a été suffisamment pensé le 6 octobre. Rien encore de cette tristesse n’est réellement ni montré ni dit. Spinoza écrit : tristitia est hominis transitio a majore ad minorem perfectionem (Éthique, III, def. 3). La tristesse est donc matériellement une incomplétude. Tristesse est donc pour l’homme l’expérience d’une impuissance. Cette impuissance est précisément dans le terme in-per-fectio : ce qui ne s’achève pas dans son faire. Triste est l’être qui n’a pas achevé ce qu’il s’était proposé de faire. Dans ce cas il suffirait de cesser de faire pour atteindre cette acquiescentia. Or si l’on ne comprend pas que le préfixe per induit une idée d’accomplissement et que le terme facere contenu ici signifie un faire exemplairement humain en tant que transformation du réel en réalité, on ne peut comprendre la portée du perfectio. Faire signifie agir en tant que vivre et pas seulement faire en tant que produire un objet. Dès lors à cette condition il n’est pas possible de cesser de faire à moins de fantasmer la quelconque possibilité d’une ataraxia. Dans ce cas l’incomplétude de l’être est manifeste en tant qu’elle assigne l’être à penser en permanence la puissance de son impuissance. Mais ici encore ce n’est pas si simple parce qu’il faudrait que nous soyons dès lors toujours en mesure d’être disposé à penser la puissance de son impuissance et non à transfigurer toute impuissance en puissance. Penser la puissance de son impuissance consiste à ne pas interpréter que le faire soit complet ou incomplet en tant qu’il produise une tristesse ou une joie mais bien de la considérer comme un pur moment pensé en tant que moment dans une chaîne irrésolue du temps. Rien n’est complet ni incomplet en ce sens que l’idée même de temporalité en est la contradiction exemplaire. Alors qu’est-ce qui est à ce point triste pour l’être ? L’incomplétude ou l’imperfection en tant que projection. Nous occultons toute possibilité de penser le non sens de la perfection dans le présent, pour ne cesser de penser la valeur d’une perfection d’un faire projeté au devant de l’être, et sans horizon. L’idée de la complétude est alors profondément aoriste. Nous ne sommes jamais complets, mais nous ne cessons de vouloir saisir ce qui maintiendra dans la présence une trace manifeste de cette incomplétude comme tristesse. C’est le lot de l’humanité matérielle et de l’humanité métaphysique. Par ailleurs il n’y a pas tant de différence que cela. Il faudra un jour montrer en quoi ces deux humanités sont presque identiques. Qu’est-ce qui se cache ainsi dans les replis de cette tristesse ? Il se cache l’expérience du désir et l’expérience infinie de la satisfaction de ce qui est l’inverse de l’acquiescentia (c’est-à-dire la satisfaction de ce qui est l’inverse de la satisfaction). Chez Spinoza cela porte le nom d’humilitas (III, def. 26 & 27). Humilitas est ce qui ne s’élève pas, est ce qui se maintient abattu. Ce qui ne s’élève pas est ce qui ne parvient pas à atteindre l’effectivité de la présence, parce que l’être est étriqué dans toutes formes de projection. Ce qui est dès lors, semble-t-il plus évident, est que l’être trouve une immense forme de satisfaction à cet abattement. C’est la conscientiæ morsus de Spinoza (def. 17). Il y a alors deux sortes fondamentales de tristesses, non ontologiques : la première est le sentiment d’une impuissance en tant que l’être n’est pas laissé être concerné, la seconde est le sentiment d’une impuissance en tant que l’être ne sait pas quoi faire de son incomplétude. Non-concernance et incomplétude sont les deux formes majeures de la tristesse : elles sont politiques, doxiques et culturelles. Autrement dit elles sont la machine mythologique la plus puissance pour confirmer l’autorité et l’appareillage le plus ravageant pour réclamer ce que nous ne sommes pas capables de faire advenir. Puisque nous ne pensons pas le temps nous ne sommes pas en mesure de penser la satisfaction en dehors de toute idée de perfection. Ce que nous ne sommes pas encore capables de comprendre est que toute chose peut être par accident cause de joie, de tristesse ou de désir (III, prop. 15). Or ce que nous n’acceptons pas, est la puissance de la contingence et en même temps la puissance infinie de ce besoin impensé de manque. Le besoin impensé du manque est ce que Spinoza nomme donc la cause extérieure. Et c’est aussi l’idée même de joie. Ce qui est donc irrésolu et inachevable pour l’être, est le besoin impensé du manque. [21 octobre *]

Réel signifie ce qui peut s’habiter. [23 octobre]

L’être a si peu à dire sauf l’expérience de son insatisfaction et de sa douleur. C’est surtout parce qu’on ne nous a pas appris à faire autrement : éprouver ce qui est douloureux et éprouver son bégaiement dans la parole. C’est pour cette raison qu’il faut faire l’effort de ne cesser de vouloir parler. Ce qui signifie ouvrir son être à l’expérience de la prose intégrale. C’est seulement cela qui est à la fois le maintenant et la fête. [24 octobre]

Être heureux à ce point qu’il faille inventer des figures de l’inquiétude. Elles sont celles du manque. [24 octobre]

Les rapports qu’entretiennent le gastronomique et l’art sont, semble-t-il, au nombre de trois : d’abord une interrogation singulière sur la métaphysique de la fourniture en tant que l’un et l’autre sont des activités du poiétique et que de fait ils suspendent l’autorité du producteur pour la déléguer à celui qui en déterminera un usage. Ensuite une interrogation sur la perissabilité ou sur ce qu’il serait encore possible de nommer la consommation. Enfin une problématique essentielle liée à ce qu’il est possible de nommer le versionnage. En ce sens entre la gastronomie et l’œuvre serait posé, en tant qu’expérience, ce qui reste impensé dans l’idée métaphysique de production et de consommation. Ceci pourrait être le lieu évident, mais non réalisé, d’une exposition. [26 octobre]

Tant que l’on ne comprendra pas que l’espace privé contient en puissance toute possibilité de la catastrophe nous ne serons pas en mesure de réellement habiter. Mais est-il seulement possible de penser le privatus, le séparé autrement que comme une catastrophe ? C’est à cela que l’être est ouvert dans le règne inexpliqué de la propriété et dans ce qui verse inéluctablement dans le quotidien. Parvenir à penser le sens d’habiter en dehors de cela est le seul sens radical du terme politique. [27 octobre]

À la sauvette et dans les replis de l’abris. [27 octobre]

Il s’agit de répondre à deux problèmes de la question de l’œuvre, ou de l’économie de l’œuvre : savoir en quoi l’art est philologique et savoir comment, en pensant à l’archive, au document et à la bibliothèque, ne pas leur donner un statut d’autorité mais au contraire une fonction de fonds. Le problème consiste donc, tout en tentant de penser ce qui a été obéré dans l’agir poétique, d’élaborer une critique de la supériorité de l’agir praxique en tant que responsabilité, et de l’idéalité de l’agir théorétique en tant qu’archè. Nous ne pouvons plus penser l’art comme poiètikè teknè ou comme ars poeticus, mais nous devons faire l’effort de le penser dans le sens originel de la re-spons-abilité. Ce sens nous essayons de le lire à partir de la figure de la philologie. Philologie n’est pas autre chose que ce qui pense la forme et le contenu de l’experimentum linguæ. [28 octobre]

L’art en tant qu’objet se défiscalise. Par ailleurs c’est la forme la plus insidieuse et la plus scandaleuse de l’économie. [30 octobre]

Il y a dans le regard des êtres une inattention qui ne se comble pas ; il y a dans les gestes des êtres une inattention et un oubli qui ne se comblent pas. À la lettre une ir-re-spons-abilité. Dès lors qu’elle advient elle est le présage d’une faille. [30 octobre]

Le seul effort exemplaire que nous devons accomplir, consiste à faire en sorte de ne pas idéaliser : d’abord le monde en tant que relation à l’objet, ensuite l’autre en tant qu’altérité. [31 octobre]

« Il est interdit d’être vieux » dit Rabbi Nahman de Bratslav. Vieux ici pourrait signifier se faire nommer maître, être persuadé que sa pensée est un système, ne cesser de lire scrupuleusement, rééditer l’ordre et le contrôle, affirmer toute forme d’obéissance, affirmer la stabilité de l’œuvre, assurer la possibilité d’un dévoilement et d’une certitude, affirmer l’unicité. [1° novembre]

Est enfin traduit et publié en français le texte d’Heidegger Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis) de 1938-1939. Le texte n’avait été publié que cinquante ans plus tard et posthumement en 1989, dans la Gesamtausgabe, au n°65. Il aura encore fallu attendre vingt-cinq ans pour le lire en français. Il faut parvenir à en faire usage maintenant. [1° novembre]

Si l’on pense à ce que peut être une bibliothèque, il s’agit, en fait, d’un simple meuble où l’on range les papiers : les bubloi. C’est donc à la fois un problème de rangement et de surface d’inscription. Faire une liste de ce que nous nommons bibliothèques : le Déipnosophiste d’Athénée de Naucratis, le livre de Marcianus Capella, les commentaires scolastiques de cet ouvrage, la rhétorique spéculative, le Convivio de Dante, le De honesta voluptate de Platine, le Zibaldone de Leopardi, l’Atlas Mnémosine de Warburg, Paris capitale du xixe de Benjamin, Département des Aigles, Musée d’art moderne, de Broodthaers, Prospectus de Ben Kinmont, Homo Sacer de Giorgio Agamben, etc. C’est dans la disparité que le sens du terme bibliothèque apparaît. [2 novembre]

La thèse d’Alessandro De Francesco, Pour une théorie non-dualiste de la poésie (1960-1989), se situe dans une tentative de proposition d’une appréhension, dit-il, non-dualiste, de la poésie moderne et contemporaine. Sa position consiste à marquer une opposition nette avec ce qui pourrait être nommer le dualisme poétique. Il consiste en une interprétation de la poièsis comme devant impérativement être séparée à la fois de l’agir (comme non responsabilité du geste) et à la fois du réel (parce que la poièsis n’est pas réellement une production). Il est donc très clair qu’il se situe radicalement dans ce qu’il est possible de nommer un tournant pour la métaphysique moderne, en ce qu’il incombe aux théoriciens de commencer à penser ce qui reste insuffisamment pensé, à savoir l’agir poïétique. L’hypothèse centrale d’Alessandro consiste à penser que la modernité poétique affirme la possibilité de ce qu’il nomme un non-dualisme en tant qu’il est, cette fois une prise en compte du geste même du poète et en tant qu’il est résolutoirement une production, c’est-à-dire une saisie du réel. Dès lors pour la pensée moderne il ne s’agit pas de penser encore la problématique valeur de la représentation mais bien plutôt la gestion du geste poétique comme pro-duction. Pour le dire autrement, il s’agit de lire, d’observer et de penser que la crise majeure de la poétique moderne a consisté et consiste encore à récupérer ce qui a été ôté à la poièsis, la responsabilité, au sens où il faut entendre ce terme comme re-spons-abilité, comme ouverture infinie à la possibilité de l’expérience des langages. Pour y parvenir, Alessandro établit un corpus de ces gestes propres (de ces figures) de la poétique moderne et contemporaine pour proposer une liste de paradoxes essentiels à la situation de la poésie pour notre immédiate modernité. Premier paradoxe relevé la tension irrésolue entre réel et présentification (et non justement représentation). Deuxième paradoxe, les rapports aporétiques et illimités entre métaphore, image, dicibilité et fiction. Troisième paradoxe celui de la voix et de l’œuvre, c’est-à-dire l’interrogation sur la performativité et sur la mort de l’œuvre. Il est à noter que cette question essentielle est à l’origine d’un nombre considérable de croisements entre pratiques littéraires et pratiques artistiques. Il s’agira probablement ici d’en établir un jour une analyse exhaustive et singulière. Quatrième paradoxe, celui de la production et de l’autonomie du geste poétique. C’est pour cette raison que cette recherche a le mérite, d’être pour partie, une contribution à une théorie critique de l’agir poïétique. Cinquième et dernier paradoxe, celui de l’interprétation du logos et du logocentrisme et celui de l’interprétation de la méta-poésie. En somme ce travail de recherche énonce encore le problème majeur de la pensée occidentale, la définition de ce que nous nommons objet. La thèse d’Alessandro, qui consiste à écrire que le poétique est une expérience non-dualiste entre le produire et le réel, est probablement la seule forme éthique de l’humanité, c’est-à-dire du vivant producteur. [3 novembre*]

« L’époque des “systèmes” est terminée » écrit Martin Heidegger dans les Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis). [3 novembre]

Le temps que l’être perd à chercher dans l’idéalité ce qui est introuvable et le temps qu’il perd à compulsivement achever son plaisir est tout ce qui n’est pas ouvert en monde : cette recherche donne à la fois la négligence, l’inoccupation et l’oubli. Il faut faire en sorte de ne pas être ni fasciné ni idéalement obnubilé. Cela n’a pas de solution. Si ce n’est la possibilité d’un toujours présent. Parce qu’en somme, ce qui nous rend à la douleur n’est pas autre chose que l’impensé de toute relation à l’autre en tant qu’elle est désirante, convoquante, exigeante. [4 novembre]

Comment peut-on penser cette formule d’Heidegger dans les Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis) :  « En quête de l’être, dans la surmesure de force qu’il faut déployer pour vraiment chercher, est le poète, celui qui institue l’être. Sucher des Seyns ist im eigensten Übermaß sucherischer Kraft der Dichter, der das Seyn “stiftet” ». Dans la difficulté de la pensée, ceci a constitué la presque totalité du séminaire d’aujourd’hui. [5 novembre]

Les déplacements (les voyages) sont étonnants quand ils n’ont rien d’exceptionnels. [6 novembre]

Face à la surmesure métaphysique du réel, l’antiquité produit deux systèmes qui tentent d’y répondre de manière singulière : le premier consiste à maintenir une interprétation de l’origine de tout mouvement et de tout devenir à partir de ce qu’il est possible de nommer un polythéisme. L’origine se trouve ainsi, comme le réel diffus, multiple, différente et toujours étonnante (thaumatizein). Le second consiste à confier cette surmesure comme flux (rhuthmos, ce que nous pourrions nommer le rhythme) à des dispositifs techniques (tekhnè) qui sont en charge de la canaliser. La phase critique pour l’Occident est survenue au moment où s’est opposé à ce système celui du monothéisme : l’origine se trouve alors entièrement contenue en une seule et unique arkhè. Mais la particularité absolue du monothéisme occidental est d’avoir pensé l’incarnation de cette arkhè dans la figure du messie qui est rendue possible par l’évidement d’une partie du divin (kénose) pour prendre la forme d’un serviteur (morphè doulou labon écrit Paul dans l’Épître aux Philippiens). Parmi les changements notoires de paradigmes il faut penser celui de l’économie et celui de l’agir. Si l’être chrétien est un doulos il ne dispose pas alors de la puissance matérielle de la propriété ; il n’est que locataire d’un monde qui lui est donné à entretenir pour garantir sa vivabilité (le reliquat de la faute originelle). Il est donc entièrement inclus dans une gestion du monde (monde signifie transformation du réel) qui ne peut plus être une chrématistique mais qui doit devenir une oikonomia, une gestion domestique. Ainsi le monde antique est préoccupé par l’organisation matérielle du faire et de la production : il en a établi une hiérarchisation complexe et dont la conséquence majeure a été une critique de l’agir poétique en tant qu’il ne réclame à l’opérateur la responsabilité de son achèvement. Le monde chrétien quant à lui, retourne à la forme plus archaïque des théocraties avec la particularité que le fidèle, comme être de la servitude volontaire, ne peut pas être autre chose qu’un opérateur non responsable qui obéit à la loi du maître, autrement dit à la loi de l’oikonomia tou khristou. L’être n’est donc que la réplique limitée de l’illimité de la puissance de Dieu. L’illimité de l’agir de Dieu est en ce sens poiètique. S’ouvre alors pour l’Occident, au cours d’une phase complexe et longue, une réélaboration du concept de poièsis qui tendrait à affirmer que l’être en tant qu’opérateur reste sous l’arkhè absolue de Dieu mais qu’il a la possibilité de toucher à la puissance infinie de l’œuvre, dans la poièsis pour rendre la gloire infinie de Dieu. S’élabore alors lentement le modèle de l’artiste qui est en même temps serviteur et démiurge et dont la signature assure et assume la paradoxale souffrance ou plus exactement le paradoxale sacrifice. Mais au moment même où l’idée de Dieu va se retirer de la sphère des hommes (dont la double conséquence est le recul de la métaphysique et l’accroissement illimité des religiosités), l’artiste, c’est-à-dire celui qui a fait l’expérience de la poièsis (ce qui a été métaphysiquement maintenu voilé) va réclamer la place alors laissée vide du messie. L’art du 19° siècle a ceci de particulier qu’il est constellé d’auteurs, d’artistes et de musiciens qui n’ont cessé de jouer avec l’idée messianique de l’art. L’achèvement de la crise (c’est-à-dire son point le plus fort) a eu lieu entre la tentative inaccomplie du Livre de Mallarmé et du ready-made de Duchamp. En l’espace de vingt ans se sont formulées les deux crises majeures de la poièsis, celle du vers et celle de l’œuvre : poèsis comme puissance infinie du geste et poièsis comme délégation infinie. [8 novembre]

Anthropologiquement l’humanité a commis et continue de commettre une erreur invraisemblable qui consiste a ne pas penser la disponibilité de l’être par rapport au désir mais par rapport au sexuel. Si l’on considère que l’institutionnalisation de la relation sexuée comme fondement du commun et de la société n’est qu’une phase de ce même commun qui réclame une stabilité de la propriété et une nécessaire génération, il est possible de se dire que la modernité aurait pu être cette phase critique de ce projet, reconnaissant alors que la disponibilité des êtres entre eux n’est plus liée ni à l’enracinement de la dynastie ni à celle de la génération. Et cependant les êtres continuent de penser qu’il est nécessaire d’établir une relation à l’autre fondée sur la sexualité et donc qu’il est nécessaire de fonder, encore, une pensée du commun inscrite sur cette exclusivité et donc cette non disponibilité. Or je continue profondément à ne pas comprendre cet entêtement qui consiste à se priver de la réalité même de la relation comme altérité au profit du projet d’une relation comme sexualité. On pourrait alors penser qu’il s’agit, non pas d’un caractère naturel ce qui serait dépourvu de toute possibilité de justification en tant qu’il ne serait ni social ni historial, d’une disposition essentielle de l’être à advenir sous cette forme. Or nous savons que cette disposition est la condition absolue, à la fois de la douleur, de l’indisponible et de l’ennui. Il n’y aucune raison apparente pour que l’ensemble des désirs viennent se concentrer sur une seule et même relation. Il n’y aucune raison particulière pour que nous venions systématiquement éprouver les mêmes formes de douleurs et de névroses. Il n’y a aucune raison pour que nous venions nous rendre indisponibles, c’est-à-dire que nous négligions les autres, que nous négligions le commun, la présence, l’opérativité, les formes désirantes du travail, etc. Il n’y a aucune raison pour que nous tendions à ce point à l’ennui qui consiste, dans ce retrait, à une contractualisation de la mise à l’écart du commun dont la forme exemplaire est le mariage. Peut-on imaginer que les êtres s’ennuient au point de vouloir se marier ? S’ennuyer signifie ne plus vouloir éprouver le désir d’un commun. L’Occident a donc imaginer un système qui consiste, à partir du modèle de la reproduction sexuée, à systématiquement contractualiser l’être afin qu’il ne soit plus rendu disponible. Quelque soit la relation, du couple au mariage, l’être n’est plus rendu disponible : ni sexuellement, ni convivialement, ni festivement, ni politiquement. Il faut toujours négocier sa présence. Si ce n’est donc ni une disposition naturelle ni moins encore une disposition relevant de la singularité de l’être, il ne peut donc s’agir que d’un dispositif moral et politique, et probablement même métaphysico-théologique. J’émets l’hypothèse qu’il est profondément lié à l’invraisemblable égoïsme des pensées monothéistes. Dans les monothéismes, l’être à le devoir de se replier sur lui dans l’ignorance volontaire du monde qui n’est qu’un fonds disponible (souvent douloureusement) à son vivant. Les monothéismes ont logiquement parachevée l’idée que l’être devait se replier volontairement sur un seul autre être, en vue d’accomplir l’économie du monde qui consiste seulement en la génération, c’est-à-dire en l’être familiale. Par ailleurs l’idée de ce repli volontaire n’est en somme que le triomphe de l’arkhè ou de la gouvernance qui consiste à faire en sorte que l’être soit le plus possible occupé : et tant qu’il est occupé à gérer la vie domestique il ne s’occupe pas de l’espace public. Mais la gouvernance a placé au plus profond de son mécanisme, dans le cœur le plus obscur de la machine politique, l’idée irrévélée et mystérieuse du sexe. Nous sommes donc intimement prisonnier de cette doxa et rendus, dès lors, indisponibles. [9 novembre]

Consommer consiste à éprouver une forme singulière de dépense : celle qui sépare la saisie de la chose de la pensée. [10 novembre]

Le monde est infini. Le désir est infini. Ou plus exactement le désir est le reflet de ce que nous saisissons du monde comme infini. Et pourtant le monde ne nous parvient pas comme infini. C’est cette aporie qu’il faut assumer. Et supporter. [11 novembre]

La donation du même, autrement dit de l’aporie. [11 novembre]

Ou encore penser la relation silencieuse du don et de la dose. [11 novembre]

« ὡς οἷός τ᾽ὤν σε σῴζειν εἰ ἤθελον ἀναλίσκειν χρήματα, ἀμελῆσαι. » (Platon, Criton, 44c). Lire dans ce simple énoncé de Criton, la crispation de toutes les angoisses de l’Occident. Toutes les angoisses, signifient, tout ce qui est maintenu en réserve à l’écart de l’interprétation : le salut, la volonté, la dépense, le bien, le soin. Ce qui est la formule de toute gouvernance et de tout rite. Cette formule ne cesse de résonner comme le premier appel à entrer dans l’histoire matérielle de la douleur et de la culpabilité. [12 novembre]

Ce qui doit exister dans le manque et le retrait doit se maintenir dans le manque et le retrait, sans quoi tout advient sous la forme d’un permanent ratage. Mais c’est quoiqu’il en soit déjà, toujours, trop tard. [13 novembre]

Vivre dans et avec le commun est exaltant. Il permet dans l’usure même de son épreuve de ne pas se laisser porter ni à l’idée du retrait de soi pour soi ni en celui du retrait de l’être en sa dimension la plus privée. Si l’on se tient à cette expérience du vivant on est alors en mesure d’être heureux. Il faut se sortir de toute idéalisation, de toute idéalité, de toute obsession mais maintenir en permanence l’expérience d’un agir compulsif. [14 novembre]

Ce qui est préparé dès l’antiquité, en philosophie, est la séparation des sphères métonymico-symboliques de la gouvernance, autrement dit les sphères du rituel. Ce que Platon préconise d’écarter, est l’ensemble des systèmes qui fondent le litige entre la terre et le ciel de manière profondément violente. Or les deux sphères qui assument cette violence sont le sacré et la poièsis. La violence du sacré et de la poièsis, autrement dit la violence du religieux et de l’art. Ce qui institue la violence du litige, chez Platon, porte le nom de pharmakéia. Le verbe pharmassein dit transformer sous la forme d’une altération à partir d’une préparation. L’histoire de la philosophie, et de la métaphysique, aura été cette mise en garde, profonde, sur le sens si familier des termes art et rite. Autrement dit l’idée de cette séparation des offices du rite et de l’art – qu’il ne faut pas confondre avec la sécularisation du religieux – est l’idée directrice du philosophique. [15 novembre]

L’être en tant qu’il est, est indisponible : c’est sa qualité existentiale. L’être-là n’en a la possibilité (de la disponibilité) qu’à la condition de se rendre indisponible. Ce qui advient alors est ce qui se nomme concomitance, simplement en ce que cela advient de manière absolument et uniquement, originale et non-itérable, là devant soi. C’est le devant soi qui réclame une disponibilité et qui clame sa disponibilité. Tout événement est en cela remarquable ; toute ré-clamation en ce qu’elle vient s’immiscer dans la clameur de l’être, est, elle aussi, remarquable. Réclamation doit être entendue, impérativement, de deux manières : simplement au sens étymologique (verbe clamare) de ré-affirmer quelque chose, de demander expressément, et, singulièrement au sens commun (influence du verbe klagen), d’exprimer une douleur, de citer en justice. Il y a donc dans le sens de ce verbe l’idée d’un avertissement comme dire sa présence et un avertissement comme la demande d’un dû qui n’aurait pas été donné ni accordé : ce qui n’a pas été accordé est la disponibilité. C’est précisément l’idée de toute tristesse en tant qu’elle est l’expérience de la non-concomitance avec l’idée de la cause extérieure. Il est donc nécessaire et éthique de savoir être-là autant que savoir se rendre à la disponibilité dans la survenance remarquable de cet être-là. C’est a priori la seule ex-igence de l’être : c’est seulement ici que l’humanité advient de manière historiale et éthique. Chaque être là (comme advenance) et chaque concomitance (comme convenance) sont originaux et exemplaires. Les saisir est l’expérience de la joie et de la satisfaction, les rater est l’expérience de la tristesse et du manque. [16 novembre]

Dans la définition VI de l’Éthique de Spinoza, ce qui pose problème n’est pas l’interprétation des causes extérieures, mais l’interprétation de ce qui est concomitant. Les causes extérieures sont tout ce qui advient et tout ce qui se produit : c’est ce que nous nommons le monde. Ce devant quoi nous devrions rester étonnés. Étonnés justement que ceci soit, par delà toute contingence, concomitant. Concomitant est ce qui vient-avec. Et même précisément ce qui accompagne. Mais il faut le penser dans sa forme la plus stricte : ce qui vient à et non ce qui continue de suivre. Pour cela il ne faut cesser de penser ce que signifie l’événement. [17 novembre]

Pharmakéia est l’industrie des produits de l’altération des sphères du réel et de son interprétation. L’idée directrice de la philosophie occidentale a été et est encore une sorte de vigilance qui consiste à penser l’ontologie de cette industrie, un avertissement quant à la nécessaire séparation des offices du rite et de l’art et à une permanente réinterrogation de ce que suppose le maintien de l’observation du réel. [18 novembre]

Défendre l’hypothèse que le passage aux monothéismes triomphants est à la fois la réduction du réel à l’homme, la suspension de toute possibilité d’étonnement, l’entrée dans l’angoisse infinie de ce qui ne garantie l’ininquiétude de l’être, la non-responsabilité infinie, le triomphe de l’économie iconique et le triomphe métaphysique de l’économie capitaliste. [19 novembre]

L’absence d’idée n’est pas, comme on pourrait le penser, un repos. [20 novembre]

Faire une conférence où l’on énonce avec une grande rigueur et une grande radicalité le problème éthique et politique de la délégation. Si déléguer consiste à se rendre disponible en monde, il ne faut jamais oublier qu’il s’agit précisent d’un problème d’autorité : assumer à la fois la délégation de sa puissance (actorialité) et éprouver la puissance de donner, en son nom, l’ordre de cette délégation (en somme que quelqu’un fasse à sa place). C’est sur cette faille éthico-politique qu’il faut penser les paradigmes de l’opérativité contemporaine. Et c’est ici que se pense la poièsis. Est poétique ce qui fait l’épreuve de la délégation. [21 novembre]

La relation ancillaire et la relation famulaire. Sous cette formule sont regroupées et pensées l’idéologie de la soumission, les structures de la servitude et les pensées de la répression de tout désir. C’est le lieu de la famille, du devoir moral et de l’ennui. Si nous ne pouvons pas penser les désirs, nous ne pouvons ni les éprouver ni les exprimer. [23 novembre]

Métaphysique est la possibilité de pouvoir penser ce que signifie l’altération et la destruction du réel pour se maintenir dans ce réel privé et démunie. Consommation et destruction sont les deux phases critiques de la pensée en ce qu’elle suppose la conscience métaphysique de ce qui a été prélevé et qui n’apparait dès lors plus comme la possibiltié d’un reste ou d’un reliquat mais comme la possibilité survenante d’une poiésis. La consommation est poiètique en ce sens qui fait venir en monde à la fois un être nouvellement advenant mais surtout une nouvelle Stimmung, une nouvelle ambiance, en ce que, lorsque nous faisons le tour de ce qui est présent il faut alors constater que quelque chose manque en tant qu’il a été absorbé. Or l’état d’hébétude consiste à ne pouvoir prendre conscience de ce qui vient à manquer. Nous sommes dès lors à la fois privés de toute puissance et de toute actualité. [24 novembre]

La passivité et l’ininquiètude sont les caractéristiques de la vie factorielle. [26 novembre]

Préparer les xenia est une source infinie de plaisir. [26 novembre]

Il faut passer par différentes expériences de la consommation pour pouvoir penser ce qu’elle peut être. En revanche la consommation ne signifie pas autre chose que garantir les conditions de sa vivabilité, c’est-à-dire que le vivant vive. Or ce qui fait que l’humanité est humanité est qu’elle est livrée en monde en tant qu’il est l’occultation même de cette consommation. L’humanité matérielle consiste à faire l’épreuve d’un vivant interprété et celé entre occultation et altération. Il faut revenir à l’épreuve de cette consommation, sans cela nous sommes ouverts à une très singulière tristesse. [28 novembre]

C’est pour cette raison que nous ne pensons pas ce que signifie travailler. [29 novembre]

Émettre l’hypothèse que l’agir est ce que nous nommons la caractérisation du monde comme densité. [29 novembre]

Le terme grec dasusternos. [1° décembre]

On ne peut faire de l’herméneutique et de l’interprétation que lorsque l’on sait avoir faim et que l’on mange. [1° décembre]

Technique et poièsis ne regardent pas dans la même direction, mais de manière opposée. En revanche pensée et poièsis se tiennent de la même manière, c’est-à-dire devant la même chose. La question de l’être (la seinsfrage) est la question de la donation (Stifter) : « Sucher des Seyns ist im eigensten Übermaß sucherischer Kraft der Dichter, der das Seyn ‘stiftet’  : en quête de l’être, dans la surmesure de force qu’il faut déployer pour vraiment chercher, est le poète, celui qui donne l’estre ». M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, 1938. Ici encore la langue heideggérienne est saisissante. Comment peut-on traduire cet intraduisible verbe stiften ? Der das Seyn stiftet. Le verbe stiften signifie à la fois (Wöterbuchnetz, Akademie der Wissenschaften) entreprendre et bâtir (moliri), proposer (irrogare), produire (mais au sens du verbe latin concinnare : concinnus signifie bien fait, artistique et le terme cinnus signifie, presque comme par hasard, le mélange, la mixtion !), nourrir (nutrire), fonder, établir, instituer et donner. Il y a dans l’incroyable densité de ce verbe, ce devant quoi se tient l’homme : l’institution de la donation. C’est ce qu’il nous faut penser. [2 décembre]

Rendre dense, se dit en grec, trephein, ce qui signifie aussi nourrir. Il faut parvenir à explorer les relations qui existent, à partir du concept de densité, entre la consommation (se nourrir) et la poétique (pro-duire). Cette relation et ce que nous nommons la métaphysique. Est métaphysique toute densification du réel et est philosophique toute tentative d’éclaircissement de cette densité : trephein et dasus en grec, dichter et dicht en allemand, poièsis et densité en français. C’est leur relation qu’il faut penser et ce que signifie absorber cette densité. [3 décembre]

Le désir est quelques fois tellement brutal. [4 décembre]

Assister à la soutenance de thèse d’Alessandro. Pour une théorie non-dualiste de la poésie. Sans doute qu’une des thèses les plus saisissantes d’Alessandro, consiste à énoncer que la poésie est un art récent, c’est-à-dire qu’elle n’aurait, en fait, pas plus de deux siècles. [5 décembre]

La forme la plus accomplie du désir n’en est pas moins celle de se désirer soi-même. [8 décembre]

L’idée même de la fête permanente est une action parallèle en ce qu’elle n’a pas d’existence matérielle, mais qu’elle nous assigne à penser en permanence les conditions du vivant. Si vivre n’est pas en ce sens une fête permanente, alors elle ne se réalise pas. Il ne s’agit pas d’une inversion des paradigmes mais d’une incrustation : la fête n’est pas occasionnelle et fermée, mais inconditionnelle et ouverte. [8 décembre]

Les inégalités sont nombreuses, mais elles peuvent être saisies à partir de deux sphères, celles qui s’imposent comme expérience, celles qui s’incrustent dans la mémoire de l’expérience. Parmi les expériences, il y a celles étrangement encore impensées de la sexualité. Elles sont inégales, silencieuses et souvent douloureuses. Ce qui est douloureux, comme expérience et comme mémoire inaliénable, est l’interdiction, l’humiliation, la faute destinale, l’obscur, l’assimilation à l’identité et donc l’insatisfaction de tout désir. Je crois que cela ne s’efface jamais. [10 décembre]

Le désir est multiple, infini, graduel. Pour qu’il se tienne, il faut en permanence lutter contre la doxa. Elle est ce qui impose une valeur sur tout désir et nous ouvre donc à l’humiliation et au destin. [11 décembre]

La seule vocation (Beruf chez Hölderlin) est la disponibilité. Elle ouvre à une vaillance qui est la relation de disponibilité. Ce qu’Hölderlin appelle Dichtermuth. Il n’y a, à mon sens, pas d’autre vocation, pas d’autre situation que la disponibilité. Le reste n’est que paresse, privation et retrait. [12 décembre]

Jacqui et Geoff proposent de réaliser un Medicine Show en mai à Montpellier sur la drogue. Du pharmakon à la panacée. Proposer de faire une conférence sous drogues. [12 décembre]

The mostest. [14 décembre]

À la suite de la conférence d’Alessandro (La poésie comme processus cognitif et subversif) en venir à la question suivante : en admettant que la poésie soit un art récent et en admettant qu’après 1945 elle advienne à une radicale position non-dualiste, comment se fait-il qu’en 1968 (le 7 septembre), dans une lettre ouverte du Département des Aigles, Marcel Broodthaers, annonce que le nouveau musée saura faire briller main dans la main, la poésie et les arts plastiques ? À cette question Alessandro dit, avec le sourire, qu’il est probable que ce soit parce ni l’un ni l’autre n’ont réellement, de rapports avec le littéraire. Faire des images n’est effectivement pas un art récent, qu’il s’agisse de les faire sur un support ou avec des lettres. En revanche ce qui est pensé, par delà les images, dans le poétique et dans l’art dit plastique, est un travail très récent : préfiguré par Hölderlin, Leopardi et Baudelaire et définitivement annoncé par Mallarmé et Duchamp : ce qui se joue, littéralement, entre 1898 et 1913 est sans retour. [14 décembre]

Être saisi d’une conscience très claire, que le processus qui est inauguré dans Zucca, est une tentative de penser le littéraire (évidement par-delà les images) mais surtout dans l’idée essentielle que le littéraire ne doit surtout pas rendre indisponible. L’histoire angoissée de la modernité a ressenti la nécessité de faire l’expérience de sacrifices de l’être dans la littérature (c’est le cas d’Hölderlin qui devient fou, de Leopardi qui s’abîme dans le Zibaldone, de Proust qui s’enferme, de Blanchot qui disparaît, etc.). Le littéraire n’a sans doute politiquement plus la capacité d’exiger ce sacrifice. Est littéraire ce qui laisse entièrement disponible, ce qui ne sépare pas (ne prive pas) de l’expérience du commun. L’écriture de Zucca, n’est pas un travail, elle se fait dans les interstices, dans les temps creux, dans les transports, dans une partie de ces temps laissés vides. Ceci serait une sorte de notes aux non laborieux, à ceux qui doivent penser la littérature comme n’étant pas un travail. Le reste du temps, autant dire qu’il est immense, est le temps du vivant et le temps réservé à ce que Nietzsche nomme le labeur. Ne pas quitter des yeux cette note aux laborieux. [15 décembre]

Le salaire inconditionnel est ce qui doit être réclamé. L’inconditionnalité est la mesure éthique du vivant. [16 décembre]

Si l’on ne considère pas que l’altérité est survenante alors on se clôt dans une idéalité. [17 décembre]

De-re-linquere signifie laisser doublement derrière soi. [18 décembre]

Si l’art est inintéressant (ce qui signifie qu’il est ennuyeux, que les processus de monstrations sont contraignants, que la muséographie est laborieuse, etc.) c’est essentiellement pour deux raisons (profondément contradictoires). Dans un cas, c’est parce qu’il n’a qu’une valeur marchande et qu’il est donc profondément historique et anecdotique. Dans l’autre cas, c’est parce qu’il revendique ne rien avoir d’intéressant à dire, à montrer, à formuler, parce qu’il est essentiellement un processus d’observation de nos manières d’agir. Pour le dire encore autrement, la forme la plus singulière de l’art moderne et contemporain est de rendre volontairement intéressant pour ne pas risquer la forme ancienne et doxique de la fascination et de l’admiration. Rien n’est intéressant afin que nous ne nous abîmions pas dans un oubli du monde. L’art serait en cela une manière très singulière de maintenir l’attention des êtres sur ce qui ne regarde pas leur vivant. Or pendant ce temps, dans notre dos, tandis que nous contemplons des œuvres, le monde s’amplifie. Ce que nous nommons art est la chasse pour Ésaü. C’est précisément pour cette raison qu’il ne faut jamais tourner le dos et toujours maintenir une observation vigilante sur ces activités dissipantes (celles de l’altération du réel et de la réalité). Voir à ce propos l’ouvrage Ésaü à la chasse de Jérôme Mauche. C’est encore pour cette raison que l’art moderne et contemporain, quand il assume ce regard, n’a pas d’intérêt à produire des œuvres, mais des processus spéculatifs : c’est-à-dire qui ne cessent de proposer de petits reflets, non pas tant du réel, mais de la réalité. C’est de cette manière qu’il est possible de lire la pièce de 1967 de Art & Language (Ian Burn) Mirror Piece : des plaques de miroir au mur aux dimansions de tableaux, mais qui permettent de se voir et en même temps de voir ce qui se trame dans notre dos. L’idée d’une constance matérielle d’une histoire de l’art. [19 décembre]

On peut vendre son droit d’aînesse pour une soupe de lentilles. [20 décembre]

Il est possible de penser que la fabrique des images et de la littérature est un art ancien, même archaïque. C’est pour cette raison qu’il s’agit d’une fabrique aussi complexe et morale. En revanche le poétique et ce qui est nommé art plastique sont des arts récents, profondément modernes. Ils le sont parce qu’ils ont dépassé les contraintes de l’interprétation morale de l’opérativité. [20 décembre]

L’art est philologique parce qu’il montre et regarde (sans pour autant interroger ni répondre) les processus de production et la dimension inauthentique de tout agir et de tout usage. Si l’on admet qu’il n’y pas d’art en tant qu’objet, ce qui est art n’est que la possibilité inauthentique du processus, c’est-à-dire la possibilité de ce regard si spécial porté sur une manière si spéciale d’être. Philologia est le rassemblement (logos) des relations (philia). Mais il n’y a pas de sens à l’entendre à l’inverse comme phil’o logos. Maintenons le sens de rassemblement des relations. [23 décembre]

Les fêtes (qui n’en sont jamais) de fin d’année sont des rituels qui nous exposent, toujours de la même manière, devant ce qui ne peut advenir que comme drame. L’humanité de loisir, celle qui n’a su que succomber à la pharmakéia (dans tous les sens du terme) n’a jamais rien à dire, à penser, à proposer. Il faut bien sûr, lire à la lettre ce que signifie le terme drame : il signifie l’action, le devoir. C’est le sens du verbe draô, agir, faire comme un serviteur, selon un devoir. C’est cela aussi le sens du terme famulus. [24 décembre]

Nous émettons l’hypothèse qu’il existe une deuxième relation silencieuse, entre la forme et l’arkhè. Si la première relation silencieuse est celle entre le don et la dose, comme entreprise de l’altération et ontologie de la doxa, la deuxième est celle entre la forme et le commandement comme entreprise de justification de la gouvernance fondée sur l’ontologie de l’arkhè (commencement et commandement). Elle est impensée et silencieuse parce qu’elle doit être maintenue comme le cœur de la machine gouvernementale et mythologique. [25 décembre]

Nous ne savons pas penser la relation qu’entretient le terme famille au concept de servitude et la possibilité de décontractualiser cette servitude. Si nous ne savons pas le penser c’est que nous l’acceptons silencieusement. Comme possibilité, sans doute d’une satisfaction. Or l’histoire en tant que crises et tournants, et l’historialité en tant que puissance éthique, laissent envisager qu’il est temps de ne pas succomber à ces formes archaïques, c’est-à-dire à la fois trop anciennes et trop impensées comme fondement. Mais quel est le sens, ou du moins la direction fondamentale, du terme famul ? Il est la somme de ce qui se compte dans la maison, c’est-à-dire dans l’espace privé. Or dans le comptage on y place aussi les êtres, le vivants. La famille est donc la relation de servitude qui consiste à se considérer, un temps ou tout le temps, un bien qui entre en comptage. C’est bien cette relation de servitude qui est inacceptable. C’est bien cette relation particulière – en tant que partie comptée d’un ensemble – qui assigne les êtres à ce que nous avions nommé le drame, c’est-à-dire un agir singulier en tant que vivant compté dans un espace fermé. Être-enclos dirait Heidegger. Eingefreidet. Ce qui est parfaitement incompréhensible est que l’humanité réclame le maintien (plus ou moins autoritaire) de cette forme de servitude. Ne pas faire partie du compte est donc la tâche éthique. Assumer d’entrer dans le compte est un acte moral. Il dépend d’une règle, d’un principe, d’une relation silencieuse. Ne pas savoir déconstruire cette relation de servitude est un retrait absolu du politique. [26 décembre]

Regarder la jouissance. [26 décembre]

Ge-stell et Ge-dicht sont donc deux directions opposées qui posent un re-gard : le Gestell en direction du réel afin de le densifier, le Gedicht en direction du réalisé (du dense) afin de pouvoir le penser en ce qu’il n’est pas, essentiellement. [27 décembre]

Le dosage des désirs. Il est toujours (si l’on se réfère à Foucault) diététique, économique, érotique et éthique. [27 décembre]

Le temps kairologique. Celui qui n’est donc ni chronologique ni messianique ni divin ; celui qui est intimement lié à la puissance du mouvement de l’être. C’est précisément ce qui s’entend dans le terme Vermöglichkeit. [27 décembre]

Autrement dit, ouverture à la possibilité, illimitée, de ce qui se nomme bon-heur. [28 décembre]

Il y a deux formes majeures de tristesse, au sens spinozien, c’est-à-dire comme impuissance. La première consiste à ne jamais pouvoir affirmer pour soi et pour autrui la puissance de son désir. C’est le manque le plus dérélictoire. La seconde consiste, dès lors que nous éprouvons cette impuissance, à ne plus réellement se rendre disponible. L’épreuve de cette dualité est l’épreuve matérielle de l’humanité, mais elle est aussi l’épreuve de la puissance infinie du vivant. C’est devant cette assignation paradoxale que nous devons nous tenir. Cette épreuve est particulièrement complexe parce que nous ne tendons que vers la possibilité de se rendre disponible à la puissance affirmative de notre désir, et aussi que nous ne sommes ni en mesure ni dans la possibilité d’exposer la puissance de ce désir. La démesure de force qu’il faut pour tenir dans ce paradoxe, se nomme le vivant matériel. La tenue dans l’épreuve incessante de ce paradoxe est éthique. Mais ceci n’en constitue que la fine couche superficielle. En quoi, fondamentalement, l’épreuve du désir est-elle si difficile ? D’abord parce que l’expérience de l’affirmation du désir (et du non désir) est contingence, et en ce sens non-négociable, non appréhendable, non échangeable. Mais surtout parce que l’irrésolution du paradoxe même de l’impuissance de l’affirmation du désir, s’est transfigurée en ce qui se nomme une économie du désir (stratégie du besoin, symbolisation du désir, gestion comme tempérance et domination (des désirs, des désirs de l’autres, de la puissance, etc.), encadrement morale du désir). L’économie du désir consiste à transfigurer la nature même du désir (ce que les grecs nomment hexis) en devoir comme statut, rôle, généalogie, etc. La question n’est alors pas tant que nous ne puissions accéder à l’affirmation de la puissance de notre désir, mais bien plutôt que nous ne soyons absolument pas préparés à éprouver le vivant ainsi. Et comme la gouvernance consiste à contrôler le vivant, son exemplaire vivabilité, nous ne sommes plus capables de saisir le désir autrement que comme puissance de la représentation d’une hyper-puissance archétypale du désir. Cela se nomme épreuve des images, de la doxa et de la norme. Alors le désir s’éprouve métaphysiquement comme non-puissance. Mais il suffit seulement de s’y habituer. [30 décembre]

 

 

Notes
[22 mai 2013] Ce texte a été publié dans l’ouvrage Augmented Writing d’Alessandro De Francesco, La Camera Verde, Rome, 2013
[24 mai 2013] Ceci a d’abord été donné en conférence le 24 mai 2012 aux Laboratoires d’Aubervilliers à l’invitation de Daniel Foucard. Ce texte a été écrit en mai 2013 et figurera en tant qu’introduction du chapitre IV de Chrématistique.
[24 juin 2013] Ce texte est un fragment d’un texte publié dans la revue Les Carnets du paysage premier semestre 2014.
[30 juillet, 3, 9 & 16 août 2013] L’ensemble du texte a été publié pour l’édition du banquet Célébration donné le 27 septembre 2013 au Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux, pour 450 convives (commanditaire, Capc).
[21 octobre 2013] Ce texte a permis l’activation d’une œuvre de Robert Barry pour l’exposition Art by Telephone… Recalled (mai 2014, La Panacée Montpellier). L’énoncé de Robert Barry est : « Something that is perfect ». Impression A4, papier machine.
[3 novembre 2013] Ce texte, avec quelques modifications, a été le rapport pour la thèse d’Alessandro De Francesco, dirigée par Georges Molinié et qu’il a soutenue le 5 décembre 2013 à Paris IV Sorbonne.