année 2014 – vol. III
Si recte calculum ponas, ubique naufragium est. Pseudo Pétrone. [1° janvier 2014]
Un des lieux les plus obscurément impensés, est celui de la relation, silencieuse entre use et misuse, celui de la relation (qui marquera l’entrée dans la modernité) entre usus et abusus, celui de la relation entre khrèsis et katakhrèsis. [2 janvier 2014]
La seule relation métaphysique que l’être entretient avec le monde, passe par l’aliment. Nous sommes des êtres métaphysiques parce que nous nous alimentons. [2 janvier]
Formlosigkeit. Ce qui signifie sans-forme, comme en absence-de-forme. Absence de forme ne veut pas dire qu’il n’y a pas de forme, mais qu’en tant que retrait il y a la possibilité de saisir de manière différente notre rapport à l’usage. Formlosigkeit signifierait alors qu’il n’y a pas la réelle possibilité de constituer une arkhè, puisque, littéralement l’arkhè est inconstituée lorsqu’elle n’a pas recours à une forme. Formlosigkeit n’est donc pas la non-forme mais en tant que possibilité le suspens de l’arkhè. [3 janvier]
Les images nous affectent, autant que les représentations, autant que leur puissance de normalisation. Ce qu’elles affectent, est notre désir. Ce qui est à ce point difficile est la manière avec laquelle nous sommes assujettis à l’ordre des images. Ce débordement est ce que nous nommons une catachrèse. L’image est archaïque. Profondément et terriblement archaïque. Ce qui signifie qu’elle est liée à l’ordre, à la gouvernance du réel, à l’ordonnancement de la réalité. Notre désir est anéanti dans le caractère archaïque des images. Être anéanti signifie qu’il est rendu à une néantisation de son expérience, donc de sa puissance. Mais il conserve une demande restée intacte. Mais sans direction. Avec trop d’objets, trop d’images de tous ces objets. Mais toujours sans direction. Toute demande possède une direction comme altérité et comme retour spéculatif vers soi. Or ce que les images affectent est la possibilité d’un mouvement vers ce qui est une altérité mais qui ne soit pas exclusivement pensée comme une autoritaire représentation en soi. En ce sens, dans la privation d’une puissance vers l’altérité, nos désirs sont altérés. Ils sont rendus à ne faire l’expérience de rien, si ce n’est la brutalité infinie des images, l’affirmation d’une représentation comme normativité, l’autorité de ce qui est à voir, la puissance dirimante de son impuissante, leur viduité dérélictoire, l’effrayant conditionnement à la construction d’une identité, etc. C’est en cela que nous sommes apeurés. C’est en cela que nous sommes en permanence dans une situation de ne jamais pouvoir formuler des demandes. Parce qu’elles sont simplement devenues informulables. [4 janvier]
Une relation silencieuse est proprement un système qui consiste à voiler le lieu même de la relation parce qu’il est, soit non justifiable, soit non juste. En ce cas ce qui est établi est une relation d’usage métonymico-symbolique qui consiste à la rendre à ce point évidente que la relation puisse exister en-deçà de toute interprétation. C’est le cas des concepts de don et de dose (remarquables en ce qu’ils sont strictement étymologiques), c’est le cas des concepts de forme et arkhè (remarquables en ce qu’ils sont métonymiques), c’est le cas des concepts de khrèsis et katakhrèsis (remarquables en ce qu’ils sont dialectiques). Philosophie est le nom de ce qui re-garde le déploiement de ces silences. [5 janvier]
Les nouveaux éléments. [7 janvier]
Ulysse est un truand. [8 janvier]
La singularité du vivant est le vivant. Vivre signifie être ouvert en tant qu’être à l’addiction. La manière particulière avec laquelle nous vivons est l’addiction. Le reste n’est que la manière de se tenir dans l’addiction. Addicté signifie ce regard tourné incessamment vers le dictus (ce qui a été dit et la dictée) comme facticité et aussi ouvrir compulsivement le réel dans cette facticité. Addiction ne veut donc pas dire, en soi, que nous sommes des êtres de la drogue, mais que nous sommes livrés à l’irrésolution du réel comme surabondance et comme voilement. Ce que l’on nomme drogue n’est que la consommation de ce qui, en tant que surmesure, permet de supporter cette irrésolution. [10 janvier]
L’être est addicté autant qu’il est existant. Existence et addiction ne sont pas exactement la même chose mais sont le mouvement même de l’être. C’est de la contraction même entre l’ek-sistens et l’ad-dictio que se forme le mouvement. Mais il y a, non pas une mesure ni même un équilibre entre l’un et l’autre mais une tension qui consiste à ce que n’excède jamais ni la surévualition de l’existence ni celle de l’addiction. Si cela se produit l’être bascule catastrophiquement, soit dans la figure du mépris soit dans la forme de la narcose : soit dans l’exploitation soit dans la soumission. Or j’affirme que l’homme n’est matériellement ouvert ni à l’exploitation ni à la soumission. Elles ne sont que les lentes et puissantes formes de la domestication du vivant humain. La pensée occidentale (pour ne nommer qu’elle) n’a cessé de produire une somme immesurée des productions de l’addiction de sorte que l’être soit toujours plongé dans cette surabondance. Cette conduite comme industrie se nomme pharmakéia. [11 janvier]
L’éblouissement d’un simple choux-fleur grillé, servi dans un papier froissé. [12 janvier]
Regarder l’idée de ce que nous nommons littérature à partir du concept de l’intransitivité. Littéraire est un usage et un regard de la lettre qui ne prétend pas qu’elle soit à ce point littérale qu’elle se maintienne, en permanence, dans une transitivité. L’histoire de la littérature est cette lente, complexe et quelque fois dangereuse manière de refuser à la lettre son caractère transitif : d’accorder, même, que les langages soient maximalement intransitifs, en tant qu’ils sont d’abord – pour paraphraser Georges Molinié – des effets de rien. Quoiqu’il en soit qu’ils ne sont pas des effets de ce qu’il est attendu qu’ils soient : communication, sens, orientation, valeur, etc. Littéraire est ce qui a maintenu durant des siècles la difficile tenue éthique de l’intransitivité. Mais le paradoxe de la littérature est bien là où elle assume l’expérience de cette intransivité, et en même temps la pertinence et la vérité de l’image qui est convoquée dans le tressage littéraire. C’est pour cette raison – si l’on suit l’hypothèse de la modernité de la poésie – que nous pouvons énoncer que la littérature et les arts de l’images sont des systèmes archaïques en ce qu’ils ne peuvent jamais résoudre le paradoxe d’une irréductible tension à la transitivité des effets dans une nécessaire intransitivité comme processus morale. Et c’est aussi, très exactement pour l’ensemble de ces raisons que le xixe siècle a été celui de la crise iconique et mythographique : produire des images et produire du récit ont conduit aux crises exemplaires du vers (Mallarmé) et de l’œuvre (Duchamp). Le xixe siècle est le temps de l’épreuve critique de la déconstruction des systèmes métaphoriques et métonymico-symboliques tant pour la littérature (Baudelaire, Leopardi), que pour la poésie (Hölderlin, Mallarmé), que pour la musique (Schönberg) que pour l’art (Duchamp) : abandonner ce qui avait pu être nommé une seconda pratica qui consiste à faire des images de tout : en somme rendre transitif tous les langages. Le xixe siècle est celui de la crise de ces systèmes : c’est-à-dire de la mise en place de l’affirmation de ce que nous appellons « l’universel reportage » et en même temps une nouvelle exploration, en philosophie, de ce qui est nommé, justement, pharmakéia. Il y aurait alors pour Foucault, trois paradigmes en vue d’une interprétation autoréférentielle de la lettre : ce qu’il nomme la logique, l’interprétation et le littéraire. Je soutiens, quant à moi, que ce que l’on peut trouver sous la forme du tractatus (Nietzsche, Wittgenstein, Benjamin, etc.), de l’herméneutique philosophique, autrement dit de la philologie (Nietzsche, Benjamin, Heidegger, Foucault, etc.) et la crise du littéraire (comme crise de l’auteur et affirmation non d’une vision mais seulement d’une ambiance : les Goncourt, Huysmans, Proust, Musil, etc.) participe d’une réélaboration du concept de langage : déconstruction de l’autoréférentialité, remise en cause de la transitivité, affirmation du caractère instable du sens, déconstruction de l’universalisme de l’art, affirmation que toute lecture est contextuelle, qu’elle est un hapax, et qu’elle est ouverte à un péril. Ce que l’on appelle modernité, est alors cette succession de crises, qui, somme toute, n’a jamais cessé d’être un problème d’interprétation de notre relation à l’occultation du réel et de la transformation du réel. Or il est évident que pour la pensée du xixe et du xxe siècle il a fallu réinterroger cette relation occultée, le rapport que nous entretenons à la pharmakéia, l’industrie de cette transformation, le rapport que nous entretenons à la production des images, le rapport que nous entretenons à la production des mythes, des mythologies et des machines mythologiques. Cette première phase est une préparation à la déconstruction de l’interprétation de l’agir humain en agir théorétique, praxique et poiétique. Et en cela il s’agit pour la modernité de diriger autrement un regard vers le réel, la réalité et ce qui est nommé monde, c’est-à-dire les manières avec lesquelles nous transposons le réel dans la réalité. Il n’y a plus de direction vers le réel, parce que le réel est occulté. La crise majeure de la modernité consiste à concevoir que le réel est occulté et que la réalité (en tant que construction du monde, en tant que réel-monde-histoire) est ouverte à la catastrophe. Si la direction vers le réel n’est pas possible ni en tant qu’expérience matérielle ni en tant qu’expérience métaphysique, alors il faut penser d’autres manières pour s’affranchir de la puissance de la transitivité des systèmes de la gouvernance, c’est-à-dire des systèmes de l’arkhè (l’affirmation autoritaire de la fondation comme origine et comme fonds). Comment penser d’autres manières, c’est-à-dire une manière qui ne consiste pas à faire croire qu’on dit le réel – puisque le réel est occulté – mais qui consiste à maintenir l’instabilité fondamentale de l’intransivité des langages et surtout de l’intransivité de nos modes de réceptions des langages. Parce qu’il ne sert à rien d’affirmer l’intransivité des langages si nous ne soutenons pas que ce sont nos modes propres de réceptions qui sont maximalement intransitifs. C’est pour cette raison que Duchamp – définissant le processus créatif – relève que l’art est inqualifiable et qu’il existe dans la relation avec le récepteur. Sont intransitifs nos modes de relations. Si l’art est philologique c’est que nous sommes intéressés par le regard porté sur nos modes si particuliers de produire. Le xxe est alors le siècle de la préparation de la rupture qui consiste à ne plus hiérarchiser les agir : déconstuction de l’agir théorétique (idéologiquement et moralement non tenable), déconstruction de la prévalence de la praxis sur la poièsis, déconstruction de l’affirmation que la réalité n’est construite et opérée qu’à partir de la praxis. La reformulation de nouveaux paradigmes – autres que la littérature, la mythologie, l’image et l’art – présuppose que nous puissions penser non pas en terme générique mais en tant que poièsis, c’est-à-dire en tant que garde et regard sur la manière de transformer. C’est pour cela que je suis d’accord quand on propose deux hypothèses : l’une consistant à reformuler d’autres paradigmes, l’autre qui consiste à affirmer que nous sommes toujours plus dans ce regard sur ce que nous nommons pharmakéia. Que peut-on formuler comme autres paradigmes ? L’effondrement des système de mesures ; l’impossibilité de redonner un sens au terme humanisme, parce que le terme humanisme est idéologiquement non recevable ; l’affirmation que nous ne pensons pas encore suffisamment le lieu de l’agir, en tant que poièsis ; énoncer que l’art n’est pas dans les objets (dans ce cas il s’agit d’une simple valeur ou transaction) mais dans le rapport que nous entretenons aux objets ; dire que l’art (la poièsis) n’est pas une valeur mais un processus qui consiste à maintenir l’expérience de l’intransitivité, de la délégation, de l’impuissance, du désœuvrement. L’un de ces paradigmes a été celui, formulé dans les années 60, d’une relation contiguë entre arts plastiques et poésie. C’est le travail de Jan van der Marck, aussi bien avec Poetry to be Seen, Art to be Read (1967) qu’avec Art by Telephone, mais c’est aussi tout le travail de Marcel Broodthaers, de Pense Bête au principe d’insincérité, au Musée d’art moderne, Département des Aigles. Annoncer l’ouverture d’un musée qui fera briller main dans la main art et poésie. Cependant, il y a dans la lettre de Broodthaers, l’ombre prémonitoire d’une formule de séduction, celle du désintéressement et de l’admiration, autrement dit celle d’une relecture – parodique, sérieuse ou comme parodie sérieuse – des formules kantienne et aristotélicienne de l’art comme plaisir : celui de se plaire à soi-même. Or, en ce sens, l’acte prémonitoire de Marcel Broodthaers est pleinement réalisé. L’art ne s’affirme que comme absolu modèle de la satisfaction médiocre de deux êtres (artistes et récepteurs) qui n’ont à valider que la puissance de la valeur, mais pas (plus ou pas encore) comme poièsis. C’est aussi pour cette raison qu’il est important de jouer une fois encore Art by Telephone. Dans l’introduction de son texte (figurant sur le vinyle) Jan van der Marck écrit : « L’art conceptuel comme document, enregistrement, objet ou performance dans Art by Telephone est une nouvelle étape vers la réconciliation des arts littéraires, plastiques et performatifs qui caractérise les années 1960 » : il s’agit ici de la réconciliation. Ce qui supposerait un désaccord ancien entre art et poésie fondé sur les systèmes de représentation du monde comme mimèsis, et les systèmes de la représentation du monde comme subjectivité, parce que l’un et l’autre ne produise pas de la même manière la relation indexée à l’ordre de la représentation. Ce qui supposerait qu’ait été préparé la possibilité d’une réconciliation fondée sur la déconstruction de ces systèmes et l’affirmation qu’art et poésie, en somme, ne regardent pas la représentation mais la présentation, non pas du réel parce qu’il n’existe pas en tant que tel, mais bien de la présentation de la réalité comme production et la présentation de notre disruption essentielle avec le réel et morale avec la réalité. Art et poésie serait deux modes de regard de la densité métaphysique et morale de notre rapport au voilement du réel et au voilement de l’interprétation de la production. C’est pour cette raison qu’il semble important de lire le projet Art by Telephone, et c’est aussi pour cette raison qu’il est important de tenir une position théorétique qui ne cesse de produire une théorie critique de l’économie de l’œuvre et de l’interprétation complexe et problématique de la poièsis. Pour le dire encore autrement il me semble qu’il est important de jouer encore Art by Telephone parce qu’il est crucial de penser ce que signifie, aujourd’hui, la réconciliation art et poésie, la délégation de la puissance d’agir, le déplacement de la puissance d’actorialité, la versionnabilité infinie de l’œuvre, l’inoriginalité de l’œuvre, l’achèvement possible de l’œuvre, la non conservation, etc. Quelque chose se joue dans l’histoire d’une préparation théorique et esthétique qui ne fait, à peine, que commencer. En voici donc l’enjeu. [14 janvier *]
La combinatoire infinie des mots est la seule épreuve du réel. La surabondance. [15 janvier]
Si nous affirmons [texte du 2 janvier] que notre seule relation métaphysique est celle qui consiste à absorber du réel (comme aliment) pour que notre vivant vive, alors cela signifie que nous entretenons une relation complexe à l’usage et à l’interprétation de l’absorption. Cette relation particulière consiste à faire entrer et à faire sortir des choses de son corps. Si elle est métaphysique c’est parce qu’il s’agit de supporter l’externalité de la substance qui vient faire corps, c’est qu’il s’agit encore d’en supporter l’impératif et la dépendance matérielle et intellective, c’est qu’il s’agit encore de supporter que ce qui est absorbé n’est jamais réel mais marchandises, c’est qu’il s’agit encore de supporter que cette relation soit pensée comme consommation et non comme usage et c’est qu’il s’agit encore de supporter que le vivant est dès lors économique et qu’il s’agit enfin de supporter que la relation que nous entretenons au vivant est soit économique soit métaphysique, mais qu’elle n’est en aucun cas réel c’est-à-dire qu’elle n’est pas en mesure de nous faire éprouver le lieu, l’aître du vivant. Ce qui est alors l’épreuve la plus sombre de l’humanité matérielle est d’être devant la teneur métaphysique et occultée d’un vivant nécessairement interprété comme l’impossibilité d’une pénétration de l’être autre que comme consommation. C’est pour cette raison que la pensée grecque théorise la différence essentielle, quant au plaisir, entre les termes hèdonè et kharis. L’un présuppose une pénétration et une absorption matérielle et objective (interprétée comme consommation) tandis que l’autre exige qu’il y ait plaisir sans pénétration ni consommation (ce qui serait interprété comme rapport à l’art). Dans le premier cas l’extérieur pénètre l’être tandis que dans le second l’extérieur ne fait que se refléter sur la surface de l’être. La radicalisation de la pensée occidentale a tenu séparées les deux sortes de plaisirs, les rendant incompatibles mais en les absorbant dans l’économie matérielle de l’œuvre. Seul le génie halluciné de la chrétienté invente une réponse anarchique à cette séparation : elle consiste à faire éprouver dans l’écrasement du temps messianisme une absorption qui ne soit pas consommation et qui soit, matériellement, la fusion des deux plaisirs : il s’agit de ce qui se nomme eu-charis-tie. L’achèvement du christianisme dans la gouvernance, aura eu pour effet la consolidation absolue de la séparation des sphères du plaisir économique et du plaisir désintéressé. La douleur inconsolable de l’être se situe ici. Dans l’affirmation que tout plaisir est évaluable et économique et dans l’idée que l’épreuve de l’art ne se fait pas dans le plaisir. Mais aussi dans l’affirmation symbolique et métonymique d’une interprétation du monde qui doit s’entendre sur le modèle archétypale de la pénétration comme pénétrant-pénétré. Si nous ne sommes pas en mesure de penser la simplicité de l’épreuve de l’aliment comme vivabilité, nous ne sommes pas en mesure de tout penser comme une relation de pénétration : or nous fantasmons la puissance d’un reste de réel qui viendrait frapper le corps dans la relation pénétrant-pénétré. Mais ce qui vient frapper est l’impuissance de toute pensée à saisir ce qui vient à manquer. Il y a la puissance irrésolue d’une métaphore. Nous ne pensons qu’en terme de pénétration, c’est-à-dire ce qui vient heurter l’irréductibilité du corps. Pénétrer c’est faire l’expérience de ce qui est penitus, ce qui est profond, mais aussi de ce qui est entier. Penus est le garde-manger. L’être est la réserve de l’être. Pénétrer est l’expérience de la vivabilité. Le reste n’est qu’une relation symbolique et doxique. L’être ne peut être pénétré, matériellement, entièrement, que par l’aliment. Le reste n’est qu’un rapport doxique, politique, morale et intellectif à l’idée de pénétration. On me pose alors la question de savoir s’il est possible d’interpréter l’homosexualité à partir de cela. S’il est évident qu’il s’agit d’un problème de désir et de représentation du désir, il est en revanche possible, de penser que ce qui se nomme – alors à tord – homosexualité (il faudrait supprimer cette terminologie qui n’a pas de sens), n’est en fait pas autre chose qu’un rapport singulier et différent à l’idée de pénétration. En somme l’homosexualité tout autant que l’hétérosexualité n’existent pas : s’éprouve seulement une manière singulière et originale de ne pas saisir le désir dans la pénétration. La relation pénétré-pénétrant n’est pas plus évidente qu’une autre. [16 janvier]
L’amitié n’a pas de sens, parce qu’elle est la seule direction possible que l’humanité peut prendre. À condition, une fois encore, de penser ce que signifie ce terme : il est une manière particulière de mettre en relation les choses et les êtres. Cette relation est un usage qui demande à laisser être devant encore. C’est tout. [17 janvier]
« À celui qu’un désir insatisfait rend malheureux, on promet de satisfaire un désir qu’il n’a pas et ne saurait par nature ni avoir ni former ; à celui qui aspire à un plaisir connu et se plaint d’une douleur connue, on promet un plaisir et un bien qu’il ignore, qu’il ne peut connaître et dont il ne saurait voir comment il va lui être bénéfique et comment il peut lui plaire. À celui qui souffre en cette vie, qui désire nécessairement un bonheur immédiat et ne peut concevoir une autre existence et en désirer le bonheur qu’elle propose, on promet la béatitude d’une vie radicalement différente dont on lui assure seulement qu’elle est souverainement et immensément supérieure à sa vie présente et dont il ne peut se figurer en aucune façon la nature. » Giacomo Leopardi, Lo Zibaldone, [3503], 23 septembre 1823. [17 janvier]
Il est étrange de réunir quelques personnes qui ne partagent pas de relations de connaissance à venir parler, à table, de la question du désir. On oublie alors que le désir est si peu sexuel. On oublie que le désir est teinté d’une aura érotique. On oublie de dire que le désir est fabriqué et produit par les régimes doxiques, discursifs et culturels. On oublie de dire que nous aurions pu être face à ce qui constitue la seule figure du désir en tant que vivant. Le sexuel fait partie du vivant. Ni plus ni moins. On oublie de revenir à l’interprétation de ce déplacement du sens de l’usage que l’être a du vivant. On oublie de dire encore que ce qui est nommé interprétation politique et intellective du monde a consisté à faire en sorte que soient rendues indistinctes les sphères de l’usage et de la possession. Dès lors on oublie que le plus grand travail de la pensée occidentale aura consisté à penser que le manque de manière est négative et privative. On oublie de lire dans l’expression il faut, il me manque. On oublie de dire que le désir ne peut advenir comme l’expérience du manque, donc comme l’expérience d’un falloir et d’un faillir, mais qu’il est l’expérience d’un usage. Désirer c’est se tenir dans le réel de sorte que ce qui advient soit laissé être posé devant. On oublie de dire que désirer est un acte essentiel qui consiste à ne plus avoir dans les yeux les lumières aveuglantes de la raison : désirer signifie être éloigné de ce qui éclaire. Désirer signifierait se maintenir dans l’ombre de ce qui advient. Désirer est une position de l’ombre. Celle de la fraîcheur. Celle de l’aître. [19 janvier]
Khrè dit quelque chose de la manière avec laquelle nous entrons en relation avec ce qu’il y a. C’est pour cette raison qu’Heidegger précise que es gibt et es brauchet sont exactement des opposés. L’usage ne peut venir qu’après l’avoir eu lieu : cependant que pour nous, manifestement, seul l’usage existe. Or, nous énonçons l’hypothèse que l’indistinction entre il y a et il faut est une relation silencieuse. La pensée occidentale a absorbé l’il y a comme donation dans une arkhè de la nécessité affirmant ainsi le sens de khrè comme il faut et non un il est d’usage. Il est d’usage dit que la relation que nous entretenons au réel trouve une forme particulière dans sa facticité : il est d’usage dit quelque chose comme, il est possible de saisir une relation singulière que nous entretenons au réel. Le réel est à entendre comme ce qui est donné à saisir comme tel. Dès lors il n’est pas possible de confondre les deux plans. Or l’idée occidentale qui consiste à faire entendre que le réel est entièrement donné comme ce qu’il est d’usage d’avoir en tant qu’être, a contribué à lentement rendre indistincts les deux plans de la donation et de l’usage. Ce qui a eu pour conséquence de rendre la donation (le es gibt) arkhè ou an-arkhè, c’est-à-dire de la faire advenir systématiquement au processus de valeur. Il faut donc établir une relation archétypale entre la khrèsis, l’usage et la katakhrèsis, l’achèvement de l’usage. Ce qu’il faut entendre, ici, dans le terme catachrèse est la manière particulière, humaine, de re-garder, non tant l’usage, que la facticité de l’usage. [19 janvier]
La tâche de la pensée. Die Aufgabe des Denkens. Elle consiste à entrevoir la possibilité de ce qu’il est possible de nommer un achèvement des systèmes, c’est-à-dire l’achèvement de l’institutionnalisation. Nous devons être capables d’entendre cette formule. Achever l’institutionnalisation consiste à faire la somme de ce qui aura été accompli autant que ce qui n’aura pas eu la possibilité d’advenir à la pensée. Institutionnaliser signifie séparer de la sphère de la pensée. Instituer dit établir de manière durable et comme commencement, comme fondement. Dès lors la tâche de la pensée consiste à remettre en usage ce qui a été séparé de la sphère de la pensée. Cette tâche particulière porte le nom encore aujourd’hui de philosophie. On sait cependant que la philosophie a eu pour tâche de produire les énoncés de l’institutionnalisation et de maintenir un regard vigilant sur cette manière particulière d’établir les événements et leurs interprétations de manière durable. La philosophie n’a pas été ainsi réellement capable d’assumer ce détachement absolument nécessaire du politique, de la morale et de l’institution afin de se consacrer exclusivement à une observation de ces fixations. Ce qui est nommé philosophie désigne alors l’institutionnalisation même de la pensée qui se crispe et se cristallise aussi bien dans la technique dialectique, le jargon, la spéculation métaphysique infinie, etc. C’est pour cela que peut s’énoncer le fait que nous en demandons trop à la philosophie, d’abord en ce qu’elle est incapable de maintenir rigoureusement un regard attentif sur la pharmakéia et l’institution, mais aussi en ce qu’elle n’est pas en mesure de répondre aux questions. La philosophie est questionnante. Questionner signifie maintenir un regard particulier sur les manières avec lesquelles nous saisissons le réel. Questionner signifie penser l’opération de la poièsis, mais aussi cela signifie observer jusqu’à ce que cède les relations silencieuses. Est silencieuse toute relation maintenue séparée de la sphère de la pensée. Mais questionner ne signifie pas qu’il faille donner une réponse ni comme sens ni comme accord ni comme obéissance, mais une réponse comme possibilité du discours : ce que nous nommions re-spons-abilité. C’est ainsi que la philosophie ne peut réclamer ni réponse comme sens ou accord ni présumer qu’elle est en mesure de donner des solutions. Dire « cela signifie » comme expérience du pensé philosophique donne seulement une orientation, possible, une direction, un cheminement proposé. Si l’on tente de faire le contraire on ouvre alors la philosophie a ce que l’on nomme le paradoxe platonicienne : celui du Phèdre. Ce paradoxe à vingt cinq siècles, il est donc temps qu’il s’achemine vers sa fin. C’est alors cela qui est envisagé dans la formule heideggérienne, la fin de la philosophie. Das Ende der Philosophie. Mais si l’on pense l’hypothèse de la fin de la philosophie, ce qui semble ne pas avoir encore eu lieu, qu’elle est alors, encore, la tâche (le reste de tâche) de la philosophie ? Que lui resterait-il donc encore à faire ? Sans doute à achever dans le discours de l’épreuve philosophique l’observation des processus d’occultation de l’essence de l’agir. Il lui reste encore à achever, dans son langage propre, la métaphysique comme clôture de la pensée. La philosophie est un agir singulier qui advient face à un double état de crise : la surabondance du réel devenant une surabondance de la réalité et la puissance infinie des entreprises de l’altération. Ces deux crises sont liées : elles sont inscrites chez Hésiode et Platon. Elles sont intégralement déployées aujourd’hui au point caricaturale et paroxysmique de l’extension infinie, arrogante et celante des relations silencieuses. Dès lors la fin de la philosophie signifierait que nous avons accompli ce qu’il fallait pour déceler les relations silencieuses, et qu’il n’est dès lors plus indispensable de recourir à cette tâche particulière. Cela signifierait encore que plus rien ne séparerait de la sphère de la pensée. Si la philosophie se maintient ainsi, c’est parce que la pensée est encore maintenue séparée par les régimes de l’institutionnalisation. La tâche de la pensée consistera alors à faire advenir l’être hors du péril, hors du danger, c’est-à-dire hors de toute occultation. [21 janvier]
L’histoire de l’interprétation et de l’herméneutique est, somme toute, assez simple. Il s’agit de savoir, soit ce que les objets signifient, soit comment ils signifient. Passer d’une interrogation à partir du qui à une interrogation à partir du comment. Passer d’une interrogation sur le sens à une interprétation de la situation d’un sens possible. Passer d’une interrogation de l’identité à celle d’un contexte. Passer de l’interrogation d’une valeur à celle d’une atmosphère. Ce qui se nomme crise objective de la signification est en somme le désaccord sur la conduite à prendre devant l’objet. Cette crise est irrésolue, parce qu’elle est éthique. Éthique dit qu’elle ne concerne que les conduites. [22 janvier]
L’usage est la possibilité de la relation singulière que nous entretenons au réel et à la réalité. Que nous entretenons donc au monde. Nous répétons que l’usage est la possibilité de cette relation singulière. Sans cela, c’est-à-dire, sans l’expression de ce possible, cet énoncé n’a pas vraiment de sens. Il n’est pas ouvert au sens profond du terme usage. Si l’usage est la possibilité d’une relation, il est donc entièrement ouvert à la contingence. S’il est encore possible de dire que seul l’usage existe, alors il est possible de comprendre que ce qui existe n’est pas ouvert à une prévisibilité. Ce qui est nommé du réel historique. La survenance autant que ce qui advient est le monde. Ereignis dit Heidegger. L’usage est la manière imprévisible avec laquelle nous nous tenons et nous nous maintenons devant la survenance du réel. Ou du moins ce qu’il en reste. Parce qu’en somme nous avons, au fur et à mesure de l’histoire philosophique occidentale, confondu les plans de ce que nous regardons comme réel et comme réalité. Nous l’avons à ce point confondu que le réel est littéralement absorbé dans la réalité. Pour le dire autrement le réel n’a pas d’autres possibilités d’advenir que comme réalité. Le réel est alors privé de survenance et d’advenir autant que nous sommes privés d’un regard sur le réel. Ceci est l’effet de la modernité. Elle consiste à achever le modèle antique qui énonçait que le monde, en tant que tel, se présente à l’être, en un nouveau modèle qui énonce que l’homme se représente le monde. Le monde n’est alors jamais autre chose qu’une représentation. Il n’est pas question de savoir si cela peut être vrai ou faux, mais de saisir que dès lors il n’y a plus possibilité que le monde soit saisi autrement. Ce qui a été nommé tâche de la pensée consiste à achever la philosophie en tant qu’elle confirme le mode de relation comme représentation à soi, pour faire l’expérience d’une épreuve singulière, autre, de l’usage. [23 janvier]
Robert Barry énonce pour Art by Telephone… Recalled : something that is perfect. [24 janvier]
Le travail de la pensée est long parce qu’il lui faut trouver le lieu précis où portera le regard, où portera le regard attentif et vigilant. Ceci est ce que nous nommons philosophie en ce qu’elle n’est pas autre chose que cette vigilance. C’est pour cette raison qu’il est important de faire la différence entre philosophie et pensée [texte du 21 janvier]. Penser ce qui est le lieu fondamentale de ce qui reste encore en dehors de sa portée. Pour nous il s’agit d’une interrogation lente, irrésolue, conflictuelle et silencieuse du vivant. À la question qu’est-ce que le vivant ? il n’est pas possible de répondre autrement que le vivant est le vivant en tant qu’il réclame pour vivre les conditions de la vivabilité. Que le vivant vive, ceci ne se pense pas ; ceci s’éprouve comme un abîme, comme un creux pour la pensée. En revanche que la vie réclame des conditions particulières pour vivre, ceci se pense et s’interprète. C’est le travail même de l’être. Sa seule réelle occupation. Vivre signifie vouloir vivre en ce que nous sommes en mesure de fournir à l’être (à soi-même) ce qui est nécessaire au vivre. Vivre suppose, essentiellement, deux demandes, deux réclamations, absorber du réel et suspendre l’activité face au réel. Tout le reste regarde non pas le vivre mais ce que nous pourrions nommer l’existence, ou ce que les Grecs nommaient bios, c’est-à-dire l’interprétation du vivant. C’est la confusion permanente des deux plans d’interprétation du vivant qui nous ouvre à l’impossibilité d’une interprétation juste du vivant. Le vivant signifierait donc deux choses : absorber du réel, c’est faire entrer du réel dans son corps en vue qu’il puisse continuer à vivre, et suspendre l’activité face au réel, c’est-à-dire accéder au repos. Appetitus et quies. Tout le reste suppose alors une interprétation intellective et morale du vivant : à savoir la manière avec laquelle nous agissons, nous nous adressons les uns aux autres, la manière avec laquelle nous produisons de la génération, la manière avec laquelle nous transformons et nous occultons le réel, la manière avec laquelle nous assujettissons ou nous nous assujettissons, la manière avec laquelle nous représentons le réel et la réalité, la manière avec laquelle nous nous séparons toujours un peu plus du réel, etc. Ces deux plans doivent être maintenus séparés au risque de perdre, irrémédiablement, ce qui doit être saisi dans ce qui est nommé vivant. Or si nous confondons les deux plans, ce qui serait nommé absorption et suspension relèvent alors des conditions interprétatives morales et politiques de l’être. Or nous ne sommes pas les mêmes, selon ces deux plans : si le second est ouvert à l’expérience de la morale, c’est-à-dire celle de la conduite, le premier lui ne peut en aucun l’être, car, à aucun moment nous ne sommes en mesure de choisir moralement la possibilité d’absorber ou de suspendre (c’est-à-dire l’aliment et le repos). Si nous le faisons c’est que nous déplaçons délibérément le premier plan dans le second. Ce déplacement est un geste idéologique, éthique et politique. Il n’est pas sans conséquence. La conséquence la plus importante – et la plus ravageante – consiste à systématiquement faire passer le premier plan dans le second afin qu’il soit absolument occulté. Dès lors l’occultation de l’expérience du vivre en tant qu’absorption et suspension transforme radicalement les paradigmes d’interprétation du vivant. Si nous assumons de dire que le vivant, en tant qu’épreuve de l’absorption et de la suspension est séparé du reste de nos manières d’être, c’est qu’il faut être en mesure de penser ce que signifie la transformation, dès lors radicale, de ce qui est absorbé et suspendu. Autrement dit la transformation radicale de l’aliment et de la veille. Si vivre en tant qu’alimentation et veille est ni moral ni intellectif ni politique alors il ne nous est pas possible d’interpréter l’aliment et la veille à partir des critères de la valeur. Cela signifie que nous ne cessons d’interpréter le vivant à partir d’une pensée non de l’usage mais de la consommation. Ce que nous usons pour que le corps tienne, nous le transformons – et l’acceptons – en consommation. Dès lors nous n’absorbons jamais le réel, mais des objets, des valeurs, des marchandises, de la consommation. Dès lors nous n’accédons plus jamais à une veille du réel, mais une négociation avec les systèmes de la réalité et de l’altération du réel. Autrement dit ce que nous nommons marchandise et médias du divertissement. Nous passons notre temps à payer, toujours plus chères, les conditions mêmes de notre vivabilité. Ceci est le sens exact de la crise. Il n’y en a qu’une seule et elle est maintenue irrésolue. La tâche de la pensée, après celle de la philosophie, consiste à ne jamais cesser d’observer ces processus et ces dispositifs. [25 janvier]
Il y a deux termes dans la langue grecque ancienne qui disent le concept de relation : skhèsis et philia. Relation signifie le maintien de deux événements face à face. Or ce maintien n’est pas évident. Il est contingent et réalisé. C’est cela le sens de notre existantialité. [26 janvier]
La différence entre homosexualité et hétéroxualité est récente [texte du 16 janvier]. Quoiqu’il en soit plus récente qu’on ne veut bien le penser. Cette différence est liée à la haine que les monothéismes ont de la non-reproduction et à la haine moderne de la différentiation éthique du sexuel. Pour l’Antiquité il existe une première différence entre une sexualité contractualisée (celle du mariage) et une sexualité non-contractualisée. Ensuite il en existe une seconde, beaucoup intéressante, liée au problème de la pénétration. En somme ce qui fonde la différence pour la pensée antique n’est pas tant le problème du genre que le problème de la pénétration. Il n’y a donc ni homosexualité ni d’hétéroxualité mais au contraire une différence entre pénétré et pénétrant. C’est à la lumière de cette distinction qu’il faut repenser nos désirs et notre sexualité et c’est à partir de cela que Georges Molinié propose de penser notre rapport à l’œuvre et au plaisir de l’œuvre. [27 janvier]
Il faut rassembler ce qui est proposé dans l’espace public et dans l’expérience de l’adresse : une activité théorique fondée sur la possibilité de constituer une généalogie critique du concept de poièsis et de l’usage autant qu’une interprétation d’un achèvement de la philosophie ; une activité artistique qui consiste à réaliser des banquets et à faire l’épreuve de la dépense et de l’usure ; une activité d’écriture qui consiste à expérimenter ce qui se nomme le littéraire sans se couper jamais de la disponibilité ; une activité de commissaire d’exposition qui consiste à penser les limites de l’économie de l’œuvre. En somme déployer une œuvre fondée sur un processus critique et interprétatif d’une métaphysique du vivant, c’est-à-dire déconstruire les liens ontologiques entre vivant, consommation et économie. [30 janvier]
Le commun a atteint par le passage de la culture et des médias de masse un affaissement si considérable de la pensée, qu’il n’est pas possible de constater autre chose que l’expérience effroyable de la plus profonde misère. Il est inconcevable et inacceptable que le commun, de la modernité, ne puisse pas advenir à autre chose que cette misère. Le privé se rétrécit pour beaucoup tandis qu’il ne cesse d’augmenter pour quelques uns. Le vide étréci du privé, de la singularité est à ce point un néant qu’il remplit autant que possible le dehors de cris, de hurlements et d’infamies politiques. L’espace public qui a tendance à ne plus exister se remplit inexorablement non plus d’une rumeur, mais du hurlement incontrôlé de cette misère. Ce que les gouvernances ont accompli est inacceptable. Ce que la puissance du libéralisme marchand réalise est criminel. Ce que nous acceptons est éthiquement lamentable. [30 janvier]
Le désir ne parvient pas à être simplement érotique parce que nous ne pensons pas assez que le genre n’est qu’un concept et que la sexualité est toujours idéologique. [31 janvier]
La seule expérience de l’art envisageable pour nous, c’est-à-dire pour notre modernité, est celle qui laisse résolument disponible. La seule expérience éthique est, par ailleurs, celle de la disponibilité. L’idée que le poiètès est celui qui se sacrifie, à la fois pour l’ordre morale, à la fois pour l’apaisement du réel, à la fois pour l’expérience salutaire d’un génie, à la fois comme puissance sotériologique, à la fois comme opérateur inconscient, à la fois comme être ignorant, à la fois comme sacrifie du vivant matériel, n’est plus recevable. Il s’agit même de penser qu’il s’agit d’une idée scandaleuse, autoritaire et irrecevable. Seul celui qui est disponible fait l’épreuve de l’art. Poiètique est l’expérience de l’ouverture à la disponibilité. [1° février]
Puisque gouvernance et ordre sont ontologiquement impensables, il a fallu procéder à la création d’un mode particulier d’être. Ce mode se nomme impératif. La gouvernance fonde son arkhè dans la puissance de l’impératif à faire de l’usage l’épreuve de l’indicatif. Tout ordre anéantit la puissance indicative du réel. Or l’accumulation de l’expérience de l’ordre exclut l’être de toute possibilité de présence et de disponibilité. La vigilance de la pensée philosophique consiste à ne jamais quitter du regard la constitution de l’épreuve de l’impératif. [2 février]
« Le poème est ce à partir de quoi on lit l’épaisseur de l’ambiance ». [3 février]
Revenir encore sur ce qui avait été écrit le 6 janvier 2013 à propos de l’expression il faut. Entendre dans l’expression il faut un impératif, est au sens propre une catachrèse, c’est un abus d’interprétation. Il y a dans le verbe fallere le sens d’une chute, d’une erreur et d’un manque. Il faut ne pas être un impératif. Il faut est l’expression de la vigilance sur ce qui à la fois advient et en advenant se maintient un temps dans un face à face mais aussi une vigilance sur ce qui quitte déjà l’advenance pour la facticité. Il faut regarder ce qui vient et ce qui manque. Pour le dire encore autrement l’expression il faut dit ce qui vient à manquer dans le venir. Il n’y a dès lors ni ordre ni impératif. Il est possible d’entendre dans tout énoncé qui commence par il faut soit une sorte d’avertissement à regarder de manière violente ce qui vient soit ce qui va venir à manquer. Si l’on dit par exemple il faut penser le sens de la poièsis comme production, il ne s’agit aucunement d’un ordre mais bien au contraire il vient à manquer dans la pensée de la poièsis le sens de la production. Il faut est la manière d’advenir du poème et de la pensée. [5 février]
Il y a quelque chose d’éreintant à faire une exposition parce que matériellement et formellement c’est toujours insatisfaisant. L’œuvre est insatisfaisante. En revanche il y a quelque chose de jubilatoire à préparer un espace, comme réceptacle de discours possible sur ce qui ne peut avoir lieu ailleurs. C’est le lieu même de cette expérience : les regards de ceux que l’on invite à venir voir ce qui est ce point singulier. Regards de ceux que l’on connaît autant que ceux que l’on ne connaît pas. [6 février]
Faire venir ceux que nous aimons voir, et plus singulièrement ceux que nous aimons voir qu’ils voient. [7 février]
S’étonner de ce que nous nommons philia, ou relations d’affection, d’amitié, d’admiration réciproque (au sens spinozien de la satisfaction) ne puisse, quelques fois, n’advenir que sous la forme complexe de la douleur et de la l’insatisfaction. Il est alors presque insoutenable que la charge si puissante d’une affection ne puisse pas trouver, en l’autre, une réception simplement suffisante. Ne puisse pas trouver en l’autre ce qui se nomme autarkhéia pour la pensée antique : l’inconditionnalité exemplaire de la réciprocité de l’affection. Dès lors qu’elle n’advient plus comme autarkhéia elle apparaît alors sous la forme perverses du retrait, de la privation, du refus. Elle devient ce que nous pourrions nommer l’espace de la gêne du désir, parce que, dès lors, ne peut plus advenir l’expérience autant que l’échange autant que le partage autant que la participation du désir de l’autre comme affection. L’affection est le sentiment que nous partageons de l’expérience de l’affectivité. Être affecté c’est ressentir infiniment graduellement l’épreuve du monde. Dès lors s’il n’y a plus ou s’il ne peut plus y avoir cette affection, s’avance une forme de mutisme sourd et de tristesse qui ne se comble pas. L’épreuve advenante de la gêne du désir est douloureuse. [8 février]
La chorématique pourrait être l’interprétation des espaces laissés (ou devant être laissés) libres. [10 février]
La seule manière de s’en sortir est de refuser catégoriquement la possibilité de l’existence du quotidien. La tenue de cette autorité ouvre à deux problèmes, l’incompréhension permanente et le permanent fracas du monde. [11 février]
L’érotisation du monde est une préparation, un maintien et une façon de se tenir. [13 février]
Et de se tenir encore. Pour les autres. À l’adresse de leur regard. [14 février]
In memoriam Claire Guezangar. [15 février]
L’écriture ne peut avoir lieu parce qu’il n’y a rien à dire, rien à énoncer. Cela ne servirait, aujourd’hui, à rien. [15 février]
L’épreuve de la délégation, éthique et politique, se joue dans la tension dialectique irrésolue de ce qui se nomme lecture. En somme faire l’épreuve de la littéralité et qui ne présuppose aucune délégation du sens, puisqu’il est de notre devoir de recueillir exemplairement et scrupuleusement le sens tel qu’il est indiqué et donné dans la lettre et, inversement, faire l’épreuve de la littérarité qui présuppose alors la possibilité d’une délégation du sens dans l’usage même, non prévisible, de la lecture. L’opposition idéologique de ces concepts est ce qui laisse les termes lecture (lectio), religion (re-lectio) et négligence (nec-lectio), mais c’est encore plus profondément ce qui construit l’histoire même de l’autorité (de l’arkhè), de la loi, mais aussi l’histoire même de la manière avec laquelle l’œuvre doit être lue, vue et regardée. Les crises successives de la modernité ont consisté à énoncer la puissance délégative contenue dans toute lecture. Énoncer cette puissance est la tâche même de l’œuvre. [16 février]
Rien n’y fait. Ad nauseam. [16 février]
Bruce Bégout a donné une conférence dans le cadre de mon séminaire sur le concept d’ambiance dans ce qu’il nomme une esthétique élargie. Sa première thèse consiste à énoncer que l’ambiance est un effet affectif d’un environnement. Sa seconde thèse consiste à proposer d’entendre que nous ne sommes pas, toujours, dans un usage pratique de ceci. Dès lors il est possible d’entendre que dans l’ambiance il n’y a ni sujet ni objet et qu’elle permet de penser ce qui est nommé une esthétique désobjectivée. Ainsi il émet la thèse que dans l’ambiance – là où l’être est inter-essé – il ne peut y avoir de distance. La distance est un art du sujet ; à la fois regard esthétique de l’art et regard théorétique de la philosophie. [18 février]
La poièsis autant que le poème est encore et résolutoirement l’activité de regard sur ce qui a lieu en tant qu’affectivité, en tant qu’épreuve du vivant ambiantale. Le poème est ce à partir de quoi on lit l’épaisseur de l’ambiance. Je propose que l’expression épaisseur de l’ambiance serve à traduire ce que les termes allemand Dicht, Dichter et plus encore Gedicht disent. Ce qui est contenu dans l’allgemein benjaminien est l’épaisseur de l’ambiance : das Dichte der Stimmung ist das Gedichtete des Gedichtes. Il nous faut maintenant comprendre cette proposition. [19 février]
Énoncer que la modernité – du moins ce que nous nommons la modernité – tient en quatre changements de paradigmes : l’acceptation de la conscience de soi comme conscience malheureuse, l’acceptation que l’ontologie de la loi n’est pas autre chose que l’être, l’acceptation que l’ultime lieu de l’œuvre est l’ambiance et l’acceptation de l’achèvement des systèmes. Achèvement signifie ce qui s’accomplie vraiment et ce qui prend fin. [20 février]
Historialité signifie actualité de la conscience de soi. Éthique signifie actualité de l’usage. [21 février]
Puisque l’œuvre est sans qualité et sans finalité elle est ouverte, infiniment, à un déchiffrage non réussi mais éprouvé et rééprouvé. L’épreuve de l’œuvre est la traduction infinie, l’épreuve de l’œuvre est la philologie, l’épreuve de l’œuvre est l’itération du non-même. C’est l’expérience de ce qui est nommé ici poièsis. Nous assumons de penser que cette épreuve passe par ce que nous avons nommé la délégation. [22 février]
L’expérience de la lecture de l’œuvre de Proust consiste à saisir qu’il ne s’agit plus d’une littérature comme il convient alors et encore de l’entendre. Si le littéraire est l’expérience absolument inverse de la littéralité [voir le 25 août] il faut cependant comprendre qu’il s’est toujours agi de deux thématisations : le muthos autrement dit la parole mythifiante et l’éthos autrement dit la parole qui décrit l’être. Or chez Proust, si le premier est évidement mis de côté, il faut faire l’effort de penser que ce deuxième temps, contre toute attente, est lui aussi abandonné. En somme il s›agit moins de donner la description de personnages que d’écrire lentement la description de ce qui les entoure. De l’ambiance. [22 février]
Si l’on pense la teneur du projet Chrématistique il est possible de saisir trois paradigmes à son actualisation : l’imminent problème de l’exposition de ce qui porte encore le nom d’œuvre, l’archéologie du concept philosophique d’œuvre et de poièsis et enfin l’actualité problématique de l’indexation de ce qui fait œuvre, archéologie, philologie et archive. Faire une exposition suppose que nous puissions croire encore en la puissance d’une œuvre, d’un dispositif et d’une intentionnalité d’un objet mais aussi du regard qui sera porté. Or il est possible de comprendre que nous ne puissions vouloir encore penser en ces termes : l’intentionnalité autoritaire du signe. Engager une archéologie du concept de poièsis revient à acter les processus de recherche de la philosophie et du théorétique en vue de tracer un cheminement singulier d’un sens et d’une autorité. Or si nous acceptons de penser l’achèvement de la philosophie, nous devons être en mesure de proposer ce que cette méthode a de singulier : ce qui nous permet de proposer un regard n’est ni l’histoire ni la philosophie (ni la sélection ni le théorétique) mais ce que nous nommons la philologie comme manière de rassembler des relations. Enfin produire une indexation suppose que nous assumions les formes autorisées et autoritaires du classement, de l’ordre et de l’archive. Or il est évidement que la modernité consiste à repenser cela autrement. Comment procédons-nous pour assumer un processus philologique de regard si nous sommes en mesure de penser que ce que nous nommons relations est l’épreuve de la modernité comme privation lente de toute relation au réel au profit d’une relation profonde, comme intensité, à l’impuissance, à la délégation, à l’ambiance et à la déconstruction. [23 février]
L’art dit récent, à savoir la poésie et les arts dits plastiques sont ceux qui se sont entièrement dégagés de tout effet de fascination. Être fasciné consiste à se tenir, dans le retrait d’une décision et d’un choix, devant un objet de représentation (du monde ou de soi-même). Si l’on se tient dans cet état de fascination, on ne peut pas prétendre entretenir une relation avec ce qui supposément est une œuvre d’art. Ou alors sur un mode archaïque. C’est ici que se situe le changement de paradigme sur l’œuvre : refuser l’expressivité, la fascination et la transfiguration du réel. [23 février]
Il y a dans l’aliment l’expérience de la consommation. La façon dont nous mangeons indique bien la manière avec laquelle nous faisons face à la consommation. Le temps est ici encore une donnée substantielle pour l’interprétation de l’aliment. [24 février]
Il y a des gestes qui font entrer dans des fragments de réel. [25 février]
Est matériel, cette manière d’entrer dans le réel, c’est-à-dire dans l’existence des choses. [25 février]
L’héritage de la pensée occidentale aura été, entre autre, un sensible repli autosatisfait de soi sur soi. Le processus est achevé à la Renaissance par une affirmation essentielle d’un érotisme de soi. L’image de soi fascine au point que tout érotisme commence par le regard porté sur soi et son propre corps. Cet érotisme qui se porte sur soi est l’expérience toujours possible, toujours advenante, de son caractère existantial. [25 février]
Être en érection est jubilatoire. Autant de fois qu’il est possible. [25 février]
L’objet d’art n’a plus de sens, en tant que tel, puisqu’il est infiniment échangeable, inefficient et sans valeur. On peut donc se passer des œuvres. [26 février]
La vigilance est érotique. [26 février]
Une crise a existé et existe dans la philosophie moderne et contemporaine, en tant que sujet essentiel de la pensée : c’est ce qui est nommé, à partir de la pensée de Martin Heidegger le tournant. Le tournant (die Kehre) est la tentative d’explicitation de ce qu’Heidegger énonce comme un manque, c’est-à-dire que nous ne pensons pas encore suffisamment l’essence de l’agir (Heidegger, Lettre sur l’humanisme). L’Occident a donné diverses réponses à cette essence de l’agir – la métaphysique – et a surtout assumé de penser cet agir à partir d’un modèle hiérarchique : c’est ce qui est nommé praxis, poièsis et théoria. Or tous les modèles d’inversion, de retournement, de synthèse, de contraction de ces trois sphères n’ont pas réussi à ouvrir l’impensé de l’agir : son insuffisance. C’est donc à partir du tournant heideggérien (les quatre conférences de Brèmes de 1949) que se fonde la possibilité d’une contribution critique à une philosophie de l’œuvre. [27 février]
Faire une œuvre au sens de ce qui est contenu dans l’œuvre d’art ne suppose pas déposer un objet, mais bien proposer une manière particulière de cette dépose. C’est pour cette raison que les objets n’ont pas de valeurs. C’est aussi pour cette raison qu’il ne peut y avoir de morale au sens d’un jugement de valeur. [28 février]
Ce qui reste de l’enfance est le souvenir de la découverte que le sommeil est une épreuve douloureuse. C’est quitter l’enfance, quitter l’in-fans. Le caractère propre, existantial de l’humanité n’est pas tant de se tenir éveillé mais d’inventer des processus pour ne pas sombrer dans le sommeil. La veille est le caractère humain de l’être. [28 février]
La sexualité est consternante en ce qu’elle ne nous laisse jamais tranquille ni même disponible. Je crois ne pas aimer que mon être se charge de cette réclamation et qu’elle induise à la fois le comportement, les gestes, les paroles. Il y a une telle différence entre l’être de l’érotisme et l’être de la demande sexuée. Si la philologie n’est pas là pour assurer une vérité, elle peut néanmoins signifier le champ moral de la langue et l’espace de l’angoisse de l’être : c’est ce que dit le verbe latin polluere. Le vivant, c’est-à-dire ce qui est commun n’est pas fait pour l’exigence de cette expérience. Il nous faut faire avec et le penser ainsi. Nous avons commis une erreur immense à considérer que le sexuel est originaire et primordiale si nous l’accomplissons dans l’occultation morale. Dès lors le sexuel serait la récupération, privée, de tout ce qui manque et est interdit par la loi morale. Ceci a été assumé par les gouvernances, les religions et la raison toute puissance de l’esthétique. C’est ce qui nous ouvre à une fondamentale conscience malheureuse. La conscience malheureuse est ce qui prive l’être de l’expérience d’un commun comme étant un laisser-être ce qui vient devant et un prendre garde. Nous ne laissons jamais rien être ce qui vient et nous ne prenons pas garde lorsque nous réclamons ceci. Il serait alors possible d’énoncer que les sphères archaïques de l’œuvre, de l’image et de la littérature sont les sphères de cette conscience malheureuse, en ce qu’elles ne laissent jamais tranquilles et qu’elles ne laissent pas disponibles. En ce sens la littérature et l’art des images sont les lieux les plus puissants de l’asservissement de l’être à l’autorité de la loi morale de la privation. [28 février]
Éprouver un désir presque infini pour celui qui se tient, souvent, derrière l’écran de l’ordinateur. [1° mars]
Le travail pour qu’il soit travail consiste à trouver les moyens, toujours présents, d’un partage de l’effectivité, d’une réinterprétation de la réalité, d’une excitation de l’être et d’un épuisement de la demande. [2 mars]
Il faut entendre que l’interprétation de l’art et de la théorie comme distance est très clairement le sens traditionnel d’un retrait des poiètès et des théorètikoi du monde. Il faut assumer de penser que cette distance n’est pas réellement effective, et que si elle devait avoir lieu (exigence de l’opérativité) elle ne doit en aucun cas être moral. C’est dans ce cas précis qu’il est demandé que l’œuvre se produise dans le cadre stricte d’une utilité. [2 mars]
Il nous faut penser ce que signifie une distance produite par l’art et la théorie. Distance serait le pas de côté qui permettrait de sortir de la sphère de l’intéressement (ambiance), de la sphère du vivant matérielle et des conditions mêmes de la vivabilité et comme pas de côté et sortir de la condition existantiale de l’être dans la concernance de l’aître, c’est-à-dire de l’espace qui doit être laissé libre. Or plus le pas de côté est puissant plus il risque de produire, soit une dépréciation forte de l’œuvre en tant qu’elle n’a plus d’adresse (elle est obscure sans même advenir à la complexité de la production), soit une hypostase de l’œuvre en tant qu’elle contiendrait la formule mystérieuse pour transfigurer le monde de sorte que nous puissions nous y tenir mieux. C’est pour ces raisons que certains artistes (et théoriciens) du xx° siècle refuseront radicalement ce pas de côté jusqu’à faire l’épreuve de l’indistinction de l’affect et de l’œuvre, puisque l’œuvre n’est jamais le lieu de l’affect : il faut alors penser ces paradigmes différemment et les tenir d’une autre manière. Cela a le sens de la crise de la modernité. [3 mars]
Enseigner suppose que nous devions éprouver ce qui se nomme la décontractualisation. Ceci signifie que nous devions penser que la teneur même de l’enseignement est le cheminement parcouru dans ce qui n’est pas un contrat mais un échange. [4 mars]
Théorème de Pasolini contient la formule théorématique et parodique du messianisme. Ce qui vient ici produire la crise (autrement dit la séparation des mondes) est l’attende crispée de l’humanité comme demande intenable et irrésolue. Si l’image veut sortir de son profond archaïsme elle doit faire l’épreuve de la parodie. C’est à cette condition que nous serons capables de lire ce qui nous est donné. Il s’agit, semble-t-il de la plus exigeante réclamation politique. En cela le film de Pasolini est récapitulatif d’une histoire autoritaire de l’image et prémonitoire de l’épreuve de notre inefficience critique devant les images. [5 mars]
La modernité philosophique permet de penser que le premier tournant de la métaphysique consiste à ne plus la penser exclusivement comme le rapport à ce qui est invisible, mais comme le rapport à la fois à la manière dont nous nous observons pensant à ce qui ne peut être déterminé par la certitude, et à la fois comme ce qui est imprévisible, alors la forme même, essentielle et existantiale de l’être (c’est-à-dire sa place et son avoir-lieu) est bien entièrement tournée vers l’addiction. Cette condition n’est pas la modernité en tant que telle mais la tenue de l’être devant l’impossibilité d’advenir à la modernité. Être addicté signifie se tenir dans l’imprévisible, parce qu’en ce sens il ne faut pas confondre ce qui tient de la dépendance comme incrustation dans la facticité et ce qui tient de l’addiction comme ce qui se tient dans l’imprévisible. Cette condition reste encore à penser. [6 mars]
Le désir surgit toujours dans ce qui se jette devant soi. [8 mars]
L’usage de la drogue doit pouvoir être joyeux, c’est-à-dire ne relevant pas d’une nécessité, mais d’une manière particulière de se tenir éveillé. Drogue signifie tout prélèvement sur le réel et sur la réalité en tant qu’il réalise l’addiction. Or toute drogue est cette tension qui ne veut pas trouver de résolution entre ce qui se tient encore dans l’excitation et la joie et ce qui tient aussi dans la torpeur et la nostalgie. Il faut savoir choisir. À commencer par l’éblouissement d’une journée de plein soleil et la consommation lente de son prélèvement. [9 mars]
Dans les études antérieures à la majorité il n’y a pas de contractualisation. Nous sommes dans le cadre de ce que l’on appelle un système de l’obéissance. C’est un cadre obligatoire qui a été long à mettre en place. On l’a même interprété comme l’une des plus grandes avancées du commun : il s’agit d’assumer par la politique que l’école est obligatoire. Ce qui présuppose, étrangement, que les parents ont l’obligation de faire entrer leurs enfants dans un système pour qu’ils acquièrent des connaissances élémentaires et qu’ils ne puissent pas les mettre au travail. En somme l’école obligatoire est une manière détournée d’interdire le travail pour les enfants. Ensuite il y a les études supérieures. Pour y entrer et pour y rester il faut signer un contrat. Il y a ici une double contractualisation, d’abord parce que pour être étudiant il faut signer avec l’institution, c’est-à-dire avec l’orientation pédagogique de l’institution, c’est-à-dire la politique et, ensuite, un second niveau de contractualisation, plus complexe, qui est la contractualisation individuelle. Chaque étudiant, doit entrer contractuellement avec des enseignants en vue d’un processus d’acquisition pour valider au fur et à mesure, par des systèmes de notations, la manière avec laquelle nous respectons ou non le contrat. En fait la notation ne sert qu’à cela : à valider si l’étudiant respecte le contrat, c’est-à-dire s’il a acquis exactement comme on le demande, le contenu essentiel qui forme idéologiquement l’institution de la pédagogie, de la paideia. Il y a un système que l’on a appelé « décontractualisation ». Il est alors possible d’opérer à l’intérieur d’un système d’enseignement une destabilisation de la pédagogie en affirmant une décontractualisation individuelle dont la conséquence est la déconstruction du système pédagogique et la réaffirmation du sens fondamental de ce que l’on appelle une école (et la question du Master). Car il s’agit de deux concepts différents : une école, au sens propre, n’a rien à voir avec la pédagogie. On a institué ce rapport, de sorte qu’une école soit faite pour normaliser, instituer et systématiser une pédagogie. Mais cela est une instrumentalisation de ce que l’on appelle une école. École vient du terme grec skholè. La skholè est le loisir. C’est un temps qui n’appartient pas au travail. Plus précisément, la skholè est un temps où l’on se décontractualise d’un rapport à l’argent et à la transfiguration de son temps en salaire. L’askholia veut dire les affaires, le travail salarié. Nous avons la même chose en latin avec les termes otium et negotium. Askholia et negotium sont le moment où nous transformons du temps en salaire tandis que skholè est l’acquisition du temps qui est hors de tout dispositif contractualisé et de tout dispositif qui relève de l’argent. Ce qui veut dire normalement que quand on entre dans l’espace de l’école – cela est extrêmement important – toute personne est strictement égale. Il n’y a pas de distinction de statuts entre les personnes qui sont dans une école. Et s’il n’y a pas cette distinction entre les membres, il ne peut donc pas y avoir de processus de contractualisation. Il faut trouver une faille. Et celle-ci se fait au moment où l’on instrumentalise cela et où l’on demande par delà ce rapport, de valider les acquis. Or si l’on réfléchit aux processus qui ont été mis en place et qui relèvent des écoles, ils ne présupposent jamais de statuts ni de hiérarchisation entre les différents membres de cette école. Ce qui veut dire que dans une école il ne peut pas y avoir de contrats. Ce qu’il y a dans une école, est la déconstruction de ce que l’on appelle pistis, le contrat, là où l’on appose sa signature, un bout de soi-même qui est, dès lors, engagé dans le système. Dans une école, il ne devrait pas y avoir de contrats, mais ce que l’on appelle un horkos, un engagement de personne à personne. Cet engagement présuppose, qu’il n’y a pas d’orientation de statuts, qu’il n’y a pas d’orientation contractuelle d’un être face à un autre être, mais cela présuppose aussi, qu’il n’y a pas de sens, c’est-à-dire pas de hiérarchie, dans ce qui est donné à entendre. Ce que l’on appelle un processus de décontractualisation dans une école, signifie qu’en tant qu’enseignant, nous n’avons pas la primauté du savoir à apporter. La personne qui est en face de soi, a autant la capacité de venir appréhender du contenu. C’est ce que je nomme décontractualisation. C’est ce que j’ai appris de l’université et c’est essentiellement l’espace du Master. Le Master est l’espace, le temps particulier où l’on apprend à devenir, comme dans la grande tradition scolastique, un maître. Le maître, il ne faut pas confondre, n’est pas le dominium, n’est pas celui qui donne l’ordre, il est le magister. Le maître est simplement celui qui est dans la capacité de conduire une proposition, c’est-à-dire proposer, comme le nommait Husserl une « idée directrice ». Mais le maître n’a pas de statut. Dans le cadre du Master, où nous sommes tous des adultes, nous sommes tous évidemment maîtres. Nous avons tous effectivement, la prédisposition à venir décontractualiser ce qui est l’orientation idéologique de ce qui doit être acquis contractuellement. Or dans ce cas, qu’est-ce qu’une école ? C’est un temps où les êtres font l’expérience d’une temporalité qui n’est pas liée au salaire. Il faut donc toujours venir penser et déconstruire ces processus. Une école n’a pas de lieu parce qu’une école est un devancement. Nous sommes face au réel et l’on vient commenter, et appréhender ce qu’il y a d’étonnant dans le réel et dans la réalité. Et cela se fait de personne à personne. C’est l’engagement fondamental de l’expérience de l’école, ce n’est ni un apprentissage ni l’écoute d’une parole idéologique, mais c’est doucement advenir à la possibilité d’un processus discursif. Ce qui est peut-être le plus important est que nous soyons en mesure de comprendre, qu’à l’intérieur d’une école, nous venions chercher, à la fois, des éléments contractualisants, parce que nous en avons besoin, mais aussi, immédiatement, la possibilité, dialectique de la décontractualisation. Ceci signifie que la place d’un être dans une école est fondée sur l’expérience d’un temps qui n’est absolument pas celui du salaire. C’est un temps très particulier qui n’est pas donné à tout le monde ; dès lors, lorsque l’on quitte l’école, on ne le retrouve que difficilement. C’est l’expérience de l’éthique et de l’actualité de l’usage. C’est pour cela que j’ai toujours assumé de dire, qu’il fallait non seulement fournir tout ce qui était nécessaire aux étudiants, mais encore que l’école ne pouvait pas être autrement que gratuite. On comprend alors le renversement de paradigme dès lors que nous devons travailler et payer une école. À partir de cela il s’agit de repenser des systèmes qui ont été inventés dans la modernité. J’ai pu les penser parce qu’il y a eu des maîtres, d’abord Georges Molinié, professeur à Paris IV, un des plus grands philosophes du langage et sémiologue et l’autre qui n’a jamais été mon maître, simplement par procuration car je n’ai jamais été son étudiant, c’est Michael Krebber. Ces deux grands modèles ont été la possibilité de la déconstruction de la pédagogie, au profit de l’expérience de ce que doit être l’école. Pourquoi ? Parce que Krebber disait toujours que la seule façon de voir si l’on peut travailler avec quelqu’un est de commencer par boire une bière. Si l’on n’aime pas la manière avec laquelle l’autre se tient dans le vivant, a priori on ne peut engager une recherche. Cela signifie que faire de la recherche, être dans une école, c’est appréhender un regard sur ce que l’on appelle la vivabilité. Au fond une école c’est cela. Ce que doit devenir une école est un temps, ce qui est compliqué quand on doit travailler : c’est un temps qui manque, parce que le drame possible du temps de travail, est qu’il est long. C’est bien pour cela, que la première préoccupation de Marx, est d’ouvrir à un temps libéré. C’est quelque fois extrêmement agréable, le temps de travail. Mais comme il est long, il y a alors quelque chose qui est occulté comme le regard porté sur la vivabilité : les conditions avec lesquelles notre vivant continu d’être vivant. L’école est cette ouverture fondamentale, philosophique et métaphysique, à l’interprétation et à la pensée de la vivabilité. C’est-à-dire ne pas être obligatoirement dans la pédagogie mais dans l’interprétation de ce que signifie la vivabilité pour vous, pour ceux qui vous entourent et pour ce que cela deviendra une fois que nous changeons de contexte. C’est-à-dire une fois que nous sommes obligés de négocier le prix de nos œuvres, ou de travailler, ou d’interpréter nos heures en fonction des taux horaires. On entre alors dans une calculabilité contractuelle du réel qui impose aussi un certain nombre de choses. C’est cela que j’ai profondément appris avec Krebber, et qui est contenu dans cette formule on ne peut enseigner que si l’on se met dans la position d’un adolescent. C’est-à-dire si l’on ne se met pas dans la position de ce que l’on appelle un adulte, qui revendique justement la nécessité de l’affirmation du contenu idéologique de l’humanisme, en ce qu’il faut absolument garantir contractuellement en tant qu’adulte dans le commun les valeurs morales, idéologiques, herméneutiques, etc. Ce qui n’empêche pas de le faire mais ce qui nécessite de le penser dialectiquement. Cela veut dire faire en dehors de la pédagogie et penser ce qui en dehors du travail du pedagogos, celui qui doit faire sortir l’être de la paideia, c’est-à-dire l’adolescence, et qui doit le faire entrer dans le monde adulte, c’est-à-dire le monde de la contractualisation. Le pedagogos est celui qui fait sortir l’être de l’espace non contractuel et qui lui apprend à saisir ce qu’est la contractualisation. À l’intérieur des espaces où nous sommes, et particulièrement la recherche – et c’est pour cela que je suis chercheur – nous passons notre temps à expérimenter des décontractualisations. Je crois que c’est une des sphères les plus éblouissantes de la recherche. C’est au moment où Georges Molinié m’invite à faire un doctorat qu’il me dit être mon ami. Effectivement, le seul lieu de la recherche et le seul lieu d’une école est de faire de la recherche parce que nous engageons des protocoles d’amitié. Or qu’est-ce qu’un ami ? Il est le fondement même d’une skholè. Le philos, n’est pas celui qui aime – encore une fois cela n’a pas de sens – c’est celui qui, dans l’altérité accepte d’interpréter et de penser ce que signifie les mises en relation. Contractuellement nous avons deux solutions : accepter l’apprentissage de ces relations et continuer à les entretenir, ou accepter que quelqu’un regarde et advienne dans cet espace que l’on appelle l’amitié, dans cet espace que l’on appelle la recherche où nous sommes en mesure de réfléchir et de penser ce que signifie une mise en relation. La décontractualisation est la possibilité de déconstruire toute affirmation autoritaire et stable d’une relation. On advient à l’école qu’à partir du moment où l’on arrive à établir ceci avec les enseignants et les étudiants. On entre à l’école à partir du moment où l’on arrive à entretenir, à ouvrir, à proposer que le lieu d’une école n’est jamais autre chose qu’un regard porté sur les relations. On n’est pas obligé de tout garder et de tout conserver en tant que tel. Une école est justement ce lieu de la garde et d’un regard porté sur la non nécessité des relations stables et définitives. [10 mars *]
Que peut bien signifier la formule de Konrad Fiedler, l’essence intime des arts ? Si le terme essence veut dire quelque chose comme le lieu en tant que quelque chose fait place, l’aître, et si intime est deux fois le superlatif du terme latin inter, entre, et si art signifie poièsis, alors il est possible de paraphraser l’ensemble de cette manière : poièsis est ce qui a lieu au plus prêt. [11 mars]
Le paradoxe de la modernité esthétique tient en l’irrésolution de la garde de ce qui doit être exposé, observé, ou simplement, re-gardé. Pour le dire autrement nous ne sommes pas encore en mesure de penser le fonds, le stock, à la fois des œuvres et des documents d’œuvres qui s’accumulent. C’est l’œuvre de Mnémosunè, c’est-à-dire le travail de mémoire et de contemplation de la facticité de l’opérativité. Or le travail de Dieudonné Cartier se tient dans une irrésolution qui consiste à jouer avec les défaillances de la garde et des regards, avec les hésitations si longues et si prolongées entre la conservation et la dispersion, entre la collection et la disparition, entre la réserve et l’éparpillement. Il procède alors, dans un premier temps, en entourant les objets d’une multitude de petits dispositifs parergonaux, c’est-à-dire d’une multitude de petits dispositifs qui jouent avec les processus de l’exposition : le cadre, la signature, l’esthétique administrative, l’exposition de protocoles et la documentation. Il procède encore, dans un second temps, à la constitution d’un protocole conceptuel de conservation et d’indexation des documents : les archives, les multiples, le travail complexe sur l’originale, le tampon, la publication, le catalogue, etc. Il est alors possible d’énoncer que ce qui est à voir, ici, est exemplairement la crise des dispositifs parergonaux et conceptuels qui entourent l’interprétation, en creux, de ce que nous nommons art moderne et contemporain. Cependant il faut encore enfoncer le regard dans chacun de ces « stocks » pour tenter de déceler ce qui pourrait encore se tenir très en réserve : une bibliothèque vide ou plutôt vidée de la charge de l’indispensable affectivité du texte, ou plus précisément de la littérarité, un dispositif inutile qui publie de manière parfaitement contradictoire et parodique Le Capital de Karl Marx en l’obligeant à s’offrir à l’ouverture de la galerie comme une œuvre unique et signée, un bureau qui ne cesse de montrer que l’existence de l’œuvre se tient au plus prêt de l’attente d’un certificat, d’une fiche, d’un coup de tampon, d’une indexation, d’une classification, ou encore de toutes petites expositions qui se tiennent, discrètement, au creux de cadres pour y montrer les restes sensibles de la discursivité des œuvres. Le travail de Dieudonné tient de la rigueur de tout processus curatorial et interprétatif, mais aussi d’un regard parodique de l’œuvre et de l’art, qui tient à la fois l’exposition réduite à des cadres, à des œuvres tamponnées par des machines, à des réserves aussi vides que pleines, à des documents qui se proposent impassiblement à l’œuvre. Est-il possible que Le Capital de Marx deviennent une œuvre ? Cela relève-t-il du seul choix de l’artiste et de l’acheteur ou cela se maintient-il absolument impossible dans la lecture de la pensée de Marx ? Ce qui est parodique est dès lors que la lecture de l’œuvre ne puisse avoir lieu, autrement, qu’avec cette manière si singulière qu’a Dieudonné Cartier de produire une garde : autrement dit, il est ici presque hors de propos, presque impossible de lire et de regarder ce qui est exposé sans penser au concept de valeur et de travail chez Marx et sans penser au principe d’insincérité de Broodthaers. L’œuvre suppose un temps de travail, un dispositif technique et l’expérience d’une formule de séduction. C’est cela qu’il faut surmonter dans le regard sur l’œuvre de Dieudonné. [12 mars*]
L’élément d’aventure signifie ce qui vient au plus prêt de soi. Le poème est donc, en soi, ce qui vient au plus prêt de soi. [13 mars]
Il est possible de relever trois paradigmes significatifs à la modernité artistique, celle qui commence au début du xxe siècle. Le premier consiste à saisir que ce qui est nommé art est avant toute chose une interrogation de la problématique transfiguration de l’opérativité en valeur et ce, sans qu’il soit possible ou presque de s’en extraire. La transfiguration capitaliste du travail a achevé de transformer l’art en fiducie et l’artiste en actant de la spéculation. La deuxième consiste à saisir que ce qui est nommé art est avant tout une interrogation sur le rapport dialectique entre usage et suspension de l’usage : ce qui signifie que l’idée même de l’art bloque toute possibilité d’usage, le suspens en l’enfermant dans une fixation autoritaire de l’œuvre et dans une ritualisation des processus. C’est ce paradigme qui a été observé par Broodthaers. La troisième consiste à interpréter que le statut même de l’artiste est fondamentalement temporaire et qu’il ne peut plus être interprété comme un caractère existentiel ou hypostatique. [13 mars]
L’érotisme infini du corps inconnu, non-objecté, innommé, réel. [14 mars]
Préparer un moretum. Mêler les recettes de Columelle et d’Horace et assembler à la brousse ou à la ricotta une sorte de pesto fait d’amandes, de vinaigre, de vin doux, de miel, de poivre, de sel, d’huile d’olive, d’un anchois au sel, de colatura, de menthe, de livèche, de persil, de cerfeuil, de coriandre, de basilic, de nepitella et de marjolaine. Il manque la rue. [15 mars]
Une grasse matinée, les cafés, écrire, célébrer, consommer et ne jamais vouloir se coucher. [15 mars]
La non-advenue de l’œuvre ou de ce que nous nommons poièsis, au monde conceptuel n’est qu’un empêchement. Nous avons longuement analyser l’ensemble des processus d’arraisonnement de la poièsis à ce qui est nommé catégoriquement art et œuvres d’art. Les crises successives de la modernité (ici la modernité signifie la constitution de cette caractéristique propre) : la complexité du poéme, la manière et le maniérisme, le refus de l’idéalisme, la parataxe, le caractère ambiantale, l’évidement du sens, l’hésitation prolongé entre son et sens, le ready-made, la dématérialisation, etc. [16 mars]
Durchstimmen est intraduisible en français. [16 mars]
L’excitation à devoir répondre à la question : que cherches-tu ? [17 mars]
Le désir sexuel alors qu’il ouvre à la possibilité d’un comblement ne cesse de projeter l’être dans une expérience angoissante du vivant. Celle d’une dilapidation. [17 mars]
Tristan Garcia vient donner une conférence sur le concept de quelque chose et de n’importe quoi. Il expose la crise sans précédent de la modernité qui consiste à penser une égale dignité des choses tout en relevant paradoxalement de l’extrême manifestation des intensités du point de vue métaphysique. Il propose de penser ce que signifierait une ontologie absolument plate dont le paradigme le plus absolument pauvre serait la solitude de la chose. [18 mars]
Tristan Garcia dit que ce qui advient à l’être ne cesse jamais d’être possible. C’est pour cette raison que le monde est une impasse, en ce sens que l’on n’en sort jamais. [18 mars]
Il faut penser ce que fut le tournant de l’exposition Art by Telephone, c’est-à-dire en quoi elle vient encore, aujourd’hui nous demander de la rejouer, pourrait-on dire. Convoquer, à nouveau, Art by Telephone, ce n’est pas la refaire mais venir exposer ce qui fut en jeu à la fin des années 60, mais aussi ce qu’elle vient objecter, pour nous, quarante ans plus tard. Or, si la problématique de la délégation et de l’actantiation reste, en somme la même, la manière que nous avons de l’observer et de la penser, n’est, quant à elle, pas la même. Cela tient à un changement d’époque, peut-on dire, mais aussi à un changement de paradigmes historiques et théoriques. C’est l’interrogation des changements de paradigmes théoriques qui nous intéresse ici. Penser ce que fut le tournant de l’exposition Art by Telephone signifie penser ce que veut dire réaliser Art by Telephone… Recalled : il ne s’agit pas de rendre historique un objet, alors qu’il nous intéresse d’interroger les conditions propres de l’historicisation, c’est-à-dire les conditions avec lesquelles nous sommes en mesure de penser ce que je nomme une actualisation de l’usage. Voir Art by Telephone comme de l’histoire c’est prendre le risque démesuré de bloquer le processus conceptuel de Jan van der Marck et de bloquer presque toute possibilité d’interprétation de ce que l’on nomme une lecture déléguée de l’œuvre. C’est cette lecture déléguée qu’il nous faut maintenant penser. Nous posons comme prédicat que cette « lecture déléguée », en tant qu’elle est possible, est l’expérience de l’actualité de l’usage, c’est-à-dire est l’expérience irrésolue de la puissance du performatif et de l’actorialité. Pour le dire autrement, nous sommes face à deux expériences qu’il convient de définir : premièrement, le performatif est ce qui est en mesure d’être per-forma, c’est-à-dire ce qui est en mesure de dépasser l’assignation de la forme pour saisir l’usage de ce qui est maintenu in-formatif et l’usage de ce qu’est la teneur, la Gehalt, benjaminienne qui est contenue dans tout objet donné à la lecture. La lecture pour nous modernes signifie les modes de rassemblements de ce qui a reçu une forme avec ce qui l’entoure : en ce sens toute lecture est le rassemblement des relations. Ce que nous nommons philologie. Secondement, donc, l’actorialité est ce qui est en mesure d’être actualiter, c’est-à-dire penser du point de vue de l’action. Une action est tout mouvement pensé et réalisé en vue d’un achèvement. Or qu’est-ce qui s’achève dans la lecture et l’actorialité de la lecture ? La puissance même de la forme, de l’autorité et de l’énoncé, c’est-à-dire la puissance même de la forma, de l’auctoritas et du dictamen. L’expérience de la lecture déléguée, comme actualité de l’usage est l’interrogation que nous sommes en mesure de penser à toute épreuve de la forme et de son autorité. Or nous prétendons que nous ne nous tenons précisément pas de la même manière devant cette question. Dès lors, comment nous tenons-nous ? Pour pouvoir penser cette question nous proposons de le faire à partir de la métaphysique et d’une interrogation de l’ontologie de l’avoir lieu. L’ontologie est l’interrogation de cela, c’est-à-dire de n’importe quoi qui laisse avoir lieu l’existence. La métaphysique est l’interrogation des plans d’existence de ce qui a lieu (êtres et objets). Or la pensée pré-moderne suppose une corrélation entre ces deux niveaux qu’elle structure à partir d’une métaphysique de l’arkhè, c’est-à-dire de la confusion de la forme et de l’ordre (en somme l’idéalisme). Pour cela il faut construire un immense répertoire des formes et des arkhè. La modernité (celle de la philosophie) est celle qui consiste à résister à cette autorité et à proposer la possibilité d’une affirmation du contexte comme hyper singularité de tout avoir lieu. En ce sens être réactionnaire signifie alors chercher à construire à nouveau des ordres de classements de ce qui a eu lieu en vue de saisir la teneur substantielle et attributive de ce qui a lieu. Et quant à la post-modernité, il s’agit de venir déconstruire chacun des postulats convoqués par la pensée. On peut alors admettre que si pour la modernité est posée l’idée qu’il n’y a pas de hiérarchie dans ce qui advient de sorte que tout est également ce que c’est (c’est ce que Tristan Garcia nomme la dignité ontologique de la pensée libérale : tout est présupposé avoir la même chance, sauf l’être qui lui est une singularité absolue et individuelle), alors pour la post-modernité est posée l’idée qu’il faut déconstruire toute systématisation, à la fois de la hiérarchisation et à la fois de cette ontologie libérale. Nous émettons l’hypothèse que la situation de l’exposition Art by Telephone en 1969 est celle de la crise idéologique de la post-modernité, c’est-à-dire celle où se concentre pour l’histoire de la pensée (philosophique, artistique, poétique et littéraire) la tentative d’une déconstruction radicale des hiérarchisations et de l’ontologie libérale. Tentons encore de reformuler cette crise idéologique : ce que les années soixante tentent d’absorber (ce qui veut dire accélérer l’état de la crise) est l’achèvement d’une métaphysique de l’ordre (ce que je nomme une métaphysique des relations silencieuses), mais aussi l’achèvement d’une modernité comme classement et observation des effets (non de ce qui est en tant que tout est égal, mais de l’effet que cela produit) et enfin la préparation d’une post-modernité comme interprétation, non de ce qui est, non de l’effet, mais de la différence fondamentale qui subsiste en vue de produire une théorie générale des intensités. Art by Telephone est dans cette situation : premièrement achever l’interprétation métaphysico-esthétique de l’œuvre comme ordre et classement. Ce qui signifie non seulement ne plus penser l’œuvre à partir d’une hiérarchie esthético-morale de la transfiguration mais aussi ne plus penser l’œuvre à partir d’une hiérarchie poéisis-praxis, c’est-à-dire à partir d’une hiérarchie des degrés de puissance de l’opérateur. C’est précisément pour cela que la proposition d’AbT est celle de la délégation de l’agir et de la réalisation. Deuxièmement, cela signifie achever l’interprétation de l’œuvre comme effet et la radicaliser alors que la poièsis n’est pas pensée comme devant produire un effet (mimèsis, kharis, katharsis) : c’est l’affirmation duchampienne, puis celle radicale de l’art conceptuelle que l’œuvre ne produit pas d’effets mais la possibilité de penser et de saisir la teneur de l’actualité de l’usage. Troisièmement, enfin, cela signifie qu’il importe, absolument, pour Jan van der Marck que l’œuvre soit pensée à partir de la différence (la post-modernité), c’est-à-dire de sa non-unicité, de sa non-originalité et de sa versionnabilité. En tant que version l’œuvre n’est pas unique ni originale d’un point de vue métaphysique, mais d’un point de vue ontologique. Cela signifie qu’elle n’est pas unique et originale en tant que cette unicité devienne son prédicat (ni même qu’elle soit non-unique et non-originale en tant que ceci devienne aussi son prédicat), mais cela signifie qu’elle est ontologiquement seule ici, dans toute possibilité de devenir autre chose. C’est donc, pour nous, paradigmatiquement la crise qui est à l’œuvre dans l’exposition AbT. Il va alors de soi que cette crise n’est pas identique 45 ans plus tard. Elle n’est pas identique d’abord parce que le concept d’actualité s’est vu absorbé dans la théorie générale de l’information et des média. Parce que les média ont conquis tout ce qui pouvait se tenir comme in-formation dans la plus grande platitude des modes d’apparition mais surtout dans la teneur spectrale infiniment étendue de l’histoire et de l’économie iconique (de l’image). Tout est égal à ce point qu’il faut encore insister sur la puissance des effets et affirmer avec négligence la chance ontologique que toute image, que tout acte, que tout geste a d’exister. Par ailleurs la manière de penser cette exposition ne peut en aucun cas être identique puisque c’est vue affirmée, durant ces 45 années, l’autorité de l’ontologie libérale : platitude ontologique du monde et affirmation d’une extension maximale d’une métaphysique des intensités, pensée à partir d’une déconnexion radicale des deux plans (achèvement de la relation silencieuse) pour produire une métaphysique inutile, c’est-à-dire qui tourne à vide. La conséquence a été et est que la viduité d’une métaphysique des intensités – pensée à partir d’un monde plat – ouvre l’idée non pas d’une étroitesse de toute caractérisation du monde comme densité mais au contraire à une interprétation morale catastrophique et dirimante qui consiste à en être indifférent : la conséquence est donc double : incapacité à penser la puissance des intensités et l’affirmation d’une ontologie de la fascination de l’identité. Dès lors il semblerait que pour nous contemporains il ne soit même plus envisageable de penser une exposition qui prétende détacher l’identité du plan ontologique, c’est-à-dire à la pensée de l’avoir lieu et arracher l’intensité de l’original et de l’actorialité à la métaphysique, c’est-à-dire à l’interprétation des objets. La particularité de AbTR est de montrer que l’avoir lieu de l’œuvre n’est pas déterminant au point d’énoncer une identité absolue mais qu’il ouvre à la possibilité infinie de son itération. Nous ne pouvons dès lors pas accorder d’importance à l’identité d’un avoir lieu mais à sa puissance. En ce sens le contemporain parachève le processus mallarméen, puisqu’alors il n’est plus réellement envisageable de penser que rien n’aura eu lieu, excepté, peut-être une constellation mais de le formuler alors comme rien n’aura eu lieu, même pas le lieu, excepté, peut-être une puissance. Ce qui signifie que pour nous AbTR affirme que rien n’a eu lieu (comme identité), pas même le lieu historique d’une œuvre (comme originalité), excepté (si l’on s’accorde à penser une métaphysique autrement) peut-être (parce qu’il s’agit de l’instabilité fondamentale de l’avoir lieu pensée à partir d’une autre pensée métaphysique) une puissance, c’est-à-dire l’actualisation de l’usage. Dès lors comment pouvons-nous penser une métaphysique, c’est-à-dire une interprétation des objets autrement ? Faire l’effort de penser spéculativement et non dialectiquement. Il ne s’agit donc d’une dialectique de l’œuvre pensée à partir d’une hiérarchie ou non des effets et des intensités, mais d’une pensée spéculative de l’œuvre. Ce qui signifie que le regard sur l’œuvre n’est pas en vue d’une découverte dialectique de l’identité d’un effet ou d’une intensité absolue mais au contraire du regard portée sur la manière avec laquelle nous regardons notre façon de nous tenir devant ce qui n’a même pas lieu et devant l’événementialité de l’avoir lieu. Seule la pensée spéculative peut alors relever que l’œuvre n’a pas intérêt à avoir de lieu mais seulement à avoir lieu. Si nous admettons que la pensée spéculative est une manière de se tenir devant ce qui a lieu (ontologiquement et métaphysiquement) et d’observer cette manière, il faut alors penser que ceci permet une accélération réelle de la puissance de la pensée, pour continuer à tenir face à ce qui vient. Dans ce cas il s’agit de repenser le concept d’œuvre à partir de cette puissance particulière. Est œuvre, pour le contemporain, ce qui a la capacité à se tenir autrement que devant l’effet et l’intensité, mais justement comme expérience de l’accélération de la pensée pour ne pas échoir encore une fois dans une dialectique dualiste ou plate des relations entre le réel et la réalité. Il s’agit alors de penser autrement cette relation que nous nommons poièsis. [19 mars*]
L’expérience de la puissance de l’être est la seule question métaphysique. Mais c’est de cette question qu’il est alors possible, non pas de penser mais de regarder, par-delà la métaphysique ce qu’est matériellement l’être. Regarder aussi longtemps que possible ce qu’est son corps, son sexe, son appétit. [20 mars]
Il faut être en mesure de célébrer ceux qui viennent. [20 mars]
L’épreuve du désir est fascinante mais intransmissible. Autrement dit il est toujours profondément complexe de dire à l’autre qu’il est bouleversant. Parce qu’il y a des êtres dont la présence est indéfectiblement éblouissante. [20 mars]
L’unicité de l’œuvre ne doit être pensée que du point de vue ontologique et non métaphysique. [21 mars]
Ce qui n’est pas résolu dans la délégation est l’interprétation, non pas exactement de la puissance en tant que telle, mais de sa forme absolutisée, restante. Sans doute parce que la puissance s’éprouve dès lors qu’elle est déléguée. Et c’est cela qui reste toujours impensé dans le concept de délégation. C’est pour cela qu’il s’agit de faire l’effort d’en interpréter les conséquences pour l’œuvre. [22 mars]
Il n’y a rien à faire, c’est-à-dire que l’état politique actuel du monde est catastrophique. Et ce qui est profondément scandaleux est le regard indifférent que nous y portons. Nous sommes abîmés, irrésistiblement abîmés par l’indifférence. La politique n’a pas de sens, la démocratie n’en a jamais eu, la démocratie sous sa forme achevée est la catastrophe, l’ontologie libérale est l’achèvement de l’être dans sa pleine figure de l’ignorance, de la satisfaction et de la brutalité. Nous nous sommes trompés au point que nous voulions encore penser une défense de ce que nous nommons illusoirement peuple et politique. Mais nous n’en sommes pas capables parce que nous ne sommes pas en mesure de penser ni le concept de laïcité ni celui de platitude du vivant ni celui même de vivabilité. L’arrogance de l’humanité n’a pas de limite : cependant cette brutalité n’a pour objet que l’anéantissement du vivant. [23 mars]
Ce que l’être saisi dans son entente il le suspend pour le projeter dans le devenir de la densité. En somme l’offrir de toutes ses forces au plan métaphysique de la densité et donc de la facticité. C’est en somme l’épreuve fondamentale de la poièsis. [23 mars]
Il faudrait faire une longue histoire des contraintes ontologiques. [24 mars]
La plus saisissante contrainte ontologique consiste à penser l’arkhè de manière occultée mais cependant corrélée à nos manières d’être et à la possibilité de toute expérience de l’intensité du vivant. Dès lors tout ce qui relève de cette intensité est pensé comme puissance : d’agir, de conscience, d’interprétation, de séduction, de transformation, d’altération, d’objectivation, de subjectivation, de délégation, etc. Mais puisqu’elle est ontologiquement celée elle ouvre l’humanité à la plus absolue conscience malheureuse. [26 mars]
Se tenir prêt. [26 mars]
Aimer signifie être en mesure de saisir la rapidité de la pensée. La philologie est donc ce qui est en mesure de penser la rapidité de la pensée. [27 mars]
Celui qui sait se tenir dans la présence de l’amitié est indéfectiblement éblouissant. {27 mars]
A été inauguré aujourd’hui le premier moment du Comptoir de Caron. Vingt plats ont été servis. Il s’agissait d’une célébration. [28 mars]
L’épuisement d’avoir été si joyeux. [29 mars]
Penser l’exposition Chrématistique de la manière suivante : d’abord se tient au Cneai l’ensemble du fonds de documentation rangé dans des casiers d’archives. Ce fonds reste durant toute la durée de l’exposition à la disposition des visiteurs où ils peuvent consulter des textes, des documents, des œuvres, des multiples, des archives et des objets collectionnés. Ensuite nous affichons dans la salle d’exposition et sur le site internet que l’exposition a réellement lieu à la condition de nous rencontrer et de nous parler : nous nous tenons du 5 juillet au 9 novembre à la disposition de tous ceux qui viennent nous questionner. Pendant ce temps le centre d’art se chargera de garder le dépôt d’œuvres et de documents. [29 mars]
L’une des crises, sans doute la plus dure, est celle qui consiste à nous faire croire que notre existence tient à une vocation à remplir et à tenir : nous sommes appelés à une garde et à une tenue, c’est-à-dire nous sommes appelés à une légitimité de la réponse. Pour le dire autrement nous interprétons la mesure de l’être à partir d’une vocation à accomplir. D’un appel. L’être est, parce qu’il est appelé à être mais d’une manière particulière : c’est la relation dialectique entre l’appel et la vocation. Il y a un appel à l’être et une vocation à tenir cette existence d’une manière singulière. L’appel à être se fait à partir des contraintes ontologiques (la causalité ontique de la facticité, l’objectivité, le processus historique de production et le jugement) qui déterminent le fond à partir duquel le caractère de l’existence sera déterminé. Est donc contrainte ce qui consiste à fonder l’être et à le faire se tenir dans cette fondation. Or la douleur de l’humanité est de devoir se tenir dans une fondation pensée comme une relation silencieuse (arkhè et gouvernance), de devoir entretenir la puissance de l’appel et enfin de saisir que ce qui est nommé philosophie n’a jamais été autre chose que l’institutionnalisation de cette fondation. La fin de la philosophie consiste à en établir le tournant. [30 mars]
L’art est philologique présuppose qu’il n’est plus en mesure d’être ni esthétique ni universel ni transfigurant ni critique ni quoi que soit d’autre. Si la philologie est le rassemblement des manières avec lesquelles nous établissons des relations, alors ce que nous nommons art – en tant qu’il est philologique – est une manière particulière de saisir ces relations, ou encore ces ententes. L’art est philologique en ce qu’il ouvre à la possibilité d’interpréter les relations entre les objets et non les objets mêmes en tant qu’ils sont appelés à contenir un sens stable. Si l’art est philologique c’est qu’il est en mesure d’être une des manières avec lesquelles nous interprétons la production mais aussi la puissance contingente de toute relation. [30 mars]
Le mode d’existence humain est l’expérience de la voix et de l’amitié. Ce qui est contenu dans le terme philologie. {31 mars]
Est politique, la possibilité de discuter la gouvernance. Mais nous entrons dans un monde où nous sera retirée, petit à petit, l’expérience de la politique. Ce qui nous a été, d’ors et déjà, retiré est son interprétation. [1° avril]
« Der Dichter aus einer Stimmung spricht, welche Stimmung den Grund und Boden be-stimmt und den Raum durchstimmt, auf dem und in dem das dichterische Sagen ein Sein stiftet. Diese Stimmung nennen wir die Grundstimmung der Dichtung », écrit Heidegger à propos du poématique chez Hölderlin. Pour paraphraser, le dire du poème ne parle pas de l’ambiance, mais à partir de l’ambiance, en tant qu’elle est ce qui suspend la différence entre le plan de l’ontologie et celui de la métaphysique. Le poème est l’élément d’aventure parce qu’il suspend toute dialectique entre l’essence et l’existence : il suspend la relation silencieuse irrésolue entre arkhè et forme. [1° avril]
Expliquer en conférence pourquoi j’avais écrit à Jean-Baptiste Farkas que l’œuvre en tant qu’œuvre d’art n’existe pas. Il faut parler d’affaiblissement de la croyance. [3 avril]
L’épuisement est érotique, sans trop savoir pourquoi. [4 avril]
Il faudra parler un jour du journal de Martin Heidegger. Cela demandera une extrême rigueur [voir le texte du 13 octobre 2014]. [4 avril]
La vigilance du penseur ne se tient ni à côté ni face à la politique. Elle consiste à se dégager de toute institutionalisation. L’épreuve de la pennée consiste à analyser le paradoxe de la philosophie (le paradoxe platonicien) : ce que l’on nomme philosophie est en retrait de la politique et instrumentalisée par celle-ci. La fin de la philosophie consiste à avoir fait l’épreuve de son achèvement. C’est la conscience malheureuse du xxe siècle. [5 avril]
La mimèsis est le rapport que nous entretenons au réel en tant que conduite vers ce que ce nous nommons réalité, c’est-à-dire production, transformation, représentation. Or la possibilité de la représentation du réel et son passage à la réalité n’est pas donnée en tant que telle : elle dépend de différentes conditions et de différentes autorités. En effet ce qui est nommé mimèsis par les grecs est un dispositif technique qui consiste à faire passer le réel à la réalité (poièsis) mais sous certaines conditions, c’est-à-dire celles de respecter (pour le poiètès) ce qu’il est permis de représenter ou non. Ce qui est permis est ce qui détermine pour la pensée antique le concept de dignitas. Dès lors pour la pensée antique (et pour la pensée occidentale) il n’y a pas une égale dignité des choses à être représentées. Ceci présuppose une ontologie des contraintes fortes en tant qu’il est nécessaire de pouvoir identifier l’essence et les qualités de chaque chose en vue de leur possible re-production. Ceci détermine donc pour nous ce que nous nommons la pensée archaïque en tant qu’elle est une pensée de l’arkhè, c’est-à-dire de l’interprétation de la fondamentation de l’avoir lieu des choses. La modernité a rompu cet ordre en supposant que nous sommes en mesure, puisque nous sommes des sujets transcendantaux, de trouver en nous-mêmes le fondement de la loi en vue de la représentation. Dès lors il ne s’agit plus d’affirmer l’idée que la mimèsis signifie que nous recevons l’autorité ou non de ce qui est à représenter (pour les poiètès) ou que nous donnons l’ordre de ce qui peut ou non être représenté (pour les arkhitektoi), mais bien que, maintenant (de manière actuelle) la mimèsis signifie que nous trouvons en nous l’autorité de présenter notre propre représentation du monde. Il est alors évident que cela produit un renversement exemplaire des paradigmes définitoires de l’esthétique : nous passons dès lors d’une esthétique archaïque comme somme de lois morales à une esthétique moderne comme mise au commun de l’épreuve du réel. Or la crise majeure de la modernité (celle qui a lieu à la fin du xixe et au début du xxe et qui commence avec Un coup de dés n’abolira jamais le hasard de Stéphane Mallarmé, de 1898 et le ready-made de Marcel Duchamp de 1913) assume ne plus vouloir représenter et dès lors assume de mettre de côté l’idée que la mimèsis est fondatrice et définitoire de l’opérativité artistique. Il ne s’agit plus alors de trouver le fondement d’une autorité à la représentation mais d’affirmer le simple fait – en tant qu’artiste et en tant que poète – de présenter quelque chose. Le premier hyper paradigme consiste à pouvoir penser ce qu’est la détermination d’une autorité de la représentation : en somme constituer une généalogie de l’économie poiètique. Le kosmos est l’ordre et l’organisation, précisément de ce que nous nommons monde. Le kosmos est un concept antique qui présuppose que ce que nous nommons monde, comme relation du réel à la réalité est un ordre stable et convenable (dès lors il se pose comme une contrainte ontologique forte). Il y a alors deux modèles exemplaires, celui de la kosmogonia et celui de la kosmèsis. La kosmogonia a à voir avec la création de cet ordre, en somme avec la création des modèles de rangement (ce que l’on nomme une cosmogonie), tandis que la kosmèsis a à voir avec la manière avec laquelle on range, c’est-à-dire ce que nous nommerons un arrangement (ce que l’on nomme une cosmétique). Cette double théorie, cosmogonique et cosmétique du monde a déterminé les deux plans principaux de la pensée occidentale, à savoir le plan de l’ontologie et le plan de la métaphysique, le plan du rangement des essences et le plan de l’arrangement des intensités de l’existence en tant que l’ontologie est l’interrogation de cela, c’est-à-dire de n’importe quoi qui laisse avoir lieu l’existence et la métaphysique est l’interrogation des plans d’existence de ce qui a lieu (êtres et objets). Ce qu’affirme la modernité, est la possibilité de ne plus penser le monde (relation du réel à la réalité) à partir d’une théorie du kosmos mais à partir d’une réduction des contraintes du plan ontologique. Il n’y a plus possibilité de penser un rangement particulier du plan de l’être puisque nous avons la possibilité d’énoncer que tout ce qui est a une égale dignité d’être. Dès lors ce qui importe, fondamentalement, est de penser la puissance de ce qui existe en tant que phénomène et en tant qu’intensité. Ceci sera à la lettre l’idée du tournant de la métaphysique moderne : penser l’intensité – ce que nous nommons la caractérisation de la densité – à partir d’une déconnexion des contraintes fortes de l’ontologie, autrement dit à partir d’une ontologie dite faible. Ceci est le lieu de ce qui fonde pour nous la modernité. Cependant, cette même modernité a introduit un paradoxe absolu qui consiste à reconnaître que tout à une égale dignité d’être, sauf ce qui est de manière transcendantale, à savoir soi. Ceci porte le sens très précis de l’ontologie libérale c’est-à-dire la réduction de toutes les contraintes ontologiques, sauf celle de la transcendance du sujet et donc de son absolutisation. La modernité est donc une crise sans précédent de ce que nous nommons autorité, c’est-à-dire une crise des arkhè. Pour le dire encore autrement la modernité est la crise absolue de l’insignifiance (mais non de l’impuissance) des relations silencieuses : celle de la pharmakéia en tant que systématisation de l’autorité de production et de reproduction, celle du don et de la dose en tant que systématisation de l’ordre et de la mesure et celle de l’arkhè en tant que relation non arbitraire entre la forme et la teneur, en tant que relation non arbitraire entre la fondamentation et l’avoir lieu. C’est cela qu’il faut maintenant être en mesure de penser pour une théorie critique de la poièsis. [6 avril*]
La pensée consiste à accomplir ce qui est si difficile : se détacher des modes d’interprétation de l’existence à partir du concept de qualité pour les penser à partir du concept d’adverbialité. L’existence n’a que faire d’être qualifiée (en somme elle n’a pas le temps) puisqu’elle est adverbiale. C’est l’idée directrice de l’œuvre de Robert Musil. [7 avril]
La jouissance n’est jamais inutile parce qu’elle nous force à nous tenir dans l’existence. [8 avril]
Si l’on considère que la distinction fondamentale entre la pensée archaïque et la pensée moderne tient à un problème d’ontologie, alors nous sommes en mesure de comprendre, d’une autre manière, ce que signifie que l’art (tel que nous le connaissons) et la poésie sont, en tant que poièsis, des arts récents. La pensée ancienne présuppose que l’existence est déterminée par des essences spécifiques (ontologie de la contrainte), tandis que la pensée moderne préconise un affaiblissement des contraintes ontologiques en vue de penser une nouvelle métaphysique, celle des modes d’existences. L’opérativité poiètique ne peut pas signifier la même chose dans un monde de la contrainte ontologique et dans un monde de l’ontologie faible. Dans le premier cas il s’agit de respecter l’autorité qui détermine les essences spécifiques et les manières de les représenter. C’est pour cette raison que les pensées anciennes se sont toujours attachées à contrôler et interdire des modes de représentation pour des êtres spécifiques : représenter ou ne pas représenter l’être divin (contrainte de l’ens perfectisimus), représenter ou ne pas représenter l’être (contrainte du quodlibet ens), représenter ou ne pas représenter l’acte tragique (contrainte destinale), etc. Cependant dès que nous passons à un monde où l’ontologie suppose que tout être a une égale dignité d’être, la représentation est dégagée de cette autorité mais doit alors trouver une autorité-de-soi qui détermine la puissance de représentation et la validité du processus. Ce que nous nommons art existe exclusivement dans ce que nous nommons une ontologie libérale, celle qui ne pense pas les contraintes de l’être mais les intensités des modes d’existence. Mais si nous considérons que la modernité n’a pas réellement eu lieu, puisque l’ontologie de la non-contrainte a été absorbée dans l’idée du chaos (les modes d’existence de la catastrophe réclamant une ontologie de la contrainte) et dans l’idée du capitalisme (absolutisation de la contrainte : le capitalisme est l’affirmation d’une seule contrainte comme suspension des contraintes), alors que faire dans une post-modernité (interprétation de la permanence des contraintes) et que faire dans cette situation d’être moderne sans modernité (dirait Pierre-Damien Huyghe) : il faut repenser les processus artistiques à l’aune de ces paradoxes. Il faut encore penser que la critique de l’ontologie libérale suppose que nous puisions passer à un retour à un système des contraintes et à une possibilité de l’impossibilité de l’œuvre dite d’art. [8 avril]
Que faire ? Et comment penser le tournant ? Comment penser une fin à la philosophie et une tâche de la pensée ? Si la philosophie est ennuyeuse c’est parce qu’elle est attachée à la détermination des contraintes. La fin de la philosophie suppose la fin de la détermination des contraintes ontologiques. Le tournant de la métaphysique consiste alors à penser non seulement nos modes d’existence mais aussi à nos liens avec l’affaiblissement de l’ontologie. La tâche de la pensée consiste à penser sans l’ontologie. Parce que l’ontologie ne sert à rien. Elle ralentit l’interprétation de nos modes d’existence. Si l’être est ce qui est, alors nous avons suffisamment d’ontologie. Il faut se tenir devant cette très grande pauvreté. C’est la tâche de la pensée. Nous émettons l’hypothèse qu’il ne s’agit plus d’affaiblir encore l’ontologie mais d’en affirmer l’inutilité. La tâche de la pensée consiste à interpréter à partir de quoi nous pensons l’être pour nos modes d’existence. L’inutilité de l’ontologie passe par deux processus spéculatifs : penser ce que signifie une ontoalogie et ensuite tenter simplement de remplacer l’ontologie par ce que nous nommerons une topologie. L’avoir lieu est l’être. [10 avril]
Il est possible de comprendre la formule de Jean Beaufret adressée à Heidegger en 1946, reste-t-il un dernier élément d’aventure de la manière suivante : reste-t-il encore quelque chose à prélever en monde de sorte qu’il advienne, pour nous, un caractère existantial à nos modes d’existence ? La réponse est le poème. [11 avril]
La philosophie est la réponse (excessive écrit Heidegger) d’une humanité atteinte par l’excès de la présence. Ce qui signifie l’excès d’une présence du réel et de la réalité. Or la réponse de l’humanité est la philosophie et la poièsis, c’est-à-dire deux modes questionnant, l’un des relations entre le réel et la réalité, l’autre de la présence. Mais la vraie réponse de l’humanité a été l’interprétation des contraintes essentielles entre le réel et la réalité, autrement dit l’interprétation que pour faire face à cet excès il convient de le diviser en deux plans, le plan de l’ontologie en tant que l’être est déterminé par des contraintes et le plan de la métaphysique en tant que l’essence détermine les modes d’existence du vivant. Dès lors philosophie et poièsis ne sont plus que des modes théorétiques du questionnement de la présence, mais des systèmes, produits par la gouvernance, et qui consistent à assumer et assurer la stabilité de ces plans. C’est pour cette raison que la philosophie devient immédiatement une manière de justifier les contraintes (c’est précisément la métaphysique) et c’est pour cette raison que la poièsis est instrumentalisée et contrainte au comptage. [11 avril]
Ontoalogie signifie que nous n’avons pas besoin de méthode pour penser la question même de l’être. [13 avril]
Les voyages, les gens, l’ombre de James Lee Byars. [14 avril]
Il n’y a pas de méthode, il n’y a pas de système, il ne doit pas y avoir d’hyper-systèmes. Ce sont des pensées profondément irrespectueuses. [15 avril]
L’art est ennuyeux, autoritaire, très souvent inintelligent, irresponsable et clos à toute idée de ce que signifie une tenue dans le vivant. [15 avril]
On a imposé au poétique de tenir la langue dans un comptage des rythmes, des voyelles, des syllabes, des cadences, des vers, etc. (ce que nous nommons une fonction hymnique). C’est pour cette raison que la modernité, en passant par la parataxe du modèle hölderlinien et par l’insignifiance du compte du modèle mallarméen, réduira à presque rien les unités de comptage. C’est le travail d’analyse qui a été réalisé par Giorgio Agamben dans La Fin du poème, en 1999 et par moi dans Le Poétique est pervers, en 2007. [16 avril]
Il y a des moments qui accumulent toutes formes de déception. Chaque journée y dépose un nouveau refus et une nouvelle crise. Crise signifie une rupture avec ce qui est engagé et ce qui est pensé. Ne pas obtenir quelque chose n’est pas en soi un problème, mais ce qui est problématique est de faire, à nouveau face, à ce qui doit se penser sans cela. Fonder un nouveau désir qui puisse exister par-delà toute rupture avec la réalité. En somme il faut faire face à ce sentiment, triste, d’être privé d’éléments d’aventure. [17 avril]
Il n’y a pas de secret ni même aucun mystère ; la somme de ce qui rend l’humanité malheureuse tient à trois choses, l’inexistantialité, l’abus insignifiant de l’autorité et l’indisponibilité. Chacune de ces trois phases est pensée à partir de contraintes ontologiques : le devoir, l’obéissance et l’aliénation. Les conséquences en sont donc lourdes, l’insatisfaction, l’impuissance et l’impossibilité de l’affection. À force de nous avoir appris que nous pouvions vivre, tranquilles, dans l’espace inexistentiel du pouvoir et de l’amour, nous ne sommes plus en mesure d’accomplir ce que pourrait être l’espace existantial de la satisfaction et de l’affection. Ce que l’on nomme fantasmatiquement pouvoir est la négation de toute satisfaction, de toute possibilité et ce que l’on nomme fantasmatiquement amour est la négation de toute expérience de l’affection. Mais nous ne savons pas. Alors, perdus, nous cherchons à y penser, là où nous nous en éloignons encore. Puis-je être, à ce point, toujours affecté. [17 avril]
Il y a dans le travail de Yann Sérandour quelque chose qui présente toujours une certaine résistance. Elle est à ce point le lieu de l’œuvre. Cutting Cactus. Il y a à la fois un problème de vraisemblance, d’histoire de l’art, de parodie, d’entologie et d’économie du vivant. Quelque chose qui aurait une croissance très lente, qui se coupe et qui se greffe, qui se collectionne, qui réclame des soins, qui craint l’humidité, qui est cher et agressif. En somme l’histoire parodique d’une vieille dame ! [19 avril]
In-satis est la seule expérience qui tient le vivant en alerte. [20 avril]
Si la philologie est le rassemblement des relations, alors le terme relation ou encore ce que nous nommons entente signifie quatre choses très précises : 1. ce que nous établissons entre le réel et la réalité, que nous nommons monde et qui détermine la production ; 2. ce que nous établissons entre le théorique et le théorématique, c’est-à-dire entre la manière de regarder et la formulation (entre la méthode et la formule, entre la théorie et le théorème). Ce qui se nomme herméneutique et détermine les modes d’analyse ; 3. ce que nous établissons entre les objets comme combinatoire et que nous nommons grammaticalité ou grammoclastie (parataxe) ; 4. ce que nous établissons dans l’épreuve de l’aliénation et de l’altérité et que nous nommons éthique. Dès lors ce qu’il ne faut pas confondre : la philologie n’est pas le moyen d’un retour à la forme originaire de l’œuvre ou de tout langage, mais le regard posé sur le contexte d’apparition de tout langage, de tout énoncé, de toute figure, de tout discours. C’est pour cette raison que nous avons indiqué que la philologie est l’écoute (elle est ce qui entend et saisit les ententes) de la rumeur, de la résonance, du bruissement, de la Stimmung, de la puissance ambiantale de tout signe, de tout énoncé, de toute parole. En ce sens elle est la promesse du commentaire. [20 avril]
L’affection est le sentiment de ce qui advient quand se réalise une singulière concomitance entre un vivant et autant de causes extérieures. L’affection ne peut avoir lieu qu’à la condition qu’elle n’existe jamais sous la forme d’un contrat, d’une demande, d’une réclamation, d’une économie. C’est pour cette raison que nous sommes si souvent affectés sans pour autant ne jamais réellement faire l’épreuve de l’affection. En ce sens elle est l’expérience fulgurante et foisonnante de la présence. C’est aussi pour cela que nous aimons si souvent de manière malheureuse, parce qu’il n’y pas l’épreuve singulière de l’affection. Faire l’épreuve de l’affection c’est faire l’épreuve d’une philia sans condition autre que celle d’un maintien inégalé de la présence. Ceux qui y adviennent, donnent l’être autant que l’aître : ils sont éblouissants. En somme il suffit de ne jamais rompre la tension de ce qui est concomitant. [21 avril]
Pour le projet Chrématistique chacune des expositions est fondée sur l’expérience de ne pas désirer faire d’exposition, parce que ce principe maintient toujours une séparation radicale entre la forme comme aspect, le fond comme contenu et l’usage. La privation essentielle et matérielle de l’usage et le maintien d’une séparation radicale et idéologique entre l’aspect et l’impossibilité d’être rendu à l’usage, ouvre à l’impossibilité de faire une exposition. C’est pour cette raison que la somme des recherches est montrée comme fonds et que ce fonds est légué à la gestion du musée, présupposant que son travail consiste en la mise à disposition des fonds de recherche et de documentation. C’est pour cette raison que l’exposition ne pouvait avoir lieu que lorsqu’on nous croise et que nous nous rendons disponibles pour cela. [21 avril]
La puissance érotique du vivant s’éprouve quelques fois dans l’inégalable brutalité du langage. Ce qui est nommé obscénité. Cela ne s’écrit jamais, cela se dit éventuellement par SMS et de vive voix. C’est cela qui résiste à l’écrit : l’écrit ne tient pas l’obscène. Il n’en tient pas la charge sexuelle. Parce qu’il faut éprouver la réponse. [23 avril]
Le 23 avril 1964, il y a exactement cinquante ans, Jean Beaufret lisait la traduction française de la conférence de Martin Heidegger, Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens. Après cinquante ans cette tâche n’est pas encore pensée. [23 avril]
Le geste qui consiste a entasser des pneus, à scotcher du mobilier et qui consiste à faire venir parler des théoriciens devant de fausses flammes est problématique. Parce que simplement il ne pense jamais les conditions du vivant matériel. Ceci porte le nom de Flamme éternelle et est signé par Thomas Hirschhorn. [25 avril]
Nous sommes dix pour le Comptoi de Caron #002. Est proposée l’idée que la modernité a produit le renversement des relations silencieuses en une théorie générale de l’arbitraire. Il n’est donc plus nécessaire de penser l’arkhè mais de penser que l’arbitraire est arkhè. Ce renversement est problématique parce qu’il ouvre à la théorisation de l’affaiblissement et de l’insignifiance de toute relation. Sont proposés les plats suivants : de la betterave crue aux câpres de Filicudi, un vitello tonnato avec des câpres et des citrons de Nice, de grosses asperges de Provence au cerfeuil, des mozzarelle fraîches blanches et fumées et de la nepitella de Filicudi, des penne avec une sauce aux boulettes de porc parfumées d’épices et d’herbes et de zestes de citron et d’orange, de petites tomates du Vésuve et une grande poignée de pecorino romano, une salade de pousses de moutarde, une tome de chèvre de la vallée d’Aspe, une brique de chèvre de la Haute-Ardèche et une fourme d’Ambert affinées par Laurent Dubois, des fraises et enfin un sorbet de céleri servi avec des fraises, des groseilles, des framboises et des fraises des bois. [25 avril]
Il y a quelques années, lors de la préparation de la traduction et de l’ouvrage sur le Pontormo, durant un séjour à Florence, j’habitais via dei Macci. Il faisait chaud, et dans mon panier une botte de céleri branche ne cessait de venir frotter ma jambe et répandre son parfum. Le désir de manger des framboises. Après de nombreux tests est né ce dessert qui maintient encore intact ce souvenir : un sorbet au céleri et des fruits des bois. [26 avril]
La modernité, commence avec la crise de l’interprétation des contraintes de l’ontologie de l’être, c’est-à-dire à partir de la fin du xviiie et du début du xixe siècle. Pour autant, si la modernité n’a pas eu lieu, cela signifie que cette interprétation de la réduction des contraintes n’a pas eu lieu. Ce qui a eu lieu est, ce qui est nommé, une post-modernité, c’est-à-dire le moment d’une nécessaire interprétation des systèmes de la contrainte (la déconstruction). Ce qu’il nous faut penser maintenant est la possibilité de notre modernité (peut-on penser après la déconstruction) et la possibilité d’être, selon l’expression de Pierre-Damien Huyghe, des modernes, sans modernité, puisqu’elle n’a jamais eu lieu. [26 avril]
Le sens même de l’ontologie consiste à penser la différence de nature chez les êtres et donc de déterminer la puissance des essences. La philosophie occidentale a été une gigantesque entreprise de description et de détermination des caractéristiques, des qualités propres à chaque essence. Philosophie est donc la pensée qui est acheminée par le pouvoir en vue de justifier, par les essences, les contraintes de l’être et de l’existence. L’idée de la modernité a été la tentative de l’abaissement maximale des contraintes de l’être, au point de formuler que l’être est ce qui est dans l’égale dignité d’être que n’importe quel être. Ce qui importe donc pour nous modernes est la puissance de caractérisation des modes d’existence, mais à partir d’une ontologie plate, sans contrainte. [27 avril]
La densité du vivant. [27 avril]
Travailler ne signifie pas produire, mais penser et garantir les conditions nécessaires à la réception de tout objet, en ce qu’il prélève quelque part et en ce qu’il encombre ailleurs. C’est pour cela, si on ne le pense pas ainsi, que le travail apparaît toujours comme une contrainte. Or il se peut qu’il soit une singulière aventure. [30 avril]
La fête qui ne semble jamais finir. Parce qu’on y ajoute toujours quelque chose, parce qu’on érotise tout ce qui vient, parce que l’on déborde de demandes et d’attentions, parce que le corps réclame. [30 avril]
Tout ce que nous décidons – dans la mesure où cela est possible – est lié à ce qui nous est advenu et à ce que nous avons pris comme position. Or nous apprenons deux choses : premièrement que la pensée de la non contrainte est irrecevable et non tenable et, secondement, que tout choix est étriqué par la puissance de la doxa. Nous voudrions assumer d’être un singulier transcendantal et une singularité quelconque. Mais il y a ici un heurt infini qui nous ouvre à un vivant brutal et triste. Le singulier transcendant croit qu’il peut faire en tant que tel dans l’expérience du dégagement de la contrainte, tandis que la singularité quelconque ouvre l’être au commun et à la teneur infinie des contraintes du vivants. Ne pas être heureux signifie que nous ne parvenons pas à trouver la juste situation qui nous permette de ne se tenir que dans le commun mais aussi d’exposer la teneur d’une singularité. Nos désirs sont impartageables. Nos manières d’être sont existantiales. Il faut alors tenir ses choix, contre ce qui ne semble pas recevable, non doxiques, non communs. C’est ce paradoxe qu’il est si difficile de tenir. La conséquence matérielle de ce processus dialectique et la manière avec laquelle nous hypothèquons notre vivant. Hypothèque est ce qui sert de fondement. C’est pour cette raison qu’hypothèque est ce qui se met en gage. Hypothéquer le vivant signifie rendre inutilisable ce qui constitue le fondement. Refuser toute hypothèque est difficile mais il est la seule possibilité pour que le vivant matériel se tienne encore. Ne pas hypothéquer son vivant matériel signifie que, alors même que nous ne cessons de penser les conditions du commun et de la singularité quelconque, nous posons et expérimentons des modes singuliers. Or ces modes ont encore la pertinence d’être ouvert à la disponibilité. Ceux qui refusent cette essentielle disponibilité n’assument que l’arrogance de l’absence de contrainte et le mépris du commun. Ils ne sont pas éthiques mais uniquement moraux. Dès lors le concept de disponibilité est ce qui tient, dans une proximité difficile, l’expérience d’une singularité et d’un commun. [1° mai]
En somme, si l’histoire de la pensée est particulièrement complexe, ses motifs, quant à eux, sont d’une extrême simplicité. Il y en a deux, la question de l’être et la question de la question. En somme ce qu’est l’être mais surtout ce qu’est cette manière particulière en tant que nous sommes questionnant devant l’être. La philosophie devrait être alors simplement l’interrogation de ce qu’est la question de la question en tant qu’elle nous ouvre à une manière particulière d’être. Mais au lieu de cela la pensée occidentale a préféré interpréter cela à partir de la séparation, en tant que l’être est toujours séparé de la manière et du mode. Il y a donc une ontologie de l’être. La philosophie devient alors ce qui sert à déterminer les qualités de l’être en vue d’affirmer et d’assurer les relations entre commencement et commandement, en somme l’arkhè. S’il y a une ontologie de l’être alors il y a immédiatement une interprétation des modes d’existence immédiatement corrélés à ces principes (en tant que commencement-commandement). La pensée moderne a été la tentative de l’abaissement des contraintes de l’ontologie. Mais la modernité n’a pas eu lieu : dès lors nous n’avons jamais fait l’épreuve de ce qu’est cette pensée. Ce que l’on nomme tournant consiste à penser après tout cela. Par exemple, après l’abaissement des contraintes de l’ontologie, il est possible de dire que nous n’avons pas besoin de l’ontologie. Il n’y a donc pas d’ontologie de l’être. Mais peut-être une topologie de l’être, très simplement. Pour cela nous devons faire l’épreuve de ce que nous nommons une ontoalogie. [2 mai]
L’idée du capitalisme est d’affirmer une seule et unique contrainte : celle de tout absorber comme non contrainte. Dès lors tout élément subversif, toute révolte sont immédiatement transformés en carburant pour le capitalisme. Mais il est ouvert à deux failles, qui restent impensées et inusitées. Il mythologise la dépense tout en ne faisant que capitaliser, mais de manière profondément – c’est-à-dire ontologiquement – inégale. Dès lors que se passe-t-il si nous assumons de toujours tout dépenser ? Il absorbe tout, mais il n’est pas à l’abri d’un changement de paradigme si puissant, qu’il puisse le faire basculer. C’est par exemple ce qui se passe avec l’empereur Constantin lorsqu’il décide de déplacer et de changer la gouvernance. Dès lors que serait pour nous ce changement de paradigme si conséquent ? [3 mai]
Que signifie pour nous un monde où l’ontologie a été aplatie afin d’abaisser le niveau des contraintes ? Dès lors qu’en est-il de nos modes d’existences (c’est ce qu’il nous incombe de penser à partir du tournant et de ce que nous appelons la chrématistique) et qu’en est-il de nos modes de production (c’est ce que nous essayons de penser avec le concept de poièsis) ? [4 mai]
Que signifie pour nous un monde où l’on peut nous affirmer que l’usage d’un mot n’a finalement pas tant d’importance que cela. C’est la réponse que Thomas Hirschhorn me fait lorsque je lui dis que le qualificatif éternelle pose problème. Ceci ou autre chose. L’affirmation d’une ontologie plate est très problématique en ce sens qu’elle devient profondément brutale si l’on continue par ailleurs à produire de la métaphore. Et qu’est-ce que cela signifie alors si l’on nous répète, qu’en fait, c’est juste une image ? Il semble que ce soit simplement impossible. [4 mai]
Que signifie pour nous un monde où l’on peut à tout moment confirmer, infirmer, contredire sa propre parole exclusivement au nom de la morale et de l’argent ? C’est le propos des directeurs d’institutions muséographiques et artistiques. Ce n’est pas tant l’absence de projet le problème, c’est abaissement douteux de l’exigence devant la volonté politique et morale. [4 mai]
Nous sommes si tristement passés d’une hypnomachie à une hypnérotomachie à une hypnopoièse. Mais nous avons occulté la phase d’une hypnérotopoièse. [5 mai]
Ce qui est l’épreuve de la philosophie n’est pas la radicalité mais la clarté. [6 mai]
La fondation de l’angoisse se situe, pour l’expérience de mon vivant, dans l’inacceptation du sommeil. L’épreuve de la manière humaine de vivre est la veille. Les êtres qui accompagnent cette veille et cette vigie sont ceux que l’on aime. [7 mai]
Maintenant que vous avez réalisé l’ensemble de ces choses avec élégance et précision, vous pouvez vous reposer. Vous pouvez suspendre vos affaires et vous adonner entièrement à une activité de contemplation. Pour cela il vous faudra choisir un endroit retiré, silencieux et infiniment ombré. Et si vous n’y aviez pas pensé, alors il vous faut le construire. Il faut choisir un reste de terre, si possible un promontoire, un problèma comme disaient les Grecs et une pente un peu abrupte qui donne sur un lac ou une mer. Tout ceci à condition qu’il vous reste encore de la terre inoccupée. Si tel n’était pas le cas, il est alors préférable de laisser ce qui reste de terre pour l’agriculture, les vergers et les troupeaux. Il y a suffisamment de place pour installer un transat ou un tapis dans un coin ombragé de la propriété. Admettons donc qu’il vous reste ce bout de terre au dessus de la mer. Vous y ferez planter deux ou trois cents Pinus pinea L, ceux qui portent le doux nom de parasol. Il faudra les faire venir, les planter, les entretenir pour en savourer l’odeur. Il faudra aussi penser à en récolter les pignes. Ensuite vous planterez quatre ou cinq pieds d’oliviers de différents âges en organisant le paysage de telle sorte que les âges différents des oliviers produisent une cadence qui aidera le vent à modifier les reflets sombres et argentés des arbres. Au centre vous planterez un îlot de Quercus ilex au milieu duquel vous créerez une clairière. Vous laisserez le paysage, même artificiel, abrupte. Il doit maintenir quelque chose de sauvage, propice au repos et à la contemplation. Il ne faut pas oublier d’y faire planter, quelque part, un lot de platanes centenaires, parce que jamais l’ombre d’un arbre ne fut ni plus chère ni plus aimable ni plus douce. Il faut maintenant penser à ce qui va faire la teneur ambiantale du lieu. Outre la lumière qu’il faudra aider avec de savantes trouées dans les plantations, il faut structurer l’épaisseur de l’air que vous respirerez. Contempler n’est pas si simple, et si jamais vous deviez y faire une sieste, il faut que le lieu soit le plus propice à cela. Il faut faire en sorte que les plantes qui vont couvrir le sol, longer les sentes, tapisser les clairières et former les bosquets puissent, tout au long des mois où la lumière est haute, vous donner différents parfums. On y plantera d’abord quelques Pittosporum tobira, autrement appeler encore arbre des Hottentots, une grandes quantité de Jasminum officinale et odoratissimum, et aussi des Boswellia neglecta dont on ne négligera pas la résine, des Pistacia lentiscus L., des Santolina chamaecyparissus, des Capparis spinosa L., etc. Mais il faudra surtout songer à faire planter des milliers de pieds d’Origanum vulgare, de Satureja montana et de Calamintha nepeta. Ces plantes doivent composer d’immenses tapis odorants. Enfin et pour clore ce jardin sauvage vous planterez, par centaines des citronniers, des orangers, des bigaradiers et des bergamotiers. Plusieurs fois par année, vous aurez le loisir d’organiser, pour votre plaisir la cueillette de ces agrumes que l’on vous servira en jus, en fruits, en confitures, en confits, en bonbons, en sirops, en crèmes, en eaux parfumées et en liqueurs. Et, par dessus tout, vous ferez deux fois par an la cueillette des fleurs pour que l’on confectionne la précieuse eau. Vous aurez eu la délicatesse, à chaque coin, là où il y a une vue, une clairière, une source, un puits, de faire construire de discrets bancs de pierres de sorte que cela ne ressemble jamais à un temple ni à un lieu de culte ou de rituel mais à un simple lieu de rencontre : un simple aître. Ce que les Grecs appelaient encore aîthros, à la fois la fraîcheur du lieu et l’espace laissé libre. To aithrion signifie simplement ce qui est à l’air libre. Votre paysage devra être un aître. Puis vous y organiser quelques festins où seront servis des fruits frais, des moretum, des petits pains au miel et des gâteaux à la fleur d’oranger. Et, si cela vous convient, vous reviendrez de votre sieste pour partager ce qui, en aucun cas, ne pourra jamais être une propriété. [9 mai *]
Il faut refuser d’aller dans les musées. Il faudrait dire là où l’on produit des images. Parce que tandis que l’on nous occupe, le reste continue de capitaliser, d’affirmer et de contrôler. Dans ce cas tout geste qui tend à nous faire croire que cette manière avec laquelle nous sommes occupés est une métaphore est scandaleuse. C’est pour cette raison qu’il est strictement impossible d’aller compter des grains de riz dans un musée. C’est éthiquement irrecevable. [9 mai]
L’être n’est pas fait pour vivre seul, mais pour se rendre disponible dans une complexe organisation des rapports aux autres. C’est pour cela que l’être qui n’a de contraintes que lui-même (ou la sphère très étroite de son vivant) est un être grossier. C’est pour cela que ce que nous nommons ontologie libérale est un drame pour l’être. Si nous ne sommes pas en mesure de vivre sans contraintes, alors l’idée même de la disponibilité prend tout son sens. [10 mai]
Qu’est-ce que signifie pour nous faire une philosophie critique de la poièsis ? Il s’agit bien de ne pas faire une théorie critique de la critique de la poésie comme genre littéraire. Mais il s’agit de penser un mode particulier de production en tant qu’il est pensé comme poièsis. Poièsis est une manière particulière de penser la réalité en tant qu’est maintenue une dimension questionnante qui ne permet, en somme, de figer et d’institutionnaliser son usage. Philosophie est donc une activité qui consiste à interpréter deux questions. Interpréter signifie penser la manière avec laquelle nous nous tenons devant ce qui est questionnant, c’est-à-dire devant ce qui permet une responsabilité mais qui ne contient pas de réponse dans la catégorie où nous l’entendons. Les deux questions, sont celles de l’être et de la question. Philosopher c’est donc penser la question de l’être et la question de la question. Critique signifie que cette pensée est ouverte à la krisis, c’est-à-dire à la nécessité de toujours remettre en cause la manière avec laquelle nous tournons notre re-gard. Une philosophie critique de la poièsis signifie donc : penser la manière avec laquelle nous re-gardons nos modes singuliers et survenants de pro-ductions. L’œuvre n’est jamais bien loin, puisque nous assumons d’entendre que le poème et la pensée – disait Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme – se tiennent de la même manière devant la même question. L’œuvre est ce qui regarde nos modes de production. [11 mai]
Le mortier en marbre, les herbes fraîches, le pecorino romano. [13 mai]
Nous ne sommes ouverts à aucun malheur ontologique. Sans doute parce que c’est impossible. En revanche nous sommes ouverts constamment à des modes d’existence qui nous rendent malheureux. Nous pensons le monde, c’est-à-dire notre manière d’advenir comme responsabilité malheureuse. Mais nous préférons interpréter ce malheur comme relevant de notre essence, plutôt que de penser notre tenue éthique en monde. Ceci porte le nom de drame [le texte du 24 décembre] et ne supporte aucune complaisance. La tristesse est un mode existential d’être [texte du 21 octobre]. [14 mai]
L’exemplaire difficulté de tout discours politique est qu’il ne trouve pas d’adresse. Soit il s’abaisse à devenir programmatique soit il échoue à tenter d’assumer la rigueur d’une déconstruction théorique. Est-ce parce que nous n’avons jamais été préparé à cela ? Ou bien est-ce parce que nous sommes incapables de comprendre le sens du politique ? [15 mai]
L’éblouissement de l’amitié, la troisième version de l’exposition Art by telephone… Recalled, l’économie de la représentation, les poètes des années 60, la présence de Gilles A. Tiberghien, le Medicine Show de A Constructed World, le départ d’Alice. L’épuisement de la fête et du travail. Dès lors penser avec des listes et accepter volontiers que cela puisse s’entendre comme de la littérature. [17 mai]
Faire des œuvres et écrire des livres de manière furtive, comme en cachette, sans que personne ne le voit jamais. Réserver le reste du temps au vivant. [17 mai]
Le don et la dose entretiennent un rapport d’extrême familiarité étymologique puisque les deux termes proviennent du même verbe grec didomi qui signifie donner. Le terme don est le doublon populaire qui est passé par la langue latine, tandis que le terme dose est le doublon savant issu du terme grec dosis (qui signifie lui-même le don). Le don est alors le résultat d’une activité qui consiste à faire en sorte que quelqu’un ait quelque chose, tandis que la dose est la calcul, strict, précis de ce quelque chose. Dans la langue grecque pharmakon signifie à la fois le remède et le poison puisqu’il s’agit toujours d’un problème de dose. Le verbe pharmakeuein signifie aussi bien donner un remède que donner un poison. Il signifie encore faire une opération de magie. Le verbe archaïque pharmassein signifie quant à lui empoisonner, altérer la réalité à l’aide d’une drogue, parfumer, recouvrir la réalité d’un fard, d’une teinture. Pharmakon est donc une substance qui permet l’altération du réel et de la réalité. Ce que nous nommerons pharmakéia signifie alors toute entreprise systématique de l’altération : ce qui a été nommé mémoire, malentendu, don, mesure, écriture, images, drogues, etc. C’est pour cette raison qu’il s’agit de relire les théories platoniciennes. On le sait Platon lutte contre ce qu’il nomme la doxa, c’est-à-dire l’opinion non juste (mythique, littéraire, poiétique, rhétorique, sophiste, etc.). La doxa est le Pharmakon. Quand Socrate meurt, il demande à Criton de sacrifier un coq à Asclepsios le dieu de la médecine et de la pharmacopée, parce qu’il a été guéri en échappant à ce pharmakon, c’est-à-dire en échappant à toute entreprise de l’altération du réel et de la réalité. La philosophie commence avec Platon et avec la critique de la pharmakéai. Autrement dit la philosophie est une activité qui consiste à maintenir une vigilance éthique sur l’ensemble des entreprises de la transformation du réel : c’est cela que nous nommons une position. C’est ce que relève Derrida dans Donner le temps (la fausse monnaie) lorsqu’il souligne la rémanence de cette relation dans les langues du nord de l’Europe : si le gift anglais dit le cadeau, le gift allemand dit le poison. Nous avons donc, plus ou moins volontairement occulté la relation profonde entre don et dose. Cette manière particulière de cacher l’évidence de certaines familiarités, nous le nommons relation silencieuse : nous déterminons les deux premières comme celle du don et de la dose et celle de la pharmakéia. C’est-à-dire celle des systèmes de l’altération et celle de la mesure de toute chose. Ce qui signifie alors que nous sommes doublement endettés : d’abord parce que nous sommes maintenus muet dans les relations silencieuses et ensuite parce que nous ne savons jamais être autrement, en monde que comme des dealers. L’expérience du dealer se fonde sur l’idée d’une autre relation silencieuse, celle de l’art et du rite (fondés eux aussi sur une même racine qui énonce le resserrement technique de la mesure). Dès lors la figure du religieux est fondée sur l’interprétation du don de l’être comme violence et comme sacré (c’est-à-dire comme douleur et séparation) ; dès lors la figure du capitalisme est fondée sur l’affirmation de l’abaissement de toute contraintes ; dès lors la figure de l’œuvre est fondée sur la puissance de ce que nous pourrions nommer (en empruntant la forme à Avital Ronell) un narcotexte, c’est-à-dire une production puissante de l’altération de la représentation et de l’interprétation du vivant politique et éthique. Ainsi la théorie du dealer que nous proposons est une manière de penser le tournant de la philosophie, c’est-à-dire le sens de la donation, comme position éthique et non comme interprétation de la mesure et du compte. À la question « Y a-t-il une mesure ? » Hölderlin avait répondu dans les Turmgedicht, non. Dès lors, ajoutait-il, plein de mérite, l’homme habite cette terre en poète. c’est-à-dire en producteur et donc en dealer. [17 mai*]
« Tout ce que l’économiste te prend en vie et en humanité, il te le remplace en argent et en richesse, et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut manger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l’art, l’érudition, les curiosités historiques, la puissance politique ; il peut voyager, il peut t’attribuer tout cela ; il peut acheter tout cela ; il est la vraie capacité. » écrit Karl Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844. [18 mai]
Philosophie ne signifie plus la même chose : elle ne signifie plus l’interprétation ontologico-métaphysique de l’être en tant que contrainte. La philosophie est alors la question de l’être et la question de la question. Mais à partir de ce que signifie les modes d’existence. Cependant philosophie a conservé son sens antique sur une manière de questionner : elle est le questionnement sur ce que nous nommons la pharmakéia. En ce sens la philosophie est une vigilance. Pharmakéia signifie l’ensemble des entreprises de la production de l’altération du réel et de la réalité. Il faut alors procéder à une observation vigilante des usages linguistiques – par-delà toute idée de morale et de contrainte – à partir de la distinction des énoncés assertifs, discursifs et fictionnels (autrement dit des énoncés logiques, prosaïques et mythiques ou encore, ce que la pensée grecque appelle le logos, le rhuthmos et le muthos). L’épreuve douloureuse pour l’Occident consiste à ne plus être en mesure d’interpréter la puissance infinie de la fiction. Nous nommons fiction toute fixation d’une épreuve du langage en un élément formel stable et historique. En ce sens la fiction est notre mode propre d’existence en tant qu’il relève de toute production. En ce sens la fiction est notre mode propre d’angoisse en tant qu’il contraint nos modes d’existence à des systèmes de représentation. C’est cela que la philosophie regarde. Si la modernité n’a pas eu lieu, ce qui a eu lieu est l’affirmation douloureuse d’une ontologie vide mais cependant encore hyper contraignante. Une de ces formes consiste à rendre infinie la puissance de production des images. La pharmakéia est illimitée et en ce sens la philosophie n’est pas assez vigilante. [20 mai}
La fiction est ravageante. Elle l’est parce qu’elle fait habiter en nous les images qui nous empêchent singulièrement d’habiter. Nous sommes dès lors des fantômes. Ainsi s’insinue en nous une douleur inextinguible parce que les modèles de la fiction contiennent une puissance que nous ne sommes pas en mesure de soutenir. Le jeu de la fiction est de nous dire que ce qui est saisi n’est pas vrai. Et pourtant il y a dans toute image une sincérité de ses effets. Cette douleur ne trouve aucune forme de réconfort. C’est pour cette raison que la violence infinie du commun consiste à confondre la puissance de la fiction et celle de l’image. C’est pourquoi la violence infinie du commun consiste toujours à refuser de comprendre l’effet foudroyant de cette sincérité. Sincère est ce qui est sans voile. [20 mai]
Or nous ne comprenons jamais assez fortement que toute image, que toute fiction, que toute narration emporte avec elle, brutalement, l’épreuve de notre être affecté. Quelque soit ce qui est vu, entendu ou lu, en tant que tel, il s’agit toujours de quelque chose de sincère. Sans nul doute possible. C’est à partir de cela que se construit l’idéologie et l’affaiblissement de toute pensée. C’est pour cela que nous sommes faibles et idéologiques. [21 mai]
Il y a quelque chose de saisissant dans un negroni. [22 mai]
L’image baroque contient quelque chose de saisissant. Regarder les peintures de Francisco de Zurbarán. Se perdre un long moment dans la peinture de l’Agnus Dei (conservé au musée de San Diego). L’agneau mort ou immobile a les quatre pattes liées. C’est l’image de la plus infinie tendresse et de la plus grande cruauté. L’image la plus mystique et l’image la plus évidente d’un étal de boucher. Cette image contient la somme d’une perversité infinie. [24 mai]
L’artiste Ben Kinmont présente à la galerie Air de Paris un travail sur les archives de l’œuvre On Becoming Something else (2009-2014). L’œuvre consistait à rendre hommage à sept artistes qui avaient pris la décision d’arrêter d’être artistes. J’avais proposé, en 2009, sept recettes pour leur rendre hommage. Nous avions servi ce repas à quarante-cinq convives. Ben présentait l’ensemble des archives de l’œuvre (plus de trois cents pièces), l’Almanach de Grimod de la Reynière, la réplique de son garde-manger sur la gravure de l’ouvrage, deux statements, l’édition de 2009 et un grand papier mural présentant la liste des archives et une grande photo de Bruno Serralongue de l’ensemble des activateurs de l’œuvre en 2009. L’œuvre n’est pas dans l’archive, mais dans le lieu même de tout assemblage, de toute relation, de toute interprétation de ce qui constitue les conditions du vivant. [25 mai]
La philosophie occidentale en regardant trop longtemps son objet, la question de l’être, n’a fait que penser l’être et pas la question. Dès lors il est clair que nous ne pensons pas assez le lieu même de l’agir. Autrement dit le poème. [25 mai]
Trophè, en grec, trofh, signifie l’aliment, la nourriture et les ressources. En somme trophè est ce qui fait vivre. Il appelle, ainsi, d’une autre manière le terme tropoj qui dit la direction, la manière d’être et d’agir, les conduites et qui résonne encore dans les termes trope et trophée. Trophè dirait alors quelque chose comme la manière avec laquelle nous nous alimentons, la manière avec laquelle nous nous tenons face à l’ensemble des transformations du réel en vue d’une consommation, d’une célébration, d’un désir, d’un partage, d’une disponibilité. Trophè est l’expérience de l’altération et des modifications de nos conduites et de nos manières devant le vivant matériel et substantiel. [26 mai*]
Pervers est une manière particulière de s’immiscer entre le réel et la réalité, avec insistance. [27 mai]
Le dernier séminaire à Bordeaux. [27 mai]
La crise majeure que traverse les écoles d’art tient à l’épreuve que nous faisons des nouvelles gouvernances, c’est-à-dire à l’épreuve d’une pensée libérale de la rentabilité et de l’ordre, mais tient encore d’une désaffection profonde de toute idée théorique et critique de ce que signifie la pédagogie et tient, enfin d’une indifférence profonde accordée aux écoles d’art. Ceci en est l’état superficiel qui consiste à produire une très profonde ingérence. Mais il y a une crise encore plus profonde et plus obscure qui consiste en l’expérience d’une contradiction irrésolue. Une école d’art est d’abord une institution qui permet de valider les valeurs de l’académisme : elle forme les « opérateurs » qui seront en mesure de représenter en fonction des codes esthétiques. Toute école, dite des beaux-arts est une institution politique et idéologique. Puis l’école d’art est devenue un temps l’exercice d’une subversion, quelque fois saisissante, souvent incohérente : en a été déterminé la formule de la singularité absolue du créateur et le solipsisme de toute œuvre. Enfin l’école d’art devient le lieu de formation des opérateurs d’une économie libérale de l’œuvre. L’école sert à former des artistes qui seront en mesure de livrer au marché ce qu’il demande. L’école absorbe alors en elle toute subversion et revient à une forme idéologique. Si l’école d’art produit les opérateurs absolus du libéralisme (ceux qui assument l’absoluïté de la singularité, du hors de prix et de hors du commun), il va alors de soi qu’elle soit gouvernée par des administrateurs et des enseignants besogneux et inintelligents. En ce sens une école d’art ne forme pas des artistes – cela n’a pas de sens, ou alors seulement celui de l’économie libérale de l’art – mais forme des gens qui seront toujours en mesure de penser l’étrange présence de ce qui est nommé art. [28 mai]
Trophè est la relation à l’aliment, la relation à l’élément qui maintient l’être dans la condition matérielle du vivre. Aliment et élément ont une parenté étymologique en ce qu’ils indiquent l’ouverture vers ce qui se prélève et ce qui se transforme en fourniture. Dans quelle mesure sommes-nous encore capables de prélever en monde quelque chose de sorte qu’il advienne pour nous, un caractère existentiel à nos modes d’existence ? La proposition de la pensée moderne a été et est encore, l’expérience du poématique, c’est-à-dire à la fois le regard sur le lieu de l’agir et sur la puissance de toute consommation saisie comme usage. [29 mai*]
Toute forme de retour est angoissant et heureux. Toute forme de retour est une crispation et un apaisement, une douleur et un replis. Retour signifie cette manière que nous avons de revenir à l’endroit où s’est déjà produit de l’histoire. L’histoire est la déconstruction de toute humanité matérielle en ce qu’elle ne permet jamais de se tenir devant ce qui survient. Dans le retour il y a la survenance historique, mais si peu de présent. C’est cela qui est douloureux. Mais nous ne pouvons en aucun cas faire autrement : c’est-à-dire l’accepter en tant que tel ou faire en sorte de ne pas revenir. En somme seul celui qui ne revient jamais est heureux. [29 mai]
Trophè est ce que l’on met en partage, c’est-à-dire ce que l’on met à disposition. Ici l’on met à disposition le temps pour la contemplation, au sens du suspens de l’activité, pour la célébration et encore pour une mise au commun. Aristote avait écrit dans l’Éthique à Eudème (1245b5) : διὸ δεῖ συνθεωρεῖν καὶ συνευωχεῖσθαι, οὐ τὰ διὰ τροφὴν καὶ τὰ ἀναγκαῖα : que l’on pourrait traduire ainsi il faut penser et faire des fêtes ensemble, mais pas celles de l’aliment et du nécessaire. Il semble qu’il nous faut faire de ces fêtes en dehors du calcul du nécessaire mais dans la saisie de l’usage du vivant. [30 mai*]
Le Comptoir #003. Est proposé à la discussion le concept d’adresse et de public. En ce que l’œuvre peut ne pas réclamer de public. Est proposé, pour le repas, des acciugghini, un épais dos de cabillaud, une salade iranienne à la rose de Damas, quelques mozzarelle blanches à la nepitella fraîche, de grosses asperges blanches au citron de Nice, un filet de bœuf rôti avec une émulsion de roquette à l’anchois, des penne au ragoût de lapin, des pousses de betteraves, des fromages (une Fourme d’Ambert, une tomme de brebis et quelques Pélardons), un sorbet à l’amande fraîches avec des fraises et des framboises et enfin un riz au lait à la vanille servi avec une compote d’abricots à la verveine et à la sauge. [30 mai]
Trophè est un appel, une réclamation à la puissance même de l’aliment et à la puissance du plaisir, autrement dit ce qui est nommé l’étonnement du vivant. Or ce que la modernité comme angoisse, comme capital, comme épreuve du rituel et comme effroi de la communication, anéantit et prive, est substantiellement l’étonnement et le plaisir du vivant. Si l’on peut accepter que la philosophie est l’activité d’une humanité qui ne cesse de s’étonner de la surabondance du vivant, alors il convient de dire que si l’on ne cesse de poser la question de l’être, nous ne serons jamais en mesure de regarder l’avoir lieu de l’agir. L’agir ne se pense ontologiquement pas à partir de l’être, mais possiblement à partir des conditions mêmes du vivant. [31 mai*]
Errer signifie que nous prenons en compte que le commun est l’habiter. [31 mai]
Le chantier de la politique est la négation même de la politique. L’épreuve même de la politique consiste à transformer tout espace de la politique en espace de la gestion. C’est le projet qui a été choisi par la pensée occidentale. Or si la pensée occidentale n’existe plus, c’est dès lors le projet de la pensée mondiale. Ce que nous nommons pensée occidentale consiste en deux axiomes simples : le premier est la confusion du concept d’être en producteur. L’être est parce qu’il produit : en ce sens pour pouvoir être il a le devoir de produire. Le second consiste à anéantir toute idée de politique dans l’idée de la gestion. Conséquence, la transformation de toute production en richesse (en gestion). Or nous le savons la richesse, pour qu’elle soit richesse, produit immédiatement de la pauvreté. C’est en cela que consiste notre manière d’être. [1° juin]
Pauper en latin signifie littéralement qui produit peu. Est pauvre celui qui est mis dans la situation de ne pas produire. Est donc pauvre celui qui ne peut pas pour lui produire ce qu’il lui faut. L’accumulation de la richesse (comme capitalisation) produit cela. [1° juin]
Nous ne cessons de penser en terme de pédagogie. Mais sommes-nous seulement encore capable de saisir ce qui est contenu dans ce vieux terme grec de paidagôgia ? [2 juin]
Le dilettantisme ne peut pas être confondu avec la négligence ni avec la paresse. Le sens du verbe italien dilettare. [3 juin]
Les martini dirty. [3 juin]
L’on oublie de penser qu’il n’incombe jamais aux artistes d’inventer des mondes, ni même à la politique. Inventer des mondes consiste à valider la vieille hypothèse platonicienne d’un allos bios, d’une autre vie (soit il faut l’interdire, soit alors elle devient le modèle de toute attente, de tout messianisme, de toute fascination). L’invention de ce processus est ce que l’on nomme dans le meilleur des cas la mythologie et dans le pire l’abandon de tout espace politique (autrement dit ce que l’on appelle fascination et fascisme). L’artiste n’invente jamais des mondes, il se tient radicalement devant le monde. Cette différence est substantielle et c’est cela que nous nommons le poème. Dans l’espace de la pensée et de l’œuvre (le poème) nous nous tenons de la même manière (ni mythologique ni politique) devant la question de l’être, c’est-à-dire le monde, en ce que le monde n’est jamais autre chose que la relation du réel à la réalité. Ce qui incombe à la mythologie serait de pouvoir se taire (de ne pas garantir les gouvernances) et ce qui incombe à la politique n’est pas autre chose que de garantir les conditions de la vivabilité. Confondre tout ceci produit ce que nous nommons une crise. [4 juin]
In memoriam Georges Molinié. [5 juin]
Le nouveau travail et la nouvelle école. [6 juin]
Le jour du banquet XIII Trophè. [6 juin]
Le bord des larmes et le manque inamissible. [7 juin]
Georges Molinié n’est pas seulement un grand helléniste, un spécialiste du roman grec, un immense stylisticien et sans doute l’une des plus importantes figures de la philosophie du langage au xxe siècle, mais il est, encore, l’immense figure d’une humanité si attentive et si amicale. Il fut le maître et l’ami. Il est celui qui dans un sourire immense laisse venir la mesure de toute responsabilité sans même qu’il lui soit nécessaire de répondre. Il est la figure de la formation, du regard absolument éthique sur le monde et sur la production. Il est ce regard de ce qui porte le nom de l’amitié et de la bienveillance. Il est celui qui m’a montré que les deux formes absolues de l’irrespect sont l’humiliation et le mépris, c’est-à-dire tout ce qui démontre la hiérarchie, l’affirmation de l’ordre et de la position et tout ce qui présuppose le retrait possible du commun comme forme de l’obscure, du secret, de la distance, de l’arrogance ; il est celui qui m’a montré que les deux formes absolues du respect sont l’idée même de toute responsabilité et de la complexité. Être responsable ne signifie pas se tenir devant la loi mais se tenir devant la possibilité de toute réponse. La complexité signifie que l’épreuve absolue du respect consiste à ne jamais proposer l’abaissement de la complexité. Ce qui est complexe doit resté complexe : simplifier suppose idéologiquement que la personne qui se tient en face n’est pas en mesure, n’a pas les capacités de comprendre. Toute simplification, toute vulgarisation, toute schématisation est la figure ultime de l’irrespect : elle consiste idéologiquement à penser que les êtres appartiennent aux classements proposés par ce que l’on nomme humanisme. Ce que Georges Molinié nous a appris est que complexité et responsabilité sont les deux formes exemplaires de la déconstruction de l’humanisme et de l’idéologie. Ce qu’il m’a encore indiqué est que la pensée est l’expérience infinie de la caresse qui réclame une infinité irrésolue de partenaires et qui refuse pour toujours la mesure de tout replis, de toute privation. Il est celui qui n’a cessé de nous faire comprendre que, si la pensée, le texte et l’œuvre, ne sont que des caresses, alors ce qui y est contenu n’est jamais l’arrogance et la brutalité d’un qui mais la bienveillance complexe d’un quoi. Il est celui qui nous faisait comprendre que l’on ne pense pas à partir des échecs et des humiliations mais à partir de la démarche scolastique et de l’essai. Il est celui qui m’a toujours laissé tout seul comprendre ce qui peut se nommer une impasse. Il est celui qui sait sourire, parce qu’il est celui qui ne cesse de penser ce que signifie la gravité. La gravité n’est pas la douleur obsessionnelle du monde mais l’épreuve de la densité. Il est celui qui de manière bouleversante me fait face pour me dire que la recherche ne se fait jamais autrement que dans l’amitié. Il est celui qui a, non pas guidé, mais accompagné chacune de mes décisions théoriques, critiques et éthiques. Il est celui qui propose d’entendre que la stylistique est l’épreuve même du désordre et du désir. Il est celui qui nous fait déconstruire tout système, tout humanisme, celui qui nous fait penser l’œuvre à partir d’une économie substantielle du désir, celui qui nous permet de penser la jouissance matérielle et de déconstruire toute pensée métaphorique, celui qui nous conduit dans les pas d’Adorno, celui qui me fait comprendre que la philosophie du langage n’est pas une discipline mais bien une manière de penser les relations induites entre les objets de la langue. Il est celui qui me fait tenir l’hypothèse que tout est langage et qui me fait tenir alors la radicalité d’une pensée qui refuse les transcendances, les rituels, les mystères, les absolus, les systèmes monistes, les hyper-systèmes et les secrets. Il est celui que me permet d’entreprendre – le travail est encore à peine ébauché – la nécessaire déconstruction de toutes les logies. Il est dès lors celui qui fait l’épreuve pour la pensée contemporaine de la déconstruction des systèmes de vérité. Il est celui dont la voix est l’expérience de la gravité absolue. Il est celui qui m’a appris à me tenir à la fois toujours émerveillé et aussi suffisamment grave. La gravité est contenue en l’être tandis que l’émerveillement est sa tenue. Ce qui est effroyable, disions-nous, est lorsque l’on retire à la fois ce contenu et cette tenue. Ce qui est l’épreuve de l’œuvre et de la pensée est une vigilance interminable sur ces politiques du retrait. Vous êtes encore celui qui n’a cessé, à partir des théories de la réception, de tenir l’épreuve radicale de l’adresse. C’est pour cela que chacune de ces lignes vous est adressées avec toute mon amitié et tout mon amour ab imo pectore. [8 juin]
Lorsque l’on éprouve le manque de celui ou ceux qui importent, lorsque l’on éprouve la déréliction, l’on devient compulsif. On s’abandonne compulsivement à ce qui occupe brutalement l’être et le corps. [8 juin]
La succession effrénée des émotions fatigue le corps, le courbature. [8 juin]
Si l’Occident a choisi l’expérience inégale de la richesse (voir textes du premier juin) ceci a donc pour conséquence d’assumer que de manière générale nous sommes pauvres. Pauvre signifie celui qui fait l’épreuve de la non richesse, mais pauvre signifie surtout celui qui n’est pas en mesure, parce qu’il n’y est pas autorisé, de produire. Nous sommes alors, non pas substantiellement, mais économiquement et politiquement désœuvrés. C’est cela la catastrophe. Dans ce désœuvrement catastrophique l’être doit alors faire semblant d’exister. Cette semblance porte le nom de vie privée (et de gestion du quotidien). Ce qui nous conduit inexorablement à épuiser le monde et à nous épuiser nous même en monde. Il ne nous reste rien d’autre que l’usage confortable, récurent, vide et sollipsiste du privé. Nous ne sommes plus jamais en mesure de concevoir un commun ni même un partage possible du sensible. En cela le désœuvrement substantiel, en ce qu’il se manifeste, est une décision, un acte, tandis que le désœuvrement politique est un impératif consécutif à l’expérience du devoir. Nous sommes à ce point écrasés par l’idée d’un désœuvrement politique et privés d’un désœuvrement substantiel que nous sommes incapables de nous tenir dans l’expérience de l’opérativité, incapables de penser le partage d’un sensible, incapable de penser ce que signifie substantiellement la disponibilité, incapables de penser ce qu’il nous reste à faire. Nous sommes à ce point désœuvrés que nos vies ne valent rien de mieux que la forme la plus close et la plus abrupte du privé. [9 juin]
« La plus franche cordialité ne cesse d’y régner – et on en emporte le meilleur souvenir et on ne se sépare jamais sans s’être donné rendez-vous pour l’année suivante. », Gustave Flaubert à l’entrée banquet. [10 juin]
Il faut prendre la décision qu’ici même tout changera. J’avoue qu’il est toujours extrêmement jubilatoire de savoir que les choses ne se ressembleront pas. [11 juin]
La bienveillance du temps de la fête. [12 juin]
Seule la présence immédiate de ce qui vient et de ce qui se présente a une dignité. C’est la seule possibilité d’emploi du terme dignité. En ce qu’il dit seulement ce qui convient. La présence immédiate de ce qui con-vient. L’histoire de la pensée tient en l’écart si fin entre ce-qui-vient et ce-qui-con-vient. Il faut faire à partir de cela une histoire de la pensée. [12 juin]
Prendre en charge l’activation, pour Art by Telephone… Recalled de la pièce de Sophie Bélair-Clément. Elle nous fait entendre par téléphone l’enregistrement avec une voix de synthèse d’un fragment du Phèdre de Platon. Précisément l’épreuve de la lecture du discours de Lysias par Phèdre. Mais ici il ne s’agit ni du texte de Platon ni de la voix de Sophie, mais d’une voix hachée qui tente de restituer le texte à l’oralité. Or il faut décrypter pas à pas ce qui est indiqué par cette pièce. Si Phèdre est le discours de la maturité, il est le discours de la crise exemplaire de la pensée occidentale : à savoir crise de l’écrit. Phèdre fait entrer l’Occident dans ce que l’on nomme la philosophie. Philosophie est le nom d’une activité de vigilance portée sur une première crise qui est celle de la production. Écrire consiste à fixer l’épreuve même du sensible et d’en assurer la puissance par des effets. Les deux écueils sont alors la production de cet effet de jouissance et la production possible d’un détournement du sens. Si l’Occident commence au moment même où nous sommes confrontés à la dialectique de la production (assumer l’impératif du devoir faire dans celui du devoir être), il commence aussi à partir du moment où il nous faut faire face à la dialectique de l’écrit (assumer la faille entre le dire et le lire et y éprouver ce qui devrait être la forme de l’autorité). Or ce qui est indiqué ici, est qu’il faut encore émettre l’idée que le subversif se loge dans le creux de ce que critique Socrate, c’est-à-dire dans la fiction même, dans le rhétorique, dans le récit, dans l’image. Or nous le savons, c’est précisément la crise irrésolue de la modernité. [13 juin]
Quatrième et dernière version de l’activation de l’exposition Art by Telephone… Recalled à La Panacée à Montpellier. Pour cette quatrième version nous voulions évoquer la question de l’adresse. Art by Telephone a eu lieu en 1969 à Chicago, pensée et réalisée par Jan van der Marck. Nous avons activé une nouvelle fois cette exposition, en 2012, en même temps dans cinq lieux dans le monde pour éprouver la concomitance du versionnage. Nous l’avons éprouvé, en 2014, dans un même lieu, mais sous quatre formes différentes. Il nous reste maintenant à tenter d’éprouver les enjeux de cette exposition. Chacun des objets qui ont été exposé ici, ne sont en aucun cas des œuvres, mais l’expérience possible de la délégation de l’autorité et de ce qui se nomme œuvre. Ceci, en tant qu’objet accroché, n’est pas autre chose qu’une version possible de l’énoncé : mais en tant que version elle peut se changer, se modifier, se transformer, se compléter. Il y a donc l’humilité matérielle de la production. Mais ce qui n’est pas encore réglé est la crise de la délégation, c’est-à-dire de la puissance d’opérativité et de signature. En quoi l’œuvre est œuvre ? Traditionnellement elle l’est parce que l’on considère que le signataire a acquis une sur-puissance qui autorise ceci. Cette puissance est elle-même une délégation en ce qu’elle est accordée et contenue, en fait, par l’institution (musée, collectionneur). Ici il n’est pas question de rompre cette servitude entre le signataire et l’institution, mais en fait de la rendre parodique. L’œuvre que vous voyez ici n’est possiblement pas une œuvre. Il se peut qu’elle ne le soit pas. Qu’elle ne puisse pas l’être, sans que cela soit ni important ni grave. Mais, cependant, pour qu’un objet puisse être accroché ici, il aura fallu une somme complexe d’opérateur : le processus instauré par Jan van der Marck, l’autorité du centre d’art, notre autorité de commissaires, l’autorité des étudiants, l’autorité des écoles, l’autorité des médiateurs et l’autorité même du spectateur. C’est ce jeu même qu’il nous faut maintenant penser. [13 juin]
L’art tel qu’il est pensé, appartient à un espace libéral. Il en est l’outil absolu. [14 juin]
Critique signifie deux choses : changer de sens et réclamer de facto la teneur d’un paradoxe. [14 juin]
Art by Telphone… Recalled à Montpellier s’achève. Nous avons réalisé quatre expositions, une série de cinq conférences et un ouvrage de cinq cents pages. Il reste maintenant à penser ce que cette recherche a produit. Il convient de prendre en compte que nous ne savons pas ce que signifie art conceptuel. Nous ne le savons pas parce que nous en sommes éloignée et parce que nous ne pensons pas la manière avec laquelle ceci peut avoir lieu aujourd’hui. Ce qui est nommé, tardivement au début des années soixante-dix, art conceptuel, est avant tout une radicale prise de position politique quant à la tentative de définir l’art comme opération matérielle et économique. C’est à cela que nous devons penser. L’art conceptuel dit quelque chose d’essentiellement politique. [15 juin]
Le vivant est face à deux solitudes, celle existentielle de la privation et celle matérielle de la disparition. Il est alors tout à fait possible de s’arranger avec la première, de faire avec la privation, en ce que cela constitue l’expérience de la vivabilité. En revanche il est sans doute probable que nous ne puissions, en fait, rien faire contre ou avec la première. Ceux qui disparaissent alors nous hantent, pour toujours, dans l’impossibilité matérielle de leur retour. L’expérience de la douleur consiste à se tenir devant cela. [16 juin]
Je ne suis pas en mesure de le justifier, mais il me semble que, maintenant, le monde a basculé irrémédiablement vers la dégradation matérielle et symbolique du vivant. Ce n’est plus qu’une suite infinie d’épreuves de l’abjecte et du non-sens : ici on lynche jusqu’à la mort, là on construit la plus grande maison privée, ici et là on continue de faire l’épreuve illimitée de l’enrichissement pour du divertissement, ici on meurt parce que rien n’est garanti, là on utilise les sciences sociales pour arraisonner l’espace civil, là encore on apprend à vendre le lieu même de ce qu’on nomme un pays, ici on assume la pensée libérale comme gouvernance, ici et là on produit l’affaiblissement systématique de toute complexité au profit d’une surévaluation des hyper-systèmes. Le monde dans lequel nous entrons est fini, métaphysiquement fini, ce qui signifie que nous en connaissons matériellement la fin. Ceci est profondément désespérant, mais le capitalisme nous offre toujours la mesure narcotique de l’oubli de ce désespoir dans la satisfaction infiniment vide de soi. Ce qui s’ouvre à nous est l’extension infinie des forces de contrôles et des puissances économiques. [16 juin]
La jouissance est compulsive. [16 juin]
Si l’on continue de penser que l’œuvre est autonome on affirme alors l’arrogance destructrice d’une épreuve libérale de l’œuvre et de l’art. En revanche si l’on accepte de penser que cette autonomie est relative alors il faut accepter qu’elle soit donnée par délégation à ceux qui vont prendre en charge l’autorité de l’œuvre. Il faut accepter que la relation entre autonomie absolue et relative fonde l’industrie culturelle, c’est-à-dire fonde la production d’objets dont le rôle est celui d’affirmer la puissance du marché. Il reste alors à penser qu’il faut tenir l’idée d’une autonomie critique de l’œuvre, en ce que l’œuvre est autonome autant qu’elle ne l’est pas. C’est pour cela que nous invitons Antonia Birnbaum a parlé. Mais en somme c’est ici l’appel lancé du plus profond de la pensée esthétique d’Adorno, celui qui consiste à faire l’épreuve de l’autonomie critique pour l’ouvrir à sa pleine déconstruction. Le problème n’est pas posé sur l’œuvre, mais sur ce qui est en mesure de la qualifier. En somme il n’importe pas de penser ce que veut dire une autonomie ou une non-autonomie – si ce n’est qu’il s’agit toujours d’un rapport à l’ordre et à la gouvernance – mais bien ce que l’expérience de l’œuvre réalise sur le vivant matériel et sur le commun. C’est cela l’histoire de l’art, sinon il s’agit une fois de plus d’une activité inévidente parce qu’elle s’assume avec violence comme autonomie. [17 juin]
La pensée du vivant ne peut se faire que par l’expérience et la pensée du manque. [18 juin]
Toutes les villes de province se ressemblent. [19 juin]
Antonia Birnbaum me dit : « Cela signifie que l’autonomie, qui est une catégorie qu’Adorno reprend de l’esthétique idéaliste, a changé de sens : elle ne peut plus être une autonomie formelle, elle se doit d’être d’emblée, pleinement, une autonomie critique, relative aux signifiants sociaux dont elle est investie. Une telle autonomie qui problématise sa dimension illusoire, sa dimension d’apparence. Elle est paradoxale, en ceci qu’elle est en rapport avec ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire qu’elle est et n’est pas autonome ». [20 juin]
Nous sommes dans un monde, l’Occident, où la sexualité doit être toujours, symboliquement montrée et dite. Cela constitue l’histoire de la représentation et du désir. [21 juin]
Il y a un double problème avec l’usage de la musique, celui de la rendre insidieuse et idéologique. La musique est conçue, réalisée, interprétée et produite comme de l’idéologie. Elle doit parvenir à affecter et à fasciner, la conduite du vivant par le compte, le rythme et la mesure. C’est pour cela que Walter Benjamin écrivait dans le fragment Ms470, l’idée que nous puissions faire une fête sans chant. C’est-à-dire sans la teneur insidieuse et idéologique de la musique. La musique est toujours, quoique l’on puisse dire, liée au pouvoir et à la gouvernance. Celui qui a le pouvoir n’est jamais celui qui l’a produit, mais il est celui qui l’autorise ou l’interdit. L’interdiction de la musique n’est pas le silence, mais juste le remplacement d’une musique par une autre. C’est cela qui est aliénant. Et c’est pour cela que la musique est toujours une forme de don. Le sacrifice machiavélique du capitalisme consiste à accepter que la musique soit gratuite, parce qu’elle est l’outil absolu de la société du contrôle et de l’industrie culturelle. [21 juin]
L’imagination est une très vielle formule, brutale, idéologique et divertissante. Plus précisément elle suppose que nous avons, d’une part, la capacité de produire des schèmes et qu’ils constituent ainsi, en propre, le monde et, d’autre part, que la systématisation et l’organisation de cette puissance sont les formes autoritaires de la représentation et de la gouvernance du monde. Réclamer aux êtres une puissance d’imagination c’est les faire demeurer dans l’espace le plus absolument non politique qui soit. Le lieu du divertissement, où ils sont occupés à inventer des mondes alors que le monde matériel dans lequel nous vivons, ne cesse de dégrader nos conditions de vivabilité et d’augmenter les forces de gouvernance. C’est encore une fois pour ces raisons, que ce que nous nommons philosophie n’est pas autre chose qu’une vigilance extrême sur ces processus. [21 juin]
J’ai pris la décision de ne jamais être longtemps au même endroit. [22 juin]
Le terme social a perdu toute densité à force de tout dire, ou de tout vouloir dire. Ce que signifie, pourtant, le terme est simple : il tente de penser la manière avec laquelle un acte suit un autre acte. C’est-à-dire en quoi ceci (la séquence) est une décision ou ne l’est pas. [23 juin]
L’image est un accident. [24 juin]
Tuesday is a perfect day for cocktails : Martini dry dirty, Naked & Famous et un Negroni mescal. [24 juin]
L’indigence du commun est d’avoir été fondé sur des décisions autoritaires et affirmatives quant à la manière avec laquelle nous nous proposons de nous suivre. Or le commun se trouve alors infiniment étriqué entre l’ordre d’un devoir-faire qui empêche la mesure de toute interprétation du travail et entre la convenance autoritaire d’un duel, c’est-à-dire d’une manière toujours aussi étrange de ne pouvoir vivre qu’à deux qui empêche la mesure de toute interprétation des relations. Nous sommes alors contraints à perdre le temps dans d’impossibles négociations (j’utilise ce terme en ce qu’il doit être lu comme nec-otium) avec ceux qui nous obligent à nous maintenir enfermés dans le labeur et le couple et nous privent d’un temps fondamentale ouvert à la discursivité, à la fête, au commun, au vivant et aux conditions de notre vivabilité. [25 juin]
La mozzarella a treccia bianca. [26 juin]
Galerie Préface. J’énonce le protocole suivant : mon intervention consiste à venir parler de l’opérativité – matérielle et artistique – alors même que je me rends indisponible en cuisinant pour trente personnes, six plats. Ce que j’essaie de montrer c’est que, d’une part, je ne peux mieux indiquer quelque chose quant à l’opérativité et, d’autre part, je ne me rends pas indisponible, mais je me rends autrement disponible. Tout dire peut avoir lieu dans une indication vers ce qui est autre. [26 juin]
Ce qui est infiniment complexe et autoritaire est la manière avec laquelle le commun refuse d’entendre que la détermination essentielle de l’être n’est pas la sexualité mais le désir. Ce qu’on appelle improprement libido. Le vivant est pensé à partir de l’idée d’une sexualité mais jamais à partir des désirs. Or nous désirons tant de choses de tant de manières différentes. Mais la masse infinie de ce que les modèles anciens ont pu dire, la masse des codes moraux, la charge des cultures, la crainte infinie du regard, la manière scandaleuse avec laquelle jamais nous ne sommes en mesure de nous dégager de l’ordre du labeur pour penser notre désir, la contrainte catastrophique de l’ordre des désirs et des volontés, le scandale inépuisable de la transfiguration de l’agir en devoir, la terreur de la transfiguration du vivant humain en douleur et en accusation, l’effroi de la transformation de tout amour en servitude, ont conduit l’humanité matérielle a se réfugier dans l’oubli du désir. Non seulement nous avons oublié ce que signifie l’idée de tout désir, parce que nous n’en avons pas la garde mais aussi parce qu’elle est confisquée par l’idée de toute narration, de toute spéculation fictionelle. C’est cela que Avital Ronell nomme un narcotexte. Nos désirs sont coincés dans les romans, dans les films et dans les images. Mais ils ne sont plus sous notre garde. Cependant il ne suffit pas de décider d’être de nouveau les gardiens de cela, il faut la présence des autres afin que cette garde prenne toute sa mesure. C’est pour cela qu’il est des êtres que nous nommons des amis. Eux seuls nous rendent amoureux. [27 juin]
Dormir est une activité compliquée. Elle requiert un telle renoncement, que j’accepte non sans quelques grandes difficultés. Il faut alors occuper les nuits. [27 juin]
Il faut prendre en compte tous les changements à venir. Tout sera une nouvelle fois différent. [28 juin]
Être présenté comme un philosophe. [28 juin]
Écrire n’est jamais simple, surtout si l’on doit maintenir, non pas la contrainte mais la volonté que le temps de l’écriture ne soit pas au détriment du vivant matériel. Il ne doit pas en cela devenir une activité, mais demeurer, toujours, surprenant. Écrire n’est pas simple, parce qu’il s’agit toujours, ici, de revenir, aussi près puisse-t-il être, sur ce qui a été fait et vécu. C’est pour cela que l’écriture théorique est jubilatoire, parce qu’elle ne demande jamais de revenir sur ce qui a été fait mais sur ce qui est. Écrire n’est jamais simple parce qu’il faut tenir dans l’efficience des mots. Écrire n’est jamais simple parce que le langage est périlleux. {29 juin]
Se tenir à jour consiste à ne pas sombrer dans le temps long, dans l’ennui du temps quotidien. [30 juin]
Il y a une étrange résistance dans cette expression se tenir à jour. [30 juin]
L’infini n’existe pas, sauf sous cette forme, l’in-fini. [1 juillet]
Faire une simple purée d’herbes fraîches avec des amandes grillées et une belle huile d’olive. Déposer cette salsa verde sur une ricotta de bufflonne à peine travailler à la fourchette. [1 juillet]
Il y a, à chaque fois – c’est-à-dire chaque jour – l’ouverture possible à un bouleversement. [2 juillet]
Choses pour soi; si l’on y réfléchit, se trouve concentré ici la somme des interrogations de ce qui constitue le vivant. Choses pour soi est l’interrogation de la philosophie, en tant qu’elle est une interrogation de la choséité (ce qu’est le monde), une interrogation de la destination et de l’adresse et une interrogation sur l’être-là à qui se destinent ces choses. Tout est avant tout, et encore une fois, une question de préposition. [2 juillet]
Celui qui ne me fait pas renoncer à mon désir. [2 juillet]
Dire au revoir n’est jamais simple. Surtout s’il s’agit de ne pas revenir. [3 juillet]
Il s’agit de transporter ce qui a été rassemblé pour l’exposition Chrématistque : tout ce qui a été donné pour la réaliser. Nous décidons que l’ensemble des objets, documents, œuvres ou multiples seront conservés dans des boîtes d’archive. De telle sorte qu’il nous importe de penser la conservation comme prétexte au retrait de toutes choses au mur et dans l’espace. L’exposition en ce sens n’est pas le lieu de l’œuvre, mais d’une garde. Et pour que le re-gard s’opère il faut délibérément en faire l’effort au risque que rien ne se passe jamais. [4 juillet]
L’ouverture de l’exposition Chrématistique III au cneai. L’exposition présente des boîtes d’archive consultables et annonce, comme un statement, que l’œuvre ne peut pas se trouver dans l’exposition puisque le musée ne fait que conserver des documents. L’œuvre ne peut advenir que lorsqu’on nous rencontre et que nous nous rendons disponibles. [5 juillet]
Giorgio Agamben, Jésus et Pilate. La leçon (sans doute catastrophique du christianisme) a été de nous faire entendre et de nous faire admettre, comme un théorème, que l’histoire est toujours un procès, mais, en tant que procès sans jugement, qu’il est en état de crise permanente. Voilà de quoi Pilate est le nom. [5 juillet]
La distance et même la double distance : celle du corps érotique qui ne se fait qu’entendre et celle du lieu, projeté, où cela devrait avoir lieu. [6 juillet]
Faire un voyage avec la douceur de savoir où l’on va. [7 juillet]
Faire ici encore, sur l’île de Filicudi l’expérience du retrait. Celle du repos, d’un retirement des affaires du monde, d’une concentration effective sur soi, sur son corps et sur ces désirs. Ici est le lieu de ce qui ne permet pas de renoncer au désir. Il faut alors, tenter de comprendre et d’accepter en quoi nous pouvons y tenir. [8 juillet]
Faire l’expérience de saisir le monde – ou plus exactement de se tenir devant le monde – non pas à partir d’un mur et d’une fenêtre mais à partir de la séquence de quatre colonnes blanches. Ainsi il ne s’agit pas d’une ouverture ou d’un replis sur le monde mais d’une césure, à peine marquée, en monde. Ici ce qui ne cesse de me fasciner, est la séquence de ces quatre colonnes à partir desquelles il est encore possible d’expérimenter ce que nous nommons étonnement. Philosophie est avant tout le nom de cette manière de se tenir en monde, étonné. [9 juillet]
Ouvrir le livre de Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle. Admettons que l’économie soit en fait un long travail d’histoire en ce qu’elle réclame de longues compilations de données sur les capitaux, sur les revenus et sur l’impôt. Admettons encore que l’économie soit essentiellement un problème de politique en ce sens que la manière avec laquelle nous pensons les inégalités est exclusivement idéologique et non logique. En ce cas pourquoi faudrait-il encore penser l’économie à partir des sciences sociales et non à partir de la philosophie ? Il y a alors ici une contradiction fondamentale en ce que Thomas Piketty pense l’économie à partir de l’article premier de la Déclaration qui énonce que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. Or nous le savons, en philosophie, le concept d’utilité est injustifiable et impensable (depuis la pensée aristotélicienne du dèloun à celle de la praxis marxiste). C’est bien pour cela que l’économie ne peut être vraiment pensée à partir des sciences sociales mais bien à partir de la philosophie politique. Il faudrait être en mesure de dire que les distinctions sociales ne peuvent être fondées qu’à partir de théorèmes politiques, c’est-à-dire à partir de choix idéologiques. Il n’y a jamais, à mon sens, d’utilité à fonder une distinction sociale, matérielle et idéologique, ou sinon à accepter de ne pas entendre ce que signifie distinction. Il faut préciser : la rédaction de la Déclaration de 1789 est un processus de copie du droit latin et du concept de liberalitas. Or droit et économie dans le monde latin sont avant tout des problèmes politiques et moraux indexés sur le concept central de la pensée antique qui est celui de la transfiguration de l’agir en devoir-faire. C’est alors pour cela qu’apparait le problématique verbe pouvoir : les distinctions sociales ne peuvent être autrement que ainsi. C’est cette restriction qui n’a pas de sens, d’un point de vue théorique et philosophique. Il faudrait alors dire que les distinctions sociales ont été fondées sur l’idée d’une utilité commune, soit justement comme décision commune soit comme décision autoritaire. Sinon nous pourrions parfaitement dire que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur la nature, que sur l’ordre du divin, que sur l’utilité d’un commun, etc. Le deuxième problème consiste à entendre dans cette formule restrictive que cette fondation est alors la meilleure en ce qu’elle assure au mieux la nécessité de ces distinctions, parce qu’en ce cas l’utilité commune fonde les distinctions sociales. Mais puisque nous sommes incapables de fonder l’idée de l’utilité, nous sommes alors incapables de fonder l’idée de distinction. Il ne peut donc y avoir de pouvoir dans cette fondation autrement qu’idéologique et politique. Dans ce cas il ne s’agît pas d’une fondation mais d’une instauration ou d’une décision : les distinctions sociales ont été instaurées sur l’idée d’une utilité commune. Voilà déjà qui change tout et qui rend inacceptable l’article premier. Qu’est-ce que l’utilité ? C’est ce qui permet de faire passer le réel à la sphère de la production (à la réalité) : utile est ce qui transforme le monde en outil. Nous y avons ajouté une couche d’interprétation morale en ce qu’il y a du bon utile et du mauvais (l’inutile). Or nous le savons, même Aristote, nous a indiqué qu’il s’agissait d’une erreur à ne pas commettre : l’utile, l’outil, ne peut pas être moral en ce qu’il est simplement à disposition (c’est ici la source du problème de l’interprétation de la technique). Ce qui est moral – ce qui est donc politique – est la détermination d’un mouvement logique entre ce qu’Aristote nomme dèloun et blabéros, évident et nuisible. S’il n’y pas de dimension morale (et politique) dans l’utilité alors il ne peut y avoir de dimension morale dans les distinctions sociales. Est donc politique ce qui ne cesse de penser ce hiatus. Est politique l’instauration de règles qui assume ce retrait de la morale ou au contraire qui le réclame. Ce que nous vivons en est toujours cette crise. Qu’est-ce que la distinction ? Elle est ce qui fonde la différentiation éthique en ce qu’elle affirme qu’il ne peut y avoir d’égalité autrement que morale. En ce sens égalité et inégalité sont des processus moraux qui ne peuvent être fondés sur l’utilité commune mais bien à partir de décisions idéologico-politiques. La première conclusion consiste alors à dire qu’il n’y a pas de rapport de pouvoir (au sens d’une puissance fondatrice) entre différence et utilité mais un rapport de détermination : ce qui signifie que l’un ne peut fonder l’autre et réciproquent mais qu’ils s’entre-déterminent à partir de processus idéologico-moraux et politiques. Mais il y a une seconde conclusion plus manifeste encore : qu’il n’y a pas de rapport de pouvoir entre la socialité et le commun. C’est cela qu’il faut comprendre. Pour le dire autrement il n’y a pas de relations de fondation entre le socius et le cum-mœnus, c’est-à-dire entre la manière avec laquelle nous nous associons et la manière avec laquelle nous nous instaurons. Cette différence reste l’impensé de toute politique et, a fortiori, de toute économie. Les relations entre socius et mœnus sont des décisions politiques. Elles sont fondées par ailleurs sur ce qui se nomme gouvernance (autant qu’elles fondent elles-mêmes la gouvernance). Les distinctions sociales sont donc instaurées à partir des moyens mis en œuvre pour associer l’ensemble des éléments afin qu’une mise en œuvre matérielle du vivant soit possible. Cum-munere signifie en fait rien d’autre que travailler ensemble. C’est en ce sens qu’il faut penser une économie à partir de la philosophie. [9 juillet]
Le corps érotique. [10 juillet]
Tenter de faire venir son être à ne plus prendre en compte que l’infinie subtilité des variations de couleurs de la mer. Ici, sull’Isola di Filicudi quelque chose de cela est possible. Cela signifie qu’il faut parvenir à ne se préoccuper de rien, mais de se maintenir dans une concernance absolue. [11 juillet]
La logique n’est pas respectable (pour cela il faut être en mesure de penser ce que signifie le respect). [11 juillet]
La sexualité, la famille, le travail, l’ordre des représentations, n’ont certes rien de naturel, mais surtout ils n’ont jamais rien de logique. Dire qu’ils n’ont rien de naturel n’a pas réellement de sens puisque nous n’avons jamais été capables de penser ce que signifie le concept de nature. Par ailleurs, s’ils n’ont rien de naturels cela supposerait qu’il puisse y avoir quelque chose de cet ordre. Or ce n’est a priori pas possible. Nous entendons trop souvent des critiques qui, en somme, ne sont pas en meure d’établir une réelle déconstruction des modèles de pensée. Être critique à l’égard des modèles de représentation et d’ordre du travail, de la famille et de la sexualité est une chose, mais n’être pas capable d’établir philosophiquement une critique radicale des processus qui conduisent à cette instauration est beaucoup plus grave. Parce que dans ce cas nous ne sommes pas en mesure de penser ce qui réellement instaure les figures de l’autorité. C’est cela le travail de la philosophie. [12 juillet]
Lire une nouvelle fois le cours de 1934 de Martin Heidegger sur les hymnes de Hölderlin. Il y a tant de choses. La modernité heideggérienne de la lecture du poème suppose de rejeter le concept de jouissance esthétique, autant que le concept inefficace d’une analyse du fond et de la forme, autant qu’une analyse thématique ou comparatiste du poème, autant que le concept, catastrophique, de Weltanschauung, autant que le concept d’Erlebnis, de vécu qui se condense en œuvre (ni en tant que sens ou beauté ni même processus psychique ni même encore vécu psychique) pour tenter de penser le poème et la poésie du poème. Poétiser serait donc, pour Heidegger, un dire sur le mode d’une indication qui rend manifeste. Poétiser se réalise avec le langage, en tant que le langage est l’expérience manifeste de l’être : « le monde ne règne que là où il y a langue. Et là seulement où il y a monde, c’est-à-dire langue, il y a suprême péril, le péril par excellence, c’est-à-dire la menace que fait peser le non-être sur l’être en tant que tel » (p. 67). La démonstration est exemplaire. Mais demeure, pourtant une interrogation irrésolue dans cette méditation préliminaire : Heidegger dit « la langue n’est pas quelque chose que l’homme possèderait parmi d’autres propriétés et outils, mais bien ce qui possède l’homme et qui adjointe et détermine de telle et telle façon et de fond en comble son Dasein en tant que tel » (p. 72), « Die Sprache ist nichts, was der Mensch unter anderen Vermögen und Werkzeugen auch hat, sondern Jenes, was den Menschen hat, so oder so Dasein als solches von Grund aus fügt und bestimmt » (p. 97, Gesamtausgabe 39). Il y a sensiblement deux problèmes dans cet énoncé. D’abord que signifie ici le verbe posséder ? Une fois que cela sera pensé il s’agit encore de comprendre ce que signifie le ce qui (le renversement d’un ce que à un ce qui). Posséder signifie être en mesure d’exercer un pouvoir sur quelque chose (voir en cela le sens du verbe latin possidere et son rapport aux verbes posse et sidere. Le texte allemand dit haben, avoir : was der Mensch hat… was den Menschen hat : ce qu’il a, ce qui a. La langue révèle donc un problème de sujet. Comment peut-on alors penser la différence entre ces deux formules : l’homme a la langue et la langue a l’homme. Il semble que nous ne puissions pas simplement renverser la première proposition au risque simplement d’hypostasier soit l’homme soit le langage. L’Occident a choisi de penser que l’homme détient un pouvoir suffisant pour posséder les choses comme des objets, dont le langage. Dès lors le langage est pensé comme un objet, comme un outil. Mais si l’on inverse, alors le langage devient ce quelque chose qui a la puissance de posséder l’homme. Et c’est cela qui proprement est impensable. Il y aurait un risque immense à réduire l’homme comme simple objet de l’essence du langage. Or il est alors préférable de penser le langage comme monde, c’est-à-dire comme la manière humaine d’être. Le langage ne peut dès lors être hypostasié, mais reste simplement dans le caractère existantiale de l’être. [12 juillet]
Il faut, à tout prix, tenter de penser ce que signifie un homme sans qualité. Il faut tenter de penser ce que signifierait un monde où nous serions en mesure de penser et de parler par-delà le concept de qualité. Nous proposons de penser, pour cela, la puissance adverbiale. [13 juillet]
Ad-verbum. Il faut longuement regarder le mot pour qu’il apparaisse. [14 juillet]
C’est aussi la fête de Santa Rosalia à Palerme. [14 juillet]
Bourgeoisie signifie littéralement un modèle de repli de l’être dans la sphère essentielle du privé. En cela elle est l’achèvement pour l’Occident d’un modèle où l’homme n’assume plus dialectiquement le rapport commun et privé, mais économiquement et idéologiquement. La bourgeoisie est donc un problème de culture qui consiste en l’affirmation d’un espace privé absolu (celui de la propriété et de l’usage) et de l’exposition continue des objets qui affirment cette propriété et cette privatisation du monde. Être bourgeois signifie simplement affirmer et assumer que nous puissions impunément privatiser le monde. Il s’agit alors de réaliser deux choses. Premièrement accumuler du patrimoine afin de garantir cette puissance de privatisation et secondement s’ennuyer dans cette accumulation qui se retrouve dès lors séparée du reste du monde et de tout usage. C’est pour cela que la grande idée de la bourgeoisie a consisté et consiste encore à inventer et produire la culture : des objets qui peuvent s’accumuler et qui prétendent (ce qui n’est pas vrai) rompre l’ennui. Ce qui est nommé divertissement. Nous en sommes tous les outils serviles et appauvris. Souvenons-nous en 1830 la révolte provient encore, pour partie, de la culture qui est progressivement absorbée par la bourgeoisie, et qu’un geste étonnant – qui n’a pas échappé à Benjamin (Thèse 15 sur le concept d’histoire) a consisté à tirer dans les horloges de la ville pour en suspendre le temps institutionnel. Il me semble qu’aujourd’hui la seule révolte possible, consisterait alors à fermer radicalement tous les lieux de culture. C’est-à-dire fermer les cinémas, les bibliothèques, les stades, des salles de sport, les médiathèques, les salles de jeu, la télévision, les journaux, les musées, les centres d’art, les collections, les lieux de patrimoines, les librairies, les théâtres, les salles de concerts, les festivals, les biennales, etc. Faire tenir les êtres devant la vie nue et la politique nue. [15 juillet]
La transformation du monde en espace privé a pour conséquence une accumulation du patrimoine, une augmentation des inégalités, une perte des usages et des partages, une réduction ou un anéantissement du commun, une transformation du vivant en sciences sociales, une transfiguration du vivant en culture et en économie, une augmentation infinie de l’impuissance et de l’insatisfaction. Il suffit pour cela de constater les dégâts idéologiques et politiques que cela a provoqué aux xixe et xxe siècle (en attendant ceux du xxie). [15 juillet]
La transformation du monde en espace privé à pour conséquence l’affirmation de singularités, non pas quelconques, mais au contraire hyper sensibles et individuelles. Que l’on retrouve à la fois dans l’espace quotidien sous la forme de l’égoïsme et du solipsisme et sous la forme, dans l’espace commun, de la star et de l’artiste. Quoiqu’il en soit elles sont toutes des formes vidées de toute interprétation possible du désir. [16 juillet]
La transformation du monde en espace privé a pour conséquence le désengagement de toute forme du commun et en même temps l’affirmation que tout peut se réaliser dans des infra-communautés libérales et autonomes. C’est le devenir de ce que l’on nomme art en ce qu’il existe dans et pour des communautés fermées et autosuffisantes. Ce qui a pour conséquence un abaissement exemplaire de la teneur des œuvres et de leurs commentaires. [16 juillet]
Éprouver le sentiment d’une joie infinie à être à Filicudi. Parce qu’ici, ce qui est remarquable c’est que rien n’advient si ce n’est l’infini tremblement de la surabondance du réel en monde. C’est-à-dire que le monde ici est toujours manifeste. Sans plus. Mais de manière surabondante. Le reste, la mondanité, n’est pas autrement ni plus présente qu’ailleurs. Mais ce qu’il faut penser, c’est-à-dire tenir pour en saisir la densité, est bien que ce qui est manifeste, l’est, sans plus mais de manière surabondante. C’est cela qui est étonnant. Étonnant signifie que quelque chose d’une tonalité du vivant vient résonner en l’être. [16 juillet*]
Un dire sur le mode d’une indication qui rend manifeste ; ein Sagen in der Art des weisenden Offenbarmachens. Il faut entendre dans le dire le dictus, la dictée, le dicere, le dictamen, le dictator, le Dichter, le deiknumi grec et l’indication. Il faut entendre dans le mode ce qui est contenu dans le terme Art et dans l’ensemble des commentaires que nous avons toujours faits sur le terme ars comme mode d’appariement des éléments du réel. Il faut entendre dans le terme in-dication, la puissance du in et du mouvement qu’il initie. Il faut entendre dans le terme manifeste, tout ce que nous avions indiqué le 24 mai 2013. Si nous parvenons à entendre chacun des concepts qui retentissent dans cet énoncé, nous serons en mesure d’en saisir la puissance d’indication. [17 juillet]
Faire l’épreuve d’une dicibilité. [18 juillet]
Ce qui se passe entre quatre colonnes est l’exposition matérielle et immédiate de tout ce qui a été nommé mythologie : l’Etna, le détroit de Messina, la Grande Grèce, les errances d’Ulysse et celles d’Énée, les colères d’Éole, le vacarme d’Héphaistos, les rumeurs du tyase de Dionysos. Tout ceci en fait n’existe pas en tant que tels, mais vient s’énoncer à chaque seconde en soi. La mythologie n’est pas la création d’images mais au contraire tout ce qui se maintient parfaitement silencieux et sans images. Dès lors si la mythologie devient des images elle s’affirme de manière idéologique, mais si elle tente de se maintenir inimaginable, alors elle maintient une puissance de construction. [18 juillet]
Dire signifie donner, tandis qu’écrire signifie adresser. L’épreuve de cet écart se nomme soit poème soit théorie. [19 juillet]
Il y n’a sans doute, aucune véritable consolation. Consolation est ce qui en propre défait l’être de l’angoisse d’être et plus profondément encore défait l’être de l’angoisse du non-être. Or l’angoisse du non-être trouve un apaisement dans l’être, mais pas une consolation. Nous ne nous consolons jamais d’être. [20 juillet]
La nudité lorsqu’elle se dévoile, appelle autant que possible l’histoire des images et des représentations : Luca Signorelli, Andrea del Sarto, Jacopo da Pontomo, Guido Reni, Bronzino, Rubens, etc. [21 juillet]
Il n’y a aucun bruit, sans que cela soit pour autant du silence, mais simplement la rumeur du vivant. [21 juillet]
Ceux que nous avons appelés, sont partis ou ont été congédiés. [22 juillet]
Faire une longue promenade vers le village abandonné de Zucco Grande. Une personne y habite encore, Giovanni, dans l’économie archaïque d’une subsistance. Les bords des chemins sont couverts de nepitèlla. La face nord abrupte du volcan. Zucco, par une dérivation dialectale et une inversion de genre, signifie zucca. Zucco Grande signifie donc la tête haute parce que c’est le plus haut village de l’île. [23 juillet]
Les rivages de la Sicile. [24 juillet]
Bucatini Fossa Felci : cuire les bucatini très al dente. Dans le même temps mettre dans une large poêle le zeste d’un demi citron, le jus d’un citron, de l’huile d’olive, un demi verre de Malvasia, une grosse poignées de câpres très petites, un demi oignon doux ciselé très fin, du poivre et une poignée d’herbes sauvages (origan, myrte, nepitèlla). Verser les pâtes dans la poêle, mettre le feu et continuer de cuire lentement les pâtes dans ce jus. Verser une grosse poignée de pecorino râpé et hors du feu remuer les pâtes jusqu’à l’obtention d’une crème. Servir. Fossa Felci signifie la fosse aux fougères, c’est un lieu au centre de l’île dans la fosse du volcan. [24 juillet]
Le thon cru. Une soirée. Les invités. Faire un petit banquet. Faire une édition à la demande de Sergio Casoli en prélevant des morceaux de pages de livres. Produire un manque et réaliser une édition, à la main sur les papiers prélevés. Les amis de l’île. L’œuvre est réalisée à douze exemplaires numérotés. Le titre est Erva Janca qui est le nom insulaire pour l’artemisia arborescens L. que l’on trouve partout sur l’île. L’armoise qui répand partout son odeur profonde et enivrante. [26 juillet]
L’odeur des jasmins. [27 juillet]
Il teatro del mondo. En tout petit, condensé, replié devant l’expérience possible d’une négligence. Où que ce théâtre puisse se situer, et même à Filicudi, il contient la forme d’un drame inépuisable. Ce qu’il contient est l’épreuve ineffaçable du devoir faire [texte du 24 décembre 2013]. Or comme toujours nous ne savons jamais pourquoi il est si dramatique de devoir-faire. Nous devons comprendre le sens du verbe draô. Or ce que nous devons faire n’est jamais ni ce que nous voulons faire ni ce que nous savons faire. Mais ce que nous ne savons jamais faire consiste bien à penser l’opérativité et le commun. [28 juillet]
Le vivant n’existe que comme forme infinie de la séparation. Ce qui n’est pas en mesure d’éprouver ce qui cesse, ce qui se sépare, ce qui dès lors advient, ne peut éprouver ce qui se nomme vivant. [28 juillet]
I corpi, i ragazzi nel sole, gli amici, gli ultimi giorni a Pecorini Mare. I proietti: venire l’anno prossimo, fare una biennale, fare uno banquetto sul mollo, incontrare altre amici. La dolcezza dalla sera, dei colori sul mare e dalla malvasia. La malinconia. [28 juillet]
Il n’y a pas d’autres possibilités que celle de la séparation. Possibilité ici signifie quelque chose de la puissance. Autrement dit nous n’avons pas d’autres puissances que celle qui consiste à toujours devoir faire l’épreuve de la séparation. Être privé de séparation consisterait alors à faire l’épreuve de l’éternité. C’est pour cela que toutes les théologies ne peuvent jamais résoudre ce paradoxe impossible qui consiste à faire en sorte que le divin fasse toujours l’épreuve de la séparation : c’est le cas des dieux antiques qui ne cessent de se séparer du réel et qui ne cesse de se « séparer » sous la forme de métamorphoses. C’est le cas bien sûr du dieu des monothéismes autant dans l’épreuve de la tsimtsoum que de celle de la kénose. Le divin est un concept et rien qu’un concept. Ce qui n’est pas le vivant matériel est bien ce qui fait l’épreuve de la non-séparation. La métaphysique est proprement l’interprétation de la séparation : elle n’est pas la séparation (ce que la pensée occidentale a voulu nous faire croire) mais bien la manière avec laquelle nous pensons le caractère de la séparation. Séparer signifie diviser et éloigner. La forme latine se-parare indique toujours que ce qui advient se fait dans l’impossibilité de l’unité : se, dit ce qui ne cesse de s’éloigner et de ne pouvoir s’unir. [29 juillet]
Il ne sert donc à rien d’avoir vu. Des hordes d’êtres affluent dans les aéroports en faisant la somme de ce qu’ils ont vu. Mais en fait il ne sert à rien d’avoir vu si nous ne sommes pas en mesure de comprendre le moindre objet déposé en monde. S’accumulent alors des images de choses qui n’ont pas plus de sens les unes par rapport aux autres. L’immense ignorance ne cesse de gonfler toujours au service impérieux de la consommation et du divertissement. Mais en somme les êtres ne s’amusent pas, ils s’épuisent à vouloir voir, autant que possible ce qui ne leur servira pas. Voir, selon l’expression, en vrai, ne sert pas à grand chose. Quelques fois, dira Arasse, pour rectifier une échelle. Mais pour le reste il convient mieux de continûment penser le monde, c’est-à-dire l’épaisseur ou la superficialité de chaque objet qui y a été déposé et qui y est conservé. Alors quelques fois on se déplace et on va voir l’objet. Mais il importe de passer du temps, si l’on doit se déplacer, à se tenir face aux autres et face à l’expérience du monde comme production et non comme artéfact. Cette tâche aurait pour conséquence l’achèvement de l’ère infinie du touriste. [30 juillet]
Le monde – c’est-à-dire la relation entre le réel et la production – dans lequel nous sommes entrés est la phase la plus critique et la plus hypocrite de l’anéantissement du vivant. Il ne s’agit pas d’une post-modernité mais d’une hyper-modernité. Son achèvement est, à la lettre, inimaginable. [31 juillet]
La malinconia à la place de la mélancolie. Ce qui est sombre. Il s’agit de ce que l’on appelle une nostalgie. Ce qui signifie l’épreuve du nostos, du retour. Ce n’est pas tant l’épreuve du retour qui importe mais celle qui détermine un départ, celle qui détermine une mise en route, un orkhos. Il faudrait alors inventer quelque chose comme une orcalgie, l’épreuve non pas du retour, mais de l’aller. [31 juillet]
Le goût de la mozzarella fraîche. Le parfum de l’huile d’olive de Sicile. L’odeur du calament et de la sarriette. Puis le thon rouge, cru, au vinaigre de vin blanc. Le sel des câpres. [1° août]
Aimer toute situation de dépendance, ou plus exactement, d’addiction. Y sentir la puissance incoercible du vivant. [2 août]
C’est pour cette raison que si l’on s’ennuie, c’est que l’on n’est pas capable de créer les conditions exemplaires de l’addiction. [3 août]
Être addicté est une condition exemplaire qui consiste à se demander incessamment, non pas ce qu’est le vivant (c’est l’erreur de la métaphysique) mais les conditions mêmes de ce vivant. [3 août]
C’est cela qui nous permet de penser le concept de plaisir. [4 août]
La poésie qui pense est un avoir lieu particulier en ce qu’il est ouvert à une expérience singulière qui consiste à bien vouloir imaginer ce que signifie penser pour quelque chose. Si l’on suit son étymologie, penser, consiste en une opération de mesure et de saisie du réel. C’est ce que nous entendions dans le terme masse. La poésie serait une activité consistant à saisir l’épreuve de masses dans le réel et, en ce sens, à penser. C’est pour cela qu’ici l’activité de théorisation sera déléguée non pas à quelque chose – comme la poésie – mais à quelqu’un. C’est en ce sens qu’il est possible de comprendre la formule heideggérienne du cours de 1934 sur Hölderlin : la poésie est « un dire sur le mode d’une indication qui rend manifeste ; ein Sagen in der Art des weisenden Offenbarmachens » (Gesamtausgabe, 39, p. 31). Parce que le sens même de ce que nous nommons poétique se pense en allemand à partir du terme Dichten, le poétiser (Heidegger précise qu’en ce sens il peut y avoir soit un prosaische Dichten soit un poetische Dichten, Gesamtausgabe, 39, p. 29). Dichten contient encore à la fois le verbe latin dicere et le verbe grec deiknumi. L’idée essentielle d’une in-dication. Il nous faut pour cela comprendre que le in qui fait face et qui précède cette dication est le mode de l’indiquer. Poésie est donc un dire (en tant que c’est un mode humain qui contient cette puissance indicative) sur le mode (Art au sens d’une tekhnè et de la racine que nous avons déjà analysée et qui dit que la poésie est poésie et non pas un art en tant qu’elle est une manière, un mode singulier et arraisonné de saisie du réel) d’une indication (en tant que rendre visible de manière particulière) qui rend manifeste (c’est-à-dire qui ouvre à l’épreuve d’une saisie immanente et matérielle du monde). Et c’est pour cela que la poésie ouvre à ce que réclame l’être, un lieu. En ce sens Gedicht et poème ne sont jamais la concentration d’une Erlebnis ou d’une Weltanschauung, mais bien plutôt l’ouverture (au sens d’un rendre disponible) en vue d’une déc-ouverte. Ainsi, en cette ouverture est à la fois con-tenue la gravité (l’épreuve éthique de la masse) et est tenu l’émerveillement (l’épreuve matérielle et théorique de la surabondance). Nous sommes alors en mesure de mieux comprendre ce que signifie l’expression le poème pense : elle indique et précise qu’il ne va pas de soi que cela se produise. Or l’épreuve idéologique de l’art (en tant qu’il est au service du pouvoir) et l’épreuve capitaliste de l’œuvre (en tant qu’elle est une marchandise) c-ouvre toute possibilité à l’épreuve de ce penser. En cela oui, ce que nous appelons poésie, autrement dit œuvre, est ce qui pense les usages du monde tandis que la pensée du poétiser est une longue spéculation sur cette ouverture. [4 août]
Une lettre arrive toujours à destination de Sébastien Pluot à Montpellier. L’activation de The House of Dust d’Alison Knowles. [5 août]
Se tenir en vacances est la seule manière d’éprouver ce qui dans le travail n’est pas nécessaire. [6 août]
La traversée de la Camargue, les tellines, les poissons grillés au Sambuc, les cabanons, l’écumes blanches, les sansouïres et le vent. [7 août]
Le garçon au parfum bon marché. [9 août]
Rien n’est plus insupportable que l’arrogance, la prétention, le snobisme et l’ordre. Cela produit la bêtise et l’insupportable production du mépris. L’ignorance n’est donc pas le problème mais la prétention du savoir et la représentation du pouvoir. Ce que donc personne ne veut ni ne peut comprendre, est que le savoir est le lieu de l’arrogance absolue. Par ailleurs, puisque les savoirs sont toujours partiels et incertains, ils sont dès lors d’autant plus brutaux. [10 août]
La gastronomie est un art au sens où elle est en mesure, par la technique, de faire passer l’aliment par l’apprêt et par la cuisson et un espace politique au sens où elle seule est en mesure de s’occuper des corps. Ce qui constitue le crime le plus abject contre l’humanité opéré par l’industrie agro-alimentaire consiste à s’enrichir tout en atteignant physiquement et psychiquement les êtres. Il faudra un jour réclamer justice pour ces dégâts irréparables. [12 août]
L’histoire est toujours douteuse. Elle est toujours tentée et teintée de rationalisation. [16 août]
La lecture du Manteau de Spinoza d’Ivan Segré. Le sous-titre est, pour une éthique hors la loi. [17 août]
Saint-Antonin-Noble-Val. La maison du xvie de Pierre-Damien. Ville d’Occitanie sur les gorges de l’Aveyron. La ville fut une viconté indépendante puis rattachée au domaine royale en 1226. Elle représente le modèle parfait des ville indépendante, consulaire, et qui ont fait fortune durant ce que l’on nomme improprement le bas moyen-âge. En 1842 Eugène Viollet-le-Duc y séjourne. Dans sa folie interprétative du moyen-âge, il fit construire un beffroi à la maison consulaire puis il fit détruire quelques maisons pour construire une « halle couverte » centrale, parce que, dans sa projection fantasmatique, toute ville du moyen-âge doit avoir une halle couverte. Saint-Antonin-Noble-Val est l’image parfaite que nous faisons d’une ville médiévale : parce qu’elle fit riche, parce qu’elle présente un nombre assez impressionnant de riches maisons privées, parce qu’elle est l’affirmation de l’émergence d’un processus bourgeois et parce qu’elle fut « réaménagée » par Viollet-le-Duc pour devenir cette image conforme à ce qui a été construit pour devenir la représentation du moyen-âge. En cela la pus remarquable erreur de Violet-le-Duc – qui semble être volontaire – est la construction d’un beffroi : si la structure architecturale est incompatible avec le sud de l’Europe, en revanche elle permet l’érection nécessaire d’une « tour ». Sans tour dans la pensée fantasmatique de Viollet-le-Duc et dans l’inconscient collectif, il ne peut y aoir de moyen-âge. Cela semble aussi stupide que cela. Il a fallu et il faut encore une image caricaturale de ce que nous ne cessons de ne pas connaître. Et nous cessons de transformer le monde en un lieu de divertissement. [18 août]
Pierre-Damien Huyghe me dit que le paradoxe de l’écriture platonicienne, tient au refus de faire ce que fait Hérodote et au refus de faire ce que fait Sophocle (les deux contemporains). Mais Platon conservera une écriture si particulière qu’elle tient toujours un peu de la tragédie. [19 août]
L’héritage de la pensée moderne (celle de la déconstruction et donc celle issue de l’héritage derridien) a consisté à établir une critique radicale de l’œuvre de Platon. On ne peut pas être moderne si l’on s’attache à Platon. Je ne remets pas en cause la critique de la pensée platonicienne, nécessaire, mais il me semble qu’il est important de penser ce qui est en tension dans la pensée de Platon. Il s’agit en fait de trois points fondamentaux. Le premier consiste à remarquer et à penser que la naissance de la philosophie se tient entre les mains d’un enfant de l’aristocratie au milieu d’une expérience de ce qui est nommé démocratie : ce qui signifie que la philosophie est donc une pensée de la crise de la démocratie. La pensée platonicienne est un refus de la pensée du dèmos. Le dèmos n’est pas le peuple. Dèmos est ceux qui sont élus, dans le peuple, le laios, pour s’intéresser au koinonos, au commun. Politique est ce qui s’occupe d’élire et de gérer. La pensée philosophique telle que laissée par Platon est donc la mise en doute fondamentale du principe que nous puissions être intéressés aux affaires du communs. Cette crise est alors complexe en ce qu’elle demande de saisir l’héritage d’Hésiode d’une krisis en tant que séparation du vivant et du divin, en tant qu’elle demande de penser l’idée d’un bien commun et, enfin, en tant qu’elle demande de penser les systèmes de représentation de l’ordre et de la gouvernance (la loi, la puissance, la tragédie, la mythologie, la discursivité et la doxa). En ce sens l’héritage platonicien a été cette constante mise en garde et cette constante vigilance quant aux systèmes de gouvernance et quant à l’idée de démocratie. Démocratie et philosophie ont le même âge et ne cesse de se confronter : pourtant nous ne cessons d’être incapables de penser ce que signifie ce démos, ce que signifie puissance, ce que signifie la relation (philia) et ce que signifie être habile (sophos ou encore ce que les latins nomment sapiens). Le nœud de la pensée occidentale est contenu dans quatre termes : partage-puissance-relation-habileté. Et puisque nous ne sommes pas capables de penser la teneur de ces concepts, alors nous maintenons un état de crise permanent. La pensée platonicienne est ce qui pointe – pour la première fois – cet état de crise, en tant que c’est irrésolu et en tant que nous ne sommes pas, comme vivants, intéressés à cette tenue. Le deuxième point consiste à relever deux failles colossales dans le système de la pensée platonicienne : et cette faille apparaît alors même que la teneur d’un dèmos n’est pas re-tenue puisqu’il s’agit pour Platon de penser qui est en mesure d’être intéressé par la gestion du commun. La figure tutélaire qui se charge de livrer un modèle est Socrate : or, on le sait, Socrate refuse à la fois le politique tout en tenant à un intérêt particulier pour le vivant humain. Cet intérêt porte le nom d’une exetasis, en tant qu’enquête et examen menés sur l’ensemble des membres de la polis. Cette enquête est construite sur ce que nous nommerons un basanos, une mise à l’épreuve de l’être et des modes d’existence de l’être (voir pour cela le Lachès). À partir du moment où cette enquête est menée par Socrate en dehors de l’institution du dèmos elle le conduit à être inculpé devant les tribunaux. Socrate est condamné à mort. Mais il faut donc se poser une question essentielle : qu’est-ce qui détermine et autorise Socrate à mener cette exetasis si ce n’est pas le commun, si ce n’est pas une décision du politique ? La réponse est donnée par Platon dans l’Apologie de Socrate (21 a-c) : il est « autorisé » à le faire parce qu’il a envoyé Khéréphon à Delphes pour recueillir l’oracle. Or la Pythie répond – c’est-à-dire la parole du dieu lui-même – qu’il ne peut y avoir d’homme plus habile que Socrate (ἀνεῖλεν οὖν ἡ Πυθία μηδένα σοφώτερον εἶναι). On sait alors que cela déclenche chez Socrate l’élenchos et l’érôtésis (réfutation et interrogation [voir le 5 oct. 2013]). Le problème est ici que la justification du processus philosophique (sophos) est d’ordre théologique et rituel. Or ceci est inacceptable. On retrouve exactement le même processus lorsqu’au moment ultime de sa vie Socrate déclare « Criton nous devons un coq à Asclépsios, paye-le et n’oublie pas » (Phèdon), de sorte que maintenant Socrate se trouve débarrassé à la fois de l’emprise de la doxa et du dèmos. Mais il existe encore un autre problème dans l’œuvre de Platon qui se trouve à la fin du livre X de la Politéia. La rédaction d’un projet de constitution pour le tyran de Syracuse se trouve justifiée par le mythe d’Er le Pamphylien (614b-621d). Ce mythe justifie la nécessité du basanos et la puissance de l’aléthurgie. Une fois encore Platon a recourt à un processus mythologique, théologique et rituel pour justifier la teneur d’un concept. Et ceci une fois encore est inacceptable. Or, il faut relever deux commentaires sur ce deuxième point. Er le Pamphylien est un ressuscité. Socrate est un être élu qui se sacrifie pour le commun. Est tenue ici une proto-histoire du christianisme. Voilà ce qui est doublement problématique : le refus du dèmos et la nécessité d’une justification métaphysico-théologique. La conséquence a été (et est encore) une crise irrésolue du concept de dèmos et dès lors une incessante tentative de consolidation de l’ordre de la gouvernante : puisque la philosophie nous annonce dès le départ qu’il ne sera pas possible de réaliser le commun à partir du dèmos, c’est-à-dire à partir de l’intérêt, il faut trouver une forme de justification de la gouvernance, il faut lui trouver son archè en tant qu’elle est commencement et commandement. Dès lors la philosophie (ce qui entretient une relation avec l’habileté) deviendra métaphysique en tant qu’elle a à trouver les justifications du commencement pour le commandement. Ce travail prendra le nom de métaphysique et d’ontologie, en tant qu’il consiste à justifier la qualité des essences des êtres afin de déterminer leurs modes d’existence. Ceci est l’épreuve de la pensée occidentale. Ceci est l’épreuve de la philosophie et est le nom même de la philosophie, de ce sophos comme qualité fondamentale de Socrate. Le troisième point consiste à penser que la naissance même de la philosophie – comme crise du dèmos et des ontoi – est à entendre dans un système beaucoup plus vaste qui porte le nom de pharmakéia. La leçon même radicale de la pensée platonicienne est que toute chose tient son existence de la réversibilité, que toute chose tient son existence de la puissance à basculer dans ce qui réalise (poièsis) et dans ce qui détruit (pharmakon). Ceci est la lecture du Phèdon (que nous devons à Dumézil et Foucault) en tant que le pharmakon est ce qui fait mourir Socrate et lui permet d’échapper à la doxa, et c’est aussi la lecture – plus subtile encore – du Phèdre en tant que paradoxe de l’écriture et du théorique. Mais il importe de penser encore autre chose à partir de cela. Nous avons choisi de saisir cette pensée dialectique soit à partir d’Aristote (Pol. 1252 comme différence entre le dèloun et le blabèros) soit à partir d’une interprétation de la pensée de Platon qui transforme métaphysiquement le concept du pharmakon. Ce qui signifie que nous aurions dû maintenir l’idée que le pharmakon est une puissance de réalisation contenue en toute chose en tant qu’elle s’ouvre vers l’anéantissement. Mais nous avons préféré dissocier selon le plan de la différence entre l’être et l’existence. Ces failles – dèmos, ontoi et pharmakon – en tant que crise n’ont cessé d’être creusées depuis vingt-cinq siècles. Nous en imputons la faute à Platon. Or la pensée platonicienne, en tant que philosophie, nous invite à une vigilance. Ce qui ne cesse d’aggraver les failles dans le dèmos, dans les ontoi et dans le pharmakon conduit à une pensée de la catastrophe. Philosophie n’est pas une sagesse, mais une certaine habileté à être vigilant. Le tournant consiste à accepter ceci. [20 août]
Pour rien au monde je ne changerai de vie. [21 août]
Ce qui est tragique (au sens du destin) et dramatique (au sens du devoir) est que les pensées occidentales se soient systématiquement construites à partir du concept de l’élection. Élection se dit en grec hairèsis. En latin c’est le verbe e-legere, enlever. Ce qui procède de la catastrophe est l’affiliation de la pensée aux pensées monothéistes et au concept de peuple élu. [21 août]
La fin de la philosophie – autrement dit et pour paraphraser Heidegger, la tâche de la pensée – consiste à cesser de penser que la philosophie, comme métaphysique est la justification des systèmes d’élection (par ailleurs injustifiables) à partir des concepts des essences et des qualités. Philosophie ne peut plus être entendue à partir du sens de la métaphysique. [22 août]
Le lieu de la philosophie est la langue. [22 août]
L’erreur d’une certaine modernité est d’avoir pensé à partir du concept de système. Or si l’on est précis la philosophie est ce qui permet la déconstruction de tout système puisqu’elle est l’expérience de ce qui n’est pas un système. Si cela le devenait ce n’est plus alors de la philosophie mais de la métaphysique. Il était alors nécessaire de rejeter la philosophie et à partir des lambeaux de son manteau déchiré constituer ce que sont ces disciplines qui se pensent comme système et comme science : la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, les études culturelles, etc. Si nous ne réparons pas cette erreur la pensée se maintiendra aliénée à la gouvernance. [22 août]
Le métier d’épicier. [23 août]
Ce qui relève du travail est un métier et non une profession. Dans le terme de métier est contenu le sens de la table d’exposition et l’idée de mystère. [24 août]
La figure de l’étal et de la table : ce qui s’expose et se consomme. [24 août]
« Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison. » Paracelse. [25 août]
En somme ce n’est pas la jouissance qui est sidérante, mais les conduites que nous instaurons pour y parvenir. [26 août]
Une fois encore tout change. Une fois encore il s’agit de faire l’épreuve de l’instabilité. Considérer alors qu’il puisse y avoir une quelconque stabilité relève d’un processus idéologique et d’un affaiblissement de tout mode d’agir. [26 août]
Ce dont nous avons besoin est inassignable. [27 août]
Être à ce point ému par la beauté d’un sexe et la puissance d’un corps. [28 août]
L’inassignable est émouvant. Parce qu’il est surabondant. [29 août]
Le capitalisme est la capitalisation et la privatisation de tout ce qui est essentiel au vivant, à savoir l’alimentation, l’eau, les soins, l’habitat, les communications et les transports. Or aujourd’hui nous ne disposons de plus rien. Tout est confisqué par d’immenses firmes (ce qui est inébranlable et qui tient fermement par la signature du contrat). La politique à venir consistera à tenir face à cette capitalisation tandis que les états mêmes ne cessent de reculer. Les firmes accumulent la puissance à savoir la spéculation, les communications, le foncier et l’ordre. [29 août]
Si l’état actuel de la politique est désastreux c’est qu’il est l’épreuve de l’impuissance absolue des états, de la société civile et du vivant devant la capitalisation absolue et infinie du monde. Nous nous interrogerons alors sur la possibilité d’un changement de ces paradigmes. Mais il ne s’agit pas que d’un problème de politique. Il risque d’advenir pour nous un changement de paradigme idéologique d’une extrême puissance. L’histoire occidentale insiste sur le fait que des systèmes chutent et dès que l’on passe du monde antique, au moyen-âge, à la renaissance, etc. Or les systèmes ne chutent pas ils se modifient. Il semble que le système idéologique le plus puissant en monde soit celui – aussi incongru que cela puisse paraître – des monothéismes. Ce qui constitue la catastrophe irrémédiable dans laquelle nous sommes, tient à la violence infinie avec laquelle les monothéismes se sont saisis de la gouvernance. Le problème commence avec le monothéisme juif qui se détermine comme étant le peuple suffisamment insignifiant et vertueux pour être élu par Dieu. La gouvernance se fait avec la Loi et dans la rivalité sans fin entre ceux qui reconnaissent l’élection du peuple juif et ceux qui d’un point de vue théologique et rituel l’ignorent. Le peuple juif ne peut alors gouverner que par la non-gouvernance : paradoxe infinie et vertigineux du nom même juif. Puis il y aura une substitution, en tant que le christianisme aura « remplacé » le judaïsme en vue de la gouvernance. Le christianisme pour cela a utilisé le concept de messie en tant que Dieu lui-même (après avoir élu un peuple plutôt qu’un autre) s’incarne en un homme pour rédimer l’humanité. Le Christianisme tient comme gouvernance, c’est-à-dire comme économie du monde – depuis vingt siècles et sa forme ultime est le capitalisme. Cependant il existe un troisième monothéisme qui ne cesse de réclamer la gestion de l’économie et la gouvernance de ce qui est nommé un état islamique qui est cette fois-ci le recueil du verbe du Dieu. Il y a une lutte infinie des monothéismes qui nous font courir à notre perte. Il nous faut accepter que le monde musulman réclamera ce qu’il est historiquement en droit d’attendre, la promesse de la gouvernance. Il nous faut encore accepter que les changements de paradigmes historiques sont spirituels et idéologiques. Il nous faut encore penser qu’il nous reste la possibilité que cesse enfin toute idée de religiosité, d’élection, d’incarnation et de révélation. [30 août]
Tandis qu’est annoncé dans le milieu de l’art le 16e prix Paul Ricard, la société éponyme, sous le nom Allegro, a décidé d’un plan de licenciement de 900 personnes dans le monde et 165 en France, dans le seul but semble-t-il d’un enrichissement. Bien sûr cela ne préoccupe aucun des commissaires ni aucun des artistes. Aussi insignifiant que ceci puisse être, il renforce le paradigme d’une séparation absolue entre ce que nous pourrions nommer une société civile et le monde de l’art. Ce qui signifie que ce nous nommons système de l’art est construit sur une indifférence absolue des conséquences du capitalisme qui le fait vivre. Cette indifférence et ce mépris sont le signe même d’une faiblesse des productions d’artistes qui ne réfléchissent pas, mais aussi de l’achèvement de l’industrie culturelle. Cela signifie la destruction définitive du nom d’art. [1° septembre]
Il faut toujours penser ce que signifie, dans le cadre d’une recherche et dans le cadre d’un enseignement en école supérieure d’art, une méthode. Elle doit toujours insister sur l’équilibre des systèmes interprétatifs, critiques et productifs. Dès lors l’étudiant-chercheur est confronté à l’interprétation d’un objet (documents, textes, œuvres, expositions, événements) mais aussi à la nécessité de comprendre de manière critique la situation historique de sa réalisation et celle de sa réception et enfin, à la possibilité d’éprouver la production d’une intervention, d’un texte, d’une exposition, d’une œuvre ou encore d’un ouvrage. [2 septembre]
Heinrich Khunrath, Amphitheatrum sapientiæ æternæ, (Hamburg, s.n., 1595). [3 septembre]
Milieu signifie littéralement dans le lieu. [3 septembre]
Si l’on admet que la philosophie a été instrumentalisée par la gouvernance en vue de justifier l’idée même des qualités des essences et par conséquent l’idée même du contrôle des modes d’existence, alors nous sommes en mesure de penser ce que signifie la rupture de la modernité. Est moderne ce qui s’accorde à penser la possibilité de la négation. Négation de la qualité même des essences en tant que tout ce qui est est en tant qu’il est (théorie de l’ontologie libérale), mais aussi négation en tant que tout ce qui est et n’est pas (théorie de la contingence). Est moderne celui qui pense encore pouvoir tenir ce qu’Adorno nommait une dialectique négative. Celle de la contradiction, celle qui tient comme non-de-la-langue. Mais si l’on admet que nous sommes sans modernité alors cela signifie que nous ne cessons encore de subir l’épreuve autoritaire d’un positivisme et que nous n’avons pas été en mesure de faire l’expérience de la négation. C’est le post-modernisme : la conscience que nous sommes modernes mais sans modernité. Nous affirmons que la condition même de la post-modernité consiste à reconnaître que l’épreuve de la négation n’a jamais eu lieu, mais qu’en revanche a été initiée l’expérience du de- plutôt que du ne-. Elle est indiquée par des penseurs comme Derrida avec la dissémination et la différance, comme Foucault avec la différenciation éthique, comme Deleuze avec les concepts de différence et de désir, etc. Nous pensons que la tâche de la philosophie, ou de la pensée, est de proposer une réflexion à partir des trois concepts suivants : que signifient pour nous l’idée de dif-férence, de dé-classement et de dis-qualification. Si nous sommes en mesure de penser l’infinie finesse du préfixe de- alors nous serons en mesure de faire de la théorie. [4 septembre]
Penser signifie saisir le non-de-la-langue et le nom-de-la-langue. [4 septembre]
Le nom d’art n’a plus lieu. [5 septembre]
La très grande faiblesse des productions de l’art dit contemporain tient au fait qu’il soit une marchandise et tient encore au fait qu’un artiste est produit (par les écoles et l’institution) comme une figure autonome du régime critique. Cette autonomie est mythologique comme figure moderne de l’artiste et idéologique comme puissance de manipulation. Il faut ajouter à cela l’indigence de la pensée de ceux qui se prétendent critiques ou spécialistes. Or il y a aujourd’hui une collusion indécente entre le marché de l’art et les espaces publics de monstration. Dès lors ce qu’il faut interroger est la nécessité de ce marché (nous pourrions vivre sans marché de l’art et faire en sorte que les grandes fortunes puissent défiscaliser avec autre chose) et la nécessité de cette collusion (le musée pourrait avoir comme vocation l’expérimentation). À cela il faudrait encore ajouter qu’une étrange mode consiste à penser que la jeunesse d’un artiste est un garant de valeur comme s’il était à la fois un modèle ou encore un athlète. [6 septembre]
Une si grande exaltation, quam maxime possum. [7 septembre]
La connaissance est érotique. [8 septembre]
Il s’agit d’un récit. C’est-à-dire ce qui produit une formule. Il y a d’abord le problème d’une division entre deux frères qui tient lieu d’une division entre deux peuples. Le premier Ésaü, le roux (אַדְמוֹנִי, ‘admōmī) et le poilu (שֵׂעָר, sē`ār) sera mythiquement le père de la lignée d’Édom, l’Occident romain et chrétien. Le second Jacob, celui qui talonne (יעקב) sera patriarche et père de la lignée des Israélites. Le premier est la force brutale, le second est du côté de l’entendement. C’est donc un problème de querelles de frères. C’est l’idée sauvage de mettre dos à dos deux concepts de peuples, mais surtout deux visions du monde. Or ces deux visions du monde semblent être étrangement rassemblées dans un bol de soupe aux lentilles (אָדֹם, adom en hébreu), autrement dit un plat de rouges. Il s’agit bien d’un bouillon, ˜yema toà purroà dit le texte grec, rouge. Il est précisé qu’Ésaü vend son droit d’aînesse contre un plat d’˜yema fakoà, un bouillon de lentilles. C’est le verbe ¢pod…domi, faire l’échange, vendre. Ce qui signifie que l’un des frères n’accorde pas d’importance à ce qui est nommé un droit d’aînesse, tandis que le second le réclame parce qu’il lui manque. Une série de commentaires importe : pour Ésaü le droit d’aînesse n’importe pas, ce qui signifie qu’il ne désire pas recevoir un héritage et transmettre cet héritage à ses enfants et, cela signifie enfin que le droit, en tant que tel, c’est-à-dire la loi, importe moins que la puissance de sa satisfaction immédiate. Par ailleurs ce qui signifie donc que pour Jacob le droit d’aînesse importe, qu’il désire transmettre et que sa satisfaction passe après la loi. C’est cette différence qui semblerait fonder la différence entre deux peuples. Ce qui signifie encore que seule la descendance de Jacob a préservé l’héritage, tandis que l’autre l’a renié. Si l’on s’accorde sur l’infondé dramatique de cette distinction, il convient de relever encore un problème. Sans doute que ni Ésaü ni Jacob ne sont des hommes de biens (il faut préciser que cette traduction ne rend pas ¥nqropoj ¥plastoj, un homme sans-façon), plus précisément parce qu’ils ne sont ni des êtres du plasma ni des êtres de l’oikos, ni des êtres de l’œuvre ni même de l’habiter. Il sont, fondamentalement, des êtres sans-fraternité et des êtres ouverts à toutes économies. C’est cela qu’il faut tenter de saisir. [9 septembre*]
Sans-fraternité signifie que l’autre est pensé de manière économique et non à partir d’une pensée du partage. La fraternité ne se situe ni dans l’économie (elle n’engage pas à transformer les échanges en marchandises) ni dans la servitude. La fraternité signifie que nous ne recevons pas des ordres mais que nous assurons de penser le partage de ce qui est à faire. Politique devrait signifier ceci. Or le problème de l’idée du libéralisme économique est qu’il n’accepte pas autrement l’idée de l’être que dans l’économie et la servitude. C’est la crise de la modernité. [9 septembre]
L’attente. [10 septembre]
Ce jour restera à jamais sans égal. [11 septembre]
Ce qui n’a pas d’égal est ce qui ne peut être ni réduit ni assujettit, à rien. [12 septembre]
Penser le concept d’institution demande – réclame – de saisir, à l’intérieur même de la gouvernance, ce que signifie instituer et le verbe grec histèmi. L’institution est la mise à demeure des usages de sorte qu’ils soient alors toujours ouverts à l’observation. [12 septembre]
Il n’y a qu’une seule chose, penser la gouvernementalité. Il faut pour cela repenser entièrement ce qui avait été nommé théorie cybernétique. Il faut repenser le terme grec kubernètikos. Le problème de la pensée occidentale (donc de la pensée mondiale) est d’avoir choisi un processus interprétatif de l’arkhè comme commencement et en même temps d’être incapable de le situer ailleurs que dans le non-vivant. Toutes les théories de la gouvernance sont justifiées par l’injustifiable [texte du 20 août]. Toutes les théories de la gouvernance trouvent la justification de l’arkhè comme commandement à partir d’une arkhè comme commencement qui n’est jamais un commencement propre à l’humanité (matérielle et vivante). Cela fonde l’instrumentalisation de la philosophie, la faiblesse du politique, l’absence de toute philosophie politique, la négation de toute éthique. Seul le vivant est politique. Mais il faut être en mesure de penser ce que signifie être vivant. [13 septembre]
La république est structurelle, tandis que la démocratie est fonctionnelle. Pour cette raison la république ne peut pas être pensée à partir du concept de valeur tandis que la démocratie peut être à tout moment évaluée et modifiée. [13 septembre]
Il est des êtres dont la présence est saisissante. Simplement parce qu’ils savent tenir un regard, toujours comme une question et toujours comme un don. Ces êtres ont la mesure de l’élégance, de la discursivité, d’une vivabilité infinie et d’un érotisme absolu. Il porte le prénom de Pierre. [14 septembre]
Vacatio sine vesperam. [15 septembre]
En somme ni Ésaü ni Jacob ne sont des hommes de bien, non seulement parce qu’ils transforment un échange en vente (ils déterminent des valeurs), mais aussi parce qu’ils contractualisent leur litige dans l’économie de la marchandise. Ceci signifie qu’ils admettent marchandiser de l’immatériel et qu’ils admettent transformer tout désir en objet de marchandise. La traduction grecque de l’adjectif tam (dont la racine taman signifie être accompli) en aplastos relève un problème de sens. Jacob n’est pas celui qui façonne et imagine (plassein). Mais en somme, ils ne sont pas des êtres, pourrait-on dire de l’arrangement (plasma), mais exclusivement des êtres de l’engagement (pistis). Dès lors le récit d’Ésaü ouvre à un problème majeur d’économie non pas du réel mais bien de la réalité, c’est-à-dire de nos modes et de nos manières d’existence. Ce qui se cache ici, au creux d’un bol de lentilles, est la manière avec laquelle le monde nous est laissé en héritage. Il nous faut prendre en compte ce litige – donné en héritage – qui nous ouvre irrémédiablement à une économie radicale et à une fermeture définitive de toute idée de partage. Or, ce que nous nommons modernité, a été une tentative d’extraire la pensée de l’économie la plus contractuelle, sous la forme possible d’une chrématistique, mais aussi la tentative d’offrir l’interprétation du vivant à partir du concept de fraternité. Il signifie que nous devrions ouvrir nos manières – en tant que société civile – à l’idée même d’un partage. Il ne s’agit alors de vendre ou d’acheter ce qui constitue un héritage, mais de devoir le partager. Ce qui nous échoie est ce partage sans lequel les conditions mêmes de la vivabilité ne sont pas tenues. [16 septembre*]
Tout défaut de parole et tout mensonge sont impardonnables. [16 septembre]
La beauté des corps, des sexes et des regards. [18 septembre]
Les objets ont la puissance d’encombrer le vivant mais aussi de se laisser docilement jeter. Est donc objet ce qui est ouvert à la possibilité d’être jeté. Les objets ont encore la puissance d’être cassés (ils deviennent en ce cas des outils) et d’être abandonnés (ils deviennent de nouveaux usages) : quand ils sont jetés ils deviennent des restes. Notre condition d’homme consiste à tenir incessamment entre des outils, des usages et des restes. [19 septembre]
Les êtres réclament un vivre en couple parce qu’ils sont, ainsi, incapables de saisir la puissance illimitée de l’altérité et dès lors parce qu’ils sont ouverts à l’ennui le plus infini. Ce qu’il faut comprendre est le sens de l’adverbe ainsi. Il signifie qu’ils ne le sont pas en tant que tels mais qu’ils le sont parce que nous avons construit anthropologiquement cette nécessité. L’être est ouvert à l’altérité. [20 septembre]
Barbara Cassin parle de sa rencontre en 1969 avec Martin Heidegger. Elle dit – et la formule est exemplaire – que, toujours, le philosophe est fasciné par le tyran. Ce qui permettrait de penser avec une immense clarté la philosophie de Platon à Heidegger. La philosophe commence avec la fascination pour le philosophe-roi élu de la Politéia et s’achève avec la crise d’une fascination pour le National-Socialisme. En revanche il y a avec Heidegger deux nouveaux paradigmes : le premier consiste à avoir opéré un retrait absolu et systématique de la politique pour tenter de penser le regard foudroyant que s’adresse pensée et poésie, le second consiste à avoir pensé ce qu’il nomme achèvement de la philosophie. Achèvement ne signifie pas fin mais accomplissement. La philosophie c’est ainsi accomplie au point qu’il ne soit plus nécessaire qu’elle progresse plus avant dans cette fascination. Nous pensons que ces deux changements de paradigmes sont fondamentaux. Mais que signifie, dans l’expression de Barbara Cassin, le terme tyran ? Il signifie celui qui prend en charge – avec force – la construction d’un absolu. Le tyran façonne la réalité à partir de l’absolu entre l’origine et le commandement. Et c’est cela qui fascine la philosophie. Parce que la philosophie, en somme, n’est jamais autre chose que l’interprétation de ce rapport entre origine et commandement. Je date le moment de cette crise au 21 avril 1964 lors de la conférence d’Heidegger La fin de la philosophie et la tâche de la pensée. C’est cela que signifie la fin de la philosophie. La fin de la fascination – possible – du turannos et du kubernètikos. Or le problème est que le politique en réabsorbe la puissance. {21 septembre]
Il est des moments insignifiants dans une vie, où l’on tourne le dos, pour la énième fois, à une scène familière, et pourtant, sans le matérialiser, l’on sait que ce sera proprement la dernière. Et que quelque chose ne reviendra pas, ou plus précisément n’adviendra plus. C’est l’étroitesse infinie de cet instant qui est fascinant. Il contient l’irrésolution et l’idée même de tout futur. La plus grande différence tient à la manière dont nous pouvons en avoir conscience. Alors s’ouvre un temps nouveau, une manière nouvelle d’arraisonner la réalité. [21 septembre]
La douceur des bras inconnus. Ils ont la puissance d’être réconfortants comme aucun de ceux qui sont connus. Ils sont accueillants. [22 septembre]
La nouvelle école à Arles. [23 septembre]
Si non caste tamen caute dit Baldassare Castiglione. [26 septembre]
Sommes-nous capables de penser ce que signifie une éthique au-dessus des lois ? [26 septembre]
Il y a la trace ici encore de ce qui modifie le vivant et la réalité. Ceci se nomme un anniversaire. Cela signifie qu’il est toujours le signe de ce qui vient immanquablement changer le cours du vivant. L’écriture ne célèbre pas les anniversaires mais revient sur l’idée que rien ne manque jamais. [29 septembre]
Le seul véritable problème qui excite la pensée est le concept de loi. Et par conséquent, ce qui nous occupe tous, la délégation. Or ne cessent de s’affronter deux mondes, le premier religieux (au sens précis de la lecture scrupuleuse) qui consiste à dire que la loi en tant que prémisse est absolument indiscutable. Le second, la philosophie (au sens précis de la lecture dialectique) consiste à dire que la loi est toujours de facto discutable et qu’elle doit trouver sa forme à partir d’une enquête sur les conditions même du vivant. Or, et nous le savons puisque nous ne cessons de revenir sur cette hypothèse, il y a une compromission épouvantable entre la philosophie et le pouvoir. Dès lors le règne de la loi est inévitable. Le règne infini de l’arkhè. Ce que nous vivons est l’échec de la pensée. Nous n’avons pas tenu devant l’impératif de la loi. Ceci consistera (ou consiste peut-être déjà) à la réouverture des temps de la tragédie. Tragédie signifie expérience de la douleur et négation des conditions de la vivabilité. [30 septembre]
Faire de la philosophie consiste à toujours montrer l’infondé du religieux et l’infondé essentiel des trois monothéismes. La tâche de la pensée consiste en cela. [2 octobre]
Il existe le verbe de-legere. Que nous avons perdu. Que signifierait un dé-lire ? Et non pas un dé-lier. Il faut être en mesure de comprendre les liens et les solutions de continuité entre les termes de-lectus, de-lectatio, de-legatio. [3 octobre]
Une fois encore n’avoir aucun lieu pour habiter. Une fois encore se maintenir comme un éternel locataire et comme un éternel co-locataire. Je me sens irrémédiablement appartenir à cette modernité dramatique qui ne parvient pas à se loger. Habiter est devenu à peine possible. Habiter n’est plus le sens de ce qu’indique notre vivant. Modernité dramatique parce qu’elle est ouverte à une angoisse du bâtir et de l’habiter. Mais alors ce qui serait le sens le plus ouvert de la modernité est le refus simple et évident du bâtir et de l’habiter. Ceux qui bâtissent et qui habitent sont des êtres de l’arkhè, sont des êtres de l’usure et de la dette. Or être nouvellement modernes signifie ne pas s’endetter et tout dépenser. La dette et l’usure plongent les êtres dans l’irrespect et l’égoïsme. Il nous faut penser autrement nos manières d’habiter. [7 octobre]
La philosophie est un mode particulier d’observation du monde (comme relation réel-réalité) en ce qu’il est constitué d’êtres sensibles autonomes. La philosophie (dont le sens étymologique signifie entretenir une relation à ce qui a accumulé de l’expérience) naît en un espace qui s’oppose de manière évidente à deux autres espaces, celui du nomos empsukhos (l’Égypte et la Perse) et celui de la révélation (Jérusalem). La philosophie commence à partir du moment où il faut définir les relations entre des êtres considérés comme autonomes. Philosophie est le nom de ce qui pense la relation entre l’être et la gouvernance. Philosophie est dès lors le nom d’une attention toute particulière à la manière dont nous décidons de penser les lois qui arraisonnent perception et existence. L’origine de la philosophie se situe dans une mise en garde sur la manière dont nous pensons et acceptons les modes de gouvernance. Cette distinction (philosophie – théologie) peut être aussi nommée par la relation entre Athènes et Jérusalem. Toute la pensée occidentale n’aura été (et n’est) qu’un long conflit entre la possibilité de penser la loi comme externalité absolue (l’indiscutabilité comme fondement des trois monothéismes) et la possibilité de penser la loi comme interne à l’être autonome (donc sa discutabilité). C’est ce qui fonde ce que l’on nomme politique. Polis (lieu habité) est le lieu où « s’éprouve » la relation du nomos (le code) et de l’ergon (l’œuvre). Cette relation est dès lors pensée de deux seules manières : sous le mode de l’obéissance ou sous le mode de l’interprétation. Ce qui signifie que nous n’avons que le choix d’obéir ou de pouvoir discuter la loi. Les monothéismes (le religieux) fondent le rapport que l’être entretient au monde sur l’obéissance (de la théorie de la servitude à celle de la servitude volontaire). Les traditions philosophiques fondent le rapport que l’être entretient au monde sur la possibilité de discuter et de construire la loi (de la théorie de la liturgie à celle de la laïcité). La philosophie est donc l’histoire de cette relation conflictuelle et ouverte. Cependant si philosophie est le nom de ce qui pense les relations entre l’ordre et l’opérativité (nomos-ergon), il faut pouvoir penser qu’elle le fait de trois manières bien spécifiques : de manière éthico-morale (et c’est la tradition depuis Aristote), de manière métaphysique (et c’est la tradition depuis Platon) et de manière esthétique (comme tradition occulte et silencieuse de la philosophie occidentale). Cette tradition esthétique – comme branche d’une transition éthico-morale – consiste à penser qu’il faut unifier et codifier les modes de perception. C’est ce que nous nommons histoire de l’esthétique (et non histoire de l’art) qui a lieu en somme depuis Aristote à Hegel : l’histoire de l’esthétique signifie l’histoire du rapport que nous entretenons à l’obéissance et à la désobéissance. À partir de la modernité et de l’abaissement des contraintes ontologiques des êtres et des choses, il s’agit en fait d’une histoire de l’art, puisque nous ne sommes plus devant la loi mais que nous sommes en tant qu’artiste supra legem. La crise de la post-modernité consiste à penser les conséquences de cette situation en-dehors-des-lois. Or il s’agit précisément du scandale de l’art contemporain. En ce sens l’histoire de l’art commence donc après Hegel. Elle est une crise permanente, irrésolue, scandaleuse et insincère. Or le devenir de l’art est incertain, soit continuer une interrogation sur l’irrésolution de cette insincérité, soit entrer dans une nouvelle phase réactionnaire et revenir à une histoire de l’esthétique. Si nous basculons à nouveau dans l’histoire d’une esthétique de l’obéissance, alors l’histoire de l’art aura duré moins de deux siècles. Mais que signifie cette histoire de l’esthétique ? Elle commence dans le rejet du projet platonicien de la forclusion pour le projet aristotélicien de l’instrumentalisation de l’œuvre à des fins morales et politiques (katharsis et kharis). Nous le proposons comme le premier temps de l’histoire de l’esthétique. Le deuxième a consisté à bloquer le sens de la poièsis dans la tekhnè. Il s’agit d’une poiètikè tekhnè sous le contrôle de spécialistes. C’est à partir de cette phase que ce syntagme sera traduit en latin comme ars poeticus et définitivement entendu comme ars c’est-à-dire comme simple technique (de représentation catégorisée du monde). L’art devient donc définitivement une esthétique des techniques. Le troisième moment, radicale, a consisté à absorber la production dite artistique dans le concept chrétien d’économie iconique. Pour assumer l’impossible tension de l’anarchie chrétienne devenant une religion d’état, les théologiens vont proposer que les concepts de cette nouvelle arkhè (trinité, consubstantiation, eucharistie, salut, jugement et messianisme) puissent être « saisis » non plus à partir du concept mais à partir de la puissance de l’image. C’est cela qui est nommé économie iconique. La redoutable puissance de ce concept a permis l’assujettissement de toutes les productions artistiques au pouvoir politique et au pouvoir théologique et a permis la transfiguration de tout système en économie et en image. Il a formulé son aboutissement dans le classicisme du xviie siècle. Le quatrième mouvement a consisté en la crise des iconoclastes : il s’agissait de sortir l’image de la simple puissance d’iconicité pour la faire entrer dans la puissance illimitée de l’économie iconique et ouvrir ainsi l’Occident au triomphe de l’esthétique et de l’image. Le cinquième temps a consisté à établir la somme des traités d’esthétique de catégorisation des formes et des usages. Cette période commence avec ce qui est nommé le gothique et prend fin avec la crise de l’idéalisme romantique : il s’agit donc de sept siècles qui ont été aussi les siècles de l’épreuve fondamentale de la désobéissance. C’est l’histoire critique de l’esthétique occidentale. Le sixième mouvement a consisté en une histoire plus complexe, celle qui a dû synthétiser l’inépuisable matérialité du monde (la découverte des nouveaux mondes), la redécouverte du monde latin (renascita romanitatis) et la réintroduction du concept de libéralité qui s’oppose à toute idéologie chrétienne, la réforme et la crise du maniérisme stylistique : cet espace est le xvie siècle qui a consisté à faire entrer une première phase d’ontologie libérale dans un monde qui l’interdisait. C’est à la fois la réforme (luthérienne et calviniste) et l’ouverture du monde au libéralisme économique et c’est aussi la réforme des fondements esthétiques (le maniérisme et le baroque). La conséquence en est l’explosion du concept de singularité, d’artiste, de collection et d’idéologisation de la culture. L’œuvre et les sphères de l’opérativité sont indéfectiblement liées au pouvoir et à la politique. Le septième mouvement est le classicisme comme absolutisation des relations entre ordre et œuvre. Le huitième mouvement a consisté en l’incorporation du concept d’ontologie libérale, d’universalisme, de singularité et d’affect : cela commence avec la crise de la liberté chez Spinoza et prend fin avec la crise de l’idéalisme romantique. Ce qui sera nommé neuvième mouvement est la modernité artistique et la crise de l’autorité et de la représentation. La dixième phase est la post-modernité comme abandon de tous les systèmes et tentative d’une critique exhaustive. Nous proposons d’entendre que nous abordons tout juste un onzième mouvement qui est un achèvement du nom d’art. Et donc de l’histoire de l’art. [7 octobre]
Un drame est l’épreuve et la faillite du devoir. Ce qui constitue la teneur la plus complexe des relations est lié au devoir. Devoir est la tenue de l’agir dans le regard de l’autre. Dès qu’il y a rupture de ce qui avait été tenu dans le regard, il y a drame. Toutes les formes de crise qui génèrent les ruptures fondamentales de l’amitié sont liée à la rupture de l’engagement de ce qui avait été donné dans le regard. Ces ruptures sont irrémédiables et absolument douloureuses. Ne plus tenir ce qui a été engagé dans le regard est irrespectueux, violent et choquant. Ceci ouvre l’être à la crise la plus complexe, celle de l’inhabité. Cela signifie que nous perdons immédiatement les indices de ce qui constitue notre philia, c’est-à-dire le tressage complexe de nos usages. Brutalement quelque chose s’effile pour ne plus jamais revenir. Il y a l’épreuve d’un vide absolu, et il n’y a plus possibilité de penser des liens. C’est cette ouverture au drame qui nous contraint à nous tenir dans la douleur et dans l’inhabité. La conséquence la plus désastreuse est que ceci nous éloigne de la possibilité heureuse du vivre et de l’opérativité. [8 octobre]
Je hais les images. [10 octobre]
Extra National Assembly #1 YO! de Jerszy Seymour. Dans les Alpes zurichoises au-dessus du Kloentalersee. La contemplation romantique, l’idéalité du paysage de peinture, l’idéalité du paysage qui protège, le point de vue, le witz, le pavillon rose et noir. Il est établi que ce pavillon accueille une première assemblée. Pour penser le concept d’extra-nationalité il faut pour cela penser ce que signifie le concept de nationalité. S’il est fondé sur le natus latin, il faut y entendre qu’il ne signifie pas tant le sang que la transmission d’un patrimoine immatériel et métaphysique en tant qu’idée non d’une relation mais d’un lien. Nation est dès lors un concept idéologique faible construit exclusivement sur l’idée d’une protection : nationalité est alors le nom de ce qu’il convient de protéger pour qu’un commun puisse idéologiquement fonctionner. Nous proposons d’abandonner le concept de nationalité pour celui d’état qui seul permet de penser le concept de loi. Cependant nous défendons l’hypothèse que le concept d’extra-nationalité peut alors être entendu comme l’interprétation critique du concept de protection. Or s’il n’est pas entendable de supprimer la loi , il faut être en mesure de pouvoir penser ce qu’est historiquement et théoriquement notre devenir devant la loi. Jerzsy propose que nous pensions le rapport à la légalité à partir du jeu. Comment penser la loi à partir d’un processus ludique ? Il semble que cela ne soit pas possible à moins d’accepter la possibilité de tricher. Mais alors il s’agit d’un problème morale et non plus éthique. Il n’est pas possible éthiquement de penser la loi de manière ludique. En revanche il est possible de la saisir à partir de la puissance de l’homo ludens. Nous proposons une rapide généalogie des processus historiques spéculatifs de l’interprétation moderne de la loi. Premièrement, la possibilité de penser ce que Spinoza nomma le supra legem : et quelles sont les conséquences de la possibilité de l’épreuve d’une vie par delà la loi ? Deuxièmement, l’épreuve nietzschéenne de la mort de Dieu en tant que retrait de la sphère de la vérité pour pouvoir penser l’épreuve d’un vivant par delà l’autorité transcendantale de la loi. Troisièmement la formule nietzschéenne de la gaya scienza. Quatrièmement le concept de danger de la lecture de Walter Benjamin, en tant que toute lecture est l’ouverture infinie à l’impossible répétition autoritaire de l’identique et du relegere. Cinquièmement l’expérience poétique de l’infinie performativité du poème mallarméen. Sixièmement l’instauration de l’insincérité broodthaersienne. Septièmement le renversement critique de toute industrie culturelle telle que le soumet Adorno. Huitièmement le concept de profanation chez Giorgio Agamben. Neuvièmement, le concept de disqualification. [11 octobre]
La lecture de l’ouvrage de Peter Trawny. [12 octobre]
L’ouvrage de Peter Trawny est précis et humble. Cependant il ouvre une crise. Heidegger et l’antisémitisme. Tous ceux qui affichent d’être choqués sont, au mieux, des ahuris. Or ils sont nombreux. Comment commencer à dire quelque chose après la lecture de ce livre ? Car ce petit livre rouge restera marquant. La première chose profondément marquante est le silence de la pensée de Heidegger dans l’ampleur colossale de son œuvre. Mais on sait qu’il n’y a que des cheminements et, en somme pas d’œuvre. Ce dernier avertissement ne doit jamais nous quitter. Une œuvre colossale donc, et puis à la fin, pensée dans le dispositif testamentaire, la publication des Cahiers noirs. Un journal théorique sur quarante années, qui se pense comme un écrit privé mais ouvert à un destin particulier de publication. C’est ce destin particulier qui est questionnant. Pourquoi le tenir ainsi comme journal, mais l’ouvrir posthumement à la possibilité de la lecture ? Pourquoi en réserver la possibilité de la lecture comme tournant décisif pour penser l’œuvre, qui, pensons-le, doit-être cheminement ? Pourquoi la mesure si forte d’un silence presque absolu sur la pensée juive, sur le nom de Juif, sur l’extermination, sur la Shoa ? Pourquoi alors la mesure si faible de quelques citations qui affirmeraient dans une langue complexe, la teneur d’un antisémitisme ? Précisément trois fragments. Dans l’ampleur de l’œuvre, ou des cheminements, ce qui est ridicule. Mais pour le coup, c’est l’un des cheminements. Aussi court et secret soit-il, il est l’un des cheminements. Que faire ? Suivre Trawny et accepter l’hypothèse que cela modifie le cheminement que nous avions fait prendre, à supposer la lecture de Heidegger, à l’ontologie historique du Dasein. Il faudrait donc supposer qu’un penseur, comme Heidegger, ait pensé la condition antisémite comme un mode essentiel de l’histoire de l’être. La condition même de l’histoire de l’être. C’est pensable mais c’est insoutenable. Et pourtant, cela supposerait qu’il faille le supposer à partir de trois fragments, dans la somme totale des cheminements. Mais le prendre, en tant que tel, comme un cheminent, possible est insupportable. Mais c’est parfaitement pensable. Il y aurait la possibilité, dans le retrait absolu du journal, de le penser comme une indication possible du penseur, à ce qui est alors pensable. Mais pourtant, pas publiable, de son vivant. Ce qui se publie n’appartient plus à Heidegger, en tant qu’il ne se défend plus, il appartient à une masse critique. En revanche il provient de Heidegger. Revenons en arrière : pourquoi ai-je écris « ceux qui affichent d’être choqués sont, au mieux, des ahuris » ? Parce qu’en somme ce n’est pas étonnant en ce sens que, si nous avions été attentifs, nous savions depuis toujours que quelque chose d’un cheminement, intenable, se tenait indiqué dans la pensée de l’être de Heidegger. Cette chose est l’être même hypostasié, séparé de l’étant, séparé même de l’idée simple de corporéité. Plus encore c’est l’histoire de l’être tendue dans l’histoire d’une pureté. On le sait depuis toujours, il y a une angoisse profonde chez Heidegger à saisir l’être en dehors de la possibilité de la pureté (c’est-à-dire de l’abri profond de l’être). Et le caractère même de cette « pureté » réclame une histoire particulière de l’ontologie. Mais c’est l’écueil de la pensée de Heidegger, mais en cela c’est l’écueil de la pensée de toute philosophie et de tout philosophe. Entendons alors la chose suivante : nulle part dans l’œuvre publique de Heidegger ne figure l’indication que l’antisémitisme est intégré à l’histoire de l’être. Ici ce n’est donc pas un cheminement possible. À quelques endroits (sans que cela en soit le sujet), dans l’œuvre privée est confirmé le silence sur la Shoa et est indiqué que l’antisémitisme puisse être intégré à l’histoire de l’être. Ici c’est donc un cheminement possible. Que faire ? Tenir l’hypothèse que ce cheminement a bien été envisagé par Heidegger et tenter d’en comprendre les raisons et les conséquences. Le problème de ce cheminement comme interprétation de l’antisémitisme, est qu’il n’est pas simplement vulgaire, qu’il n’est pas raciale, qu’il n’est pas religieux, mais qu’il est onto-historique. L’antisémitisme serait alors inscrit dans l’histoire mondiale de l’être. Si tel était le cas – et ce à la lueur d’une seule citation dans l’œuvre de Heidegger – ceci est pensable mais inacceptable. Dans ce cas Heidegger aurait indiqué une histoire, tenue secrète, mais qui en somme n’aurait jamais été vraiment ignorée de toute la philosophie. Cela signifie que toutes les philosophies ont interrogé, plus ou moins en tremblant, la teneur d’un antisémitisme et la teneur d’une haine du Juif. Mais ce n’est pas pour autant – quelle qu’ait été la teneur de cette accusation – que cela nous empêche aujourd’hui de lire Spinoza ou Nietzsche. Mais ici il y a une nouveauté : l’antisémitisme pourrait être inscrit dans l’histoire de l’être. Si nous résumons, nous obtenons les problèmes suivants : 1. l’œuvre publique de Heidegger n’indique jamais que l’antisémitisme puisse être intégré à l’histoire de l’être; 2. l’œuvre publique de Heidegger, reconvoque l’histoire de la pensée dans une séparation de l’être et de l’étant tout en fondant (à partir de ce paradoxe) une philosophie de l’existence. Mais la pensée de l’existence est entâchée par l’idée de l’être-jeté comme séparation de l’être; 3. l’œuvre privée de Heidegger (qui aujourd’hui devient publique) donne comme cheminement de la pensée (de manière rarissime dans l’ampleur de l’œuvre) que l’antisémitisme soit intégré à l’histoire de l’être. C’est peut-être cela qu’il s’agit de comprendre maintenant. Il faut ajouter à cela que nous maintenons l’hypothèse que l’intégration de l’antisémitisme à l’histoire de l’être soit une indication. Il semble impossible de déterminer ex abrupto que la pensée de Heidegger soit désormais irrecevable. Elle est recevable, comme toute pensée philosophique, à partir de crises du mode de l’indication. Que signifie pour la philosophie le mode de l’indication ? C’est faire voir la direction d’un possible. Il s’agit bien, nous le savons, de l’acceptabilité ou de la non-acceptabilité d’un possible. C’est précisément ce que nous nommons éthique. Nous considérons donc que ce possible, que ce cheminement, est inacceptable. Or s’il apparait aussi rarement c’est que Heidegger devait en avoir conscience. Mais ce possible est ouvert à la pensée, et c’est précisément cela qu’il faut tenir, c’est que rien n’est fermé à la pensée. Souvenons-nous de la fin de la Lettre sur l’humanisme, nous réclamons trop de choses à la philosophie et nous négligeons la lettre. Il faut encore ici tenir compte de cette indication. La philosophie est le lieu d’une ouverture à la pensée : mais en soit la philosophie n’est pas de facto la signature d’une garantie morale du dire et du faire. En revanche la négligence de la lettre consiste bien à ne pas prêter attention à l’indication contenue dans chaque élément du dire. Mais alors de quoi philosophie est-il le nom ? Philosophie est le nom [le texte du 7 octobre] d’un mode de vigilance particulier de la gouvernance. Mais en tant que telle, philosophie est aussi le nom d’un retrait de deux systèmes que nous avions nommé nomos empsukos et révélation. Philosophie est donc le nom d’une histoire d’opposition aux tyrans et au divin. Mais une opposition particulièrement complexe et silencieuse. C’est ici que prend, une fois encore, tout son sens, le commentaire de Barbara Cassin. La philosophie entretient une fascination irrésolue avec le tyran. C’est en ce sens que nous proposons l’hypothèse suivante : philosophie est le nom de cette vigilance angoissée qui a eu lieu de Platon à Heidegger. Heidegger serait en cela l’ultime philosophe de l’histoire de la pensée. Depuis lors, il n’y en aurait plus. C’est cela qu’il faut alors comprendre en 1964 dans la conférence La fin de la philosophie et la tâche de la pensée. La fin de la philosophie consiste à penser qu’en la surestimant elle n’est plus en meure de tenir cette vigilance fondamentale sur les modèles de gouvernance. La pensée de Heidegger est donc le nom du drame absolu pour l’être de la fin de la philosophie. Heidegger est le nom d’une pensée qui propose le cheminement vers un tournant comme renouvellement absolue de la pensée et des modes d’existence. Or, cette révolution, non seulement n’a pas eu lieu, mais elle s’est détruite dans la suite terrifiante des catastrophes de l’histoire de l’être. Il est donc le nom de celui qui a fait face à cette catastrophe absolue. Nous devons nous extraire de la philosophie comme nous devrions nous extraire de tout processus historique. Nous devons regarder le drame du dernier philosophe et l’ouverture à la tâche de la pensée. Et cette indication était ouverte dans les lectures de Nietzsche : la philosophie doit disparaître pour laisser place à la philologie. Et cette indication est refusée encore par Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme dans une critique de la theôria. C’est précisément pour cela qu’il est possible de comprendre la pensée contemporaine comme une tentative de penser comme des théoriciens. Mais c’est alors la possibilité d’entendre un des cheminements les plus fondamentaux de Heidegger qui est la fin (l’accomplissement) de la philosophie dans l’épreuve incroyable de la relation pensée-poésie. Nous émettons donc une deuxième conclusion : l’épreuve de la pensée de Heidegger est le drame de l’épreuve de la fin de la philosophie. Elle advient dans la possibilité d’achever la philosophie pour tenter de saisir la pensée à partir de la philologie, de la théorie et de la poésie. C’est cette thèse qu’il nous faut saisir. Continuons : philosophie est le nom d’une vigilance particulièrement singulière sur les rapports que nous entretenons à l’histoire de l’être et à l’histoire de la gouvernance. Philosophie est le nom de ce qui échoue dans cette vigilance : en devenant l’instrument même de la gouvernance (par fascination et adhésion) et en ne parvenant jamais à éviter l’épreuve historique de la catastrophe (c’est le sens que nous donnons au post-modernisme). Heidegger, nous semble-t-il, est l’épreuve même du regard effaré sur la catastrophe. La philosophie commence (avec Platon) comme la théorisation de la singularité (la puissance du sujet dans la différence de l’épreuve de la perception), comme la haine de la démocratie et comme la fascination pour la vérité possible du mode de gouvernance (du philosophe-roi, à la vertu, au devoir-faire, au messie, à l’essence, au léviathan, à l’ordre, à la loi, à la liberté, à l’impératif, au sur-homme, à la volonté, à l’absolu, etc.). Or cette tension dialectique a fait naufrage. Elle initie son naufrage dès le début avec le tyran de Syracuse et achève son naufrage avec la tyrannie du National-Socialisme. C’est précisément pour cette raison que la pensée de Heidegger n’est pas choquante, mais c’est bien la philosophie elle-même qui est choquante. Heidegger est le scellement du naufrage définitif de la philosophie. Et c’est en cela qu’il y a un drame incroyable chez ce penseur, et ce drame s’ouvre dans la tension extrême entre l’œuvre publique et l’œuvre privée. Il n’y a donc pas de solution. Mais ce n’est pas tout. De quoi philosophie est-elle encore le nom ? Elle est le nom – en plus d’une vigilance qui a échoué – d’une opposition à tout ce qui s’apparente au rituel et au religieux. L’interprétation et la méfiance absolue du rituel est le lieu de toute la philosophie de Platon à Heidegger. Le rituel est dangereux parce qu’il bloque l’être dans une obéissance aveugle et l’éloigne de la conscience de l’histoire de l’être et parce qu’il bloque toute gouvernance dans la puissance absolue de l’ordre du divin. Ici encore l’histoire de la philosophie de Platon à Heidegger en est la forme complexe. La philosophie tout en se défiant de l’ordre du dieu, se confie à l’ordre de l’être. Elle produit alors ici un hiatus absolu qui ne trouvera jamais son apaisement, sinon son accomplissement dans l’échec absolu de la philosophie à prémunir l’être de ce danger. Ici encore la philosophie échoue. Ce qui fait deux échecs. Ce qui est en soi énorme. La fin de la philosophie est la conscience de ces échecs. Heidegger est le dernier philosophie en ce qu’il a conscience de ce double échec et ce qu’il a ouvert, pour ceux qui sont encore vigilants, la possibilité (le cheminent) de l’interprétation de cet effondrement. Heidegger est le philosophe qui a fait l’épreuve de cet effondrement. C’est pour cette raison qu’il y a, chez lui, cette irrémédiable sortie de la politique et cette irrémédiable entrée dans le poétique. Dès lors, il faut comprendre que toute philosophie, en ce qu’elle est un mode de vigilance, est profondément contre ce qui a été institué par les juifs, les chrétiens et les musulmans. L’interprétation de l’être celé dans l’absolu de l’être de Dieu et en même temps élu par la volonté de Dieu, est irrecevable pour toute pensée philosophique. Dès lors la philosophie est donc le nom de l’opposition à tous les systèmes théologiques de la révélation de la loi et de l’élection des peuples. C’est précisément pourquoi il faut bien faire la différence entre la métaphysique (interprétation des causes premières) et la philosophie (interprétation des systèmes de gouvernance). Être philosophe c’est donc assumé d’être, toujours, critiques et vigilants devant l’arkhè, devant la révélation et devant l’élection. Philosophie est donc le nom de ce qui présuppose que nous puissions vivre – assumer l’histoire de l’être – sans fondamentation, sans dieu, sans élection. Pour être plus précis encore, philosophie est le nom (et l’échec) de l’interprétation critique du concept d’élection. L’Occident est donc l’histoire complexe des relations conflictuelles et brutales entre les modes d’interprétation de l’histoire de l’être avec ou sans dieu. Heidegger est l’héritier de cette discorde, de cette haine et de cette crainte. Cependant cette discorde n’autorise pas à intégrer l’antisémitisme dans l’histoire de l’être. Il aurait pu ré-ouvrir une interprétation du monothéisme dans l’histoire de l’être, ainsi que des rituels et du religieux (ce que laisse entendre son premier ouvrage publié en 1921, Phénoménologie de la vie religieuse). Dès lors la critique de la religiosité juive, chrétienne, islamique est le lieu même de la philosophie : il sont son cheminement propre et historique. De même la critique de la loi (comme externalité indiscutable) et de l’obéissance est le lieu même de la pensée philosophique. La fin de la philosophie suppose que nous devions penser à partir de son accomplissement comme échec et à partir de son avertissement. Il nous reste toujours à tenir devant le danger, c’est-à-dire la justification de la domination. C’est cela le lieu de la pensée. La philosophie n’en est que l’histoire. Que devons-nous faire ? Comme la philosophie nous l’enseigne, nous tenir méfiant. Nous tenir méfiant devant Heidegger, désormais, comme nous nous tenons méfiants depuis toujours devant Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel et les autres. Heidegger entre d’une nouvelle manière dans l’histoire catastrophique de l’être et de la pensée. Nous devons nous en méfier à chaque instant. Mais nous devons penser, plus que jamais, l’épreuve de la catastrophe et de la terreur dans la pensée de Heidegger. C’est cela seul qui nous fait entendre la puissance incroyable de sa pensée. C’est cela seul qui nous fait nous tenir devant un cheminement inacceptable de la pensée. C’est cela seul qui nous fait comprendre l’amitié avec Char. C’est cela qui nous fait comprendre que tous les grands théoriciens de l’après catastrophe (Levinas, Derrida, Lacoue-Labarthe, Foucault, Nancy, Agamben, etc.) se soient penchés sur l’œuvre de Heidegger. C’est cela qui seul peut nous faire tenir encore devant le sens le plus effroyable de la « fin la philosophie » comme triomphe du capitalisme, comme triomphe de l’exploitation et du mépris, comme triomphe de la pensée réactionnaire, comme triomphe des religiosités, comme triomphe, simple et évident, de toutes les tyrannies. La crise exemplaire que traverse la pensée à la lecture du livre de Trawny et à la saisie, ne serait-ce que de la possibilité, que l’antisémitisme puisse être intégré à l’histoire de l’être par Heidegger, est révélatrice d’une crise encore plus exemplaire de la pensée pour chacun d’entre nous. Bien sûr la pensée est rendue encore plus complexe depuis que ce possible cheminement est ouvert. Mais elle l’est aussi parce que la pensée est dramatiquement [voir le sens que nous donnons à drame, 24 déc. 2013, 14 avril et 8 oct.] méprisée, c’est-à-dire irrémédiablement absorbée comme objet de transaction. Elle l’est enfin parce que la pensée n’est que le triste spectateur de la séparation catastrophique d’avec la poièsis : non que cette dernière puisse le refuser mais parce qu’elle n’est plus ouverte à cette possibilité (pas en tant que telle mais par décision de l’institutionalisation du poétique). La tâche de la pensée, dit Heidegger consisterait à abandonner la pensée telle qu’elle est pour « en venir à déterminer l’affaire propre de la pensée ». Voici ce qui nous incombe. Encore. Dans la difficulté exemplaire de l’histoire catastrophique de nos modes d’existence et de gouvernance. Cette détresse sans précédent, est sans doute, l’affaire de la pensée. [13 octobre]
Tout a irrémédiablement changé au point que soit inscrit ici, c’est-à-dire à cet instant précis, une crise sans précédent. Crise de l’être et des modes de l’existence. Les crises les plus violentes sont celles qui sont imposées par les autres en ce qu’elles interdisent toute possibilité de se maintenir adulescens. Le lieu même de la bêtise et de l’irrespect se situe dans l’incompréhension de ce concept. [14 octobre]
Nostos. Il est presque impossible de ne pas s’y sentir embrassé. [15 octobre]
La question la plus complexe de l’histoire de la pensée est, sans doute, celle de l’élection. Non pas celle qui permet de faire tenir une démocratie, mais celle qui permet de faire tenir le monothéisme. Il y a deux questions essentielles à cette élection, celle de l’indiscutabilité de son origine et celle de son inconditionnalité. Ce qui fonde le monothéisme consiste bien à saisir que l’origine de tout choix (et nottament celle d’une tribu ou d’un peuple) est à ce point concentrée dans l’unité qu’elle est en ce sens indiscutable. Et puisqu’elle est unique et parce qu’elle est indiscutable alors cette élection est inconditionelle : cela signifie que l’être doit être exclu de tout désir d’interprétation de cette élection. Cela ouvre à la fois à la nécessité d’y obéir (loi) et à celle de l’attendre (appel ou klèsis en grec). Or il s’avère, que de l’élection qui fonde le judaisme (De 32 : 7-9) à l’élection inconditionnelle qui fonde la chrétienté réformée (Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, ch. XXI, 1560), que ce qui est si complexe est la relation d’autorité indiscutée entre la « portion » accordée et son affirmation comme loi. Toutes les pensées antiques s’accordent pour affirmer la question d’une attribution d’une portion de monde à l’être. Élection désigne la manière avec laquelle « on » accorde de manière inconditionnelle une portion de monde à un être désigné plutôt qu’un autre. Or est moderne ce qui permet de penser par-delà cette relation antique de la fonction attributive pour, peut-être penser, une relation distributive. Voici ce qui est si complexe à tenir et à penser. [15 octobre]
Nous oublions qu’a été imposé pour l’histoire de l’être un changement de paradigme conséquent qui a consisté à imposer l’usage du terme économie non comme gestion mais comme idée que le monde est une maison. En ce sens le triomphe du christianisme (comme gouvernance) a bien consisté à faire tenir toute anarkhè dans l’arkhè, à faire entendre l’idée que l’économie n’est pas une gestion mais un usage illimité lié à la puissance de l’être (en tant qu’il est élu) et à étendre infiniment la puissance de l’homme à se saisir de tout dans un monde qui est dès lors saisi comme une propriété. L’accès à cette puissance et à cette propriété tient à la puissance même de l’être à se saisir dans les « placards de la maison ». Cette puissance est l’histoire catastrophique de l’être qui jusqu’à présent n’a pas été déconstruite. L’histoire de l’être est catastrophique parce qu’elle fonde l’être dans la puissance, et ce depuis Aristote. Il faut repenser le concept d’énergéia d’une toute autre manière. C’est la tâche de la pensée. [16 octobre]
Le sentiment infini d’être abandonné. Plus exactement celui qui consiste à percevoir les formes infinies de l’irrespect. Ce qui se nomme singulièrement injure. C’est-à-dire ce qui est à la lettre du non-droit. Injure est le nom du droit que prend quelqu’un dans l’ignorance et le mépris du droit de l’autre. Or l’injure réclame profondément, non pas une justice (c’est-à-dire l’appel à une réparation) mais l’épreuve de ce qui est juste. Bien sûr ceci laisse le sentiment le plus complexe qui se nomme déréliction. Il faut échapper à l’emprise de tous derelictores. Ils ne sont dignes d’aucune amitié. [17 octobre]
Odos. Ce qui fait cheminer, mais sans pour autant l’inscription d’une direction. [18 octobre]
L’histoire de l’art commence avec la négation même de ce qui peut être pensé comme art. Il n’y a pas de mot pour cela : ce qui à la fois était une idée de l’œuvre, du faire, de la tekhnè et de l’occupation. L’histoire de l’art ne commence réellement presque jamais. Elle est une histoire de l’œuvre et puis une histoire de l’esthétique en tant qu’histoire du rapport que nous entretenons à l’obéissance de la loi et des systèmes de représentation. L’histoire de l’art est donc l’histoire qu’il n’y a pas d’art. Que cela n’existe pas. C’est pour cela qu’il s’agit de constituer une généalogique critique du concept d’œuvre. Et c’est à partir de cela que nous serons en mesure de penser ce que signifie une histoire de l’art comme épreuve d’un supra legem. Or si l’histoire de l’art c’est être hors-la-loi alors c’est la plus insincère et la plus violente épreuve. [20 octobre]
Poros. Ce qui détermine l’idée de toute traversée. Aporos, ce qui suppose que n’ayant pu traverser, nous revenions sur nos pas. [20 octobre]
Le monde dans lequel nous sommes entrés n’est plus fait pour l’être, mais seulement pour ceux qui s’arrogent des parts trop grandes. En cela nous sommes entrés brutalement dans le temps de la tragédie. Mais une tragédie nouvelle, celle où ceux qui doivent être punis, restent impunis. La tragédie contemporaine est celle de l’impunité. [22 octobre]
L’idée de la tragédie est contenue dans le nomos. C’est-à-dire la loi et le partage. S’arroger et s’octroyer une part trop grande du monde – et en ce sens priver les autres de toutes possibilités d’usage – déclenche l’hubris. À ce moment précis, la tragédie est provoquée et rien ne peut l’empêcher. Or ce que nous avons nommé impunité, comme forme moderne, empêche le déclenchement d’une katastase. Il n’y a pas encore de nom particulier pour cette forme singulière de tragédie. Il ne s’agit plus de parodie sérieuse. Peut-être sommes-nous définitivement entrés dans le temps du drame. [23 octobre]
Songer que le désir se lasse. [25 octobre]
Le refus de la pensée occidentale de la négativité est un processus idéologique. Si l’on admet que le mode d’interprétation de l’être est essentialiste et que le mode d’interprétation de l’existence est technique – nous posons qu’il s’agit des deux décisions de la pensée occidentale en tant que l’être est pensé comme somme de qualités essentielles et que les modes d’existences sont arraisonnés par la tekhnè – alors la négativité ne peut trouver sa place dans l’histoire de l’être : il n’est alors pas possible de penser l’être à partir de ce qui n’agit pas ni d’arraisonner les modes d’existence à partir de ce qui ne relève ni de qualités ni d’un agir positif. Nous rappelons que la pensée occidentale en arraisonnant l’histoire de l’être à la technique, arraisonne les modes d’existence de l’être à la puissance positive de l’agir. Ce qui signifie que nous refusons de penser les modes d’existence à partir d’une indication de ce qui n’agit pas. [26 octobre]
Négation est originellement le nom d’une indication en direction du non-agir : faire une négation consiste à dire-ce-qui-n’agit-pas. La négation est dès lors un mode du dire quelque chose en faisant en sorte de l’exprimer en disant que quelque chose d’autre n’agit pas. Ce qui signifie donc que la négation est le nom précis de la contradiction de la positivité de l’agir (comme non-agir et comme non-de-la-langue). [27 octobre]
Qualitas latin traduit le poiotès grec. Il s’agit dans les deux cas d’un mode interrogatif de la chose. Et c’est ce que nous ne cessons d’oublier. [28 octobre]
Il faut revenir sur l’idée que le beau est universel, selon Kant, en tant qu’il plait universellement et qu’il n’est dès lors pas un concept. Il ne s’agit pas tant de cela que de l’idée d’un mouvement. Nous proposons d’entendre que pour Kant et à partir de Kant, le beau est interprété et pensé comme un mouvement. Que signifie le terme univers ? Il signifie une-direction. En ce sens ce qui est universel est ce qui est pensé comme un mouvement concentré en une seule direction. Est beau ce qui accorde l’être dans une même direction de l’histoire de l’être. En cela le concept d’un « plaire universellement » n’a pas de sens et c’est encore là que s’ouvre les crises idéologiques de l’esthétique pour la modernité. C’est l’écueil de la transcendance. [28 octobre]
Assumons qu’il ne puisse y avoir de transcendance. Plus jamais. [29 octobre]
Si l’enseignement supérieur s’effondre c’est parce qu’il doit faire fasse à une diminution de la donation publique, à une augmentation des établissements privés et à une augmentation de formes marginales (mais ici encore privées). Si le protocole de Bologne a permis l’harmonisation de la délivrance du grade de Master pour tous les enseignements supérieurs, il a vu aussi la perte pour l’Université de la délivrance du titre de Master. Or il n’est pas une école d’art, alors même qu’elles sont encore absolument incapables de délivrer un niveau Master à ses étudiants, qui ne souhaite ouvrir un troisième cycle, autrement dit un doctorat ou un post-master. Il est toujours étrange de se dire qu’il faut s’occuper d’un doctorat alors que nous ne sommes pas en mesure de nous occuper d’un Master. Quoiqu’il en soit, les universités vont devoir partager et sans doute perdre la délivrance du titre et du grade de doctorat. Les écoles – quelqu’elles soient – vont délivrer des doctorats. Or il est évident que le modèle laïque de l’enseignement et de la recherche vacille : comment faire tenir une recherche, sérieuse, alors même que les fonds disparaissent et alors même que les universités privées (contre beaucoup d’argent) délivrent Doctorats et Phd et alors même que de nouveaux doctorats (qui se confondent avec des résidences) confirment cette idée des parcours d’élite. Nous ne ferons bientôt que des doctorats et de la recherche absolument assignés à la générosité privée. Mais ce que nous ne nous sommes peut-être plus en mesure de comprendre est que la recherche est toujours publique : dans le cas contraire elle ne peut plus porter le nom de recherche. [31 octobre]
Le plus vertigineux problème est l’arrogance du privilège. Le monde dans lequel nous sommes est l’épreuve infinie de cette arrogance. C’est le mode de vie occidentale, c’est le politique, c’est le régime de l’art, c’est le régime capitaliste. Celui qui est suffisamment puissant peut exercer sa domination comme forme infinie du privilège. Priviligium signifie littéralement la loi privée. Il s’agit alors de toujours refuser la loi privée. C’est la seule condition de l’existence de l’espace politique. L’imposition de toute loi privée est la clôture de toute histoire de l’être. [1° novembre]
Loi est le nom de ce qui est attaché à la lecture. L’épreuve de cet attachement est l’expérience de la douleur pour l’être. Parce qu’elle contient un paradoxe qui est l’essence même de la politique. Si toute lecture est un danger – au sens où toute lecture est l’épreuve d’une domination – comment la loi peut se prémunir de tout danger comme expérience d’une rupture de la domination. Faire de la philosophie c’est interpréter le concept de danger. Politique est donc le nom de ce qui doit faire tenir la dialectique du danger à l’arrêt. Cet arrêt est l’épreuve de la loi. Si dans toute lecture il y a un danger, comment puis-je arrêter ce danger dans la lecture de la loi ? Ce paradoxe est l’histoire matérielle de l’être et l’épreuve de la politique. C’est pour cela que la loi est indiscutable ou bien discutable. [2 novembre]
L’éveil dans la puissance érotique est le plus aimable. [3 novembre]
L’antiquité inscrit l’être dans une histoire politique et esthétique, tandis que le monde chrétien inscrit l’être dans l’économie et l’iconicité. [3 novembre]
Le désir est néfaste comme les Latins pouvaient dire que les dies festus étaient des dies nefastus. Parce que le désir, quelques fois ne nous rend pas propices ni au discernement ni à l’activité. [3 novembre]
Nous ne donnons pas mais nous échangeons. [6 novembre]
Théôros signifie l’observateur et le spectateur. [7 novembre]
Il s’agit dans un premier temps de proposer que nous puissions jouer comme si nous étions des enfants. Déposer sur la table les jouets avec lesquels nous pourrons peut-être proposer méthodes et cheminements. Parmi les jouets, parmi les ludi, nous proposons d’abord le rapport que les latins entretiennent avec les termes usura et usus. Deuxième jouet l’anarkhè chrétienne. Troisième la bulle papale de 1322. Quatrième, la confusion homonymique et homographique entre usure et usure. Cinquième, la possibilité d’une théorie non morale de l’usure. Puis nous ajoutons encore quatre éléments catalytiques, un poème de Guillaume IX daté de 1090, l’Annonciation de 1546 de Domenico Beccaffumi, Pense-Bête de 1964 de Marcel Broodthaers et enfin Essere fiume de 1985 de Giuseppe Penone. Il nous faut donc tenter de penser la différence substantielle et originaire contenue dans le terme usure. Il y a dans la langue latine un verbe archaïque et déponent, utor qui dit ce qui est contenu dans le verbe utiliser et user comme contraction d’un utile et d’un outil. Il s’agit de faire quelque chose en monde qui tienne de l’utile et de l’outil. De ce verbe est pensé le substantif usure qui dit la jouissance de la chose dans l’usage, tandis que le participe passé usus dit l’épreuve sensible et matérielle de l’usage. Usage dans l’un et l’autre cas donc, mais l’un pense la jouissance de la substance même de la chose tandis que l’autre pense la condition d’altération de la chose dans l’usage. C’est ce que donnera le sens de l’usure comme augmentation de la chose par la jouissance, et usure comme détérioration de la chose par l’usage. En ce sens il faut comprendre que le terme latin usura dit quelque chose de l’augmentation de la réalité au sens où l’ajout d’un levain à une pâte permet la fabrication d’un pain, au sens où l’ajout d’une épice à un met permet un assaisonnement, au sens où l’ajout d’un rythme permet la composition d’une prosodie, etc. Nous pourrions alors proposer une première acception du terme usure comme augmentation de tout élément du réel par manipulation et usage. Usure est une manière de faire gonfler la réalité. Cette manière de faire enfler la réalité, de l’augmenter est l’activité humaine en tant qu’opérativité. La pensée antique est le lieu de cette crise en tant qu’il s’agit de penser un ordre pour hiérarchiser ces opérativités et pour hiérarchiser ces augmentations. Toute augmentation de la réalité est sujette à précaution et donc le lieu d’une interprétation morale. Il y a donc une crise majeure à partir du moment où la pensée chrétienne intègre la puissance de l’être dans l’oikonomia tou khristou : l’être n’est pas en mesure de produire ces augmentations puisqu’il n’est pas le gestionnaire du monde et parce qu’il n’est plus en monde pour s’occuper de cela. La pensée chrétienne est anarchique en ce qu’il ne s’agit pas de produire et en ce qu’il s’agit de se maintenir amérimnos, ininquiété. Il ne s’agit pas alors de faire gonfler le monde mais de l’entretenir en ce qu’il est. Il ne s’agit pas d’augmenter le monde en ce que ses propres figures (1. Cor. 7.31) vont de sorte que tout ce qui est est comme ne pas être. En ce sens l’usure est interdite. Elle est interdite parce qu’elle oblige et condamne l’être à hypothéquer son temps sur la croissance des choses du monde. Ce que l’anarchisme chrétien dit, originairement, est que l’homme ne doit pas être en mesure de condamner l’homme à une usure de son temps. En ce sens le capitalisme est redoutable parce qu’il prive l’être de toute histoire de l’être puisqu’il n’est plus en mesure de disposer de son temps (dans l’usage de l’usure le temps de l’être est entièrement assujetti à pourvoir soit à la croissance soit au remboursement de la dette). La théologie chrétienne (de Jean Chrysostome à Thomas d’Aquin) se chargera de maintenir l’interdiction essentielle de l’usure et de maintenir ainsi le texte des talents comme une parabole. Ici il y a comme une anti-figure du monde, dans le maître qui demande à l’être de spéculer, de faire de l’usure (à faire usage de la mauvaise chrématistique). L’Église a été le lieu d’une querelle fondamentale dont le centre est le concept d’usure. Ce qui est par dessus tout interdit est l’hypothèque de l’être dans son temps et sa puissance d’être. Cette crise a lieu de manière exemplaire avec l’avènement du franciscanisme : cet ordre est le nom de deux concepts majeurs, l’altissima paupertas et la non-appropriation (chapitre VI de la Regula Bullata de 1223). Ce qui signifie que le frère est en monde comme non-possédant et non-usant (il faut pour cela revenir sur l’hymne paulinienne de l’épitre aux Corinthiens, 7.32, que les êtres puissent être mè katékhontes et mè katakhrômenoi qu’il est possible de traduire littéralement en non-possédants et non-abusants. En ce sens l’expérience du franciscanisme a été celle d’un anarchisme radicale qui consiste à dire que l’être peut se tenir en monde sans posséder et sans abuser. Ici abuser est à entendre aux sens latin d’abusus. Or nous savons que le fondement de l’angoisse de la pensée occidentale consiste à ne cesser d’interroger que le vivant pour vivre doit détruire, c’est-à-dire consommer. Se maintenir en vie, consommer suppose que nous détruisions, que nous altérions les choses du monde et c’est cela qui est nommé ab-usus. La nouveauté radicale du christianisme et du franciscanisme, est alors de proposer que nous puissions vivre et nous maintenir en vie sans que nous détruisions et sans que nous altérions et c’est cela qui est nommé usus. Il y aurait alors soit la possibilité d’un usage avec usure et usure, soit la possibilité d’un usage sans. C’est cela la faille absolue de la pensée. L’ouverture du christianisme originelle est l’idée que nous puissions vivre sans usure et sans usure mais cependant dans l’usage. C’est ce paradoxe qui est le fondement de la pensée philosophique et de l’interrogation sur la vivabilité. Or ce paradoxe est politiquement anéantit en décembre 1322 alors que le premier pape à Avignon Jean XXII publie la bulle Ad conditorem canonum. C’est ici que se règle politiquement et idéologiquement que tout usage pour être usage nécessite à la fois un usus et un abusus, fondant alors l’usage dans l’usure et l’usure. Et c’est pour cette raison que nous nommons cette période, celle de la confusion homonymique et homographique des termes de l’usure, libéralisme. Autrement dit il s’agit du libéralisme et plus précisément du capitalisme. Capitalisme est le nom d’un temps dans lequel l’usage n’est possible qu’à la condition qu’il soit en même temps étriqué par l’usure et l’usure. Capitalisme est donc un temps de l’absorption du temps. Si nous considérons que l’usage (selon les termes même de Georges Molinié) est un réel historique imprévisible, alors la conduite capitaliste de l’usage comme usure et usure est une privation matérielle et ontologique du temps. C’est pour cela qu’est moderne celui qui assume de penser, après la critique marxiste, qu’il est nécessaire de penser une nouvelle fois la distinction radicale entre usure et usure et que cette distinction ne détermine pas pour autant une théorie de l’usage. Nous proposons alors que soit pensée une théorie non morale de l’usure en tant qu’elle parvienne à maintenir toute idée d’augmentation et de perte. Elle est non morale et non économique parce qu’elle doit pouvoir se tenir comme une théorie éthique et chrématistique. Éthique parce qu’elle prendrait en compte les conditions de la vivabilité. Chrématistique parce qu’elle prendrait en compte l’idée de toute fourniture. [7 novembre*]
Oikos n’est ni un concept ni une gestion, mais un usage. Elle doit être pensée comme cela. En être privé est épuisant. [8 novembre]
Le geste qui fait basculer le vivant dans l’érotisme et la sexualisation du vivant est d’une infinie puissance. Il est même indépassable. Il est enivrant parce qu’il contient l’épreuve d’un mouvement de l’être, exaltant. [9 novembre]
L’affirmation d’une théorie des essences prive l’homme de toute histoire de l’être. [9 novembre]
Admettons que la négation soit toujours l’épreuve d’une possibilité linguistique. Négation en ce sens est le résultat d’une interrogation sur le réel qui précise dans la langue qu’il n’y a pas ce qui aurait pu avoir lieu. Dès lors pour procéder à une négation il faut avoir été en mesure de penser la teneur d’un il y a. L’il n’y a pas de la langue est vertigineux. [10 novembre]
Nous pouvons supposer que le temps pré-chrétien consiste à maintenir un doute sur la teneur de l’image, tandis que le temps chrétien est celui qui consiste à affirmer la puissance infinie de l’économie iconique. [12 novembre]
Métaphysique est le nom d’une discipline qui consiste à faire la somme des qualités de ce qui est plutôt que ce qui n’est pas. Achèvement de la métaphysique suppose que nous puissions penser les conditions d’une modernité comme pensée négative et dès lors penser la possibilité d’un poios comme interrogation sur le réel et non comme affirmation. Dès lors selon l’avertissement de Adorno dans la Dialectique négative il s’agit de penser une dialectique délivrée de l’essence affirmative sans perdre en déterminité. C’est cela la tâche de notre modernité. [12 novembre]
Un fenouil confit, un cabillaud rôti, un jus tranché. La gastronomie est une praxis éblouissante. Elle est l’épreuve infinie de la philia. Mais pour autant il faut être d’une justesse incroyable. Ceux qui ne l’ont pas strapassent. [13 novembre]
La vigilance d’Alice. [15 novembre]
L’accroissement catastrophique des maladies et des syndromes dégénératifs, l’accroissement des formes profondes d’angoisse, l’accroissement d’une misère physique, morale et intellectuelle, l’accroissement irrémédiable de la destruction du vivant, sont dus aux modèles infâmes de l’industrie. Et ceci au nom de l’enrichissement. Ce qu’ils commettent est irrémédiable. Ils devront payer à la hauteur de l’infamie de leur crime. C’est là notre seule tâche politique. [15 novembre]
La modernité poétique – qui commence en soi avec Hölderlin – consiste à refuser trois systèmes, le rythme-rime, le sens et la syntaxe comme indicateurs fondamentaux de l’œuvre poétique. Il faut donc distinguer deux moments : celui d’une détermination de la poésie comme usage du rythme-rime, du sens et de la syntaxe et celui de la crise, que nous nommons kénosique, de leur retrait de la poiètique. [16 novembre]
Le paradoxe fondamentale de la pensée chrétienne (en tant que paradigme exemplaire) est qu’elle est hyper-archique et an-archique. L’épreuve dramatique de la modernité est d’avoir confirmé le modèle de l’hyper et de l’anarchie mais en ôtant toute idée du théologique au profit du religieux, en accentuant l’idée de la singularité non quelconque, en affirmant l’épreuve de la puissance de soi comme justification de l’inégalité. L’hyper-archie porte différents noms en fonction des systèmes : la démocratie, la pax romana, le Christ, le capital, l’hyper-systémique, l’affirmation, l’état d’exception, etc. En ce sens l’anarchie peut porter les noms d’eleuthéria, de liberalitas, d’amérimna,, de libéralité, de retrait du politique, d’affaiblissement de la dialectique, etc. [17 novembre]
N’avoir aucune intimité signifie qu’il n’est plus possible pour l’être de se replier sur ce qui ne concerne que lui. Il ne s’agit pas d’un intérêt à soi, il s’agit d’une concernance pour soi. La perte de cette intimité rend l’être faible. La crise majeure de la modernité est la destruction de cette intimité. Elle est proprement saccagée. [19 novembre]
Si l’art ne prend pas en compte l’état catastrophique où il est réduit à exister, alors il s’agît d’un grand cynisme et d’une grande perversité. Ils sont eux-mêmes plus destructeurs que le reste. Le cynisme consiste à faire usage de l’argent du monde privé tout en croyant pouvoir « anéantir » ce monde privé. La perversité consiste à faire usage de cet argent tout en affirmant que c’est moral. Dans l’un et l’autre cas l’on ne fait que renforcer la puissance d’instrumentalisation de l’art. C’est pour cela que nous écrivions le 5 septembre que le nom d’art n’aura plus lieu. [21 novembre]
La croyance est néfaste. Elle arrache l’être à toute possibilité d’être en présence. [21 novembre]
Dialectique est ce qui ne peut conduire autrement le pluriel qu’à l’unité réconciliatrice. Dialectique est en ce sens une solution en ce qu’elle dissout la contradiction dans l’unité de l’affirmation. La dialectique est donc un processus technique d’arraisonnement du monde vers l’universel, en tant qu’universel ne signifie pas autre chose que la conduite de l’être vers l’unité (unité de l’essence et unité de l’histoire de l’être). La dialectique est donc un processus d’arraisonnement de l’être en vue de le faire entrer dans une histoire catégorique et technique de l’être. Ceci porte le nom d’aliénation. Dialectique est alors le nom d’une technique qui consiste à absorber le réel et la contradiction dans les dispositifs dans un suspens de l’opérativité de la chose même et des relations que nous y entretenons. [22 novembre]
Il y a des êtres, sans qu’on le comprenne, qui sont doués d’un érotisme infini. Il n’est rien de plus excitant que de les caresser. [23 novembre]
Ce que propose secrètement les philosophies les plus radicales, est que nous puissions user sans consommer. [24 novembre]
Ce qui est intolérable dans le capitalisme est la transformation de tout usage en marchandise, de l’addiction en drogue, du plaisir en jouissance, de la parole en psychanalyse, de l’art en œuvre d’art. Cela s’appelle un anéantissement parce qu’il extrait l’être de la possibilité de le saisir en tant que tel. Ce qui est effroyable avec les industries de la dépendance, de la psychanalyse et de l’art, est qu’il nous faut toujours avoir recours à une autorité externe et une justification mercantile. C’est en cela qu’il s’agit de la phase la plus néfaste de l’interprétation de l’être. Il n’advient qu’à la qualité d’être que parce qu’il est dépendant d’une autorité supérieure. Or addiction, parole et poièsis sont assurément en dehors de tout marché. [25 novembre]
On ne peut éthiquement s’endetter qu’avec un être, pour toujours, égal. Ce qui cause la catastrophe de la dette est que le débiteur est toujours plus faible. On ne peut éthiquement s’endetter qu’avec un être qui ne prétendra pas prendre notre temps. Ce qui cause la catastrophe de la dette est que le débiteur est alors privé de son temps. [26 novembre]
Quelque chose a considérablement changé en quarante-deux ans. Et c’est probablement l’analyse que nous faisons du capitalisme et de la possibilité du désir. Mais surtout, ce qui a changé est la manière avec laquelle le capitalisme nous traite. Et cela est irréparable. Il faut tenter d’entendre quelque chose à cette expression « formation sociale » : elle est le mécanisme de la machine de gouvernance des relations que nous entretenons les uns avec les autres. Or nous avons toujours tendance a oublier que le terme latin socius, signifie l’associé en tant que la particularité de notre vivant est de nous suivre (sequor) diversement. Les machines de la gouvernance construisent des modèles de sorte que nous puissions nous suivre de manière identique. Or le vivant c’est se suivre diversement. L’autre manière pour penser la puissance adverbiale de l’expression se suivre diversement est l’épreuve de ce que Deleuze nomme le désir. Le désir est l’impossibilité de la sidération de l’unique. L’inverse absolu du sens du divers est univers. L’épreuve du désir est l’épreuve du divers contre l’épreuve des systèmes (de l’arkhè) qui est celle de l’universel. La gouvernance – en tant que conciliation du commencement et du commandement – a affirmé que le choix pour penser l’interpétation du monde est la puissance de l’universel. Dans ce cas les êtres doivent accorder leur désir en une unique direction (unus-versus) en vue d’intégrer l’histoire de l’être. C’est pour cela que le désir est ce qui ouvre dialectiquement à la possibilité d’une ouverture à l’histoire de l’être. Et c’est précisément ce que le capitalisme interdit, radicalement. Capitalisme est le nom de ce qui fait passer l’intérêt de l’économie avant l’intérêt des espaces sociaux. Être intéressé est ce que signifie politique. Ce pourquoi le capitalisme est tragique est qu’il est l’annulation radicale de l’intérêt porté au socius. [29 novembre*]
L’usage ne détermine pas la propriété de même que la propriété ne détermine pas l’usage. Précisément parce que la propriété est un concept idéologique alors que l’usage est la réalité historique matérielle et imprévisible. [30 novembre]
La main de l’autre. [3 décembre]
J’ai toujours crains les images, non pour ce qu’elles étaient (ce qui nous est indifférent), mais pour l’usage que nous en faisons. D’abord parce que nous nous permettons d’affirmer qu’elle est plus efficiente que le théorique : en somme la crise majeure a consisté en l’affirmation de la supériorité de l’économie iconique contre le théorétique. Ensuite parce que nous oublions toujours que ce qui est sur l’image est en tant que tel et que cela lui donne autant de puissance que tout ce qui est. Ni plus ni moins. C’est pour cela qu’il y a de l’effroi chez celui qui regarde. Enfin parce que l’économie moderne de l’image absorbe l’être dans une dépendance telle qu’il n’est plus disponible à rien. Il faut se retirer doucement de l’emprise des images. Ceci s’appelle la théorie. Or l’erreur de l’héritage de la pensée aristotélicienne a été de nous faire croire que nous étions naturellement prédisposés et disposés à préférer les images que ce qui est. Laissant ainsi s’installer un doute infini quant à l’interprétation de leur contenu : soit en y étant indifférent soit en les technicisant. Mais jamais n’est pensé l’effroi de celui qui voit. [4 décembre]
Théorique consiste à se tenir devant l’événement. [5 décembre]
La pensée occidentale a proposé deux plans d’interprétation de l’agir et de l’usage. Le plan philosophique qui consiste à mettre dos à dos praxis et poièsis c’est-à-dire à opposer un agir qui contient en lui la puissance de sa détermination tandis que l’autre réclame une puissance extérieure afin de l’achever. Le plan idéologique qui consiste à mettre dos à dos une dunamis tou prassein et tou pathein, autrement dit une puissance active et une puissance passive. Or l’incomplétude fondamentale de cette pensée absorbe l’être dans une situation profondément et absurdement binaire et notamment pour quatre domaines essentiels, la gouvernance, l’opérativité, la connaissance et la sexualité. Dès lors nous nous retrouvons incommensurablement maintenus dans la sphère de la passivité dans laquelle nous est vendu fantasmatiquement des lieux d’une fausse opérativité. La conscience malheureuse est la conscience que nous sommes infiniment privés de toute opérativité et la conscience que toute passivité est néfaste. Il faut penser par delà toutes catégories. [6 décembre]
La fougasse d’Aigues-Mortes. [7 décembre]
La dialectique comme suspension de la négation a pour conséquence l’incomplétude de la modernité en tant que la pensée négative n’a pas eu lieu. Modernité est le nom de la critique de la pensée reconciliatrice. Post-modernité est le nom de l’impossibilité de la pensée négative : en ce sens la post-modernité est la dé-construction de la pensée de l’unité. Il nous incombe donc, pour le contemporain de penser le sens d’une pensée de l’agir (comme critique de l’économie poiétique) et de penser la puissance du divers (comme dialectique disqualifiante). [8 décembre]
La modernité n’a jamais eu lieu comme déconstruction de la dialectique et comme proposition d’une dialectique de la négativité. Or si nous sommes modernes mais sans modernité (en reprenant les termes de Pierre-Damien Huyghe), nous sommes parfaitement capables de penser qu’être modernes c’est être en mesure de penser la négation sans jamais pouvoir en faire l’épreuve. C’est pour cela que nous sommes sans modernité. C’est aussi pour cela que la post-modernité – dans l’épreuve de la privation de la négation – a proposé l’épreuve de la déconstruciton de l’unicité, la déconstruction de l’uni-vers pour penser le di-vers. [9 décembre]
Amérimna signifie ce qui est sans inquiétude. Mermérizein signifie s’inquiéter d’un comment et d’un faire. Construit sur la racine Mer comme le terme méros, la partie, la division, la portion (de temps, de travail, etc.) et qui signifie de manière générale une action qui consiste à penser et peser (tel qu’on le retrouve dans la racine latine). Ce qui signifie qu’être amérimnos relève proprement d’un dégagement qui consiste à ne pas s’inquiéter du réel ni à le diviser pour le saisir en parties. L’être de l’amérimna ne pense pas la règle mais l’absorbe, parce qu’elle est présente mais rendue inefficiente. [10 décembre]
Il faut se souvenir que la pensée chrétienne repose sur l’ordre de l’hyperarchie de se tenir amérimnos (1 Cor. 7.32). Mais si l’être chrétien n’a plus réellement lieu d’être, il est transfiguré en l’être d’une modernité fantasmatique : il est l’être de l’infinie non-préoccupation de l’ordre. L’être de la modernité est celui qui a absorbé l’ordre au point de l’assurer lui-même. Cela signifie l’incorporer. Or la théorie de l’incorporation peut se lire de deux manières conjointes : l’épreuve de l’incarnation en tant que l’ordre s’incarne en l’être et l’épreuve de la fin de l’histoire comme incorporation définitive de la loi en l’être. C’est cela qui est infiniment terrifiant dans les monothéismes et dans les pensées de l’unité. En somme le Paradis ne veut pas dire autre chose que la préparation à l’incorporation dans la Loi. [11 décembre]
Ce qui doit être achevé doit l’être. Il faut dès lors savoir dire adieu. [12 décembre]
Il faut exciter et épuiser le corps en même temps, de sorte d’en trouver la plus grande jouissance. [12 décembre]
On nous a appris à lire de manière fragmentaire et linéaire. Mais on ne nous a pas appris à lire de manière à saisir une pensée. C’est ce qui constitue notre immense faiblesse intellective. [13 décembre]
Penser le capitalisme n’est pas suranné et encore moins anachronique. Bien au contraire. En revanche, il faut le penser comme un livre d’écritures. Précisément un mode d’écritures. Et c’est sur la question du mode qu’il faudrait venir. Effectivement le concept de capital est récent puisqu’il date du XVIe siècle. Le terme provient, au sens d’une inscription dans le corps et la cruauté, du terme latin capitalis qui signifie ce qui peut être dangereux au point d’en perdre la tête. Mais le terme capital recouvre deux sens profondément cachés, celui du danger et celui de l’hyper-archie. Il en est cette exposition. Le terme danger est issu du latin dominium qui signifie le maître et la propriété : danger est ce qui peut laisser l’être sans maître ni propriété. Capital est donc ce qui est concentré dans la tête comme forme d’autorité. Il n’y a dès lors capitalisme que dans le mode particulier de l’inscription du livre d’écriture. En somme il est toujours aussi évident qu’il s’agit de l’inscription du mode particulier d’écriture et de lecture de ce qui réalise le livre. Capital est ce qui concentre l’autorité de l’écriture à ce point qu’il en fonde une hyperarchie. Capital est ce qui concentre l’autorité des modes de lecture du livre. Ce qu’il nous faut donc entreprendre, c’est comprendre pourquoi la forme de cette hyperarchie trouve son paroxysme dans notre contemporain et pourquoi nous y sommes à ce point liés. Le capital a à voir avec la mort, qu’il faut entendre ici comme suspension de tous désirs quant aux modes propres de nos existences. C’est pourquoi il doit toujours concentrer en lui ce danger et cette autorité de sorte qu’il conserve l’hyperarchie. Il faut alors comprendre que cette hyper arkhè a pour principe de justifier et d’affirmer ce que Deleuze et Guattari appréhenderont dans le concept de dette. La dette est possible à condition qu’il subsiste un principe d’égalité entre les êtres (créditeurs et débiteurs). Or depuis la publication en 1972 de l’Anti-Œdipe, le monde a connu la crise de 2008 qui a été l’absolue illustration du drame de ce que nous appelons modes d’écriture. Tandis qu’il est impossible d’effacer la dette des particuliers ou des états comme la Grèce, il était possible de le faire pour les banques. C’est ici que se situe le sens tragique du terme capital. [14 décembre*]
Derelictio et reliquiæ. [15 décembre]
La teneur de l’être est politique. Cela signifie qu’il faut penser avec ce qui existe et avec la lenteur même du politique. Ceci signifie le refus même de l’utopie (toujours trop idéologique et dès lors passive) au profit d’une déconstruction des hyperarchies. Dès lors il existe un système que l’on nomme libéralisme comme manière d’entretenir nos relations et capitalisme comme manière de tenir nos comptes. Je conçois comme un effondrement le fait que nous ayons choisi que la gestion de ces relations et de ces comptes soit inscrite intégralement dans la puissance du privé écartant ainsi définitivement les états de la gestion de ce qui est nommé commun. [16 décembre]
Univers, dans sa provenance latine, signifie en direction du un, en direction de l’unité : unus-versus. Il s’agit de la même chose pour l’anglais universe et pour l’allemand Universum. Pour ce que nous entendons par universel, l’allemand dit allgemein, c’est-à-dire, tous-les-hommes-ensemble, all-ge-mein. Il est possible d’entendre cette proposition dans la célèbre formule de Walter Benjamin (écrite en 1914-1915 dans le texte sur deux poèmes de Friedrich Hölderlin) : Das Leben ist allgemein das Gedichtete der Gedichte — so ließe sich sagen (le vivant est communément le poématique du poème – pourrait-on dire). Il faut donc faire la différence entre ce que signifierait un universel comme tous-les-hommes-ensemble et un univers comme ce-qui-est-en-direction-de-l’un. Univers a donc le sens de ce qui est en direction de l’un. Il est alors possible d’entendre quatre modes propres d’opposition à cette décision. La première consisterait à maintenir à l’arrêt tout mouvement, comme une sorte – selon l’expression de Benjamin – de Dialektik im Stillstand. Le deuxième consisterait à produire un ad-versus, c’est-à-dire une adversité. La troisième consisterait à produire un per-versus, c’est-à-dire ce que le français nomme une perversité (et que nous avions entendu dans notre théorie en tant que le poétique est pervers). La quatrième consiste enfin à le penser comme di-versus c’est-à-dire comme divers ou diversité. Nous proposons alors d’entendre que l’inverse exact d’univers est divers en ce sens que di-versus dit précisément en direction de l’impossibilité de l’unité. [17 décembre*]
L’impression amère, en traversant les ruelles de la vieilles ville d’Amsterdam que l’épreuve de la liberté est toujours l’épreuve de la puissance de la contrainte. En somme plus les contraintes sont fortes et plus l’idée même de la liberté peut avoir une puissance. [18 décembre]
Ce en quoi la poétique et l’art sont particulièrement récents c’est qu’ils sont ouverts en même temps – le début de l’ère moderne – à la déconstruction de la métaphore. Lorsque le langage (verbal ou plastique) assume entièrement la puissance de la déconstruction de la métaphore, alors il doit prendre en compte ce que signifie la performativité. C’est l’épreuve de Mallarmé et de Duchamp. [19 décembre]
S’il devait y avoir quelque chose que l’on nommerait un mal du siècle il se situerait dans le caractère de l’inconstance. Mais il s’agit alors d’une inconstance très particulière en ce sens qu’elle est liée à un défaut fondamentale de contenu (ou plus de capacité analytique) mais fortement encore à la particularité qu’elle est involontaire. En somme les êtres du commun parce qu’ils sont privés de contenu sont involontairement inconstants. Une des formes ouvertes les plus dramatiques (c’est-à-dire mettant en jeu la teneur même de nos manières d’être) est pour nous le recul absolu de la connaissance et des modes d’appréhension de la connaissance. Le premier facteur consiste à privatiser la connaissance et à ne réserver son approche qu’à ceux qui sont en mesure d’en assumer le prix. Le second facteur consiste à procéder à un affaiblissement radicale des contenus de ce qui est enseigné : fournir quelques éléments mais ne pas fournir les modèles d’interprétation pour relier l’ensemble de ces éléments. L’affaiblissement de la connaissance constitue le premier événement de l’histoire de notre contemporain. Le deuxième événement majeur consiste à devoir supporter (là est le drame) l’affaiblissement de tout objet (de toute œuvre) au profit de sa transformation systématique en marchandise. En somme la plus value est séparée de tout contenu. Dès lors devant ces processus l’être est alors ouvert involontairement à une fondamentale inconstance qui consiste à ne pas tenir compte des figures de l’engagement, de la présence, du partage, de la discursivité. Le drame de cette inconstance involontaire est qu’elle transforme les rapports entre les êtres : elle ouvre à la distance, mais surtout elle ouvre à une transformation de l’altérité en une catastrophique transformation de l’être en justification. L’autre n’est plus celui avec qui l’on commente mais celui qui permet de justifier la faiblesse d’une posture et la volonté de maintenir des privilèges. [19 décembre]
Je reste convaincu qu’il n’est pas possible de penser le capital, en dehors du politique. Il est assez évident que nous pouvons effacer la dette de chacun. Or nous ne le faisons pas et c’est cela qui est intéressant. Et en particulier la manière avec laquelle, Deleuze et Guattari la pense à partir de ce qu’ils nomment une alliance. Le concept d’alliance-dette (p. 218) est intéressant parce qu’il est pensé comme une inscription en pleine chair. L’expression est remarquable ; et c’est cela que j’essayai de lire dans le sens archaïque du terme capitalis, en tant que ce qui peut s’inscrire à ce point dans la chair. Et c’est pour cela qu’il convient – diront-ils (p. 220) – de quadriller et de conjurer l’échange de sorte que la dette-alliance soit inscrite non seulement dans le livre de compte, mais aussi, en somme, dans le corps. C’est alors pour cela qu’il est impossible d’effacer la dette, parce qu’elle est fondamentalement en l’être au point qu’il ne puisse pas s’en écarter (au sens de conjurer, c’est-à-dire, en écarter le danger). C’est alors cet équilibre qui est imposé : l’un impose le danger tandis que l’autre est privé des moyens de s’en écarter. Nous pouvons alors lire ce que nous entendons dans le goodwill (comme achalandage) et le prix (comme valeur) à partir des concepts proposés par Deleuze et Guattari d’alliance et de conjuration. Et cela aussi parce que le concept de goodwill n’est pas simplement une écriture, qu›elle ne peut vraiment l’être, mais un processus d’écart et d’ajout à partir de l’écriture. De même que le prix est toujours un écart par rapport à l’écriture (dans son processus même sémiotique : rappelons à ce propos le remarquable texte d’Emmanuel Hocquard, Les oranges de Saint-Michel). Peut-être alors que ce qui nous intéresse est la possibilité même de cet écart du livre. Elle trouverait sa possibilité dans un jeu qui consisterait à rendre instable l’alliance autant que la conjuration. Rappelons alors qu’en français il était d’usage de parler de clientèle ou d’achalandage avant que d’utiliser le terme goodwill. Achalandage n’a pas à voir avec la barque byzantine, mais avec le verbe chaloir, qui dit l’intérêt et avec la chaleur (caldare en latin) : il s’agit en somme d’être chauffé par quelque chose au point d’en avoir de l’intérêt. En revanche, rappelons encore que le terme client dit un processus de dépendance avec un patronus. Et nous revenons alors, à l’instauration et à la décision d’une pensée de la dépendance au capital. [21 décembre*]
La lecture toujours jubilatoire des textes d’Emmanuel Hocquard. [22 décembre]
Faire maigre et faire gras. [24 décembre]
La familiarité est un concept étrange. Plutôt c’est une expérience étrange. [25 décembre]
Ce qui est le plus difficile dans l’idée d’héritage, n’est pas que nous « transportions » quelque chose comme un code génétique, mais que nous soyons les opérateurs d’un processus mimétique. L’héritage est catastrophique quand il est mimétique. Nous devons à tous prix nous détacher de ce mimétisme. [27 décembre]
Le verbe respicere signifie en latin regarder en arrière ; il est composé du préfixe re et du verbe spicere. En somme plus que regarder-en-arrière, il signifie en français en-visager : c’est-à-dire tourner encore son regard sur l’autre. C’est de ce verbe que sont dérivés les participe et substantif, respectus. Le respect dit qu’il n’est pas possible de détourner le regard mais au contraire de le tourner encore (de de-garder) ce qui a fait face. Quand on ne le fait pas on ouvre alors une faille. Respectus a encore le sens en latin d’un abris. Nous avons aussi perdu le sens simple du terme abri et du verbe abrier (abriter). Le terme se perd lui-même dans le sens d’un apricus latin être exposé au soleil. Être apricus signifie que l’on aime le soleil. [29 décembre]
La racine karl en vieux haut allemand signifie ce que le latin entend dans le terme amator. [31 décembre]
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Notes
[14 janvier 2014] Ce texte est un fragment d’un entretien avec Alessandro De Francesco. L’entretien a été publié dans son intégralité dans l’ouvrage, Art by Telephone… Recalled, co-dirigé avec Sébastien Pluot, éditions Mix., 2014.
[10 mars 2014] Ce texte a été donné en conférence pour les étudiants de l’École de Nuit de l’École d’enseignement supérieur d’art de Bordeaux.
[12 mars 2014] Ce texte a été publié pour l’exposition de Dieudonné Cartier, De 14h à 18h30 à la galerie De La Charge à Bruxelles.
[19 mars 2014] Ce texte a été donné en conférence le 19 mars 2014 à l’auditorium de La Panacée, centre de culture contemporaine de Montpellier, dans le cadre de l’exposition Art by Telephone… Recalled, co-curatée avec Sébastien Pluot, 2012-2014.
[6 avril 2014] Ce texte, dans sa version annotée, est la conclusion du Livre IV de Chrématistique.
[9 mai 2014] Ce texte a été écrit pour l’activation de la pièce de Maria Loboda pour l’exposition Art by Telephone… Recalled à la Panacée de Montpellier. Impression A3, papier machine.
[17 mai 2014] Texte donné sous la forme d’une conférence durant un Medicine Show de A Constructed World, à La Panacée à Montpellier le 17 mai 2014.
[26, 29, 30 & 31 mai 2014] L’ensemble a été publié pour l’édition du banquet Trophè, donné le 6 juin 2014 aux Arènes d’Arles, pour 200 convives (commanditaire ENSP Arles).
[16 juillet 2014] Texte écrit pour le Spacial Poem Repport de Mieko Shiomi (Filicudi, 16 juillet 2014, 16h) pour l’exposition Une lettre arrive toujours à destination de Sébastien Pluot à Montpellier.
[9 & 16 septembre 2014] Textes rédigés pour la réalisation du banquet Ésaü (Chrématistique III.I) donné le 28 septembre 2014, pour 100 convives (commanditaire CNAI).
[7 novembre 2014] Texte écrit à partir d’une conférence donnée au De Markten à Bruxelles, le 7 novembre dans le cadre d’un colloque sur l’usure. Ce texte, dans une version augmentée et annotée, a été publié dans les actes du colloque, 2016 (voir texte 43 et 44).
[29 novembre, 14, 21 décembre 2014, 3, 21 janvier, 15, 24 février 2015] Textes (02, 04, 06, 08, 10, 12, 14) adressés à Antoine Dufeu pour la revue Ce qui secret comme commentaire à un fragment de l’Anti-Œdipe, I, Capitalisme et schizophrénie (1972) de Gilles Deleuze et Felix Guattari (p. 217-251) : http://www.cequisecret.net/dialogue
[17 décembre 2014] Fragment d’une conférence donnée à Postnorma à Amsterdam pour les étudiants de Jerzsy Seymour.