année 2016 – vol. V

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La perte du fichier Zucca suppose de devoir écrire autrement : ignorer si l’on récupérera les mois perdus (novembre 2015 à juillet 2016). Continuer l’écriture de Zucca [texte du 13 juillet 2017]. [19 juillet]

Fiore di finochietto selvatico. Il faut cueillir les sommités fleuries du fenouil sauvage. On dispose à l’abri de la lumière les fleurs jaunes éblouissantes sur un grand plat pour qu’elles sèchent. Il faut plusieurs jours pour cela. Puis on frotte entre ses mains pour séparer les tiges. On procède alors à deux ou trois tamisages pour récupérer cette merveilleuse poudre d’or. [20 juillet]

Il y a une angoisse assez forte à imaginer la perte d’une partie de son travail. D’abord parce que c’est toujours insupportable de commettre une erreur, mais surtout parce que cela remet en cause la teneur du projet de l’écriture de ce journal mais aussi le désir qui le conduit depuis septembre 2012. [21 juillet]

La cueillette est une activité fondamentale, parce qu’elle oblige à penser ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas, ensuite parce qu’elle permet de penser et d’analyser l’état de nos ressources et du vivant, enfin parce qu’elle permet d’entretenir un rapport aux goût et à l’aliment. En somme c’est l’épreuve de la chrématistique. [22 juillet]

Commencer une activité qui consiste à faire des images et à alimenter un compte Instagram pour le projet Devenir-Dimanche. [23 juillet]

Le Comptoir de Caron #009 a été servi à Filicudi pour douze convives. [24 juillet]

Rien de plus. [25 juillet]

L’ascension de l’île de Filicudi. Atteindre dans la brume et de bon matin le point le plus haut Fossa felci, la fosse aux fougères. Puis alors tout se dévoile et nous nous tenons sur cette pointe à huit cents mètres d’altitude avec la mer de toutes part qui nous ceint. [26 juillet]

La nepitella a été consciencieusement cueillie, séchée, effeuillée et mise en pot. [27 juillet]

Il s’avère que j’aime éperdument l’île de Filicudi. [28 juillet]

Il n’y a pas d’objet idéal. Cependant il peut advenir qu’un lieu, par exemple, parvienne à offrir tout ce qui semble attendu. [29 juillet]

Laisser Filicudi signifie laisser le lieu où l’être ne se préoccupe plus ni d’un provenir ni d’un devenir mais d’une seule tentative d’appartenir au présent physique de l’être. Mais cela signifie aussi devoir entrer à nouveau pour un nouveau cycle dans le processus du travail et de l’opérativité. Or le travail est ce qui empêche l’être d’avenir dans son présent. [30 juillet]

La cathédrale de Monreale au sud de Palerme. L’art médiéval byzantin : la mise en image de l’ancien testament et celle du nouveau : la vie du Christ. Quelque chose d’une synthétisation de fragments du vivant qui atteignent dans l’iconicité une forme d’exemplarité. Des figures et des visages fixes et figés dans des costumes qui appartiennent essentiellement au monde déjà archaïque de la Byzance grecque. Faire image dans une tessérisation presque infinie et par l’épreuve de l’or. C’est une image hautement problématique – parce qu’elle est infiniment tessirisée et séquencée – et en même temps très économique parce qu’elle ne cesse de rappeler la mesure du travail, de la richesse et de la technicisation du pouvoir. C’est alors un dispositif très décevant. [31 juillet]

Rome n’est pas une ville aisée, ni même aimable. Elle est dure, encore saisie dans des problèmes de représentation de l’ordre et de la puissance, mais uniquement de manière symbolique parce que la gouvernante du monde ne se fait plus vraiment ici depuis longtemps. Mais il y a les traces, profondes et sévères. Ce qui lui confère un caractère de séduction et de brutalité. Tout ici est l’épreuve des formes de la représentation de la puissance. Vivre à Rome c’est apprendre la symbolisation de la puissance, c’est-à-dire apprendre que la puissance ne saisit ni ne se voit, mais qu’elle ne peut s’éprouver que comme représentation, comme puissance de répression et de correction. Mais cette puissance est symbolique et doit rester profondément symbolique. Ici à Rome il est impossible de faire un pas sans éprouver la promiscuité avec les signes de l’ordre et de la puissance du fascinus antique, de la passion chrétienne, des signes des tiares et des trônes des papes, des rois et des empereurs. Rome est aujourd’hui l’immense trône vide où le monde a fait l’apprentissage de l’ordre et de la terreur. [1° août]

C’est alors pour cette raison qu’il faut manger. Rome est une ville immensément aimable pour le ventre. Je ne parle pas de l’abondance des mauvais restaurants qui profitent des touristes, je parle de la grandeur de la gastronomie à la fois savante et populaire de cette ville. Il faut sans doute comprendre que la ville a toujours accueilli un nombre immense de travailleurs qu’il faut nourrir et une quantité prodigieuse de tous les produits pour garantir l’approvisionnement des grandes tables. À Rome on sait cuisiner, c’est sans doute l’un des talents essentiels de cette ville. À Rome on sait nourrir les travailleurs d’une somme infinie de mets qui remplissent le ventre et qui font éprouver la satiété. Les grandes villes sont prodigieuses pour cela parce qu’elles sont les laboratoires d’une gastronomie. J’aime profondément la gastronomie romaine. [2 août]

Un bouquet de nepitella a été acheté sur le Campo dei Fiori à Rome. [2 août]

Pecorino romano, la gricia, la carbonara, la cacio e pepe, i carciofi alla giudia, la coda di vitello, i suppli, lo castagnaccio, la pasta del molino, la coppa di testa romana, ecc. [2 août]

Les musées du Capitole sont une épreuve érotique de l’histoire de l’art. Ou pour le dire encore autrement ils sont une épreuve érotique de l’histoire de la représentation. [3 août]

Les grandes villes sont si douces, parce qu’elles ont la capacité de l’accueil (parce qu’elles devraient l’avoir). C’est parce qu’on les police trop et parce qu’on les transforme en musées vivants qu’elles deviennent invivables. La transformation du patrimoine et des usages en musée est une catastrophe. [4 août]

Un comptoir unique, deux ou trois barista impeccablement vêtus de chemises blanches et de tabliers noirs, des carafes en cristal contenant de l’eau fraiche aromatisée aux oranges de Sicile, l’immense percolateur, la brillance de l’acier, la douceur des pistons, le filet beige et mousseux du café qui coule dans les tasses blanches, les commandes, la diversité infinie des demandes pour chaque café, le bruit des tasses et des soucoupes, les maritozzi délicieuses petites brioches avec la crème ou simplement quaresimale avec les écorces d’oranges confites, les sourires, le grand berlingozo posé sur le comptoir, les petites assiettes qui se couvrent de petits panini et de pains ronds, les tramezzini, les jus de fruits, Roscioli caffè, piazza Cairoli, Roma. [5 août]

Le musée est depuis toujours le lieu de l’institution puisqu’il n’est pas le lieu du savoir : le musée n’est pas l’université. Le musée est le lieu de conservation et de la contemplation et le lieu de cette fascination. Dès lors s’il n’est pas le lieu du savoir il est le lieu de l’affirmation d’un sens et d’une autorité. Si nous étions radicaux, nous pourrions affirmer que le musée ne réclame pas de compétence, mais de l’autorité. Cette étrange fascination pour l’autorité de la chose regardée portait un nom chez les Grecs anciens, ils l’appelaient mousomanie. Nous l’appelons histoire de l’art. Dans ce cas cela signifie alors que ce qui relève de l’histoire est un objet sans savoir. Ceci est un paradoxe. [6 août]

La muse n’est donc pas du côté de la raison parce qu’elle se maintient exclusivement du côté de la passion, c’est-à-dire du ressenti. Le musée devrait pouvoir être ce lieu de la passion pour les formes, les images, les paroles, les sons, les goûts et les usages. Et pourtant l’on continue de croire que l’on peut discuter de tout cela sans ceux à qui ces objets sont adressés et sans usages. [7 août]

L’amour pour Virgile. [8 août]

Le bord de l’eau, l’ombre du cyprès mais l’absence troublante des cigales. [9 août]

Le concept de droit est fascinant autant qu’étrange. Il suppose de devoir penser un espace où l’être doit advenir à la contrainte sans laquelle le commun n’advient pas. Mais comme cette contrainte n’est pas fondatrice ni fondée il faut accepter que l’idée de droit est infiniment interprétable. [10 août]

La tâche de la pensée consiste essentiellement à penser l’infondé. [11 août]

Nous sommes attachés à des lieux parce que nous n’en aimons pas d’autres. C’est pour cela qu’il ne faut jamais craindre de ne pas aimer des lieux. [12 août]

Le terme émancipation signifie que nous faisons en sorte de nous sortir de la puissance de la main qui nous domine. Car il est une chose évidente, nous devons lutter en permanence contre les formes de domination. C’est cela le sens du terme politique (et non l’inverse, à savoir la production des structures de notre assujettissement). Nous avons appris par l’école et directement par ceux qui l’ont produite ce que signifie émancipation, ce que cela permet pour le vivant matériel et ce que cela suppose pour le maintenir et le repenser. Or nous n’apprenons plus cela : la tâche de l’école ne consiste plus à faire entendre la puissance de l’être et des peuples à l’émancipation. Cette volontaire ignorance et cette amnésie des nouvelles générations conduiront à un effondrement politique et à un nouvel absolutisme du pouvoir. [13 août]

L’interprétation de l’émancipation est la tâche de l’éthique. [14 août]

Traverser la France en train : parcourir les paysages et les climats. Établir une cartographie des usages et des formes du commun. [15 août]

La reproduction du processus familiale et de la servilité. Historiquement l’un et l’autre se fondent. Pour cesser d’acter la servilité il faut repenser ce que signifie le familiale, c’est-à-dire le déconstruire. Mais historiquement ce n’est pas le destin que nous empruntons. [16 août]

Quelque chose rend les êtres fous. Ce qui les rend fous est la privation inconditionnel des usages et du vivant. Or pour palier à cette privation, on s’invente des terreurs, des angoisses, des intolérances, des allergies, des privations et des névroses. Ces êtres sont historiquement ouverts au drame. [17 août]

Si la philosophie contemporaine arrive après la fin de la métaphysique, alors elle est une pensée de nos modes d’existence. [18 août]

La Provence est une terre complexe parce qu’elle tire sa puissance et son incroyable beauté d’une dureté que le tourisme moderne veut à tout prix effacé. Or ce qui en fait un lieu d’exception devient ici encore une sorte de musée idiot et vide, rempli de pseudo parcs d’attraction creux pour des touristes errants dont on s’arrange bien de l’ignorance. La terre de Provence perd alors peu à peu ce qui fit et ce qui fait son identité, c’est-à-dire un lieu de controverses politiques et sociales, un lieu d’invention d’une modernité. Son histoire alors peu à peu s’oublie et se fige dans des figures creuses et dans leur commerce. [19 août]

Le pacte littéraire consiste à produire une narration et à en garantir la sincérité. C’est cette relation qui est problématique et douloureuse. [22 août]

Le pacte iconique consiste à produire une image et à en garantir la sincérité. L’économie iconique consiste, cette fois, à produire la sincérité, à contractualiser la garantie et à inventer une puissance particulière à cette image. Cette relation dialectique est douloureuse. [23 août]

Les drames familiaux sont liés, pour la plupart, a une incompréhension de ce qui peut, dans la fondation ontologique du lien, entrainer conséquences, dépendances et certitudes. [24 août]

L’ontologie est une disciple étrange qui a pour tâche la justification, dans ce qui n’est plus, de ce que nous sommes. [25 août]

Artorama est une rencontre d’art contemporain qui a sanctuarisé une rencontre de collectionneurs à Marseille. Elle a le charme de la proximité de la mer et des vacances mais peu d’intérêt. Tout cela devrait rester des réunions privées de collectionneurs, sans autre prétention. [26 août]

Au bord de la rue qui longe la gare de Marseille a été trouvé un pied de nepitella sauvage. [26 août]

Passage de Lorette, Marseille, au pied du Vieux Panier. Ce passage avait fasciné Walter Benjamin lors de ses séjours. Aujourd’hui derrière les façades devenues propres de l’avenue de la République et les rues gentrifiées du Panier, il reste vide, épouvantablement vide, comme si toutes les activités et tous les métiers avaient fuis. Au milieu de ce passage, au pied de cet escalier sombre, au creux de ce silence triste quelque chose résonne du vide moderne de notre historialité : nous sommes historiquement devenus vides de toutes pratiques et notre mémoire, comme ce passage sordide, garde la trace de ce qui a été la rumeur de savoir-faire et d’usages. En revanche, nous avons encore plus tristement perdu la mémoire d’une autre rumeur, celle de la douleur des travailleurs. Et ce qui fait que nous contemporains sommes à ce point odieux et perdus, est que nous avons décidé d’ignorer la douleur de ceux qui travaillent à produire les premiers éléments de notre vivant matériel. Et c’est aussi ce qui demeure ici passage de Lorette à Marseille. [27 août]

Dans le meilleur des cas les artistes citent quelques éléments plus ou moins cryptés de l’histoire de l’art ; dans le pire des cas – s’ils n’ont pas cette connaissance – ils ne font que produire de vagues et stériles formes, ou encore de vagues gestes qu’ils ont la prétention de nommer performances. Et, bien sûr, la grande majorité se trouve dans la seconde partie. [28 août]

Le capitalisme n’est pas seulement une erreur, il est un fléau. Cependant par voie de conséquence ce qui pose problème est la tentative d’interprétation du choix systématique de la gouvernance par l’erreur (parce que nous savons que c’est une erreur) et, le fait que toujours les êtres les plus « mauvais » gouvernent. Ceci est inexplicable. [29 août]

Que signifie le terme « mauvais » ? Il signifie ce que les Latins nomment malifatius, le mauvais sort et que les Grecs nommaient kakomoiros. Est alors mauvais non pas celui qui fait une erreur, mais celui qui use délibérément de l’erreur. [30 août]

Un dîner au comptoir de Caron improvisé. Ont été servis les plats suivants : un ceviche de lieu jaune à la grenade, une crème de lentille au fenouil et un maquereau en escabèche, des courgettes aux noisettes et aux herbes fraîches, une salade de tomates aux framboises et à la verveine, un dos de cabillaud rôti, du fromage et un sorbet aux fraises et aux framboises. [31 août]

Les lectures avant de partir : l’Hérodiade de Gustave Flaubert, Ninfa de Giorgio Agamben, Painting and Experience de Baxandall, le livre sur Pontormo de Mortimer Clapp. [1 septembre]

L’édition du banquet XVII Koliodaimôn est une double carte (au format carte postale) figurant deux fragments du banquet d’Hérode de Lippi. Les deux fragments laissent voir le détail des tables et le détail du corps de la danseuse et du corps du serviteur qui porte la tête sur un plat. Deux pastilles bleues ont été ajoutées. La première carte a été adressée aux convives par la poste et la seconde donnée le jour du banquet. [2 septembre]

Prato est une ville singulière parce qu’elle est fortement industrielle, que sa population est pour un quart issue de l’immigration chinoise et qu’elle vit presque sans touriste. Et, comme toutes les zones fortement industrielles, la ville semble affirmer un intérêt pour l’art contemporain. [3 septembre]

A été trouvé au marché, derrière la gare de Prato, un pot avec un grand plant de nepitella. Il a été dessiné et peint par Geoffrey et sera servi au banquet. [3 septembre]

Le duomo de Prato et la chapelle des fresques de Fra Filippo Lippi. L’histoire de saint Étienne et de saint Jean-Baptiste. Trois panneaux pour chaque histoire. Ce qui nous intéresse, les deux panneaux du bas : à gauche la mort de saint Étienne, à droite celle de la mort de saint Jean-Baptiste, c’est-à-dire le banquet d’Hérode. Pour les voir il nous faut nous tenir sur les bancs du chapitre à l’arrière du maître-hôtel ; ce qui signifie que le regard que nous leur accordons est le regard que quelques privilégies pouvaient leur accorder au xve siècle. C’est sans doute pour cela que l’iconographie des deux panneaux du bas n’ont pas tant besoin de représentations du religieux. Il y a donc officiellement quelque chose à voir, l’enterrement de saint Étienne et la décollation de Iaokanan. Mais il y a officieusement bien d’autres choses à regarder. Il s’agît de deux images complexes qui mettent en scène la vie mondaine en représentant d’un côté les officiels de la vie politique et économique, et de l’autre les détails d’une vie de cours délicate et raffinée. En somme la représentation des privilégiés pour eux-mêmes sur les bancs de la chapelle. Mais il y a encore plus : il y a une figure hantée, une figure de fascination, celle de la ninfa fiorentina dans le mouvement de danse de la Salomée. La figure féminine de l’obsession du mouvement dans l’image et de l’érotisme qui hante l’homme moderne de Boccaccio à Warburg. La ninfa fiorentina est à la fois, et selon les cas, ninfa erotica, ninfa ancilla, ninfa fluida ou bien encore une ninfa interfectrix ou une ninfa mobilis. Ici dans les fresques de Lippi elle est tout à la fois, figure érotique de la jeune danseuse, servante de l’autorité maternelle et du pouvoir, image du désir, figure meurtrière et image en mouvement. L’image de Lippi est une crise ouverte sur ce que nous ne parvenons pas à saisir ni à comprendre. C’est précisément ce que regardait – amusés ou étonnés – les hommes qui se tenaient assis sur les bancs du chapitre. [4 septembre]

Le transport à Carmignano, la traversée des banlieues de Prato, les usines, les quelques paysages restant de ce que l’on appelle la Toscane. Puis la Visitation du Pontormo de 1528. Œuvre dite pneumatique, c’est-à-dire qu’elle montre ce que l’on ne peut réellement voir. Elle est donc une peintre de l’indice. Ce qui est alors plus évident encore, outre la puissance des couleurs, est la plus grande clarté sur le fond, ce fond gris présentant des murs ou des enceintes immenses, et sur les deux minuscules figures qui se tiennent en bas à gauche. La Pieve dei santi Michele e Francesco est sombre. Il faut laisser aux yeux le temps de s’habituer. Puis peu à peu viennent les couleurs. Quand on éclaire – ce qui suppose d’accorder alors un dispositif moderne au regard que nous portons sur cette peinture – alors les couleurs éclatent et alors se révèle le regard des deux servantes sur nous. Tandis que Marie et Élisabeth se saluent et se regardent le monde des servantes, le monde ancillaire, dans la peinture, nous adresse un regard inextinguible. Et si l’on prête à ce tableau l’intention de représenter le projet de Michel-Ange pour la construction des nouveaux remparts d’une cité républicaine et si l’on saisit dans ces homoncules la représentation d’une humanité matérielle (et non spirituelle) comme l’indiquerait le schéma théologique, alors cette peinture serait une incroyable déclaration politique. J’ai toujours eu l’intuition que la peinture du Pontormo ne transfigurait pas le réel vers l’idéal (ce qui serait en somme le schéma de la Renaissance) mais au contraire contraignait l’idéal dans la figure du commun (ici l’espace commun et la problématique de la servitude). Or nous savons aussi que la scène pneumatique de la Visitation est une manière de figurer dans le temps de l’histoire ce qui est à la fois l’annonce de la fin des temps prophétiques (Jean-Baptiste) et l’ouverture des temps messianiques (Jésus). Mais si je ne vois pas exactement ce qui doit être perçu que vois-je ? Quatre femmes, donc deux principales occupées à elles-mêmes et deux, secondaires, occupées à maintenir dans une autre temporalité l’adresse à l’autre. Ce que contient ce regard ancillaire est un autre messianisme, celui du matérialisme historique, celui que nous attendons tous et qui est la libération de l’être de cette privation accomplit par ceux qui ont la puissance de ne s’occuper que d’eux-mêmes. Peut-être que je n’ai cessé de voir ceci dans le travail du Pontormo. Il faut redescendre alors vers Poggio a Caiano et la villa médicéenne et voir la lunette du grand salon de Leon X. Cette salle est couverte des fresques de Andrea del Sarto, Pontomo et Allori. La lunette peinte à fresque par le Pontormo date de 1519 et représente Vertumne et Pommone. Il y a ici aussi quelque chose de saisissant dans la posture d’oisiveté et de repos de ces deux divinités qui président à la récolte et à la préservation des fruits. De sorte que le paganisme soit une alternance entre la douceur de l’usage et l’occupation du soin. Mais il y a plus encore : il y a la figure du repos des travailleurs, le regard du chien vers la salle et ceux donc qui la fréquentent et la nudité affirmée du jeune homme assis sur le muret. Ici aussi il ne semble pas très difficile d’affirmer les intentions politiques du jeune Pontormo. Une fois encore c’est ce qui en fait sa puissance incomparable. [5 septembre]

La découverte, dans les collections des Medici à Poggio a Caiano, des peintures de Bartolomeo Bimbi, et principalement de ces quatre grandes toiles du début du xviie siècle qui sont comme une sorte d’encyclopédie en image des agrumes. [5 septembre]

Banquet XVII Koliodaimôn donné à Prato pour trente-cinq convives avec A Constructed World à la Monash University. [6 septembre]

L’expression kolio-daimôn pourrait signifier quelque chose comme «ventre-esprit ». Koliodaimôn est la relation singulière entre l’aliment consommé et la production de nos systèmes de représentation. Le banquet prend alors place dans une économie contadine et une gastronomie populaire. Mais surtout le banquet prend place dans le cadre d’une étude particulière de deux situations où le ventre, comme siège des désirs, est le sujet central de la représentation. D’abord celui des ventres affamés du banquet d’Hérode : non pas affamés de nourriture (c’est pour cela que les tables des fresques de Lippi sont presque vides), mais affamés de la brutalité politique. La tête à peine tranchée de Jean-Baptiste, de Iaokanan, est servie sur un plat comme un met non consommable par le ventre, mais consommable par l’esprit et la vengeance politique. Salomée danse, les chausses rouges, les manches bleu nuit et la robe blanche comme une succession de voiles ceints à la taille. Lippi signale son ventre de manière particulière : d’abord un bourrelet de tissu puis une forme étrange, semblable à un cœur, couvre le ventre et le pubis. Cette forme est centrale et devient le signe essentiel de la représentation : le ventre de la jeune femme comme siège des désirs et des appétits. À droite de la scène il ne reste de Jean-Baptiste que la tête décollée posée sur un plat. Séparée de son ventre. Ensuite il y a celui, à Carmignano, des ventres dans la peinture du Pontormo. Scène pneumatique où l’on ne peut voir ce qui doit être vu. Mais le centre du tableau, son sujet même ne sont que deux ventres gravides. De quoi sont-ils pleins ? Certainement pas d’une faim mais d’un désir d’un monde ouvert à un temps nouveau pour l’être. Cependant dans le récit hagiographique le désir même du ventre est « décollé » de l’esprit. Cette séparation est la figure de la crise de la pensée occidentale comme impossibilité de faire se tenir ventre-et-esprit. Mais dans la peinture de Pontormo, si l’on s’accorde à penser qu’il s’agit d’une image profondément critique et politique, l’image pneumatique du ventre-esprit est une ouverture non pas à cette séparation mais au contraire à une continuité fondamentale des deux. Or nous savons aussi que le Pontormo, selon les indications qu’il a laissé dans le journal, a toujours été préoccupé par son ventre (la budella). [7 septembre*]

Koiliodaimôn signifie donc ventre-esprit ou ventre-dieu, c’est-à-dire celui qui fait de son ventre un esprit. Daimôn a aussi le sens de destin et plus précisément de partage. L’idée d’un ventre-partage. Le banquet une fois encore est dressé mais à la condition qu’il éprouve, ici, l’idée collective d’un partage. L’adresse du banquet suppose que nous venions avec notre pain et nos couverts. Il répond ainsi à cette formule que Marcel Broodthaers donnait en 1974 (lors d’un entretien avec Irmeline Lebeer) à propos de la profusion des coquilles d’œufs dans ces œuvres : « mais sur la table où il y a trop d’œufs il y manque le couteau, la fourchette et l’assiette ». Mais cette absence est fondamentale en ce qu’elle permet de « faire parler l’œuf à table » ou ajoute-t-il « pour que le spectateur ait une idée originale sur la poule ». Ainsi si l’on vient avec son pain et ses couverts, c’est pour que puisse se montrer l’image non pas de quelque chose, mais d’un usage laissé en suspens. Ici l’usage est double, il est plastique en tant qu’il fait parler le réel et lui laisse la possibilité d’une teneur poiètique dans l’épreuve d’une adresse avec nous et avec notre étonnement devant ce qui advient et aussi théorique en tant qu’il affirme, toujours, la nécessité de la puissance du spectateur pour qu’il y ait la possibilité d’un processus artistique. Ce que l’idée de l’activité artistique indique est qu’il s’agit toujours d’une manière non pas close et passive d’éprouver un dispositif extérieur, mais au contraire de l’épreuve d’une co-réalisation effective. Le signe d’une crise sans précédent pour l’activité artistique se trouve dans sa transformation irréductible en objets et en valeurs symboliques caduques et silencieuses. Ce silence est infini parce qu’il replie l’être sur une perte de la connaissance. La connaissance n’est pas l’accumulation du savoir mais l’épreuve de l’usage de celui-ci. C’est parce que nous confondons toujours l’accumulation et l’usage que nous perdons le sens de l’activité , c’est-à-dire de l’agir et donc de l’activité artistique. C’est pour cela qu’il nous importe toujours de penser que la relation infiniment oubliée et occultée entre aliment et élément est fondamentale. Elle indique ce que nous refusons de penser et qui est que dans l’usage il nous est impossible d’accumuler : c’est le silence de cette relation qui est inscrit dans la racine des termes aliment et élément. Or si nous accumulons nous perdons la possibilité d’une épreuve de l’activité artistique et la teneur de notre vivant matériel. C’est cela qui est aussi indiqué dans le koiliodaimôn. [8 septembre*]

La gastronomie italienne est un savant mélange d’un savoir faire populaire, d’une diversité exemplaire de l’agriculture et d’une sophistication infinie dans la variation. À l’inverse la gastronomie française est un savant mélange d’un savoir faire bourgeois, d’une spécialisation de l’agriculture et d’une affection pour le produit unique. C’est par exemple la réalisation du sugo italien qui agrémente plats de pâtes ou de riz et le jus à la française qui permet la réalisation de sauces complexes. C’est par exemple l’immense diversité des herbes et des salades de la gastronomie italienne contre les produits sélectionnés. C’est par exemple la différence entre les fromages français et l’immense variabilité du même fromage italien qu’est le pecorino. [9 septembre]

La gastronomie est une manière de combiner alimentation et plaisir. [9 septembre]

Aby Warburg avait montré le concept de Pasthosformel qu’Agamben traduisit par « formule de pathos », c’est-à-dire formule de ce qui n’appartient pas à la raison mais à l’épreuve du sentiment. Je passe alors des heures à regarder la planche 46 de l’Atlas Mnémosyne, non pour comprendre les liens que Warburg avait tenté de produire à propos de la figure de la ninfa ancilla mais plutôt pour me défaire des catégories de l’histoire de l’art. [10 septembre]

L’histoire de l’art n’est pas une science mais un bavardage souvent vain qui nous empêche de regarder les œuvres. Ce qui m’intéresse est l’idée d’une philologie de l’art, c’est-à-dire ce qui s’intéresse à la fois aux usages de l’art : ces usages peuvent être divers. Parmi ces usages il y a ceux de la langue : à savoir parler d’art. Or je soutiens depuis toujours que l’art n’existe pas comme objet mais comme discours (comme usage infini du discours). [11 septembre]

L’art contemporain, parce qu’il a atteint un tel niveau d’incompétence, devient autoritaire et tyrannique. Le « tyran » dans la pensée grecque est celui qui impose par la force et l’autorité la loi. Or, de quoi l’art contemporain est-il le signe ? D’une connivence évidente avec l’autorité – comme il l’a toujours été avec le pouvoir et le devoir de représenter les formes de ce pouvoir – mais d’une manière nouvelle avec la puissance infinie du capitalisme. Si le capitalisme signifie l’accumulation des biens comme forme exemplaire de privation, il signifie alors que ce que nous nommons art contemporain devient à la fois un allier de cette puissance de privation et une épreuve de cette privation. Si par ailleurs le capitalisme est le nom de l’inégalité, l’art contemporain le devient aussi. L’art que nous produisons aujourd’hui – qui nous est contemporain – devra rendre compte de sa relation au capitalisme et de sa relation à une pensée de l’inégalité. Si l’art est cautionné par un système profondément inégalitaire et irrespectueux du vivant il doit alors radicalement devenir non critique. Il y a toujours eu trois solutions pour occuper la production artistique de sorte qu’elle ne soit pas critique : la première consiste à lui donner de manière autoritaire les sujets de représentation (c’est une partie de l’histoire ancienne de l’art dont la modernité est le signe de l’émancipation) ; la deuxième consiste à faire en sorte que les artistes soient occupés à se citer eux-mêmes et à proposer ainsi un art solipsiste et autotélique (ce qui dégage des processus de critique) ; la troisième consiste alors à transformer l’artiste en un opérateur qui produit de la forme (l’immense majorité des artistes). Ce modèle en apparence simple se complexifie à partir du moment ou ces trois solutions – censure, autotélisme et formalisme – se double d’une apparence critique (essentiellement donnée par le travail du commissaire d’exposition). Ce travail consiste à donner soit une visée ironique au travail (mais alors il faut de souvenir que l’ironie est toujours autoritaire) soit une autorité intellectuelle à l’œuvre qui précisément n’en a pas ou peu. C’est cela que je nomme tyrannie de l’art contemporain : ce qui à la fois réclame le silence de l’œuvre et la recouvre d’un discours souvent vain et faussement complexe pour racheter le fait qu’il n’est qu’un produit du marché. La plupart des œuvres n’ont plus rien à dire tandis que les opérateurs de ces systèmes les couvrent continûment d’un discours vain et doxique. Or tant que l’art continuera d’être autotélique et formaliste et tant qu’il continuera de cautionner la puissance du capitalisme, alors il continuera d’être opéré par des gens autoritaires et sans connaissance. C’est cela même la tyrannie de l’art contemporain et elle est inacceptable. [12 septembre]

Ce que l’on demande à ceux qui supposément gouvernent, est de récupérer ce qu’ils ont injustement donné aux grandes entreprises. L’inégalité sidérante qu’ils ont causée fera d’eux des bourreaux à qui l’on ne pardonnera jamais. [13 septembre]

Si le pouvoir a besoin des figures puissantes du symbole et de l’iconologie (pour affirmer la puissance, la gouvernance, la production et l’autorité), c’est à l’artiste qu’il attribue, généralement, le rôle de les représenter et de les glorifier. C’est ce que l’on nomme une doxa. L’artiste, plus ou moins payé pour cela, construit et entretient un mécanisme d’apparition de ces symboles et de ces icônes. Nous sommes entrés au stade de ce que nous nommons l’ère des icon-lickers, des suceurs-d’icônes. [14 septembre]

La médiocrité d’une cuisine et d’un restaurant sont impardonnable. [15 septembre]

Devenir-Dimanche est un projet incertain qui consiste à montrer les relations que nous entretenons, par l’aliment, au désœuvrement et à la déconstruction du processus historique. Cela signifie que ce que nous nommons aliment (une forme archaïque qui indique la relation à la fourniture) est un mode fondamentale pour que nous puissions accéder à une phase d’inopérativité. Cela consiste à transformer notre travail en consommation, en vivabilité et en plaisir, mais aussi à maintenir notre être dans l’expérience du désœuvrement. La décision politique et morale du commun est de transformer l’opérativité en un devoir et de le séparer ainsi radicalement de la possibilité du plaisir et du désœuvrement. L’alimentation devrait pouvoir être l’épreuve de ce plaisir et de ce désœuvrement. Or l’industrie moderne l’a transformé en une névrose et une rupture (d’avec le corps). Devenir-Dimanche est alors une tentative de déconstruction du processus historique : s’alimenter (manger) est un des actes qui résistent le mieux au processus historique parce qu’il résiste à la comptabilité et surtout parce qu’il résiste à toute narration, toute sélection, toute fixation et tout intérêt. En somme, et pour le dire encore autrement, nous émettons l’hypothèse que l’alimentation est le seul acte qui résiste à tout processus de conservation. Il semblerait alors qu’un des processus de la modernité est d’inventer et de tenter d’inventer d’infinies tentatives pour éprouver un semblant de conservation : le récit de banquet, les recettes, le journal, les natures mortes, la critique gastronomique, la pâtisserie sculpture, les chroniques, les émissions de cuisine, les images Instagram, etc. Mais il s’agit essentiellement de fixer l’image des produits et des plats mais jamais réellement la teneur de l’alimentation (le temps passé à manger et s’alimenter), parce que ce moment est non-conservable. Il est donc fondamentalement anhistorique. Devenir-Dimanche est alors un projet sur l’anhistoricité et sur l’historialité. Il est alors profondément paradoxale de vouloir en faire un projet et de vouloir le faire tenir dans le musée. Mais ce qui importe est de faire tenir dans le musée cette impossibilité, ce blocage, ce paradoxe et l’aporie fondamentale des lieux de conservation. Ce qui m’importe est de laisser les convives éprouver ce qu’ils veulent et d’empêcher le musée de conserver quoique ce soit. [16 septembre]

Convivum est le repas ou ce que nous nommons un festin, conviva est le convive : cela signifie littéralement vivre-avec. Il faut prendre la mesure de ce vivere. Le festin est une manière particulière de vivifier. [17 septembre]

Recommencer une année scolaire n’est pas difficile mais éprouvant. Parce qu’il faut trouver une justesse spéciale qui consiste à pouvoir s’adresser à d’autres personnes, non par autorité mais par possibilité de la construction d’un discours. [18 septembre]

La philosophie n’est pas un intérêt pour la sagesse (ce qui supposerait une position radicalement morale) mais un intérêt pour l’usage. Elle devient donc une discipline qui s’intéresse et qui observe les usages des êtres en vue de penser nos modes d’existence. Mais pour parvenir à cela le philosophique va décider d’organiser des enquêtes sur les modes d’agir et les modes d’existence. C’est ce que nous appelons histoire de la philosophie. Mais pour y parvenir la disciple d’observation des usages désormais nommée philosophie va alors inventer d’autres disciplines dont celle que nous nommons ontologie, c’est-à-lire la lecture, non pas de ce qui est, mais de ce qui a été. L’ontologie est alors la discipline qui s’occupe de déterminer un modèle stable pour pouvoir penser l’existence. La conséquence sans doute dramatique d’une telle décision est triple : premièrement elle suppose qu’il faille penser le stable et refuser la pensée de l’existence comme instable (et refuser ainsi le concept central d’instabilité), deuxièmement elle procède alors à un refus de ce que nous pourrions nommer une éthilogie (et non une éthique) comme observation de nos usages et, troisièmement cela conduit à ce qui fut nommé dans l’histoire de la pensée oubli de l’être. [19 septembre]

Ce que nous nommons pharmakeai est l’industrie de la transformation du vivant. Malgré l’avertissement de la philosophie, elle domine aujourd’hui chaque geste et chaque désir de l’être. Or l’ontologie de l’être n’est pas une essence, elle est dans la consommation, c’est-à-dire la nécessite de devoir faire entrer dans son corps (que ce soit des images, des aliments, des sexes, des informations, etc.) de multiples éléments. Pharmakeia est le nom de la transformation de ces éléments en valeurs et addictions. Il faut entièrement penser le concept de consommation. [20 septembre]

Il faut faire une archéologie du concept de consommation, montrer que la relation à l’essence est infondée parce qu’il s’agit d’une relation à la consommation et dès lors redéfinir l’ontologie à partir de cela. Enfin il faut montrer que l’ontologie modale ne peut s’entendre qu’à partir d’une pensée du mode comme consommation. [21 septembre]

Autrement dit consommer est le mode propre d’existence de l’être. Il ne peut exister sans cela. Ce mode propre d’existence comme consommation consiste à faire entrer dans le corps des éléments (qui transforment le monde et le corps). La confiscation du monde consiste à confisquer ce rapport à la consommation. [22 septembre]

Par conséquent le devenir de la philosophie pourra consister en une interprétation de l’être comme consommation. [23 septembre]

Traverser les Monts d’Ardèche vers la vallée de la Thines. Les pentes abruptes couvertes de chênes verts ou de châtaigniers. Les herbes sauvages des bords des chemins. Les routes étroites couvertes de gravillons gris. Mais surtout l’admiration infinie pour ces murs de pierres qui construisent ces terrasses qui couvrent les pentes. L’économie de subsistance. Le travail acharnés des paysans. Quelque chose du nom que je porte vient de ces vallées. [24 septembre]

Cueillir la nepitella et la sarriette dans la vallée de l’Ibie. [25 septembre]

Le commun est pauvre, immensément pauvre. Et par voix de conséquence l’individu aussi. Et puis il y a la pauvreté. Mais cela signifie autre chose. La pauvreté est ce qui conduit toujours injustement l’être à ne pas pouvoir satisfaire le vivant. La pauvreté du commun est différente, elle indique que le commun n’a rien à partager parce qu’il n’y a plus rien. Ce quelque chose du commun, les Grecs le nommaient leiturgia, une sorte de fonds, une sorte d’œuvre-du-commun parce qu’il y a quelque chose à disposer pour un usage commun. Or, il n’y a plus, le fonds est vide. Il s’est épuisé. Et cela pour deux raisons : la première est le capitalisme qui préfère toujours capitaliser pour quelqu’un ce quelque chose plutôt que de le laisser à l’usage du commun et, la seconde est l’arrogance des singularités qui ne cessent de capitaliser. [26 septembre]

On ne cesse de craindre ce que l’on nomme recherche et l’on ne cesse de refuser d’en comprendre les enjeux. Mais il y a deux raisons essentielles à cela : d’abord parce que la plupart de ceux qui devraient la faire n’ont en somme jamais ni pensé ni même mené de recherche et ensuite parce que ces mêmes personnes n’ont jamais eu autre chose que des pratiques strictement individuelles qui les coupent alors de la pratique de recherche. La recherche consiste très simplement en l’exploration d’objets et de méthodes et consiste ensuite en la manière avec laquelle nous rendons publiques ces explorations sous forme de ce que nous nommons publications. [27 septembre]

Il est parfois si difficile de se faire aimer parce que cela suppose en retour de pouvoir aimer fondamalement la différence en l’autre. Fondamental signifie que ce non-même est aimé avant tout. Quand on n’y parvient pas on éprouve alors une sorte d’angoisse très puissance qui conduit à produire du reproche et de la haine. C’est-à-dire, en somme, à vouloir aimer autre chose. [30 septembre]

Friedrich Nietzsche écrit dans Humain, trop humain, le fragment 238 intitulé « L’impôt du luxe » :  « On achète dans les magasins les choses nécessaires et les plus indispensables et on les paie fort cher, car on vous fait payer en même temps ce qu’il y a encore d’autre à vendre et qui ne trouve que rarement acquéreur : les objets de luxe et les choses superflues. C’est ainsi que le luxe met un impôt continuel sur les choses simples qui peuvent se passer de lui. » [1 octobre]

Donner une série de commentaires publics sur le concept de luxe (texte du 21 déc. 2012). Le premier consiste à montrer que le terme de luxe apparait pour la première fois en 1607 dans le Thresor de Crespin tandis que le terme « capital » apparait quand à lui en 1606 dans le Thresor de Nicot. Le deuxième commentaire consiste à montrer qu’il y a trois sens particuliers à entendre : un sens moderne comme interprétation d’une pratique sociale de dépense et de consommation, un sens plus ancien d’une consommation improductive et un sens ancien de ce que je nomme un « entourage » (et qui s’oppose ainsi fondamentalement au sens de la possession et de l’acquisition. Un troisième commentaire qui consiste à montrer que le terme latin luxus est un terme assez péjoratif qui signifie quelque chose de l’excès et du faste (et le terme luxeriare : être surabondant). Or la langue grecque possèdent quant à elle trois termes pour expliquer ce concept : le terme poluteleia (ce qui est somptueux), ploutos (la richesse et le faste) et le terme kosmos (la parure et la richesse) qui ouvre un chemin d’interprétation vers le concept d’une kosmétikè teknè comme technique d’appareillage du réel. Le luxe (l’exigence luxueuse) signifie une disposition d’apprêt de l’être pour qu’il tienne place en monde. Le sixième commentaire consiste à rappeler la racine archaïque lik* qui forme les verbes luere (couler), fluere (s’écouler, s’amollir) et polluere (mouiller, profaner, séduire). C’est aussi la racine du verbe louô qui signifie laver, baigner, mouiller et baptiser (latin lavare et français laver). Plus intéressant encore est l’existence d’un participe passé devenu adjectif lavatus qui signifie brillant et somptueux, et surtout d’un substantif lautitia qui signifie le luxe et le faste. En ce sens le terme lautitia s’oppose à la fois au sens péjoratif de luxus comme excès et au terme laetitia (la joie). La laetitia est l’émanation de la puissance d’agir tandis que la lautitia est l’émanation de l’être. Le septième commentaire consiste à rappeler que la racine lik a aussi formé le verbe licere et la forme impersonnelle licet : il est permis (origine du terme français loisir). Mais licet a un sens particulier, celui d’avoir la possibilité de vendre. Est « libre » pour la pensée latine celui qui a la possibilité de vendre des choses et donc celui qui ne peut pas être vendu. Celui qui est donc privé d’une existence luxueuse est alors celui qui ne peut ni être esclave au sens antique ni esclave au sens moderne. C’est cela la condition du luxe, cette résistance fondamentale. C’est cela le travail de la politique, nous accorder ces existences luxueuses. Enfin huitième commentaire, par voie de conséquence le choix de l’Occident (malgré la pensée chrétienne et en absorbant le concept du serviteur) est celle de devoir continument vendre pour ne pas être vendu. La loi terrifiante de la pensée moderne est ici. [2 octobre*]

L’on se souvient que le texte improprement nommé Métaphysique d’Aristote traite du mouvement (kinesia) de sa mise en œuvre (energeia) et de son origine la puissance (dunamia). Mais l’originalité de la pensée d’Aristote est d’avoir proposé que cette dunamia supposait une adunamia, une impuissance et que la relation dialectique entre les deux – puissance et impuissance – supposait la volonté (inscrite dans la possibilité d’une hairésis, un choix), alors il faut comprendre que l’histoire de la philosophie commence à cet endroit. Soit on s’intéresse à une entreprise qui consiste à penser l’origine de cette puissance et c’est ce que l’on nommera métaphysique, soit alors on s’intéresse à analyser cette tension dialectique qui détermine la possibilité du geste et c’est que nous nommerons fin de la métaphysique et ontologie modale en ce que le travail de la pensée consiste à interpréter les modes particuliers du vivant. [3 octobre]

On doit à Andronicos de Rhodes ou Nicolas de Damas d’avoir nommé le texte d’Aristote sur la puissance d’agir métaphysique, simplement parce que n’ayant pas de titre il fut indiqué comme étant le livre qui venait après celui de la physique : bibla meta ta phusika. Ce qui signifie en somme que la Métaphysique d’Aristote traite d’autre chose et qu’il faut le rétablir. [4 octobre]

Il y a dans le concept de dialectique une puissance particulière parce qu’il indique que nous entretenons une relation avec ce qui ne peut jamais advenir à l’unité. Faire de la dialectique consiste donc à maintenir infiniment une tension qui ne trouve pas d’autres résolution que celle de la puissance de la pensée. Or l’histoire de la logique a insisté pour que la dialectique trouve une stabilité en faisant advenir à un vrai non contestable. Dès lors la dialectique perd toute puissance puisqu’elle est transformée en un outil de production de synthèses. Il faudra attendre l’épreuve d’une Aufhebung pour que la dialectique moderne redevienne cette puissance, qu’elle relève – au sens derridien – les objets du monde et de la pensée. Pour cela il faut maintenir une tension vers l’impossibilité de l’unité en incluant comme troisième membre du processus dialectique l’élément temps-espace. C’est l’instabilité fondamentale de la tenue temps-espace qui ouvre à une puissance infinie de la pensée. [5 octobre]

L’idée de l’exposition-boîte appartient à la pensée moderne parce qu’elle implique la pauvreté d’un processus et son autonomie. Ce n’est pas tant la question de mimer l’espace intime mais de permettre une autonomie matérielle du processus de monstration. En cela elle rend instable l’institution. [6 octobre]

Apprendre que le fichier « perdu » est cette fois simplement perdu. J’ai donc perdu huit mois d’écriture du journal Zucca. Il faut en assumer la perte et marquer le texte de cette faille, de ce vide, de ce « pur rien » et peut-être projeter l’écriture d’un texte, non de substitution, mais de commentaire. [7 octobre]

L’achèvement du capitalisme est la transformation du corps en dette. [8 octobre]

Pourquoi avons-nous décidé de légitimer l’existence dans la violence infinie de la primordialité ? Parce qu’alors il suffit de rendre les êtres ignorants et ainsi de la contractualiser. [9 octobre]

L’ouverture de l’être à l’œuvre ne commence qu’à partir du moment où l’on est en mesure de déconstruire le système de la Kulturindustrie. [10 octobre]

Si l’on prend en compte la leçon aristotélicienne d’un agir théorétique, alors il nous faut penser ce que peut bien être l’activité de l’être dans l’essentiel désœuvrement de la théôria. Il s’agit pourrait-on dire d’une activité de relève, consistant à observer les éléments du monde (à savoir la relation réel-réalité) et à faire des « relevés ». L’agir théorétique consiste donc à produire des énoncés (des relevés) qui seront destinés sous forme de théorèmes cryptés aux « manœuvres » qui réalisent les productions. Il faut encore préciser que ceux qui ont accès à l’agir théorétique ont deux champs d’observation : celui du réel qui ouvre à l’épistémologie et celui de la réalité (observation des processus et des usages) qui ouvre à la philosophie. Parmi ces processus il en est un fondamentale qui consiste à re-produire le réel : elle est l’activité des mimetikoi poiètes c’est-à-dire des artistes. Or dans l’ouvrage qui est consacré à ce savoir faire particulier, le livre de la poiètikè tekhnè, Aristote pose l’argument de principe que l’être préfère toujours voir une reproduction de la chose que la chose même. Cette position de principe n’est pas explicitée ni justifiée parce qu’elle est supposément naturelle : être l’émetteur de reproduction ou le récepteur est considéré comme sumphutos, c’est-à-dire comme inné et comme produisant une forme particulière de plaisir (khairein). Il y a donc – pour paraphraser – quelque chose qui va de soi à reproduire parce que cela génère une forme réflexive de plaisir. Autremet dit si l’œuvre consiste en un plaisir de la production autant que de la réception il faut préciser : les premières définitions du concept d’art sont les suivantes : l’art est une préférence pour les systèmes de reproduction plutôt que la chose même, l’art est l’affirmation qu’il existe là où nous nous plaisons à nous voir éprouver du plaisir devant un processus. [11 octobre]

Comptoir de Caron n°010 : brandade, pissenlits et céleri rave confit ; coques sautées au fenouil sauvage ; coques sautées aux giroles ; ceviche de lieu noir à la grenade ; sauté de légumes d’automne, giroles, noisettes ; maquereaux grillés, purée de racines de persil ; giroles huile de cerfeuil ; fromages affinés ; glace à la grappa, grappa. [14 octobre]

La conscience politique de notre pays est à ce point affligeante que l’on peut entendre – comme programme politique – qu’il faut à la fois alléger l’impôt sur les entreprises et sur les plus riches et augmenter la tva. Ce qui aurait pour effet de continuer à imposer indirectement les moins riches. La politique est misérable. [15 octobre]

Misère du puritanisme [16 octobre]

Nous devons détruire l’histoire. [17 octobre]

L’exposition de Maurizio Cattelan est décevante. Non que le travail de l’artiste ne soit pas intéressant, mais parce qu’il ne présente rien qui projette ses œuvres ailleurs et autrement. Elles atteignent alors un statut muséal fixe et désormais trop stable. [20 octobre]

La Lucanie est une antique région du sud de l’Italie : décrite par Strabon elle s’étendait de la mer Tyrrhénienne au golfe de Tarente. C’est une région de montagnes qui s’étend entre deux mers. On dit que ce lieu et ses spécialités gastronomiques proviendraient du nom grec loukaniko pour désigner les saucisses. Il faut ajouter à la farce du sel, du poivre, des zestes de citron et d’orange et des herbes : origan, calament, sarriette, romarin, thym, serpolet, coriandre, du carvi et la myrte, [22 octobre]

Les jours de pluie, les voitures sur le goudron mouillé ont le son le plus triste et le plus profondément désespérant qu’il puisse y avoir. [23 octobre]

Ai commencé un travail projeté presque vingt ans auparavant, celui de traduire l’intégralité de l’œuvre poétique de certains troubadours du xiie siècle : les deux premiers livres publiés seront l’œuvre complète de Raimbaut d’Orange et celle de Arnaud Daniel. Un troubadour provençal et un troubadour périgourdin, tous deux adeptes du trobar clus, cette poétique de l’hermétisme et du creusement de la langue jusqu’à certain vertige du vide ou de l’érotique. [24 octobre]

Lonc temps ai estat cubertz, | Mas Dieus no vol qu’ieu oimais | Puosca cobrir ma besoigna, | Dont mi ven ira et esglais. | Ez escoutatz, cavallier, | S’a ren ai obs ni mestier. / Longtemps je suis resté caché | mais Dieu ne veut plus désormais | que je cache mon désir | qui me donne tristesse et effroi.| Alors écoutez, chevaliers | ce qui me manque et me faut. (Raimbaut d’Orange (PC : 389.031)). [25 octobre]

La langue d’oc ancienne est vertigineusement belle. [26 octobre]

Le Comptoir de Caron #011 : salade d’hiver aux agrumes, crostini de champignons sauvages, la daube de bœuf et les gnocchi, fromages affinés, la tarte cassée aux coings poires et noisettes et le zabaione alla grappa. [27 octobre]

« Prépare comme tu le veux la bonite à l’automne quand les Pléïades tombent. Pourquoi en discuter ? Car même si tu le voulais, tu ne la gâcherais pas ! Si tu désires ce qu’il y a de mieux, cher Moskhos, saches que pour qu’elle soit excellente il faut des feuilles de figuiers et de l’origan, mais pas beaucoup, et pas de fromage et rien d’autre ! Prépares-la simplement dans des feuilles de figuier, liée par le haut à un jonc et mets-la sous la cendre chaude, en faisant attention que l’enveloppe grille mais ne brûle pas. Prends les bonites de l’aimable Byzance si tu veux celles qui sont bonnes, car c’est là qu’elles sont excellentes : dans la mer de l’Hellespont elles sont moins bonnes. En revanche, tu en trouveras dans la mer Égée, indignes des louanges que j’ai données. » Archestrate de Gela, Gastronomie, 31. [1° novembre*]

Comment se réalise l’image du pouvoir ? Ou encore comment produit-on l’ensemble des éléments propres à réaliser l’image du pouvoir ? Pour tenter de penser ces énoncés il faut comprendre que l’image du pouvoir est la possibilité de l’opérativité du pouvoir ; ce qui signifie que le pouvoir sans image n’a pas les moyens de diffuser et de faire éprouver son efficience. Ce qui pourrait encore signifier que l’épreuve même du pouvoir ne peut exister sans image. Cette image est ce que la pensée antique nommait une doxa (une opinion publique) et surtout ce qu’elle nommait un doxazesthai, c’est-à-dire la construction de l’effectivité du pouvoir. L’effectivité du pouvoir signifie deux choses : d’abord justifier l’origine de la gouvernance (ce qui signifie justifier la possibilité de donner un ordre) et ensuite affirmer la puissance de la loi et de ceux qui la font respecter (c’est cela qui est nommé police, c’est-à-dire ce qui vient faire respecter l’origine de la gouvernance édictée par le politique). Pour cela le pouvoir réclame la fabrication d’un dispositif – que certains ont appelé machine – qui ne fait que produire des images de sa propre efficience et effectivité (justification de la gouvernance et de la loi). Dès lors le travail du politique est d’incruster un visage dans ce dispositif et de faire en sorte qu’il ne s’efface plus. La terreur du pouvoir est le retrait des traits du visage et l’effacement de la singularité de son effectivité. Par ailleurs la puissance absolue du pouvoir consiste à créer un dispositif toujours creux qui est la représentation même du pouvoir, sa fixation, et de changer juste la face de celui qui l’incarne et de détruire au fur et à mesure ceux qui l’ont précédé. Ce que nous pourrions nommer une péricope ou une image péricopide : l’indice de cette crise de l’image du pouvoir commence effectivement en 415 av. J.C. avec le scandale des hermocopides. Le pouvoir est alors un immense dispositif qui ne cesse de produire de l’image de lui-même et de la mutiler (de la ravager en tous sens, perikoptô). Dès lors l’image du pouvoir se réalise pour être à la fois symbolique et mutilante. C’est son principe idolopoiètique : le pouvoir est faiseur d’images qui produisent du symbole et qui le mutilent : ce qui signifie qu’il tente de le rendre silencieux. Est symbole ce qui rapproche et ce qui contractualise (sumbolè) et qui constitue par conséquent un sumbolaion, c’est-à-dire un engagement contractuel. C’est ce dont le politique a besoin : contractualiser ses représentations et ses systèmes de représentation. L’image du pouvoir assume de représenter contractuellement la relation entre un objet (quelqu’il soit) et la loi et de produire comme résultat que cette relation est la puissance et que tout visage qui y est déposé l’incarne. Tout le travail consiste alors à faire adhérer le regard de l’être à cette image mais aussi et surtout de mutiler tout ce qui pourrait nuire à l’efficacité de cette représentation et à l’efficacité de cette adhésion (ce que l’on peut nommer fascination). L’image péricopide est celle qui mutile : elle est celle qui à la fois rompt les liens de contractualisation et celle qui rompt toute possibilité de relation exemplaire à un événement. Elle le fait pour garantir la puissance symbolique de l’image et de la gouvernance. Le symbole est une manière doxique de contractualiser les êtres à des systèmes de représentation. Mais on peut incruster la production du symbole dans la doxa ou l’opinion (la doxa est toujours une pure production de la gouvernance et non comme on pourrait le croire une pensée collective), dans la morale et dans l’économie. Dès lors l’image symbolique acquiert sa pleine puissance et peut tout à la fois produire et anéantir. L’image mutilante ou péricopide est celle qui a la capacité de mutiler des fragments internes sans détruire le processus. Il ne s’agissait pas, par exemple de détruire la figure d’Hermès, mais il s’agissait d’atteindre à la teneur symbolique de son référent populaire et à la possibilité d’une ouverture à la désobéissance. La mutilation est un processus de diminution d’une partie seulement tandis que la machine doit pouvoir continuer, sans s’affaiblir, et changer de visage si besoin : il faut pour cela retirer l’usage des choses aux êtres. « Retirer l’usage » possède deux significations : retirer l’usage matériel des choses, c’est-à-dire ce qui sert à communiquer, à partager et à produire, mais cela signifie aussi retirer l’usage symbolique des choses, c’est-à-dire ce qui est en mesure de fabriquer des relations contractuelles entre le vivant et l’organisation du vivant. La seule puissance du symbole – c’est-à-dire celle dont nous avons réellement usage – est celle qui produit une relation contractuelle entre ce qui vit et ce qui permet de vivre. C’est cela la signification de la politique et donc de l’image de la politique. Or l’image de la politique est toujours la possibilité de la mutilation du vivant, du moins de la privation d’un certain nombre de ses parties ou de ces membres afin de faire l’épreuve de l’efficience du pouvoir. Pour devenir péricopide l’image doit parvenir à produire ce que le philosophe italien Furio Jesi appelait le silence des symboles. Techniquement, pour devenir silencieux, le symbole doit procéder à une occultation d’une des parties qui régit sa teneur contractuelle. Une des parties du contrat doit se maintenir silencieuse, c’est-à-dire ne renvoyer précisément à rien. Jesi fonde cette analyse à partir d’une formule du philologue Bachofen d’un symbole qui « repose en lui ». La fondation de l’image politique est dans ce creux, dans le vide infini d’un signe qui ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même : à la fois formule de sa propre souveraineté et de sa propre gloire. L’image peut alors procéder à autant de mutilations que le pouvoir l’exige (idées, représentations, visages, textes, documents, etc.) puisqu’elle est infiniment symbole d’elle-même : la machine symbolique du pouvoir se regarde alors produire une image reposant en elle-même, close et silencieuse. Or dans cette image silencieuse le caractère propre de l’être n’importe pas (il est rendu silencieux), parce que seule la confirmation de sa puissance d’inscription compte. La puissance d’inscription est celle de la loi et de la faute. En 1988, Gilles Deleuze évoquait l’idée d’une honte d’être humain, formule qu’il emprunte à l’écrivain Primo Levi qui l’avait utilisée à la sortie d’une des plus terrifiantes machines mutilantes de l’Occident. La honte d’être un homme disait Deleuze consiste pour la plus grande part à cette honte d’une compromission avec ce que l’événement politique nous impose. Or ce compromis est la première phase du contrat. La dimension contractuelle du symbole réclame un compromis et nous devons nous tenir vigilant devant notre adhésion à ce compromis et notre absorption dans son silence. Car en somme le voici le silence des symboles : il est le silence de l’être, dans l’oubli même de sa honte et dans sa compromission, qui ne cesse de vider les signes pour les rendre creux et impuissants. Impuissants pour l’être mais en revanche fondamentalement efficients pour la machine politique. Ce paradoxe est la crise moderne de l’image politique. Mais la honte deleuzienne n’est pas seulement dans le compromis avec le processus politique et ses représentations, mais elle est aussi avec le fait que nous ne cessons de rendre silencieux les éléments du monde ouvrant ainsi toujours plus la possibilité d’une production de symboles silencieux et d’images mutilantes. L’usage d’éléments, d’images, d’objets et de photographies dont nous ignorons le sens et la teneur (c’est-à-dire l’ouverture à l’usage) est le lieu de la crise de la puissance de l’image politique et de la perte irréparable d’une liberté dans le commun. Ce qui signifie que l’interprétation de l’image politique tient à trois problèmes fondamentaux : la construction d’une image silencieuse, la création d’une image mutilante – dont les deux phases sont essentiellement séparées de sorte que leurs liens ne puissent être que comme relation silencieuse –, et la création d’un décor pour accueillir la première et occulter la deuxième. Or à qui incombe la construction de ce décor pour recevoir et exposer la puissance de l’image du politique ? Elle incombe à ceux qui sont en mesure d’user de la rhétorique et ceux qui usent de l’activité artistique. Si l’on paraphrase alors Gilles Deleuze, ce que l’on nomme histoire est la manière avec laquelle l’homme a emprisonné la vie de l’être, et dans ce cas ce que nous nommons art servirait à libérer ce qui a été emprisonné. Que signifie « emprisonner la vie de l’homme » ? Cela signifie essentiellement deux choses : la privation des conditions mêmes de la vivabilité et la transformation des signes en symboles silencieux, de sorte que l’être ne puisse pas disposer par lui-même des signes, du sens et de l’usage des signes. Il convient donc qu’ils soient réduit à un silence et qu’ils ne puissent reposer qu’en eux-mêmes comme des machines « célibataires » mais auto-suffisantes. Ce que produit alors le concept d’image politique est redoutable en ce qu’elle contraint le processus de libération à être lui-même inclus dans le mécanisme de production de l’image : dès lors il faut tenir le rhéteur et l’artiste dans un usage raisonné et silencieux des signes. Pour cela il convient de les absorber dans la réalisation et la fabrication de cette image doxique du pouvoir : la puissance du politique se mesure à la manière avec laquelle il parvient à absorber le travail du rhéteur et de l’artiste dans sa propre machine de production d’images. Dès lors le travail de la pensée et de l’œuvre entrent dans un processus fatale de compromission. S’il ne le fait pas il se place aux abords de la machine mythologique et symbolique : il ne lui reste alors que la teneur parodique et critique de l’œuvre. C’est pour cela qu’il faut regarder la page 89 de l’ouvrage parodique de Gustave Doré sur l’histoire de la Russie : ici, nous semble-t-il, l’image est celle-la même, parodique du silence. [9 novembre*]

Enfant-roi et adolescent-hystérique, adulte stupide et autoritaire. [10 novembre]

Les images de la grotte Chauvet par Raphael Dallaporta. [11 novembre]

Peut-être faut-il cesser de s’intéresser à cette nation, à savoir les États-Unis, qui est politiquement la plus stupide et dont nous subissons les catastrophiques dommages, symboliques et économiques, depuis bien trop longtemps. Peut-être alors nous faut-il nous intéresser un peu plus à ce qu’il est nécessaire de préserver politiquement et socialement et nous intéresser encore à la montée de tous les fascismes qui nous entourent et dont nous ne prenons pas garde. [12 novembre]

Ce qui est effroyable est la destruction de la teneur ontologique de l’être pour ne garantir que sa préservation symbolique. Le capitalisme a réussi à faire en sorte que nous ne préservions l’être qu’à la condition qu’il soit en mesure, pour cette préservation, de consommer (aliments, divertissements, médicaments). Pour le reste sa valeur ontologique est profondément détruite. Dès lors on peut lui donner à manger le pire, l’empoisonner peu à peu et le rendre toujours plus ignorant. La tâche politique qui nous incombe est incommensurable. [13 novembre]

Il nous faut penser que la pertinence d’un enseignement de l’art ne peut plus passer par la production d’une série de petits objets (quels qu’ils soient), mais par la dimension performative de l’œuvre. Si jamais nous ne le faisions pas les écoles d’art deviendraient alors de facto des écoles où l’on n’apprend rien d’autre que la production d’une œuvre marchande. Ce serait alors sceller de manière tragique l’histoire déjà endommagée de l’art. [14 novembre]

La prétention maximale de mes contemporains consiste à croire que l’hyper singularité de leur travail est un acte politique. Il est au contraire un acte faible qui ne cesse d’anéantir toute épreuve du commun parce qu’il produit d’incessants replis sur soi, une immense médiocrité du travail et de l’œuvre et une immense brutalité du comportement. Il s’agit bien ici du désastreux processus d’hyper singularisation de l’être. Nous en supposons deux conséquences catastrophiques : la première est la destruction progressive de l’espace du commun et la seconde est l’affaiblissement croissant de la pensée et de la recherche. [15 novembre]

Il faut, selon Pierre-Damien Huyghe penser le concept d’éthique comme un espace du vide, c’est-à-dire comme un espace où il n’y pas de loi. L’espace de l’éthique est un espace où l’on se projette dans la viduité du soi. Elle est alors l’épreuve de la puissance et l’interprétation de la « mise en œuvre ». C’est pour cela qu’il faut urgemment repenser le concept grec de liturgie, c’est-à-dire, littéralement, l’opérativité du commun. Il faut pour cela restituer à la pensée le concept de liturgie. Il faut l’entendre comme la charge assignée d’une tâche pour l’espace public, ce qui serait profondément le sens que nous cherchons vainement depuis tant d’années au terme laïcité. La liturgie consiste en la puissance de mise en œuvre de l’ensemble des membres du commun. Elle est une puissance immense et indépassable que les gouvernances et le capitalisme ne cesse de confisquer. La force absolue du capitalisme aura été la confiscation et la privatisation de cette puissance (avec l’aide du religieux). [16 novembre]

Il faut accepter de laisser pour un temps celui que l’on aime tant. [17 novembre]

Les outils de la politique sont la dissimulation et le délai. [18 novembre]

Il me faut préparer une exposition en extérieur, à Arles, où l’on affichera une série d’énoncés de l’art conceptuel sur les façades des bâtiments. Il faut à cette exposition un grand impact politique. [19 novembre]

Nous voici donc à un tournant nouveau, celui de la fin de la démocratie. Nous entrons dans une sphère nouvelle du politique qui consiste à rapidement introduire en l’être occidental une haine viscérale de l’autre et une haine si profonde qu’elle lui réclame de devoir nier la démocratie qui risquerait de détruire l’immensité infinie de nos privilèges. L’Occident est à ce point vulgaire qu’il se replie sur lui-même pour se protéger de tous ceux qui pourraient le voler. Et c’est alors ce qui se passe petit à petit en Angleterre, aux États-Unis, en Turquie, en Russie. Et c’est alors ce qui se prépare aussi ici comme crise majeure. C’est alors la dérive terrifiante de l’être moderne du capitalisme : accumuler et se protéger en abaissant toujours un peu plus la connaissance. Ce devenir politique est abject. [20 novembre]

La contrainte est une pression exercée en vue d’imposer quelque chose (code, conduite, règle, etc.). Le terme provient du latin constrictio. C’est donc un dispositif de gêne visant à empêcher l’être. Et c’est pourtant devenu le modus operandi de toute pensée de la morale, de la politique et de la gouvernance. Au point même qu’il s’est agi pour la pensée occidentale de le penser comme une ontologie. La contrainte se trouve alors être pensée comme l’origine même de l’être, soit parce qu’il est un être impliqué dans un devoir moral théologique, soit parce qu’il est originellement condamné, soit parce qu’il est originellement un serviteur, soit parce qu’il est politique, soit encore simplement parce que la contrainte est pensée comme essence de l’être (ou sa nature). Dès lors il n’y a plus d’issue possible à une interprétation de l’être à partir du devoir, de la faute et de la dette. L’être est historiquement inscrit dans la contrainte et historiquement bloqué par elle. Il faut alors penser l’histoire comme l’interprétation de ces systèmes de contraintes et comme l’interprétation d’une épreuve dialectique de celles-ci. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’une immense partie de ce que nous nommons histoire ne serait alors qu’une lutte infinie pour affirmer la puissance de ses contraintes et en imposer le fonctionnement. La teneur sidérante de l’histoire des trois monothéismes ne tient en somme qu’à cette épreuve : une même fondation, la même pensée d’une ontologie de la contrainte, mais pas la même liste des contraintes pour les « fidèles ». L’affirmation du religieux ou de la morale consiste à maintenir infiniment la puissance de la contrainte – qui se trouve alors ritualisée et sacralisée (du devoir au sacrifice). Ce qui signifie donc que la totalité des conflits (quand il ne s’agit pas de vol) sont conçus afin d’imposer aux autres ce qui est la teneur de nos contraintes. [21 novembre]

L’exposition Milieu avec Dieudonné Cartier. Une boite de transport contenant les œuvres, les énoncés et les dispositifs de monstration. [22 novembre]

Rien n’est plus terrible que d’abaisser l’éducation, de la critiquer et de la remplacer par un système privé. L’éducation est le dispositif central de l’émancipation des êtres et le seul qui puisse garantir la construction d’un sens critique. Abaisser le système de l’éducation rend les masses stupides et parfaitement gouvernables par ce qu’il y a de pire puisqu’elles ne possèdent pas de sens critique. Rendre l’éducation privée est encore pire parce que cela conduit inexorablement à la concentration d’un savoir « adapté » (comme un produit de consommation) à ceux qui paient, à ceux qui détiennent l’argent. On sait que ce système est catastrophique, mais il est pensé afin de détruire pas à pas toute possibilité de pensée politique. La tâche du politique devrait être de systématiquement garantir cela. [23 novembre]

La gouvernance est l’épreuve de la perversité. Il ne s’agit pas d’une condition en tant que telle, amis bien plutôt d’un usage complexe de la dissimulation et de l’impuissance. Qu’il faut par conséquent dissimuler. Or l’impuissance est celle même de la privation de l’agir puisque celui qui « gouverne » ne fait qu’observer et appliquer les mesures de son observation. Or l’impuissance même de la privation de l’agir conduit à un exercice pervers de l’ordre et de la gouvernance. Il faut impérativement demander à ceux qui gouvernent de passer par l’opérativité pour leur ôter toute épreuve de la perversité. [24 novembre]

Le travail qui s’engage consistera à établir une archéologie des relations prétendument rompues entre le texte et l’image. Si la modernité a quelque chose à voir avec leur possible relation, il faut cependant comprendre pourquoi il a fallu à ce point en faire des opposés. L’épuisement de la pensée provient du fait que nous nous acharnons à vouloir rendre opérable cette séparation purement idéologique [25 novembre]

L’enseignement dit privé est une erreur, un mépris de l’être et une destruction des conditions du vivant. Soit il suppose que l’élève ou l’étudiant ait une famille pour pourvoir à cela soit il suppose que l’étudiant hypothèque son vivant sous la forme d’un prêt pour payer ses études. C’est donc un processus discriminatoire scandaleux. Il ne fait que produire et reproduire des élites, produire une forme d’enseignement spécifique pour ces élites, abaisser les connaissances, rendre impossible l’idée que les études soient une skholè et que l’apprentissage soit une forme d’expérience. Il est, selon moi, strictement impossible de justifier ne serait-ce qu’une seconde l’enseignement privé : le défendre est une justification catastrophique de l’appauvrissement des êtres. Or moralement il devrait être interdit de rendre pauvre quiconque. [26 novembre]

La forme la plus avancée de la servitude consiste à se déclarer soi-même serviteur. Être volontaire (pour reprendre la célèbre formule). Mais en quoi consiste cette déclaration d’une servitude volontaire ? Elle consiste en une sorte de contrat qui me fait accéder à une sphère de la tranquillité à la condition que pour cela je délègue ma puissance d’autonomie (que je délègue mon autarkhéia). Dès lors l’être accède à ce qui se nomme une anarchie, c’est-à-dire un espace qui ne dispose plus de la nécessité d’un arraisonnement de l’ordre et de la puissance, puisque la puissance a été déléguée à une hyperarchie. L’être anarchique (à qui l’on fait croire à la liberté) ne peut l’être qu’à la condition contractuelle qu’il soit inclus comme un serviteur dans une hyperarchie. Or ce modèle est celui de la chrétienté et celui de sa synthèse libérale dans le monde moderne. La sphère politique dans laquelle nous entrons sera celle du triomphe de ce système. Au point même que pays après pays les peuples qui fondent encore ces démocraties ne cessent de hurler leur volonté d’être absorbés dans cette hyperarchie. Les êtres qui réclament cela sont comme hébétés dans le désir terrible de vouloir maintenir un monde dont il dispose sans conséquence. C’est ce que la langue grecque appelle amerimnia, une négligence. Une ininquiétude. [28 novembre]

Merimna (merimna) est le soin, le souci, la pensée de quelque chose. Le verbe dérivé mérimnaô signifie se préoccuper, s’inquiéter pour quelque chose. Mermeros est ce qui cause du souci, ce qui est difficile, ce qui demande de penser. Il y a derrière ces termes une racine archaïque, Mer qui dit quelque chose du partage et de la participation. Or que signifie alors que nous désirions entrer dans la sphère de l’amerimnia ? Rien d’autre que l’épreuve d’une catastrophe que nous ne cessons de construire. Parce que nous ne pouvons pas revendiquer d’être dans un monde où l’on nous demande de n’être préoccupés ni même de penser. [29 novembre]

Depuis maintenant quelques dizaine d’années les classes dominantes – celles de l’argent – n’ont de cesse de détruire avec une impressionnante rapidité tout ce qui constituait une politique sociale. Cette entreprise et sa puissance de destruction n’ont pas d’équivalent dans l’histoire. [30 novembre]

Le renoncement permet alors, pour une fois, de raccorder la fonction avec l’espace du sensible et du vivant. [1° décembre]

« Je suis Arnaut qui aime l’air | et chasse le lièvre avec le bœuf | et nage à contre courant », Arnaut Daniel, troubadour de la fin du xiie. [2 décembre]

Le verbe kathareô en grec signifie quelque chose comme « séparer ». Nous l’entendons toujours selon un ordre morale en tant qu’il s’agit de séparer le bon du mauvais. C’est-à-dire au sens, supposément aristotélicien, puis au sens chrétien de pureté (comme les Cathares). Il s’agit bien de séparer des éléments de l’ordre du vivant et de décider de les montrer de manière exemplaire de sorte qu’ils n’affectent plus le vivant. Ainsi l’être débarrassé de cela peut concevoir un commun plus librement et plus aisément. Mais le plus important est de tenter de comprendre comment il pourrait être possible de penser cette « séparation » de manière non morale. En somme la catharsis est ce qui contient silencieusement un problème majeur qui est celui de l’oppsosition entre regardable et non-regardable, montrable et non-montrable, dicible et non-dicible, entre supportable et non-supportable, etc. Or si ce rapport est catégorisé alors il est morale. Mais s’il n’est pas catégorisé alors il devient un processus graduel complexe à partir duquel l’être détermine son acceptation ou sa non-acception à voir, écouter, lire ou recevoir un objet. Ce processus de la gradualité est l’épreuve même somatique, éthique et intellective de l’œuvre. L’histoire de l’art se situe précisément ici, l’interprétation de la gradualité entre l’interdit et l’acceptation. [3 décembre]

Découper est un processus archaïquement ontologique, parce que pour rompre un objet continu il faut faire appel à une série complexes de dispositifs qui peuvent être la croyance, l’autorité ou la teknè. Découper est le fréquentatif du verbe couper qui est un terme tardif qui apparait seulement au xvie et qui est emprunté au terme coup qui lui est au contraire très archaïque et est emprunté au bas-latin colpus et au latin colaphus. Le terme est bien sûr directement emprunté au grec kolaphos le coup sur le visage et au verbe kolaptein qui signifie entailler, graver. Autre commentaire, les philologues nous disent encore que le terme emprunte à deux racines Klaf et Gluf (Klaph et Gluph, creuser, gratter) dont provient aussi le verbe gluphein qui signifie entailler et graver (voir le terme glyphe). Quoi qu’il en soit il est à noter qu’une racine indique un geste qui consiste à rompre la continuité d’une matière (par exemple la pierre, le bois, le métal, etc.) et l’autre à rompre la continuité du corps (de l’animal ou de l’homme). C’est le sens du verbe découper. C’est pour cela qu’il est archaïquement ontologique parce qu’il indique quelque chose de fondamentale sur la possibilité d’entailler un corps et donc la possibilité de rompre la continuité du vivant de ce corps. Mais il existe encore un troisième espace, « métaphysique » et plus abstrait, du processus de découpe : il s’agit de tous les processus de « séparation » des espaces de représentation. Il y en a cinq : l’espace du destin, l’espace du rituel, l’espace du sacré, l’espace de la loi et enfin l’espace de l’art. Le destin est pensé comme une découpe du monde (moira chez les Grecs) et chaque découpe représente un être. Si l’on devait réclamer plus que ce que le destin a découpé pour nous, alors cela déclenche ce qui se nomme hubris, la démesure et donc la tragédie. L’espace du rituel est déterminé par ce que les Grecs nommaient temnein, découper, c’est-à-dire découper des portions de réel pour les projeter dans un espace qui n’est pas celui de l’usage et du vivant. Le principe consiste à découper une portion du ciel ou de la terre et à en faire un templum, c’est-à-dire au sens propre une « découpe » où peut à la fois se lire autrement les indications sur l’espace métaphysique et où peut se jouer les gestes du rituel qui consiste à préserver intact cet espace et les dispositifs de lecture. L’espace de ce que les Latins nomment le sacer est donc extrêmement proche du précédent en ce qu’il procède à de multiples découpes du réel en séparant les éléments de l’usage. Cela détermine ce que l’on nomme le sacré pour lequel il faut procéder incessamment à de multiples découpes, celles du rituel et celle du sacrifice. La profanation nomme la restitution de ce qui a été séparé de l’usage. L’espace de la loi quand à lui provient d’un antique verbe nemein qui signifie la découpe de l’espace physique. En résulte ce que l’on nomme un nomos qui signifie la découpe du territoire comme pâture, prés, champ, c’est-à-dire ce qui est nécessaire pour que l’être subvienne à ses besoins. De cet antique nomos(1) provient un nomos(2) qui signifie la loi et l’administration : autrement dit la découpe des tâches nécessaires à l’organisation du vivant. Pour cette raison la pensée antique avait estimé qu’il était nécessaire de procéder à un calcul juste entre les deux nomos, c’est-à-dire entre l’administration et la découpe du monde pour équilibrer ce qui est nommé chrématistique (administration de la fourniture) et oikonomia (administration de l’espace domestique). Enfin l’espace de l’art en ce qu’il est lui aussi une découpe du réel, et cela pour deux raisons. La première consiste à entendre que ars et ritus ont la même racine qui signifie une manière de resserrer et de découper le réel (ce que nous nommons une « conduite contrainte » du réel). Mais il y a encore plus saisissant : ce que l’on nomme la katharsis, est en somme une découpe des conduites humaines, cette fois entre celles qui sont jugées bonnes et celles qui ne le sont pas. C’est le présupposé de la pensée aristotélicienne. La Katharsis signifie donc procéder à une découpe des usages et à en exclure certaines sous la forme fixe de représentations (métonymico-symboliques ou métaphoriques) et de fonder ainsi une gradualité des modes de représentation entre ce qui est montrable et ce qui ne peut l’être. L’ensemble de ces cinq formes fondent le sens du concept de découpe en tant qu’il est une manière de faire subir une rupture du continuum des formes du monde. [4 décembre*]

La dette pose un double problème en ce qu’elle hypothèque les êtres (privation du temps et moyens) et qu’elle les oblige contractuellement à se maintenir comme « même » durant toute la durée du contrat. Le problème de la dette n’est pas tant financier, il est humain. [5 décembre]

La puissance de la dialectique consiste en la possibilité de son arrêt. [5 décembre]

Sécurité et administration aveugles. [6 décembre]

Le devenir du monde est un devenir de la tyrannie de l’administration. Ce que le capital comprend est que la conduite des êtres doit être systématiquement contrainte par une administration, non pas sans visage, mais aux multiples visages, tous clos et tous dépourvus de responsabilité. La brutalité infinie du monde qui s’avance est la clôture de tous les espaces et le renforcement de la terreur de l’administration. [7 décembre]

Est pauvre celui qui ne dépasse pas la puissance de son corps et donc celui qui ne peut dépasser l’épuisement de cette puissance. Ceci est le sens du concept de privation. [8 décembre]

Est moderne ce qui supposait vouloir ne plus intégrer la question de la pauvreté dans le commun et le vivant. Or il s’avère que nous avons simplement fait en sorte de ne plus être modernes. Nous sommes donc contemporains mais sans aucune modernité, c’est-à-dire sans cette idée que la pauvreté n’est pas inhérente à l’être. Être moderne signifie alors que nous posons que le mode particulier de l’être ne consiste pas à intégrer la pauvreté. [9 décembre]

Mumbai est une ville qui s’étend du nord au sud sur plus de cinquante kilomètres ; elle est sillonnée de ce que nous pourrions appeler des autoroutes qui ont la particularité de couper les quartiers et de créer des zones de bidonvilles sur leurs bords. La pauvreté et la richesse, la misère et l’immense écart de revenus sont ici évidents, c’est-à-dire qu’ils sont visibles sans devoir ni pouvoir se cacher. Mumbai est un grand chaos architectural peuplé de tours et de maisons anciennes inhabités que des promoteurs immobiliers maintiennent sans doute fantômes en attendant d’en obtenir plus. Mumbai est une ville emplie de petits vendeurs de cartes et de recharges pour téléphones, de cigarettes, de confiseries, de vêtements et de bijoux, de presses pour des jus de cannes, de fruits, de bibelots, de brocantes, de petits sandwichs et de crêpes, de graines grillées et de tant d’autres choses. Mumbai est peuplée de chiens sales, de chats sociables et doux, de grandes corneilles bruyantes et d’immenses chauves-souris qui sillonnent le ciel à la tombée du jour. Mumbai est littéralement envahie d’une végétation tropicale éblouissante : d’immenses ficus, d’immenses cassia, d’immenses palmiers, des poivriers, des jasmins, des tiarés, etc. Les arbres forment des voutes splendides, où troncs, branches et racines quelques fois s’entre-mèlent. Le bas du tronc est systématiquement peint en rouge et blanc sans doute pour la signalisation et l’entretien des arbres. Mumbai est entourée par la mer et – pour le quartier de Colaba – couvert d’immeubles de style anglais et de grands bâtiments administratifs (le musée, la mairie, les archives, la gare, les écoles) qui sont l’incarnation de ce style du temps des colonies. Mumbai est une ville du soir et de la nuit. et qui aime peu les activités matinales. Mumbai est une ville ou l’on semble manger tout le temps. [11 décembre]

La visite du musée de Mumbai – anciennement nommé Prince of Wales Museum et rebaptisé Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya Museum, du nom de ce nouvel emblème du sauveur du xviie siècle – pose problème. Outre des collections inégales, les œuvres sont classées par provenance (Inde, Chine, Europe) et surtout par technique (sculpture, peinture, métal, armes, tissu, etc.) ce qui fait que tout est mélangé dans le temps, le support et la teneur même de l’objet. On se retrouve donc à regarder de manière thématique des objets mélangés et l’on passe ainsi d’une sculpture de Bouddha au style hellénistique tardif à une sculpture de Ganesh du xiie siècle, ou encore d’une peinture du Trionfo di Bacco de Dosso Dossi de 1514 à une toile quelconque d’un anonyme anglais du xixe siècle ou encore à une peinture d’un anonyme européen du xviie représentant le héros Shivaji. La question n’est pas d’affirmer que l’ordre est nécessaire, mais bien plutôt de penser les conséquences d’un tel accrochage. Celui d’une transformation du matériau de l’œuvre en une démonstration idéologique et nationaliste qui ne prend pas en compte ni la puissance ni la teneur ni l’inscription de l’œuvre. En d’autres termes il est simplement impossible d’avoir une lecture didactique et encore moins critique. Il semblerait qu’on ait préféré entasser ces objets dans une fonction décorative et il semblerait que pour le contemporain on ait préféré défendre la résurrection nationaliste du héros Shivaji (celui qui a sauvé l’Inde au milieu du xviie siècle de la puissance musulmane) plutôt que de défendre une lecture historique et critique de ces objets qui sont fondamentalement l’image puissante et émouvante de l’histoire de l’Inde, de son rapport aux objets, aux cultes, à la gouvernance, à l’érotisme, etc. L’enjeu de l’histoire de l’art est précisément ici, politique et critique. Ce travail est essentiel à l’émancipation de la lecture et de l’interprétation de nos histoires. [12 décembre]

Le problème majeur de la puissance (celle qui est déterminée par la naissance ou la fortune ou par la chance) est qu’elle impose des relations de soumission infinie entre les êtres. Nous sommes fascinés par une histoire de ces soumissions et par une histoire de ces relations perverses entre les êtres. La soumission est l’imposition d’une série de contraintes sur les êtres mais aussi la nécessité de devoir les maintenir abaissées. [13 décembre]

La biennale de Kochi n’est pas inintéressante. Elle regarde ce même problème toujours semble-t-il irrésolu de la présence et de la position de l’art contemporain dans les espaces pauvres. Pour autant elle se situe à Fort Kochi la vieille partie coloniale et aujourd’hui touristique de la presqu’île. Chaque commerçant, chaque chauffeur de rickshaw connait la biennale mais n’y va pas. Il est donc comme toujours si difficile de mesurer les relations qu’il pourrait y avoir et d’autre part si difficile de penser la manière avec laquelle l’œuvre contemporaine peut entretenir une relation avec le commun. C’est-à-dire penser son intérêt. [14 décembre]

Kochi est la plus grosse ville du Kérala, la grande région du sud ouest de l’Inde avec les côtes de Malabar faisant face à la mer d’Arabie. C’est une ville de deux millions d’habitants blottis le long de la mer et sur différentes îles et presqu’îles. Puis il y a Fort Kochi, le petit bout préservé et encore fortement occidentale : la plus vielle église chrétienne (1503) construite par les portugais, les maisons hollandaises, les clubs anglais, les hôtels, les boutiques de souvenirs, les restaurants pour voyageurs chics et maintenant une biennale internationale d’art contemporain. Puis il suffit d’aller à Mattancherry en passant par la Market Road pour découvrir un autre Kochi, beaucoup plus pauvre et sans touriste. Puis il y a le Palais de Mattancherry, construit par les portugais, offert au raja puis restructuré par les hollandais : il conserve un ensemble éblouissant de fresques du xvie siècle de la tradition Hindu et représentant la Ramayana (pour la chambre à coucher) et une série de dieux (pour les pièces suivantes) : Lakshmi, Vishnu, Shiva, Parvati et Ardhanariswara, etc. [15 décembre]

Chaque repas est une exploration de ce que produit la cuisine et la gastronomie indienne. Cette impatience forte à venir au Kerala tenait à cette envie de découvrir cette gastronomie riche et complexe dont les épices sont essentielles. D’abord faire le tour des épices, comprendre leur puissance, comprendre le goût qu’elles ont ici, comprendre cette teneur plus sourde et plus boisée, comprendre la force des épices, ce qu’elles doivent produire et ce qu’elles doivent laisser comme trace, comprendre la torréfaction et comprendre alors le changement de goût avec le travail de chauffe. Comprendre que le masala est un mélange d’épices que l’on doit faire et que le « curry » est le nom du plat. Apprendre à faire un masala et apprendre que le masala est une signature, une manière de cuisiner et de penser. Apprendre la puissance du piment, découvrir la puissance immensément additive du piment, les effets sur le corps et le cerveau, les effets de plaisir et la jouissance infinie de la relation entre satiété et apaisement du feu du piment. [16 décembre]

L’Inde présente encore une forme sociale hyper archaïque dans laquelle les conditions du vivable ne sont pensables qu’à partir de la puissance de l’être. Ce qui signifie que tant de personnes peuvent éprouver la misère ou que tant que de personnes soient employées pour rien (à garder une porte, ouvrir et fermer cette même porte, nettoyer, balayer, trier des déchets, etc.). En cela l’Inde a parachevé l’idée du capitalisme qui prétend que le « bien » détermine plus l’être que l’être même. L’être ne vaut, n’est « capital » que parce qu’il a du bien et qu’il l’augmente. Ce qui signifie alors que les conditions ne sont pensées qu’à partir d’une relation irrésolue entre le commun (immense et infini) et le singulier (fragile). Toutes les relations en Inde sont alors tenues par cette irrésolution et cette brutalité. Ce qui en soit ne nous est pas inconnu, mais ce qui avait été déconstruit par la modernité politique, philosophique et sociale. Ce qui est problématique est que nous nous efforçons de penser que ce système est « archaïque » qu’il appartient à un temps ancien alors il est possible que cela soit notre devenir, ce qui ré-instaurera l’être dans la terreur infinie du libéralisme. [17 décembre]

Ce qui est propre au libéralisme est qu’il n’est ni organique ni structurel : il est proprement opposé au vivant. Mumbai en est une des figures extrêmes où le vivant lutte avec une ténacité infinie. Le libéralisme est brutal et incontrôlé : il réclame l’absence de règle dans l’épreuve infinie de la contrainte (transformation en interdit). Cette perversité du libéralisme est redoutable parce qu’elle conduit à la destruction de l’être. [18 décembre]

Mumbai est une ville exaltante parce qu’elle est immense, parce qu’elle s’étire le long de la mer, parce que d’immenses arbres tropicaux y poussent, parce qu’il y règne une activité fébrile incessante et parce que ses habitants y sont charmants. Cependant il y a plusieurs immenses problèmes à commencer par le fait que cette ville, en somme comme toutes les mégalopoles construites trop vite, maltraitent immensément ses habitants : il faut pour vivre ici supporter une rumeur et une clameur incessante et une pollution telle qu’elle entache les eaux et les airs. Respirer ici est une épreuve. Et par ailleurs, comme la plupart de ces immenses villes elle contraint ses habitants à un immense endettement tant pour les loyers que pour l’achat du logement. Certes la vie n’y est pas cher parce que l’idée de la personne employée n’importe pas et qu’il est alors loisible d’utiliser autant de « larbins » qu’il est possible, mais en revanche la santé et l’éducation coûtent infiniment. C’est une ville pour gens riches : elle ignore la classe moyenne qui se tue à la tâche et dans les transports bruyants et elle méprisent ouvertement les classes les plus pauvres qui ne sont bons qu’à creuser à la bêche des tranchées pour faire passer câbles et conduits, qu’à repeindre les bandes noires et blanches le longs de ces autoroutes qui meurtrissent la ville, qu’à balayer les rues, qu’à trier les détritus, qu’à tenir et ouvrir des portes. Le monde se couvre de villes immenses qui méprisent brutalement les êtres qui à leur tour se méprisent avec tant de violence les uns et les autres. Or tout le projet de la modernité consistait justement à penser que la relation de servitude de l’être (au maître, au travail et à la dette) devait pouvoir se déconstruire et s’arrêter, pour laisser advenir un temps où le commun de l’être était celui de l’épreuve du respect. Ce qui est alors profondément douloureux est à la fois la forme maximale de résignation et d’habitude des êtres (tous semblent résignés mais aussi profondément en défendre le modèle) et qu’il s’agît de la figure du devenir du monde. [19 décembre}

L’attentat d’Ankara n’est pas surprenant, il est simplement la mesure d’un état de crise majeure des représentations et du fait qu’il faille maintenant directement s’en prendre à la personne qui incarne le pouvoir. Cela est une forme très archaïque, qui consiste à attaquer la personne symbolique plutôt que d’éprouver une révolte. Mais il y a plus dans cet attentat : le fait qu’il s’agisse d’un représentant de la police et qu’il circule une image « idéale » de l’attentant. « Idéal » signifie qu’elle remplit l’ensemble des conditions pour en faire une icône : la prégnance du visage, la jeunesse du « modèle », le mouvement, l’intensité « idéale » de l’agir et de la conduite. L’image est alors de facto une icône, mais une forme nouvelle qui introduit un danger majeur pour le devenir de l’être. On le sait l’ordre a besoin – quel qu’il soit – de se représenter incessamment, mais pour cela il doit le faire (il ne peut que le faire ainsi) comme un figmen, c’est-à-dire une forme artificielle figée pour en maintenir l’ensemble des éléments nécessaires. Mais ce que l’on peut reprocher à cette image est qu’elle soit une « fabrication », une « production » pour pouvoir faire advenir sous la forme du symbole ce qu’elle contient. L’image même de toute puissance et de toute gouvernance est ainsi figée et bloquée dans un processus qui la prive indéfiniment du geste et de son intensité. C’est pour cela que l’image de ce jeune homme en costume noir tenant une arme, criant et pointant son index, tandis qu’à ces pieds git un vrai cadavre et que quatre pauvres images sont accrochées sur les murs, est stupéfiante, parce qu’elle fait basculer l’image-icône de la puissance et de la politique ailleurs, dans un espace de la saisie de la puissance et de sa cristallisation. Qui en est bénéficiaire ? Nous ne le savons pas encore. Mais il est sûr que le pouvoir devra à tout prix, en condamnant le geste, le récupérer et l’incarner. [20 décembre]

Cette fois-ci la politique a infléchi un tournant irrémédiable vers une nouvelle épreuve du fascisme. De quoi tient le fascisme ? Autrement dit de quoi tient cette culture de droite ? Originellement le fascisme est une manière de faire l’épreuve d’un commun mythologie construit sur un combat mythologique. C’est pour cela que le fascisme est toujours agonal et mythogénétique. C’est de cela dont il faut se défendre. Or le tournant que nous vivons s’il est construit lui aussi sur des formes agonales et mythologiques (la construction d’un mur aux États-Unis, la construction de la gigantesque statue de Shivaji en Inde, la destruction des temples antiques en Syrie, le concept de grandeur pour les État-Unis ou pour la Russie, les restaurations des Églises, etc.) prend cependant une nouvelle face que nous ne lui connaissions pas. En somme une nouvelle culture de droite. Celle de la protection de la concentration de l’argent. Mais il ne s’agit pas d’une aristocratie et c’est bien la problème. L’aristocratie avait pour rôle la concentration du bien dans une visée politique : c’est une relation que la modernité a tenu a déconstruire en démontrant que le politique appartient au commun. C’est une relation qui est en somme pour nous modernes difficile à comprendre parce que son modèle archétypale est archaïque et qu’il nous est maintenant inconnu. En revanche nous advenons à un nouveau modèle, celui d’une nouvelle forme de ploutocratie, celui d’une forme caricaturale et brutale de la gouvernance du monde par ceux qui détiennent de manière non politique les biens du monde. C’est cette faille qu’il nous faut comprendre. Par ailleurs ils utilisent des figures issues de la culture de la droite et fondée sur des formes terrifiantes de la haine, de la peur, du rejet, de l’hyper-sécurité, de la haine raciale de l’autre et de la peur viscérale du pauvre, qui peu à peu réclament le pouvoir et y parviennent. Il n’est pas un pays d’Europe qui ne soit embourbé dans une pensée nauséeuse de la haine et de la culpabilisation de l’autre. Or les grands dirigeants maintenant au pouvoir (en Russie et aux États-Unis, et cela est alors la nouveauté absolue) n’ont de cesse d’achever ce monde nouveau, tenu dans les mains des plus riches au détriment de la possibilité de tout commun. Le monde occidental sombre dans une nouvelle forme de fascisme irrémédiable et terrible. Et cela parce que nous avons construit une nouvelle culture de « droite » fondée sur l’argent et l’abaissement des connaissances. Accumulation illimitée du bien et de l’ignorance. [21 décembre]

La culture de droite est fondée sur une préoccupation de soi, la culture de gauche est fondée sur la préoccupation du commun. [22 décembre]

Il est sidérant de constater à quel point l’inopérativité nuit à l’être, c’est-à-dire nuit à sa capacité d’interprétation des objets du monde. Inopérativité signifie ici l’arrêt d’un produire et d’une activité destinée au commun (par ailleurs on peut maintenir dans cette « inopérativté » un nombre incroyable d’activités comme l’entretien, le sport, les voyages, les loisirs, le bricolage, etc.). L’être n’est pas inactif il est inopérant. C’est le règne infinie des retraités, des êtres du foyer et aussi des êtres dont le travail ne leur fait rien « produire » : ceux qui dirigent, ceux qui contrôlent, ceux qui spéculent, ceux qui gardent, ceux qui veillent, etc. Les hordes grandissantes de ces êtres de l’inopérativité entraînent le monde dans une crispation infinie et dans une ignorance catastrophique. Ceux qui ne travaillent pas (privés d’opérativité) sont des dangers pour le commun. [23 décembre]

Tout jeune j’avais été fasciné – et je le suis probablement encore – par un concept, qui ne cessait d’absorber mes études de linguistique, celui d’une formule commune appelée l’indo-européen. Il y aurait dans la langue, dans les usages, dans la pensée quelque chose d’un commun indo-européen. Or il n’a cessé de me fasciner pendant mon séjour en Inde. Il y a effectivement encore un partage du commun. [24 décembre]

Se replonger avec joie dans le Dictionnaire des institutions indo-européennes d’Émile Benvéniste. [26 décembre]

Le Comptoir de Caron #022 avec : un  gros ravioli à la daube de bœuf, le jus simple de la daube et abondamment de truffe noire rapée. [31 décembre]

 

 

Notes
[7 septembre 2016] Texte écrit pour le banquet Koliodaimon donné à Prato.
[8 septembre 2016] Texte initialement écrit pour le banquet Ventre-dieu donné à Arles en juin 2016 (partie détruite du journal), pour 200 convives (commanditaire ENSP).
[2 octobre 2016] Texte initialement donné en conférence le 2 octobre pour le MAD à la Maison Rouge.
[1° novembre 2016] Fragment 31 de Gastronomie d’Archestrate de Gela. (traduit du grec ancien par mes soins).
[9 novembre] Ce texte est paru avec un appareil de notes dans la revue Infra-mince n°11.
[4 décembre] Ce texte a été écrit pour un séminaire de recherche Art & Aliment à Angers.