année 2017 – vol. VI

Les pensées votives. [1° janvier 2017]

Immatérialité signifie qu’il est dès lors impossible de penser l’œuvre à partir de la nature ontologique d’un seul et unique support puisque ce qui détermine l’œuvre est son processus. Tandis que l’objet est matériel et qu’il s’ouvre à la spéculation, l’œuvre est immatérielle et se ferme à la spéculation en s’ouvrant à l’effectivité. C’est cela la dialectique de l’œuvre contemporaine. (3 janvier]

La représentation qui se dévore et qui s’assimile signifierait que nous pourrions absorber dans l’image une teneur, pour partie substantielle du sujet. C’est littéralement ce que l’on nomme une hostie. Hostia en latin a le sens de la victime que l’on doit absorber pour expier. Son sens plus tardif – autrement dit chrétien – signifie l’offrande de son corps à la consommation eucharistique. Le verbe latin hostire signifie frapper. La représentation qui se dévore maintient une forme archaïque de la production d’une hostilité. Or ce que nous croyions est que la ritualisation de son absorption pourra être en mesure d’expier ce qui est pensé comme hostilité. La racine archaïque du teme est ghos dont dérivent les termes d’hôtes, d’hospitalité de l’hostie, mais aussi du guest. Il y a quelque chose derrière cette racine qui dit un acte particulier de manger. Il s’agit d’absober rituellement la différence pour que l’autre ne se maintienne plus comme un étranger Les hosties sont les images rituelles et silencieuses de notre férocité. Au xe siècle on pouvait se plaindre d’une iconophagie : elle consistait à gratter les images et à mélanger cette poudre dans les hosties et le vin. Une manière comme d’autres d’absorber un peu plus  l’autre et sa destruction. [5 janvier]

Je crois qu’il est plus que jamais important de penser le sens de ce que signifie le terme république. Si nous en faisons l’impasse alors nous laissons libre le champs à une pensée libérale, c’est-à-dire à une pensée qui consiste à poser d’abord le choix de l’être, plutôt que l’espace où ce choix pourra avoir lieu. Car c’est cela que signifie avant tout le terme république la « chose publique », c’est-à-dire la chose qui ne peut devenir une propriété. La république est alors la possibilité de garantir cet espace et la gestion de cet espace. Devrais-je même dire la « gestion de cette espace ». Être alors anti-républicain pourrait signifier que nous ne reconnaissons pas l’ensemble de ces éléments qui sont collectivement la prérogative de tous. Ce qui importe profondément aujoud’hui est la reconnaissance d’une pensée libérale : est libéral ce qui peut advenir avec le moins de contraintes. Or on le sait la politique est l’interprétation et la gestion de ces contraintes (qu’elles soient faibles ou fortes). Si l’on ne maintient pas une pensée de la république alors la gestion de ces contraintes n’appartient plus au commun mais à l’espace privé. Le monde dans lequel nou entrons est celui-ci. Un monde où il est devenu logique de pouvoir refuser le concept de république. [6 janvier]

Nous avons plusieurs fois tenter de penser la contrainte [21 novembre]. Comprendre ce que signifie ce verbe com-strigere. Il s’agit de faire avec ce qui consiste à étreindre, arracher, tirer. Il s’agit alors systématiquement d’user de force sur quelqu’un. Mon hypothèse est que si nous voulions prendre le temps de réaliser une archéologie du concept de contrainte, alors nous verrions qu’il ne s’agit en fait de rien d’autre que du développement du processus de l’ontologie. Si l’on est en msure de déterminer ontologiquement un être on peut alors transformer son être en devoir-être. Le travail de la pensée consiste à montrer qu’il n’y a pas de fondement à cette transformation. [7 janvier]

Le verbe latin colere dit séjourner et cultiver. Sa racine la plus ancienne signifie ce séjour de l’être pour cultiver les terres et en saisir une fourniture. C’est pour cette raison qu’il s’assimile avec le sens de propriété. Est dérivée de ce terme une constellation de termes problématiques : agriculture, culture, culte, colonie et colon. [8 janvier]

Il est toujours étonnant de constater que pour la plupart des êtres le fait d’avoir voyager ou de voyager ne les rend ni plus ouverts ni plus intelligents ni plus éthiques. Peut-être même que les voyages, pour beaucoup d’entre nous, rendent immoraux. Il est si fréquent de croiser des gens qui ont parcouru le monde et qui pourtant ne connaissent rien, et qui pourtant continuent d’éprouver un mépris de l’autre, et qui pourtant n’éprouvent ni respect ni interrogation pour l’autre. Il est même très fréquent de croiser des gens qui ont voyager mais qui n’ont pas pris la peine de lire, de regarder, de comprendre, d’écouter, de goûter quoique ce soit. Il est encore fréquent de croiser des gens qui ont décidé de quitter leur pays pour s’installer ailleurs, souvent avec le double processus qui consiste à critiquer à la fois les deux pays mais surtout qui consiste à continuer à se comporter comme d’horrible néo-coloniaux sans scrupules. C’est souvent pour cette raison que le touriste ou l’expatrié n’est jamais aimé. Toutes ces figures sont l’incarnation la plus dépourvue d’éthique qu’il se puisse trouver. [9 janvier]

Nous sommes à ce point aveuglés par le gain que nous ne prenons pas le temps de comprendre ce que signifie l’événement de la colonisation. Il y a deux drames majeurs dans l’histoire de l’être, la privation de la langue et la privation de la possibilité de disposer de soi. Or être un colon signifie garantir brutalement les deux. [10 janvier]

La misère intellectuelle consiste en un abaissement des facultés d’analyse et de connaissance par le refus et par l’opposition et à une affirmation vulgaire d’une satisfaction immédiate de soi dans ce refus de la connaissance. [11 janvier]

Le Spartakus, texte important dans l’œuvre de Furio Jesi (1941-1980) et pour la pensée contemporaine, a été écrit dès 1969. Il a été retrouvé après sa mort dans un état encore préparatoire : ce qui peut expliquer certains problèmes structurels et le manque de notes. Ce texte procède par quatre entrées qui en permettent la lecture et la compréhension : d’abord l’histoire de la révolte spartakiste qui eut lieu à Berlin durant l’hiver 1918-1919, puis la mort problématique de Rosa Luxemburg, puis la transformation symbolique de cette révolte (principalement dans le texte de Brecht, Tambours dans la nuit) et enfin la possibilité de théoriser l’opposition entre révolte et révolution. Ce qui occupe donc ce texte est la temporalité de la révolte et sa transformation symbolique. Autrement dit la différence entre la temporalité de la révolte et celle de la révolution n’est pas la même parce qu’elle pense une rupture entre un temps calendaire et un temps horologique, comme l’avait déjà montré Walter Benjamin : « Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fêtes, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges » (thèse XV « Sur le concept d’histoire »). Le temps du calendrier est celui de la révolution qui le détruit pour le remplacer par un nouveau, tandis que le temps de l’horloge est celui de la révolte qui est « une suspension du temps historique ». Mais cette suspension du temps historique, si elle est fondamentale pour le révolté parce qu’elle l’inscrit dans un commun et parce qu’elle lui donne la possibilité d’une adhésion au peuple et à une pensée de l’opérativité (c’est-à-dire en opposition à la pensée bourgeoise), est une ouverture paradoxale à la destruction même de la révolte soit sous la forme de la révolution (l’instauration d’un nouvel ordre) soit sous la forme d’une symbolique. Et c’est alors le travail exemplaire du texte de Furio Jesi, analyser avec une rigueur sans faille la transformation irrémédiable de la révolte en symbole. C’est cela le chemin exemplaire et fragmentaire de la pensée de Jesi, celui de tenter de rassembler les liens éparses et silencieux entre le désir politique d’une révolte et le désir symbolique de la révolte. Pour cela il faut assumer la figure de l’échec de celle-ci, de la mort et de l’oppression des travailleurs et en même temps comprendre la transformation de ces paradigmes en symboles modernes et bavards qui constituent le fond de l’épreuve de l’œuvre littéraire et artistique. Ce que Furio Jesi nous invite à lire ici est la crise que nous conservons plus que jamais en héritage qui est l’impossibilité tragique de la révolte parce qu’elle se transforme en symbole et en même temps l’épreuve qu’il reste à l’œuvre pour nous le montrer. [12 janvier*]

Le retour de Virgile. [14 janvier]

Le monde antique avait proposé que le règne (la gouvernance) entretienne une relation fondamentale avec la technique. La coupure radicale a consisté (comme l’a montré Giorgio Agamben) en ce que le règne entretienne désormais une relation essentielle avec la gloire. Enfin la troisième phase est l’absorption de la tekhnè occultée dans ce dispositif. [15 janvier]

Il faut distinguer différents types de ce qu’on nomme image. Le premier sens est celui de l’imago c’est-à-dire l’image comme copie d’un réel et dont la teneur est essentiellement celle d’une copie. Ce qui signifie qu’elle n’est pas entendue autrement que comme une différence ontologique. Le second type d’image est celle qui fut nommée icône. Cela signifie qu’elle est une copie dotée d’une puissance particulière qui consiste à pouvoir faire « intervenir » l’essence d’un modèle. Les schismes de la chrétienté ont établi une critique radicale de cette image et en même temps l’affirmation d’une faiblesse de la première. Le troisième type est ce que nous pourrions nommer une image tautologique : elle consiste à penser qu’elle est l’image même de la chose mais sans autre puissance que l’affirmation de l’identité. Elle est l’image la plus complexe et la plus radicales pour définir la modernité. En somme parce qu’elle permet d’ouvrir et de faire exploser le rapport à l’image qui n’est plus ni technique ni essentielle mais identitaire. À partir de cela s’ouvre une crise infinie de l’histoire de l’image. Le quatrième type est ce que nous pourrions nommer une image effective ou une image opératoire. Elle consiste à faire entendre que l’image (celle même tautologique) est une surface à partir de laquelle l’être peut entrer en contact avec un autre espace (le métaphysique, le divin, le mystique, etc.). C’est par exemple l’image devant laquelle nous prions. Elle est une surface étrange de mise en relation de l’être avec une métaphysique. Cette image est d’une puissance redoutable parce qu’elle ne requiert pas le dispositif de l’icône mais suppose qu’elle puisse en contenir une forme singulière et mystérieuse d’appel. Le cinquième type d’image est ce que nous nommons une image complexe en ce qu’elle n’ignore aucune des quatre précédentes puissantes pour définir une forme infinie. Nous la nommerons encore image emblématique. Enfin le dernier type d’image est ce que nous nommons images opératoires en ce qu’elle se dote d’un dispositif technique infiniment puissant pour démultiplier les plans d’intervention et de saisie. [16 janvier]

La littérature et la photographie, ou plus précisément la littérarité et le photographique. C’est-à-dire pas la chose en soi mais bien le processus qui est impliqué par l’un et l’autre. La littérarité s’oppose radicalement à la littéralité, ce qui permet a minima de lui donner une définition. Cela signifie que l’usage de la lettre n’est possible qu’à partir de l’instabilité de la lecture. Le lecteur est celui qui abîme les textes avait dit Olivier Cadiot, parce qu’il nous faut les abîmer. Ne pas le faire reviendrait à bloquer la lettre dans l’épreuve d’un identique et dans l’épreuve d’une autorité. Or il est possible de soutenir que l’usage du photographique est l’épreuve de la fragmentation du réel comme non identique. Si le réel devait être identique alors il demeurerait bloqué, figé ou suspendu de sorte que nous ne puissions pas en avoir d’usage. Il n’y aurait alors, pour reprendre les mots de Charles Baudelaire, aucune « garanties désirables d’exactitudes ». Ce n’est là ni le problème du littéraire ni du photographique. Parce que leur relation se situe ailleurs, sur un autre terrain du désir. Et cet autre désir, nous le nommons hypotypose, c’est-à-dire l’épreuve d’une description des caractères les plus ténus et les plus instables du réel. Ce que Quintilien nommait une « image des choses ». Mais il nous faut pouvoir penser encore autrement cette relation particulière entre le littéraire et le photographique. Cette relation, si elle n’entretient pas de rapport avec un désir d’exactitude, alors qu’elle est l’épreuve si singulière qui se trouve à l’endroit précis de leurs relations ? Il semble pour cela qu’il faille se tourner vers le travail des frères Goncourt et vers leur journal tenu de 1851 à 1895. Or si la photographie y est constamment présente, apparait alors un nouveau terme, un nouveau concept (issu des langues techniques et scientifiques), celui d’ambiance (huit occurrences entre 1870 et 1895). Il semble alors que l’épreuve moderne de la littérature et de la photographie se trouve dans le sens du concept d’ambiance et dans son expérience. Ambiance et teneur ambiantale sont semblent-il les signes d’une relation profonde entre littérature et photographique. Une relation complexe à l’image toujours instable des choses. [17 janvier*]

Il faut comprendre qu’on ne peut pas gouverner à partir des intérêts privés. C’est parfaitement contraire à toutes pensées de l’intérêt commun. La démocratie antique avait inventé un système qu’elle nommait ostraka : s’il était avéré que quelqu’un avait fait passé son intérêt privé en dépit de la gestion de l’intérêt commun, on faisait voter les réprésentants du demos, et s’il y avait une majorité de « coquilles blanches » alors on lui confisquait ses biens et on lui demandait de s’exiler. [18 janvier]

Une théorie des usages devraient alors s’intéresser soit à nos rapports à l’éthique soit à la technique. C’est le premier sens que nous lui donnerons, une sorte de synthèse dialectique entre rapports éthiques et techniques. C’est cela qui devrait déterminer pour nous ce que nous nommons conduites. Qu’est-ce qu’une conduite ? C’est une manière de mener ensemble des éléments (ce qui suppose un rassemblement dialectique des positions éthiques et techniques. Que suppose une conduite ? Cela suppose qu’il faut impérativement ouvrir l’agir à un dispositif dialectique. [19 janvier]

Pourquoi la politique est-elle le lieu d’une systématique crise de l’éthique ? Parce que l’être qui réclame le pouvoir – c’est-à-dire la gouvernance sur l’autre – doit se détacher du travail et se priver de toute altérité. Et cela ouvre à une destruction irréparable de toute pensée de l’éthique et de toute éthique. [20 janvier]

Qu’est-ce qu’être conservateur ? C’est très simplement refuser certaines conditions de la pensée moderne. Dont celle d’une remise en cause de toute stabilité et de toute certitude de l’opérativité et donc de ce que nous pourrions appeler œuvre en tant que production de l’être. Être conservateur consiste à vouloir chercher une forme ou un principe ou un système qui permette la confirmation d’une stabilité ou d’une certitude. Il peut alors s’agir d’une habitude, d’un modèle, d’un héritage, d’un système, d’un archétype. C’est-à-dire ce qui permet de confirmer qu’il y a une relation évidente entre la forme et l’autorité. Il faut alors en distinguer deux formes distinctes. La première est celle du conservatisme politique qui consiste à revendiquer de manière consciente cette recherche d’un modèle afin d’affirmer une certitude qui ne réclame ni l’espace dialectique ni l’espace commun. Celle-ci est parfaitement identifiable. Le seconde est plus pernicieuse parce qu’elle est ce que nous nommons un conservatisme moral. Il consiste à affirmer de manière autoritaire dans l’ensemble des attitudes du quotidien, des modèles intangibles. Or cela procède aussi d’une privation de l’espace dialectique et de l’espace du commun. C’est cela que nous subissons continument, et puisque les connaissances ne cessent de s’affaiblir tandis que les rapports sociaux sont de plus en plus brutaux, nous éprouvons un vivant profondément détérioré et brutal. [21 janvier]

Peut-être que la gauche française éprouve encore un dernier soupçon d’une profonde pensée dite de gauche. C’est-à-dire une pensée qui présuppose la prédominance du commun sur le singulier. Il nous faudrait parvenir un jour à cette pensée, à sa théorisation et à son épreuve pratique. [22 janvier]

Que sous-tend le concept de revenu universel ? Il faut d’abord comprendre qu’il s’agit d’un concept ancien et qu’il provient des réflexions qui ont vu émerger le libéralisme. Il faut donc comprendre que le revenu universel est intimement lié au libéralisme. Il en est même la conséquence. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il nous faut penser ce qu’est le libéralisme. Nous lui donnons deux définitions liminaires et fondamentales : la première consiste à penser que le libéralisme est une manière de penser l’agir humain avec le moins possible de contraintes, de telle sorte que le singulier est pensé avant le commun. La seconde consiste à penser que la conséquence du libéralisme – c’est-à-dire d’un agir sans contrainte – est la création d’une contrainte forte, maximale et unique, la propriété. Le libéralisme consiste alors en la réduction des contraintes pour l’affirmation d’une seule et fondamentale contrainte, la propriété et la loi de la propriété. Ce qui signifie que les lois et de la politique ne sont liées qu’à la seule tenue de cette seule contrainte, la propriété. Par voie de conséquence il faut penser ce qui en résulte : soit on ne s’en préoccupe pas, soit au contraire on s’en préoccupe. Dès lors si l’on s’en occupe il faut penser les conséquences sur l’être de l’accumulation de la propriété et de l’épreuve de la privation. Le revenu universel est une manière de « compenser » ce que l’être subit par la propriété. Et de lui procurer – dans cette privation – le minimum pour qu’il puisse vivre alors même que nous sommes profondément inégaux quant à la propriété. [23 janvier]

La pensée ne fait que des commentaires et n’est pas en mesure de produire la tenue des codes. La pensée peut produire des codes, ou des modes, elle est alors nommée éthopoiètique. Mais elle n’est pas en mesure d’affirmer leur tenue, leur durabilité, leur vérité. Ceci relève de l’idéologie. L’idéologie est le présent absorbé, parce que seul le présent contient la possibilité de la teneur du mode et non sa tenue. C’est ce que l’on nomme actualité. Or l’actualité de la pensée (son danger critique) est liée à trois crises : l’effondrement de la puissance critique, la crise de la possibilité de tout présent absorbé dans l’état d’exception et la crise d’une consommation infinie et métaphysique du monde. J’émets alors l’hypothèse que ce que nous nommons anthropocène est l’ère où la teneur de l’effondrement de la puissance critique, celle de l’état d’exception et celle du règne de la consommation métaphysique impactent le monde de manière irrémédiable. Monde est la relation matérielle et substantielle entre le réel et la réalité. Anthropocène porte le sens de cette nouvelle figure d’un monde déterminé par les conséquences d’une pensée métaphysique de la prise et de la transformation. J’émets l’hypothèse que la classe moyenne – nous – n’est pas autre chose qu’une humanité sans volonté qui entretient comme une croyance la teneur d’une consommation infinie et métaphysique. Sans volonté signifie qu’elle est absorbée. L’absorption de cette puissance définit le concept de classe moyenne. C’est a priori la seule manière de l’entendre. Que signifie le concept de classe ? Il est issu de la pensée antique qui détermine une séparation radicale entre les êtres en fonction de leur qualité à saisir les « arkhè ». Cette séparation s’opère entre ceux qui sont arkhitekhtonas et ceux qui sont kheiropoiètes, entre ceux qui sont ingénieurs et ceux qui sont manœuvres. Entre ceux qui détiennent les formules du monde et ceux qui doivent être maintenus dans l’ignorance de ces formules. Cela est la fondation du concept de classe. Entre ceux qui n’accumulent pas le savoir et ceux qui peuvent le faire. L’invention d’une classe moyenne répond alors au problème d’une classe qui s’ouvre à la possibilité d’une accumulation du savoir. Mais cela ne peut se faire qu’à la condition que cette accumulation se maintienne sans volonté (ouk eidota dit Aristote). La classe moyenne entretient dès lors une relation étroite avec cette manière de penser – comme une croyance – avec cette manière métaphysique comme rapport que nous entretenons à la consommation. Qu’est-ce que signifie consommer ? Cela signifie que nous faisons la somme de ce qui est absorbé. Ou autrement dit la somme de ce qui est occulté dans le processus métaphysique de consommation. L’être entretient un rapport complexe avec la chose, et encore plus complexe avec l’objet, parce qu’il lui faut alors ajouter (en plus du rapport à la chose) la manière avec laquelle il doit se tenir devant la somme des qualités et devant la somme des intensités. C’est cette condition métaphysique qui charge de manière irréparable l’épreuve de la consommation, ou plus exactement l’épreuve de la relation que nous entretenons aux choses. Il semble que la pensée occidentale ait entretenu un doute fondamentale sur la relation que nous avons (khrèsis) aux choses et aux objets. Cette relation devait semble-t-il entrenir une interrogation. Elle se nomme étonnement, thaumatizein disaient les Grecs : c’est-à-dire une fonction essentielle d’étonnement et de question devant les choses qui se présentent et qui deviennent objet en monde. Cette puissance d’étonnement est la relation que nous devrions avoir avec le monde. Relation d’étonnement et d’usage qui devrait toujours nous faire préférer la puissance du langage, l’irrésolution du discours amoureux, le geste amoureux, l’érotisme, la puissance du désir, la jouissance heureuse de la sexualité, le plaisir de la relation d’altérité, la puissance de l’étonnement et de la connaissance, la puissance du partage. Or il s’avère qu’à un moment particulier (ou a des moments particuliers du monde) cette relation c’est voilée pour devenir autre chose. Elle s’est perdue et voilée dans un présent absorbé par un déplacement de nos usages et de nos relations. Nous avons alors préféré entretenir une relation abstraite avec des objets qui nous maintiennent dans un silence. La profondeur de ce silence est la figure matérielle et dirimante de la confiscation de notre volonté et de notre puissance d’agir. Car tandis que nous sommes occupés à entretenir une relation mutique avec des objets voués à l’obsolescence et à la destruction, nous oublions l’être. L’oubli de l’être est la métaphysique. L’oubli de l’être est donc cette manière de nous contraindre dans un oubli de tout présent critique, dans un état d’exception et dans l’épreuve d’une consommation infinie. Pour cela il s’agît d’occulter pour l’être tout rapport à l’abstraction et tout rapport au partage d’un sensible. Les relations que nous produisons sont celles qui passent par l’objet consommé. Il filtre et occulte notre rapport au monde jusqu’à le détruire, et il projette l’être dans une hypothèque terrible de son présent : c’est à la fois l’occultation métaphysique de la consommation et la clôture matérielle de la dette. Cependant c’est à l’intérieur de ces deux fermetures que l’être atteint l’épreuve la plus dangereuse de son histoire. Consommer signifie donc occulter le rapport que nous entretenons à l’être. Ceci tient en l’affirmation d’un processus redoutable d’interprétation de l’usage. L’être tient et dispose de son existence dans un processus d’usage et d’absorption. Pour exister l’être doit substantiellement « user » du monde. Cependant l’usage du monde a été pensé à partir d’un axiome qui intègre l’idée d’absorption : toute khrèsis s’achève en katakhrèsis, tout usus en abusus, tout usage en consommation. C’est-à-dire que tout usage doit s’achever en consommation et être entendu comme tel. Et toute consommation doit trouver dans l’opérativité de l’être une manière de se compenser. Or puisque nous ne sommes pas capable d’user du monde en sachant maintenir le monde, on apprend à métaphysiquement compenser cette dépense et cette absorption. C’est cela la privation de l’histoire pour l’être et c’est cela son oubli. Et pour garantir cet occulte rapport au consommé nous détruisons l’être. [24 janvier*]

Le fragment 7 « Notes aux laborieux » du Gai savoir de Nietzsche établit une longue liste de ce qui aurait dû être pensé et théorisé. Parmi ces questions arrive immédiatement celle de l’absence d’une philosophie de la nutrition. Or il s’avère que la pensée – occidentale – n’a jamais ni daigné ni pu penser ce que sont à la fois la nutrition et l’aliment. Je soutiens l’hypothèse qu’il s’agit d’abord d’un problème d’intérêt de ce qu’est l’élément plutôt que l’aliment. La question de l’interprétation de la provenance (fourniture) et la consommation (destruction) est occultée par la pensée et l’espace théorique. Parce que le politique (l’espace moral) le refuse. Il faut alors être en mesure d’interpréter cette occultation de la fourniture et de la consommation. À cela s’ajoute que l’essentiel de la pensée occidentale est une pensée métaphysique chrétienne qui occulte l’épreuve matérielle du vivant. Dès lors notre rapport au monde est élémentaire (cela signifie qu’il est en rapport avec ce qui est premier) et non alimentaire (cela signifie qu’il pourrait entretenir un rapport à l’épreuve matérielle du corps). Tout cela reste à penser. [25 janvier]

L’affirmation de soi est un drame parce qu’elle prive toute possibilité de la différence et parce qu’elle affirme toujours une volonté. Il s’agit alors de vouloir. La transformation d’une participation à un commun en un vouloir est un drame profond et épuisant. [29 janvier]

Abondance & gratitude. Est une forme performative qui tend à restituer plastiquement l’épreuve complexe de la consommation et du prélèvement en monde [texte du 4 décembre]. [30 janvier]

Or nous savons que l’Occident a réglé le problème de la consommation par la nécessité de s’en acquitter abstraitement. Nous consommons du monde en donnant obligatoirement en contre-partie ce qui n’est pas du monde. Cela produit alors une immense iniquité et un épuisement. C’est cela le sens d’une dette du vivant. [31 janvier]

Je crois que l’œuvre a pour principe de se versionner infiniment. Si elle devait ne plus le faire alors elle cesserait de pouvoir devenir une œuvre. [1° février]

Comptoir de Caron # 013 : brandade de cabillaud à la truffe noire ; mozzarella huile et bergamote fraîche ; sorbet de fenouil ; maquereau, céleri, radis noir et poudre de verveine ; cabillaud rôti, fenouil confit, purée de fenouil et poudre d’or de fenouil ; légumes d’hiver en cocotte, noisettes et truffe noires ; agnolotti à la truffe noire ; fromage affinés et compote confiturée de poires framboises et fenouil sauvage ; tarte au chocolat ; glace plombière ; eaux, vins et whisky. [2 février]

Qu’est-ce qui rend l’art si inepte ? Certes l’abaissement des formes d’enseignement, la grande ignorance d’une histoire critique de l’œuvre au profit d’un simple name droping. Certes l’affaiblissement de la critique et l’ignorance des enjeux politiques de l’œuvre. Certes la passivité du spectateur. Certes la bêtise grandissante des commanditaires. Certes la mainmise totale de la puissance privée sur l’œuvre la privant ainsi de tout discours critique suffisant. Mais peut-être plus encore une sorte de doxa terrible qui consiste à ne pouvoir jamais dire qu’un travail est inepte. L’œuvre est faible parce que la pensée est faible. [3 février]

Ai visionné pour la première fois le film Sea-Me-We. Of all Wired Blocks that Hold a City de Virgile Fraisse. Le film retranscrit avec élégance l’ambiance de la ville de Mumbai et tresse un discours critique sur les réseaux de communication. Il est en cela d’une étonnante puissance. [4 février]

L’œuvre ou l’objet gravitationnel signifie que nous nous intéressons d’abord à l’ensemble des éléments qui entourent l’œuvre et qui en fabrique un entourage et une teneur ambiantale. Nous pouvons lister les éléments suivants : l’ensemble des objets de communication (cartons, affiches, flyers, etc.) l’ensemble des objets didactiques (feuilles de salle, cartels, livret, dossiers, etc.), l’ensemble des documents connexes (livres, catalogues, citations, articles, commentaires, critiques, etc.), l’ensemble des documents constituant une masse critique (livre, références, bibliographie), l’ensemble des images photographiques de l’œuvre et des reproductions, l’ensemble des documents techniques (feuilles de montage ou fiches techniques, statements ou énoncés, modes d’emploi, descriptifs, partitions, etc.), l’ensemble des documents de « relevé » (documentations des performances et des activations), l’ensemble des éléments narratifs (fictions, ecphrasis, récits d’activation ou de mise en œuvre, etc.), l’ensemble des documents d’archives (agencées et conservées comme telles), etc. L’ensemble de ces données constitue ce que nous nommons les objets gravitationnels et ils n’ont cessé de croître de manière significative depuis quelques dizaines d’années au point qu’ils puissent à la fois constistuer le fonds des centres d’art  (comme le CNEAI) mais aussi matérialiser une nouvelle approche et une nouvelle lisibilité de l’œuvre. [6 février]

Médiéval est un adjectif très récent, doublon savant du terme moyen-âge et emprunté au latin medius aevus. Il soutient l’idée d’un âge entre d’autres choses. [7 février]

De quoi médiéval est-il le nom ? De quoi médiéval est-il l’âge et entre quoi ? Pour la pensée occidentale il n’est le nom que d’une période intermédiaire entre l’antiquité et la modenrité classique. Il n’est que le temps intermédiaire entre deux constructions du rationalisme, le logos antique et l’absolutisation de cette même raison. Son triomphe. Il semblerait que l’espace médiéval ait fait l’objet d’une occultation. Que l’Occident ait décidé de ne plus en parler, ou plus exactement, de ne pas en parler autrement que comme un motif. Et il y a tant de motifs pour circonscrire mythologiquement le moyen-âge : la haine de la pensée scolastique, les ténèbres, le roman et le gothique, l’amour courtois, la chevalerie, la lice, la pureté de la dame, le concept de féodalité, l’obscurantisme, la pauvreté, la crise technique, le chateau-fort, etc. La liste pourrait être encore bien plus longue. Mais il semblerait bien que ce temps médiéval soit plus complexe, d’abord parce qu’il commence à l’effondrement de l’empire romain d’occident et qu’il cesserait à partir de ce que l’on nomme renaissance. En somme presque neuf siècles. [8 février]

Nous avons coutume d’inventer une représentation  du moyen-âge [texte du 18 août 2014]. Depuis le xixe siècle il est devenu un fantasme, une pure projection idéologique. [10 février]

Arles est une ville antique et une ville du xvie siècle. Elle est donc une ville renaissante puis baroque. Elle fut une ville très riche. Elle est aujourd’hui le parfait modèle de ces petites villes transformées en lieu de tourisme et le parfait modèle d’une gentrification violente qui consiste a transformer le centre historique en un lieu de culture couvert de magasins, d’épiceries et de restaurants, tandis que les « banlieues » continuent d’accueillir travailleurs et populations immigrées. Le centre ville est cher. La ville est entourée d’enceintes médiévales. Mais Arles possède plus que toute autre ville un étrange rapport au fantasme et, pourrait-on dire, au délire historique, c’est-à-dire à une manière toute singulière d’inventer un rapport à l’histoire et d’en fabriquer les éléments nécessaires. À commencer en 1896 par la fondation par Frédéric Mistral du Museon Arlaten qui a contribué à fixer de manière fantasmatique ce qui a été projeté par Mistral comme réalité provençale. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’ampleur du projet ethnographique, mais d’en considérer la puissance fantasmatique d’une construction d’une mythologie provençale. On continue avec la création en 1930 (pour célébrer le centenaire de la naissance de Mistral) de la reine d’Arles, pur produit fantasmatique des félibres et des régionalistes. Puis ce sera l’implantation de la culture hispanique de la corrida à partir de 1884 à Arles (et avec le soutien ici encore de Mistral) et malgré l’arrêté de 1895. Par delà une tradition possible de courses de taureaux s’installe à Arles celle, fantasmée aussi, de la corrida espagnole, inscrivant ainsi dans cet espace provençal une teneur hispanique qui n’a eu, en somme, de cesse de venir modifier fantasmatiquement la culture provençale et ses influences méditerranéennes (bien sûr au détriment d’une réalité historique de ce qu’a été la pensée et la langue occitanes depuis le moyen-âge). On continue encore avec la figure, ici aussi fantasmée, de Vincent van Gogh, qui n’est resté que quatorze mois, pour trouver fantasmatiquement, la lumière japonaise. Mais il est devenu une immense figure mythologique et économique, faisant venir des milliers de touristes ignorants et photographiant soit la facade refaite d’un café, soit  le cloître de l’Hôtel-Dieu couvert de fleurs bien trop colorées ou les nuits, si possible, étoilées. Enfin Arles accueille l’héritière de laboratoires pharmacieutiques suisses qui vient installer ici la plus grande fondation d’art contemporain. Le lieu propre de cette ville est l’inépuisable puissance du fantasme, cependant que se maintient toujours silencieuse la culture provençale. [13 février]

Sur l’emplacement des anciens ateliers SNCF, s’érige maintenant une tour de plus de cinquante mètres construite par Gery et commandée par l’héritière de laboratoires pharmacieutiques de Bâle en Suisse. Qui se souvient encore du travail d’Alphonse de Lamartine, de l’implantation des ateliers et du travail des ouvriers ? Ici se dresse une tour qui doit pouvoir se voir d’où que l’on arrive à Arles (qui se voit depuis les Alpilles et les Baux de Provence). Une tour comme pure représentation de la puissance de l’espace privé et de l’industrie. Une tour, en somme, comme on en construisait au moyen-âge. J’émets l’hypothèse que se joue ici un des signes fantasmatiques de la construction d’un Occident moderne à partir du bas moyen-âge, c’est-à-dire à partir du xiiie siècle. La construction de demeures dont l’érection est à la fois defensive et symbolique. Le pouvoir et la finance se concentrent dans les tours. Les tours symboliques : celles de Bologne ou de Carmignano constuites par des marchands, celles de Toulouse ou d’Albi, la porte de Capoue de Frédéric II Hohenstaufen, celles des châteaux de Provence, celles des quartiers d’affaires, celles des fondations, etc. L’hypothèse est la suivante : premièrement il faut considérer que le bas moyen-âge est le premier temps d’une libéralisation de l’espace et des échanges, qu’il est en somme une première révolution financière (après le refus chrétien de l’économie) ; deuxièmement il faut considérer que ce temps fut nommé période « gothique » supposant simplement que s’affirme l’autorité des villes et d’une pensée du nord de l’Europe dans la constitution de ce nouvel espace financier. Quelque chose par ailleurs va se jouer à la fois dans les villes du nord de l’Italie et du nord de l’Europe. Troisièmement il faut considérer que le moyen-âge a été occulté et oublié et qu’il est devenu une figure fantasmatique à partir de la deuxième révolution financière, le xixe siècle. Il a fallu alors inventer un nouveau monde, la période gothique et le xixe siècle s’est employé à le fantasmer : depuis la construction de Crystal Palace en 1849 aux multiples reconstructions de Viollet-le-Duc [texte du 18 août 2014] de Saint-Antonin-Noble-Val, à Carcassonne, à Pierrefonds, etc. où il ne s’agit plus du moyen-âge mais de la vision fantasmée de l’architecte, aux châteaux de Louis II de Bavière, etc. Nous avons donc hérité d’une image absolument fantasmée de cette période et de la figure de la tour. Elle ne nous a depuis pas quittée. Quatrièmement, la sphère politique et financière récente, celle d’après 2008 (et celle d’après 2001) consiste en l’explosion des richesses et à l’explosion d’une forme d’injustice propre à celle du xixe siècle et à celle du moyen-âge dit gothique. Nous entrons dans une nouvelle ère médiévale où le propre de la fortune est la construction d’une tour. Arles, qui n’est pas une cité médiévale, mais bien une cité antique et moderne de la demeure, se voit alors étrangement dotée d’une tour immense qui se couvre peu à peu de plaques de métal réfléchissantes. Alors la dame de la tour y maintiendra à la fois la figure de la puissance, de la fortune et celle de la forteresse. Le trésor moderne qui sera caché est celui qui se nomme, maintenant, art contemporain. [15 février]

A été servi au Comptoir de Caron #015, chez A Constructed World, vingt-cinq plats de la gastronomie indienne. [18 février]

Il reste à penser un autre ajustement, plus tant technique, mais symbolique. Ce travail doit être entrepris au cœur d’une philosophie critique de la mesure, celle de la puissance des signes. Or nous savons que le principe même de tout signe est la plurivocité. Elle est complexe et appartient pour partie à la teknè (plus précisément à ce que nous nommons la philologie). Elle est essentielle à la construction du sens et de la puissance de variabilité de la langue et de l’usage de la langue. Elle constitue pour partie ce que nous nommons la construction du symbole, c’est-à-dire « le fonctionnement par correspondance analogique ». Le terme sumbolè signifie en grec ajustement (jonction et rapprochement de plusieurs parties). Le verbe sumballein signifie mettre ensemble, réunir et donc par extension interpréter. Dans ce cas si métron signifie l’ajustement des éléments matériels des langues alors sumbolè signifie ajustement des éléments conceptuels de celles-ci. Ceci constitue la structure de base de toute philosophie critique de la métrique. Mais pour cela il faut supposer que nous soyons en possession de l’ensemble des éléments à ajuster. En cela nous sommes alors en mesure de produire un sens pluriel. Or notre hypothèse est qu’il a été énoncé que nous pouvions produire cet ajustement à partir d’éléments vides et silencieux. Notre hypothèse est que ce que nous nommons modernité (première modernité à partir de la seconde moitié du xve siècle) est fondamentalement l’exercice de ce que le mythologue allemand Johan Jakob Bachofen nommait un « symbole reposant en lui-même ». Le symbole reposant en lui-même signifie deux choses possibles : premièrement que nous avons perdu involontairement le sens des éléments contenus dans le symbole et secondement que nous avons perdu volontairement le sens des éléments contenu dans le symbole. Dans le premier cas cela signifie que nous avons perdu par manque d’usage ou de conservation la valeur d’un signe, ou plus exactement les valeurs de ce signe et les relations entre les valeurs de ce signe. Dès lors nous nous trouvons devant un mutisme que seule l’image du signe comble ou bien devant un exercice complexe d’archéologie et de philologie qui consiste à tenter de recomposer le sens du signe. Ce qui nous intéresse est la seconde solution qui consiste à perdre volontairement les valeurs du signe : dans ce cas nous rendons silencieux le sens des symboles. Le but de cette opération consiste à débarrasser le signe d’une partie de ses valeurs pour lui en ré-attribuer d’autres et en contrôler l’usage et les valeurs. Il s’agit d’un processus profondément idéologique. Notre hypothèse est que ce qui fut improprement nommée renaissance et que nous nommons modernité a été le lieu de l’affirmation catégorique de ce nouvel usage des symboles reposant en eux-mêmes. [26 février]

Il faut entendre le concept de plurivocité de plusieurs manières. D’abord comme polysémie parce que les éléments du langage fonctionnent en accumulant des valeurs d’usages contextuels. Il y a ensuite le sens d’une plurivocité étymologique (accumulation historique du sens et des usages). Nous pouvons le nommer comme processus philologique. Ensuite il faut l’entendre comme amphibologie qui consiste à avoir recours à la grammaire pour démultiplier les sens des éléments de la langue. [27 février]

On remarquera que la teneur même du symbole comme sumballein est l’exact inverse du processus amphibologique comme amphiballein : tandis que le premier consiste à ajuster les éléments le second consiste à les éparpiller. Il faut alors penser deux ensembles, celui de la symbologie et celui de l’amphibologie. [28 février]

Il faut repartir de l’hypothèse qui consiste à penser que la modernité est l’affirmation d’une fin de la philosophie comme achèvement de la métaphysique et tâche nouvelle de la pensée. Une fois encore qu’est-ce que signifie philosophie ? Elle signifie au sens le plus radical l’interrogation sur les modes de l’agir et en même temps une mise en garde sur les modes de catégorisation (confiscation) de cet agir. Or nous le savons l’idée de la pensée occidentale a consisté à penser qu’il était nécessaire de déterminer à l’avance l’essence de l’être pour déterminer sa capacité à agir. Ce travail est celui de l’ontologie qui recueille les formes factices de l’être pour en déterminer son essence. C’est cette essence qui détermine ce que l’être peut ou ne pas faire. En somme il faut déterminer l’essence de l’être pour en déterminer son energeia. La pensée occidentale est la construction de ce rapport canonique entre essence et agir, entre fondation de l’essence de la puissance et la possibilité de l’agir. La fin de la philosophie consiste donc à se « débarrasser » de cette relation : non pas la renverser, ce qui n’aurait pas de sens, mais la « rompre » de sorte que l’agir de l’être ait lieu en dehors de toute essence. Dès lors il ne s’agit pas pour l’être de commencer par déterminer la teneur de son essence pour déterminer l’agir, mais de penser l’agir à partir de la teneur de son « avoir lieu ». Ce qui importe donc est la teneur d’une instance de l’œuvre. Que signifie le terme instance ? Il signifie une sollicitation. Il provient du latin instantia qui signifie une imminence, une demande. Le terme instans provient de insto (instare) : sens intransitif se tenir sur ou au-dessus, s’appliquer à quelque chose ; sens transitif être sur, insister, presser l’accomplissement. Le verbe in-stare signifie que nous nous tenons debout dans l’imminence du geste et de l’agir. Son opposé est alors ce que nous nommons une ex-stase. Ex-stare signifie se tenir au-dessus mais en sorte de rendre visible la tenue de son être. Il y a  donc une immense opposition entre rendre visible le geste et rendre visible la teneur existantiale et extatique de l’être. Il y a donc une relation complexe entre le concept de STASE, celui d’une INSTANCE et celui d’une EXTASE. C’est celle relation qui explique l’histoire du concept d’être, de l’ontologie et de l’oubli de l’interprétation de l’essence de l’agir. Comment entendre le concept d’extase ? En ce qu’il s’agit d’une manière de se tenir « au-dessus » de la forme du suspens et de l’arrêt. C’est cela le caractère extatique de l’être. Dès lors le caractère de l’instantiation est ce qui précède le caractère extatique puisqu’il s’agit pour l’être de se tenir comme en insistant sur ce qui tient à l’être (et non ce qui sort de l’être). Nous pourrions alors émettre l’hypothèse que le caractère de l’instantiation est ce qui tient de l’agir tandis que par conséquence le caractère extatique tient de l’être. Comment pouvons-nous définir le caractère de l’instantiation ? Il est la puissance de l’être à insister sur ce qui doit advenir par l’agir. Comment définir le caractère extatique ? Il est la puissance de l’être à exister et à faire advenir ce qui doit. Il y a donc une relation entre un insister et un exister. L’insister est une manière de se ternir ferme dans l’agir tandis que l’exister est une manière de sortir de l’agir pour advenir à l’être. Ceci est la forme dialectique propre à l’histoire de l’œuvre. Ce qui signifie alors que nous avons deux concepts apposés, l’instance et l’existence. L’une éprouve une insistance dans l’agir, tandis que l’autre éprouve la nécessité d’une sortie vers l’être (essence). À partir du moment où l’Occident a exclusivement privilégié l’interprétation de l’existence il a fallu analyser le point de départ (la stase) donc la nomenclature de ses qualités propres puis analyser la possibilité du mouvement en fonction d’un ratio entre essence et puissance. Puisque nous assumons avoir commencer une fin de la métaphysique il nous faut penser la teneur d’une philosophie qui pourrait alors se tenir à observer et penser le concept d’instance. Si l’instance est une manière de se tenir avec insistance sur le mouvement de l’être alors il s’agit bien d’en penser l’agir. Dans le concept d’instance il n’y a dès lors ni point de départ ni interprétation de la possibilité (puissance) mais l’épreuve d’une tension incrustée dans le temps matériel synthétique entre agir et se tenir. En somme la métaphysique est l’histoire de l’existence de l’être (comme essence) tandis que la fin de la métaphysique est l’épreuve de l’instance de l’être (comme agir). C’est alors pour cela que Heidegger pouvait affirmer que nous pensons insuffisamment l’essence de l’agir, c’est-à-dire le lieu de l’agir. Le lieu de l’agir est cette manière de ce tenir avec insistance plutôt qu’une manière de penser une existence. Tandis que nous pensons l’existence nous occultons le lieu de l’agir. Or il s’avère que le moment précis où l’histoire de la métaphysique se clôt, s’ouvre une nouvelle histoire de l’œuvre. Ou pour le dire encore autrement, tandis que l’histoire de la pensée en Occident s’accorde à penser l’existence, l’histoire de l’œuvre se construit à partir d’une histoire théorique de la métrique et de la contrainte. C’est une manière de penser l’œuvre à partir de la formalisation d’une série presque infinie de contraintes (c’est-à-dire de mesures). Or, à partir du moment où l’histoire de l’Occident s’incruste lentement dans une histoire critique de la métaphysique, alors s’ouvre une réelle modernité de l’œuvre qui consiste à faire advenir l’œuvre à partir de l’instantiation et non à partir de l’existence. L’œuvre est alors instable, délégable et présentant un réel danger dans la lecture : celui de ne jamais pouvoir advenir une quelconque deuxième fois. Il nous faut insister dans la manière avec laquelle nous nous tenons et non dans l’idée de déterminer une essence de ce qui est : tandis que l’existence insiste sur l’être et oublie l’histoire de l’agir, l’instance insiste sur l’agir pour laisser être l’être. [12 mars*]

Comment penser la modernité de l’œuvre ? En admettant que ce qui se joue pour l’histoire de la crise du mètre (histoire du poétique) est emblématique d’une histoire de l’œuvre. C’est pour cela que Broodthaers affirme de manière insincère que les arts plastiques et la poésie se tiennent main dans la main. Parce qu’il s’agit en fait de faire l’épreuve de l’instantiation. Et dans l’épreuve de cette instantiation il ne peut y avoir de différence entre art plastique et poésie puisqu’il ne s’agit pas d’existence (de l’œuvre) mais d’épreuve de l’agir. C’est pour cela que la leçon de Broodthaers est à la fois profondément parodique et sincèrement  triste. [13 mars]

Si l’on considère le rapport que Vincent van Gogh entretenait au religieux ou devrait-on dire au piétisme, alors il faut imaginer que son rapport à l’art s’en trouve profondément modifier. Son être autant que son œuvre sont un témoignage et doivent témoigner de son rapport à la foi et de son rapport moral aux textes religieux. C’est en ce sens, pour un artiste du xixe siècle qu’il est possible de dire qu’il est supposément un artiste « populaire », parce qu’il use de l’image dans un rapport populaire au piétisme et à la révélation d’une métaphysique qui doit être accessible. Mais pour cela il faut être en mesure de penser ce que peut signifier pour un moderne et pour un contemporain, le sens du terme populaire. D’autant qu’il nous faut considérer que ce terme a été détérioré à force d’être utiliser pour déterminer une culture dite populaire et en même temps pour produire un système discriminant contre une culture dite savante. Je continue de refuser le sens de cette séparation qui à la fois oblige à penser le concept de culture et oblige à la penser à partir d’un système de valeur. Ce qui est nécessaire est de penser la question de l’accès à la connaissance et à l’œuvre. Cela seul est un présupposé politique de la lecture de l’œuvre. Dans ce cas il s’agit de penser ce que signifie populaire. Le terme est attesté depuis 1200 au sens simple de ce qui provient du peuple. À condition encore d’être en mesure de penser ce que signifie le concept de « peuple ». Ensuite le terme populaire désigne, tel qu’il est attesté par un texte d’Amyot de 1559, ce qui est « connu et apprécié parmi le peuple ». L’écart se situe alors ici : d’une valeur technique pour désigner ce qui relève du peuple à une appréciation de valeur de ce que saisit ce peuple. Et cet écart est alors à la fois fascinant et désastreux pour la pensée.   [18 mars*]

Le luxe n’est pas la dépense mais la lumière. [25 mars]

Une forme de célébration qui consiste à ne rien faire. [27 mars]

Marrakech est devenue, comme tant de villes, insupportable et un spectacle honteux de la société de consommation. Et ce n’est pas tant la transformation du monde en un espace du divertissement que les conditions toujours plus mauvaises de ceux qui « animent » involontairement ce désastre. [28 mars]

La mélancolie est issue d’un double encrage à partir de deux concepts archaïques et de deux termes grecs : le premier est ce que l’on nomme ameleia, le non-soin, la négligence. C’est-à-dire la rupture du soin que la personne est censée apporter à l’autre dans un rapport de partage et comme saisi d’un commun. Si cette rupture a lieu, elle produit un irrémédiable effet de tristesse chez l’être car il éprouve un sentiment d’abandon, de déréliction, laissé sans soin puisqu’il n’est pas pris en charge par un commun. Le second concept archaïque dans lequel la mélancolie trouve son encrage est lié à l’interprétation métaphysique de cette donnée que l’on nomme en grec akedia et qui est, cette fois, une négligence intellective. Une négligence de son propre rapport à la volonté. L’akedia concerne alors non le problème de l’autre, comme ameleia, mais le problème d’une absence de soin pour soi et dit que l’être ne porte pas sa volonté de manière suffisante pour le conduire vers ce qui devrait être sa tenue en monde (autrement dit son mode d’existence). Par conséquent, l’épreuve matérielle de ce sentiment est double en tant qu’absence de soin pour l’autre et absence de soin pour soi. J’estime que ce que l’on nomme philosophie commence à partir de l’interprétation de ce que doit être ce soin : aussi bien chez Platon comme forme du souci de soi contre l’épreuve nocive de la doxa et du pharmakon, que chez Aristote comme description des epimeletes, ces techniciens du soin dans le commun (l’administration, l’école, la politique, les soins publics, etc.). [31 mars*]

Il faut produire une analyse théorique, critique et plastique des relations entre art et aliment et des relations, plus complexes encore entre alimentation et artistisation. Nous présupposons que ces deux relations ont été maintenues occultées à la fois par la pensée philosophique (pour des raisons métaphysiques et morales) et par l’histoire de l’art maintenant la question de l’aliment exclusivement comme un élément de décor et non comme une question de représentation de l’être et de son rapport à la fourniture et de son rapport au monde. C’est cette phase d’occultation qui nous intéresse et qui constitue l’enjeu plastique et théorique. Il faut alors constituer une archéologie d’une relation probable entre art et aliment en se fondant sur une somme de travaux éparpillés qui abordent la question et en proposent une histoire critique. Il faut faire une archéologie de l’occultation de cette relation pour en décrypter les processus et en monter les conséquences problématiques pour l’histoire de l’œuvre et de la représentation du rapport de l’être au monde. Quels rapports essentiels art et aliment peuvent-ils entretenir ? Ils saisissent et déterminent une interprétation du vivant et une interprétation des conditions de cette vivabilité. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela suppose une succession de problèmes complexes : la question de la technique, la question de la séparation de l’artisanat, la question de la performativité et de la séparation des modèles entre ce qui est durable et ce qui ne l’est pas, la question des sphères de représentation et des sphères institutionnelles et, enfin, la question de la non porosité de ce qui est alors nommé « monde » de l’art et « monde » de l’alimentaire ou du gastronomique. Il va alors de soi que se pose en fait une relecture complète des dispositifs historiques de l’interprétation de l’œuvre et du concept d’art. À cela il convient alors de poser un problème plus « archaïque » ou plus ontologique du rapport alors essentiel entre deux concepts que l’histoire de la pensée a séparé de manière radicale : le concept d’aliment et celui d’élément. Il faut alors construire une archéologie d’une hypothèse qui soutient que les termes aliment et élément entretiennent une « fondation » commune par la racine archaïque *ale qui indique quelque chose de l’ordre de la fourniture. Fourniture qui maintient les conditions matérielles de la vivabilité pour l’aliment, fourniture qui maintient les conditions conceptuelles de la viabilité pour l’élément. Cette relation se pose comme le point de départ radicale de notre recherche et du laboratoire. Or notre deuxième hypothèse consiste à dire que cette relation a été absolument occultée par la pensée occidentale tant du côté de la philosophie que du côté de l’histoire de l’art. Dès lors notre hypothèse est que la pensée a occulté le concept d’aliment pour préférer ne travailler que sur celui d’élément. Ainsi le concept d’occultation de l’aliment et de la fourniture de l’aliment est profondément au cœur des dispositifs ontologiques, métaphysiques, moraux et esthétiques de l’Occident comme forme de rejet et de transfiguration. Il faut alors analyser avec précision les processus d’occultation de l’aliment dans les processus artistiques et les processus de ses transformations métonymico-symboliques. Dès lors il s’agit de comprendre que cette occultation conduit à une transformation radicale du concept de consommation qui devient lui-aussi essentiellement immatériel et métaphysique. Se produit alors une transformation de la consommation en acquisition matérielle et une transformation de la chrématistique (comme théorie de la fourniture) en une économie (comme gestion de l’acquis). Il faut alors commencer un travail d’analyse de l’occultation des pratiques dites « pénétrantes » et leur transformation en pratiques « réverbérantes » comme passage du plaisir de consommation au plaisir charismatique chez Aristote, comme passage à une consommation non pénétrante dans l’eucharistie, comme passage au plaisir désintéressé chez Kant. L’occultation du pénétrant est alors une manière de sublimer la fonction organe (transfigurée) et à la fois sublimer le consomptif (transfiguré aussi). Or dans l’histoire de l’Occident la valeur de l’œuvre est fondée dans son immatérialité et son inconsommabilité. Cela introduit alors la question essentielle d’une consommation métaphysique qui occulte aussi bien l’épreuve de l’aliment que de l’art. Il nous faut repenser l’ensemble des crises de l’œuvre et des crises de la représentation, les crises d’une épreuve des usages et des pratiques, c’est-à-dire la construction possible d’une théorie contemporaine des usages. Enfin il s’agit d’éprouver une tenue critique et théorique comme contribution d’une pensée contemporaine de l’œuvre et de son intantiation. [3 avril*]

Une fois encore, depuis tant d’années, l’émerveillement dans les musées d’Athènes. [7 avril]

Est accroché sur un distributeur en panne du musée archéologique d’Athènes le mot suivant : EKTOS LEITOURGIAS. Hors service. Je suis absorbé par la puissance infinie d’avertissement que ce petit mot prend ici, et la manière avec laquelle il vient indiquer la lecture d’une crise. [7 avril]

Le grand marché d’Athènes au sud d’Omonia. [8 avril]

Le Comptoir de Caron #016 a été servi à Athènes, rue Themistocleous, pour une trentaine de convives avec une vingtaine de plats de la gastronomie méditerranéenne. [8 avril]

Athènes est une grande ville qui pourrait, si l’on n’y prète attention, être assez peu accueillante. Ici on est assez peu bavard, on parle peu les autres langues et l’on maintient aussi fort que possible l’idée que vous êtes étrangers. Athènes est une ville où il est difficile de bien manger, parce que rien n’est évident et que l’on partage peu. On pourrait encore longuement gloser sur le problème de la gastronomie grecque. On pourrait encore ajouter l’anarchie de l’architcture et la brutalité avec laquelle cette ville a été construite depuise un siècle en ne prenant en compte ni le vivant ni l’histoire de la ville. Par moment il semblerait que la ville a été volontairement saccagée et qu’on y a volontairement détruit tout ce qui pouvait encore être un signe vers l’antique. Puis il y a les sites archéologiques et l’Acropole tant de fois foulée. Ce qui m’a toujours profondément ému, ici à Athènes, ne sont les pas les bâtiments mais la puissance incroyable des collines de l’Acropole et du Lycabette. Les infrastructures touristiques abîment le lieu, mais la vue y est saisissante. Alors ici, après avoir contemplé des heures la ville d’Athènes, on se prend à l’aimer avec passion. [9 avril]

En Grèce après la dictature des colonels (1967-1975), la démocratie est négociée entre autres par la France et la diplomoatie française. Le résultat de cette négociation est que l’Église orthodoxe, qui accumule près d’un quart de la surface du patrimoine foncier de la Grèce, continue de ne pas payer d’impôts ainsi que l’ensemble des armateurs et des promoteurs immobiliers. Il faut aussi imaginer une immigration du peuple grec pendant cette période et un immense exode vers la ville d’Athènes pour tenter de soutenir ces crises : il faut aussi penser que la Grèce c’est 15 millions d’habitants et qu’Athènes c’est un tiers de la population. Il y a donc un massif exode rural et il faut les loger à la va-vite. En revanche cela a généré immensément d’argent pour une oligarchie grecque qui n’a jamais payé d’impôts en Grèce. Il faut encore ajouter à cela une évasion massive des capitaux, notamment vers l’Angleterre et se souvenir qu’en 2008, toutes les plus grosses fortunes grecques ont contribué à une explosion de la sphère immobilière à Londres. Athènes est une ville étrange où l’argent est systématiquement souterrain, où les riches n’ont jamais payé d’impôts, où les taxes sont très élevées. La crise de 2008 révèle l’ampleur catastrophique du désastre économique d’un pays où l’on ne paie pas l’impôt (leitourgia). [10 avril]

Le point de départ du projet de l’exposition Relevés est l’invitation faite par Lætitia Talbot à venir penser la présence des énoncés des artistes conceptuels (tels qu’ils avaient été montrés dans l’ouvrage Art conceptuel, une entologie) dans l’espace public. Pour cela a donc été conçue, pour l’espace public de la ville d’Arles, la présence d’une série d’œuvres emblématiques de l’art conceptuel (les statements de Lawrence Weiner, la publication de la pièce Schema (1966) de Dan Graham dans un journal quotidien, la diffusion d’une affiche de 1976 de Art and Language, la diffusion du texte d’une chanson édité en 1995, etc.) et la présence d’une série de pièces uniques commandées pour l’exposition (les pièces du collectif A Constructed World, de l’artiste Yann Sérandour ou encore de l’écrivain Antoine Dufeu). Toutes ces pièces existent dans l’espace public sous la forme d’énoncés linguistiques qui se saisissent de supports spécifiques (façades de musée, galerie d’art, journaux quotidien, commerces, murs et rues) : elles sont alors banderoles, bâches, affiches, tracts, fiches, sets de tables, cartes, sons, journaux, etc. Si l’on admet avec Joseph Kosuth que « l’art n’existe que conceptuellement » (in Art after philosophy, 1969), cela signifie alors deux choses fondamentales. D’abord que l’art trouve son lieu d’existence dans sa projection et non en tant qu’objet. Ce qui signifie alors que ce qui importe pour l’œuvre est le lieu – l’espace – où elle peut advenir. Ensuite cela signifie que l’art, comme avoir lieu, trouve sa puissance d’existence dans sa teneur d’instantiation. Or l’instantiation de l’œuvre signifie qu’elle est en mesure d’insister dans le lieu où elle advient. Comment pouvons-nous définir le caractère de l’instantiation ? Il est la puissance à insister sur ce qui doit advenir par l’agir. Il y a donc une relation entre un insister et un exister. L’insister est une manière de se ternir ferme dans l’agir tandis que l’exister est une manière de sortir de l’agir pour advenir à l’être. Ceci est la forme dialectique propre à l’histoire de l’œuvre. Ce qui signifie alors que nous avons deux concepts apposés, l’instance et l’existence. Or si l’œuvre n’existe que conceptuellement alors elle doit se saisir d’une puissance particulière qui est celle de l’instance en tant qu’avoir lieu. D’autre part, si nous acceptons encore (avec Kosuth) de penser l’art après la philosophie cela signifie que nous pouvons penser l’art après l’histoire métaphysique de l’être (ce qui est encore précisément l’affirmation de Martin Heidegger lors de la conférence La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, donnée le 21 avril 1964 à Paris). Ce qui importe alors ce n’est pas que l’œuvre peut ou doit être mais que l’œuvre advienne conceptuellement selon les formes et les lieux de son instantiation. Or c’est ce qu’énonce et ce que montre la pièce de Dan Graham intitulée Shema (1966) et que nous publions sous une forme singulière de son instantiation dans le journal La Marseillaise le 21 avril 2017. C’est en ce sens que Douglas Huebler écrit en 1969 « Je préfère me contenter de prendre acte de l’existence des choses en termes de temps et/ou d’espace ». Or il ajouta dans les mêmes commentaires, en 1969, que « l’art est une source d’informations ». C’est aussi profondément ce que nous désirons inscrire dans l’exposition Relevés : chaque œuvre est ici une source première d’informations sur l’histoire de l’art et de la réception et une source seconde d’informations sur l’histoire politique de notre commun, de notre altérité et de la fonction de l’espace public, de la fonction essentielle de ce que l’on nomme l’aître. [11 avril*]

Relevés est une exposition d’énoncés d’artistes conceptuels et d’auteurs dans l’espace public de la ville d’Arles. Il s’agit d’éprouver l’œuvre ailleurs que dans la relation à l’objet et bien sûr ailleurs que dans le lieu de la galerie ou du musée. Ce qui importe est sa sortie – et sa restitution à l’espace public – et surtout la relation que les énoncés pouvaient dès lors entretenir au vivant, à l’usage, à l’espace de partage et à l’espace politique. Il va de soi que la date de l’exposition coïncide avec une date importante de l’histoire politique française et en même temps avec une date qui se charge de toutes les crises symboliques de la représentation de ce politique. Relevés est une exposition qui vient lever ces espaces de tensions pour y produire un manifeste politique et un relevé de l’état de la crise de cet espace. Autrement dit de la crise de notre commun qui ne cesse de se conforter dans les formes les plus stériles du symbole et les constructions les plus radicales de la haine et du mépris de l’autre. Il s’agissait de construire une exposition dont la teneur devait être la relation entre l’épreuve plastique de la construction de la réalité et le partage de cette épreuve (puisqu’il s’agit de mettre en commun ces objets de la réalité) qui se nomme politique. C’est cette relation qui fonde la dialectique occidentale et la philosophie. La destruction de cette relation conduit à la crise. Nous avons choisi des œuvres pour montrer cela. D’abord le statement #71 de 1970 de Lawrence Weiner « A Translation from one Language to another » parce qu’il est libre d’usage (public freehold) et parce qu’il invite à l’usage nécessaire de la traduction pour éprouver le passage vers d’autres modes opératoires : vers l’altérité, vers la langue et la pensée de l’autre, vers la pensée antique afin de démettre toute pensée possible du barbare. Puis une pièce de Douglas Huebler issue des Selected Drawings  de 1970 qui invite à regarder un point qui s’étend à l’infini et qui en tant que tel peut être considéré comme une œuvre jusqu’à ce que le Brésil devienne une démocratie. Ce qui signifie alors – parodiquement – qu’à partir de la fin de la dictature militaire en 1985 cette œuvre a cessé d’être une œuvre, mais pourrait le redevenir depuis la destitution de Dilma Rousseff en août 2016. Puis encore la diffusion d’un texte programmatique « A voi que non siete ancora nati » de Vincenzo Agnetti de 1972. Le texte se saisit alors, de manière indissociable, comme un discours politique et comme un discours poétique. Ou encore le texte Language to be Loocked at and/or Things to be Read de Robert Smithson de 1967, sur l’épreuve de la langue littérale et le danger de la métaphore. Est exposé encore un énoncé de Dora Garcia écrit à la feuille d’or et affirmant qu’il y a « un trou dans le réel » . Ce trou est celui opéré par le langage comme épreuve de la réalité. Et c’est à partir de ce trou dans le réel qu’il s’agit de penser mais aussi de construire la réalité comme épreuve politique puisque la réalité n’est jamais autre chose que la saisie et la transformation du réel pour l’être. Ceci se nomme le monde et doit être pensé et discuté par le commun. Est exposée encore une pièce de 1970 de Mel Bochner intitulé Language is not transparent : un carré de peinture noire est réalisé sur un mur blanc avec quelques coulures et une inscription à la craie blanche affirmant que le langage n’est pas transparent. Il s’agit d’un jeu d’images sur l’histoire de l’art et sur l’histoire des formes mais aussi de l’affirmation conceptuelle et politique que le langage (à commencer par le langage verbal, puis le non-verbal) n’est jamais transparent. Croire en sa transparence ou en sa dissimulation derrière les formes serait le risque majeur de ne pas prendre garde à sa teneur, mais aussi le danger de ne pas discuter de son effectivité. L’exposition continue avec une série d’œuvres de Art & Language : la première est une bâche rouge Kangaroo, 2017 qui présente un fragment d’un texte d’une chanson racontant une histoire de langage entre les colons et les autochtones lors de la colonisation de l’Australie. Il s’agit bien de montrer que dans la situation catastrophique de la colonisation, le langage demeure un outil fondamental de défense. Par ailleurs il s’agira de travailler sur le langage pour penser une épreuve critique du post-colonialisme. La deuxième pièce de Art & Language est une affiche de 1976 Support School qui dénonce l’usage de l’école par l’industrie culturelle et le capitalisme. Enfin la troisième pièce est une lettre inédite de 2012 où sont décrits les sept péchés capitaux des artistes contemporains. L’exposition Relevés a permis de diffusé le 21 et le 29 avril 2017 dans le journal La Marseillaise la pièce Schema (1966) de Dan Graham. Cette œuvre fascinante demande à être activée dans des publications en réalisant un acte de description du support technique de la publication. Cette pièce réclame une attention forte à la lettre comme inscription et réclame une constante interrogation des supports de publication. Nous avons encore exposée la pièce Psiloi logoi du collectif A Constructed World : il s’agit d’une bâche bleue de chantier sur laquelle est peint l’énoncé en langue grecque psiloi logoi signifiant le discours nu en opposition au langage contraint. Elle est une déclaration dans les espaces publics de la différence fondatrice entre les langages contraints et non-contraints et elle est l’affirmation de la nécessité de ce discours nu comme preuve de l’usage vivant des langages et du sens. Nous avons encore exposé une œuvre de Yann Sérandour Quelque chose d’analogue à un bon fauteuil : elle fait référence de manière explicite à une citation de Henri Matisse rêvant d’un « art d’équilibre, de pureté et de tranquillité » qui soit en mesure de reposer le travailleur comme « quelque chose d’analogue à un bon fauteuil ». Face à la dimension problématique de la pensée de Matisse, l’artiste a, de manière parodique, inscrit sur le mur du musée qu’il pourrait être quelque chose d’analogue à un bon fauteuil. Enfin nous avons exposé une œuvre de Antoine Dufeu Mutatis mutandis qui consistait en une grande banderole affichant l’énoncé suivant, LA FRANCE DIT-ON EST UN PAYS, à l’entrée de la ville d’Arles juste après les remparts. L’énoncé affirme, depuis le langage, que la France est un pays, c’est-à-dire qu’elle est un lieu habité par une collectivité, habité par ce que les Latins nommaient des pagani. Or cette banderole fut volée le matin du 27 avril. Il s’agit donc de penser que l’espace public, que la khôra, que nous défendons, soit devenu non pas un lieu de controverse et de dialectique, mais simplement celui du refus et de la crainte. Nous n’avons cessé de confiner l’œuvre à l’intérieur d’espaces clos et blancs, mais nous ne sommes plus en mesure d’assumer sa monstration dans l’espace public. Cette exposition s’intitule Relevés parce qu’il s’agit de penser le statement et sa proposition d’interprétation à partir de l’œuvre de Lawrence Weiner, mais il s’agit aussi de penser que ce titre signifie qu’il nous faut relever l’état de crise de cet espace public. C’est pour cette raison que nous ouvrons une seconde version de l’exposition Relevés ou viennent « s’entasser » les œuvres qui ont été refusées et dérobées. L’espace de la galerie vient alors recevoir ce que l’espace public à refuser de montrer ou de garder. [6 mai*]

Éprouver une certaine émotion à regarder par une fenêtre d’une des petites chambres de l’école d’art d’Arles et voir le couchant sur le Rhône tandis que passent bateaux et trains et que s’étalent les bâtisses de la ville. Et se dire alors que le commun et la construction du commun sont remarquables. [8 mai]

La douleur provient toujours du fait de la privation de l’agir. Ou plus exactement de son contrôle et des épreuves de la contraintes. [9 mai]

Il y a une médiocrité exemplaires chez l’écrivain et l’artiste qui consiste à vouloir évaluer son œuvre sous la forme d’un revenu ou d’un salaire. Elle est médiocre pour plusieurs raisons : d’abord parce que dans ce cas elle oblige à penser l’œuvre comme un bien et comme une marchandise. Ce qui est redoutable et tragique. Elle l’est aussi parce que l’artiste ou l’écrivain revendique ne pas devoir ou pouvoir travailler pour l’épreuve de l’œuvre mais réclame cependant un revenu de ce qui ne devrait pas être du travail, supposant en cela une « plus-value  exorbitante de la valeur qui le place alors très largement au dessus des autres travailleurs. Elle l’est aussi parce qu’elle rompt une pensée du travail et place systématiquement l’artiste et l’écrivain dans la posture d’’un bourgeois. Elle l’est encore parce qu’elle participe d’un refus catégorique de l’épreuve matérielle du travail. Médiocre enfin parce qu’elle ne produit que de la pensée libérale et de la jalousie. [10 mai]

Il n’y a pas de providence en politique. Cela n’est simplement pas possible. [11 mai]

J’ai plutôt tendance à considérer que l’œuvre a une place fondamentale comme révélation de la présence de l’être dans l’espace du politique. Or il y a bien un enjeu raté pour la documenta 14 à Athènes. Je crois que la fondation de la pensée grecque antique, est d’annoncer que l’être singulier a une part dans l’épreuve commune du politique. Or c’est ce que rate la documenta ! Il

y a quelque chose qui ne fonctionne pas et qui nous prive de tout processus politique et de toute

interprétation de ce processus : « que fait-on et comment lit-on cette crise ? ». Une chose encore m’a beaucoup perturbé. J’ai un rapport à cette ville et un rapport à la langue grecque antique. S’il s’agissait d’un learning from Athens alors la saisie et l’interrogation des langages et des usages de la langue sont d’une immense pauvreté. Ce qui est fascinant dans la ville d’Athènes est qu’elle absorbe une archéologie vertigineuse de la langue grecque et donc de tous les usages techniques des langues européennes (qu’elles soient grecque, française, allemande ou anglaise) et les formes d’un commun linguistique qui fonde nos usages et nos modes de penser. Cela forme pour chacun de nous l’épreuve d’un commun, l’épreuve d’un partage sensible de la langue. Quand on traverse Athènes ou encore le quartier d’Exarcheia on peut à la fois lire les termes pharmakéia (pour une pharmacie), prototupon (pour une imprimerie), leitourgia (pour le service) métaphora (pour un transporteur), pistis (pour un prêt bancaire), trapeza (pour la banque) et tant d’autres termes dont la liste est infinie. Ce qui signifie que tout ce qui appartient au registre technique des langues savantes (dont celle de la philosophie) se trouve alors être dans une continuité d’usage. Or elle est inscrite partout dans la ville (sur les enseignes, les affiches, les tags, les banderoles) et la documenta ne l’utilise pas. Il y a une immense faiblesse à ne pas se saisir de ce patrimoine commun et à ne pas le penser. Voici donc ce qui m’a peut-être le plus

profondément gêné, cet oubli de la langue, cet oubli de la fondation de la langue et donc d’un commun politique et éthique ; je regrette profondément que ceci ait été oublié. [12 mai*]

Je propose un schéma pour penser un problème idéel de relation entre art et langage. Cela signifie que je propose d’entendre qu’il s’agit d’un problème fictif et donc d’une pure construction. Premièrement, cette relation – supposée infondée – puise sa source dans un problème de déséquilibre entre les deux concepts, l’un est clair et il s’agit du langage, l’autre est incertain et il s’agit de l’art. Cela pourrait correspondre à ce que la pensée antique opposait entre logos et poièsis.Mais il faut définir les éléments : le logos signifie un processus de sélection et de rassemblement en vue de produire une communication (dans laquelle l’Occident y place une visée morale qui est celle de sa réussite). Le logos produit des logies que nous nommons langages. La poièsis est une manière d’interroger le réel et la réalité (donc interroger aussi bien la chose que son rassemblement) mais sans finalité (c’est-à-dire sans visée morale). C’est ici que la crise se fonde, dans une problématique morale. Deuxièmement, il s’agit d’un problème qui puise sa source entre ces mêmes deux concepts mais en incluant des différences historiques de lecture entre lingua et ars c’est-à-dire entre l’ensemble des systèmes de communication et des dispositifs techniques de contraintes sur ce même langage. C’est cela qui fonde une nouvelle différence idéelle entre les deux. Troisièmement il s’agit d’une différence qui puise sa source dans une crise idéologique quant à la question de la différence ontologique des dispositifs linguistiques. Celle-ci s’origine dans les deux premières (ontologie morale et ontologie technique) mais surtout elle se fonde sur une évaluation ontologique qui tend à dire que la qualité du langage est supérieur à celle de l’art : qualité de la contrainte et qualité de la puissance de représentation de telle sorte que ut pictura poiesis : il y a ici une vieille tradition fondée sur la différence d’une puissance ontologique de la représentation de telle sorte que l’art représenterait comme la poésie ou inversement selon des schémas assez inefficaces de correspondances. Or, nous le savons ceci a été renversé dans l’essai de Lessig sur le Laocoon en 1766 qui traitent des limites de l’art et de la poésie. Ces limites sont les suivantes : l’art représente le beau tandis la poésie l’action (d’où la référence à la sculpture et à Virgile). Dès lors se pose une différence ontologique radicale. Ils n’ont pas la même puissance parce qu’ils ne font pas la même chose, dès lors il faut séparer ces dispositifs et séparer leur appréhension (connaissance). C’est à partir de cela que la modernité apparait. Est moderne celui qui décide d’un mode particulier d’affirmation de la saisie de la relation du réel à la réalité. Le degré de modernité se pense alors à partir de la saisie de cette teneur ontologique. Plus on soutient cette teneur d’une différence ontologique entre art et langage moins on est moderne. Plus on soutient l’absence de différence ontologique entre art et langage plus on est moderne (et dans ce cas plus on soutient qu’il s’agit d’un problème dans la saisie du réel et de la réalité : c’est-à-dire un problème de contraintes de la saisie). En ce sens la modernité consiste alors à penser le problème de la contrainte et ne plus penser la différence ontologique entre art et langage mais la manière avec laquelle ils ont subi différentes formes de contraintes. En ce sens l’interprétation et la suspension des contraintes constitue la modernité critique et permet de voir apparaître une modernité à la fois poétique et plastique. Et c’est seulement à partir de ce moment (qui correspond au début du xixe qu’apparait une idée singulière de l’œuvre comme interrogation de la contrainte et non comme affirmation d’une ontologie différentielle, et donc non comme l’affirmation d’une différence idéelle entre les deux. [13 mai*]

Accepter pour A Constructed World de les accompagner à Nuit Blanche. Grande salle des fêtes des Arts et Métiers. Une peinture de 15 mètres de long représentant Noé. Je ferai éditer un texte sur un papier alimentaire, probablement sur la gouvernance par les ânes, pour emballer des tramezzini que je ferai et que je distribuerai au public. [14 mai]

La tristesse de ne pas être chez soi et de ne pas se sentir accueilli. [17 mai]

Ne me quitte pas l’indication du musée archéologique d’Athènes, ektos leitourgias, hors service. Service est la liturgie, au sens de l’œuvre du commun (laios). C’est ce qu’on ne peut jamais oublié, et c’est cela qu’il faut donner à la pensée moderne : l’interprétation de la liturgie. [18 mai]

Cash, Check or Charge est une exposition. Elle absorbe comme titre la formule rituelle de tout passage en caisse (étymologie du terme cash) de tout consommateur outre-Atlantique. Cette étrange formule fait entrer le consommateur dans un espace du choix pour régler ses achats (en somme « espèce chèque ou carte ». Au-delà de la dimension ritualiste de la formule il est intéressant de penser les degrés du processus fiduciaire, c’est-à-dire du processus de contractualisation de l’être dans une « virtualisation » du paiement. Est fiduciaire ce qui est fondé sur la confiance (fides en latin). Est fiducie le contrat par lequel le créancier possède quelque chose du débiteur en garantie d’une créance. Le processus fiduciaire suppose donc qu’il y ait un quelconque rapport de confiance, mais contractualisé : non pas avec le vendeur ou avec le « caissier » qui ne fait que répéter la formule « liturgique » mais avec une banque. Banco est un terme italien qui signifie la table, comme le terme trapeza en grecque qui signifie à la fois table et banque, c’est-à-dire le comptoir de vente. Ontiquement l’argent est un problème. C’est-à-dire qu’il est quelque chose qui vient se « mettre-devant » l’objet pour en « régler » le principe d’usage. D’abord l’argent vaut pour lui même, il est sa propre valeur et il se nomme en grec talent (on en connait la longue dérivation linguistique, à partir de la Parabole des talents, du poids d’argent pur de 20 à 27 kg à une disposition et à une capacité remarquable de l’être à faire). Puis il est un problème morale puisque ce qui se met-devant l’objet ne vaut que comme valeur supposée établie dans un système commun et supposant une confiance en un morceau de métal ou de papier ne valant rien pour lui-même mais seulement pour l’inscription qu’il porte. C’est la formule rituelle – cette fois prononcée par la Pythie à Délos – que reçoit Diogène de Sinope « kharassein to nomisma » qui peut se traduire soit par « changer la valeur » soit par « frapper la monnaie ». Il y a quelque chose d’un « caractère » inscrit sur les objets qui leur donne cette puissance fiduciaire particulière. Qui leur donne une valeur singulière. Or il s’agit de cela : l’exposition Cash, Check or Charge ne cesse de montrer les figures « caractéristiques » de cette frappe, soit dans le dessin des courbes des valeurs spéculatives, soit dans la dimension sculpturale de ce qui est gravé sur les billets, soit en produisant l’odeur même de l’argent soit encore en convertissant la valeur en surface, soit enfin en fabricant des paysages à partir de ces fragments insculpés. La valeur n’est, en somme, jamais autre chose qu’une image qui se charge d’une puissance doxique, d’une puissance de notoriété. C’est cela que nous ne cessons de regarder ici, pourvu que jamais n’advienne la formule « cash, check, charge or art ». [29 mai*]

_017 est le titre de l’exposition des diplômés 2017 de l’École Nationale Supérieure de la Photographie. Promotion joyeuse, dont on se souviendra du goût pour la fête et les dîners. Promotion soucieuse dont on se souviendra de l’engagement à la fois pour la recherche et pour les expériences plastiques. _017 est une promotion resserrée mais une promotion dense pour la qualité et la diversité du travail sur l’image, sur le photographique, sur les dispositifs et sur l’archive. Ici l’on observe une attention singulière sur les conditions du vivant (le corps et les espaces des corps, les gestes et les espaces de ces gestes), mais aussi sur les conditions critiques d’une histoire de la représentation (de l’image du geste à l’image de l’objet). Ici s’opèrent les épreuves plastiques d’une réflexion sur l’histoire des représentations des relevés anthropologiques, conceptuels et plastiques : alors s’inscrit au fil de ces dix-sept pratiques d’artistes une série de préoccupations et de regards posés à la fois sur l’intime et l’indifférence de l’intime, sur la place du spectateur dans l’espace contemporain, sur celle du regardeur dans l’espace public, sur les questions de l’augmentation du corps, sur les faits divers, sur les questions du soin et les questions des corps disciplinaires et de leurs espaces, sur les récits constitués, sur ceux d’une histoire de l’exotisme et du colonialisme, sur l’exploration, sur les récits mythogénétiques, sur la teneur des espaces de partage, sur l’image conceptuelle et l’image augmentée, sur l’épreuve de la sculpture et de sa représentation, sur la teneur parodique des espaces publics. [31 mai*]

La tradition de la pensée occidentale a consisté à affirmer une étrange relation entre plaisir et consommation, puis ensuite une étrange différence dans la fondation du concept de plaisir. La langue grecque dit un hèdonè comme figure du plaisir et un kharis comme une autre figure du plaisir. Mais qu’elle est leur différence ? Le premier terme provient d’un autre mot hèdus qui dit ce qui est doux et suave comme aliment, boisson, odeur, parole, son, image qui procèdent d’une « pénétration » de l’être. Cela suppose que ces éléments pénètrent et soit absorbés et consommés par le corps pour produire cette forme de plaisir. Il y a donc un plaisir comme consommation et absorption des éléments. En revanche le second terme provient d’une racine archaïque Car qui signifie « briller ». Dans ce cas l’élément (qu’il soit alors aliment, boisson, odeur, parole, son ou image) ne pénètre pas le corps de l’être, mais vient s’y réfléchir pour le faire briller. L’être charismatique est alors celui qui serait en mesure de prendre du plaisir sans consommation ni destruction d’aucun élément ni même sans pénétration de son propre corps. Il y aurait alors deux visées pour l’être comme plaisir, une visée hédoniste et une visée charismatique. Leur différence est à ce point fondamentale qu’elle change l’histoire métaphysique de la consommation des éléments du monde et l’histoire de l’appréhension des œuvres d’art. C’est alors une différence du concept de consommation, celle de l’absorption qui demande que nous soyons en mesure de garantir cette destruction (la possession) et d’une consommation comme non absorption qui demande que nous maintenions l’œuvre ou l’élément tel qu’il est, inchangé. C’est alors la différence entre une histoire de l’œuvre qui suppose une absorption de l’élément ou bien ce qui sera théorisé dans la pensée kantienne comme un plaisir désintéressé. L’histoire de l’œuvre est alors systématiquement éloignée d’une histoire matérielle de l’être et du corps pour être tenue dans une histoire économique de la consommation. C’est cette crise qui est dans l’histoire moderne de l’œuvre et qui est à l’œuvre dans l’histoire moderne des relations entre aliment en art, et dans l’histoire moderne de la représentation de la consommation. C’est à la fois ce qui se donne à voir dans l’épreuve ouverte de la consommation, par plaisir, du banquet. [1° juin*]

Ne cesse de revenir l’expression société civile. Ce qui supposerait alors qu’il y a une ou plusieurs autres sociétés qui ne soient pas civiles, c’est-à-dire qui ne soient pas relatives aux citoyenx et à leurs relations. Le terme cicil s’oppose ici à des fonctions techniques, le militaire, le politique, l’ecclésiastique. Dans l’ordre des usages de ce concept. Une société civile signifie très précisément une socité qui n’est pas (techniquement) politique mais qui est conduite par des gens qui se sont fait « remarquer » pour leur sens de l’organisation des relations entre les membres du commun. Pour le dire, peut-être, plus crûment, qui se sont fait remarquer pour leur qualité d’entreprise et de commerce. Nous n’aurons donc réussi, en France, qu’à produire une élite politique détechnicisée et une élite civile libérale. Entre les deux, ce même vide, l’incapacité de penser ce que peut bien signifier l’espace public. Je crains que l’expression « société civile » ne soit qu’une manière de cacher une politique résolutoirement libérale. [2 juin]

De quoi public est-il le nom ? Il l’est de ce qui appartient au peuple et de ce qui est géré par ce que l’on nomme un état. Autrement dit une représentation technique du peuple. Ce qui est le plus complexe à entendre est la formule ce qui appartient au peuple. Qu’est-ce que cela signifie ? Que recouvre le sens du verbe appartenir ? Cela insiste sur l’idée que le peuple à la capacité de tenir et d’exercer par lui-même certaines tâches. Si l’on suppose cela, cela signifie en revanche, que ces tâches ne sont pas réservées au privé ni à l’individu singulier. Or il semble que l’avis le plus commun soit, non pas de ne pas comprendre cet excercice, mais au contraire de refuser au peuple toute capacité de le réaliser. Alors ce qui en propre appartient au public, la gestion des espaces, des relations, du soin, de l’enseignement, etc., est alors peu à peu entièrement retiré au public sous prétexte qu’il n’en a pas la capacité. Cet exercice est alors privé et devient marchand. [3 juin]

De quoi capacité est-il le nom ? Il est d’abord le nom d’une hésitation irrésolue entre pouvoir contenir et avoir comme aptitude. Ce qui signifie, par voie de conséquence que ce qui a le plus capacité à contenir, a le plus d’aptitude. Que pouvons-nosu contenir ? Matériellement et conceptuellement tout : objets, argents, usages, matières, éléments, codes, rituels, etc. Celui qui les contient est apte. Voici l’erreur la plus saisissante. La tâche de la pensée consiste à déconstruire et détruire le concept de capacité. [4 juin]

On ne peut décemment gouverner si l’on n’aime profondément l’espace public. [5 juin]

En 1572 Giordano Bruno a publié un ouvrage intitulé Arca di Noè aujourd’hui disparu. Il y aurait soutenu deux thèses étranges. La première consistait à dire que le premier animal entré sur l’arche était un âne et qu’il tenait lui-même le gouvernail. La seconde, après de grands calculs, consistait à dire qu’à l’examem de la taille de l’arche seules les femelles avaient pu y monter et qu’elles avaient du être engrossées par Noé. [5 juin]

Gouvernance par les ânes. [6 juin]

La banquet XVIII Bouchées doubles, a été donné pour deux cents convives aux Alyscamps à Arles. [9 juin]

L’espace politique est amer. Parce qu’il conduit toujours à l’épreuve de l’imposition d’une force supposée être celle du plus grand nombre. Pour cela il faut faire en sorte de construire – l’ampleur du travail des machines doxiques ou machines mythologiques – ce qui pourra être assimilé comme un fond commun de perception de la gestion du vivant. Or cela nécessite un tel travail que ce fond est alors artificiel ce qui rend toute politique et tout essai de politique profondément amer parce qu’artificiel et brutal. [11 juin]

On peut le dire encore autrement. Ce qui rend étrange notre espace politique est cette soudaine impression de consensus. Or est politique, non pas ce qui produit de l’idée commune mais ce qui permet au vivant d’être équitable. [12 juin]

On appelle réactionnaire celui ou celle qui ne se contente pas d’aimer un modèle ancien, mais qui le pose comme un but à atteindre. Or le modèle ancien permet de penser notre manière d’advenir au présent mais ne peut en aucun cas re-devenir un modèle. Cette volonté de retour conduit l’existant à l’angoisse et à la gène. [13 juin]

J’ai un sentiment très étrange, alors que s’achève cette année. Je n’ai cessé de travailler pour faire exister un commun, je n’ai cessé de procrastiner mon propre travail en l’absorbant follement dans celui des autres. Il y a alors à cet endroit un déni profond de cette absorption. L’on croit en faisant autre chose pour autrui que l’on fait, non pas pour soi, mais pour un commun, dans un déni profond, non pas encore de soi, mais de ce que signifie le travail et la recherche. Alors s’accumule les retards, s’accumulent les trous dans la rédaction de Zucca, s’accumulent les textes non lus et non écrits. [14 juin]

Je finis, malgré un enthousiasme immense, par ne simplement plus pouvoir « aimer » ceux qui, par la force des choses, m’entourent. Il existe partout ces êtres que la pensée classiques qualifient de « médiocres » parce qu’ils revendiquent une prévalence de leur justesse morale parce qu’elle se fonde dans une valeur commune injustifiée et sans teneur si ce n’est celle de la doxa. Dès lors tout ce qu’ils considèrent comme une « dérive » de cette justesse morale appelle chez eux soit une activité de plainte soit une activité de délation. En règle générale la première permet de justifier la seconde. Ces êtres – habités de cette justesse morale – maintiennent infiniment la pesanteur du devoir et la lourdeur du jugement moral. Je crains que ceci soit la règle d’un comportement commun délétère. [15 juin]

Il est tout à fait possible de reprocher quelque chose à quelqu’un, en revanche il est ignoble de le faire par délation. [15 juin]

Il semble que la philosophie a depuis toujours – délibérément ou non – oublié de penser la puissance de la teneur adverbiale du langage pour penser l’agir et le faire. Elle a eu recours à l’interprétation de la qualité pour penser les êtres et les choses, supposant dès lors, une fois que l’être est stabilisé en un ensemble de qualités, que son agir et que son faire y correspond. Dès lors si les qualités de l’être sont mauvaises il fera mal, tandis que si ses qualités sont bonnes, il fera bien. Il s’agit alors pour la philosophie de stabiliser une pensée d’un faire en tant qu’il est bien (qualité) plutôt que de penser un bien faire en tant qu’il est circonstanciel. C’est alors semble-t-il la différence fondamentale entre une théorie de la qualité des êtres et des actions des êtres et une théorie de l’adverbialité des actions des êtres. Stabiliser une pensée de la qualité – et donc stabiliser une pensée d’un faire bien – suppose la construction complexe d’une grille d’évaluation des qualités (ce travail étant réservé historiquement à ce que l’on nomme la philosophie et l’ontologie) et des actions (ce travail étant quant à lui historiquement réservé à ce que l’on nomme techniciens). Est technicien celui qui s’y connaît en un savoir-faire de sorte qu’il puisse être évalué et évaluer et produire une grille dans laquelle pourra s’identifier ce faire bien (l’eupraxis aristotélicienne). Ceci a pour conséquence la transformation de l’agir humain, non plus en un faire, mais en un devoir-faire. La crise de la modernité est une tentative de s’extirper de la relation archétypale savoir-faire et devoir-faire pour revendiquer une double ouverture, celle d’une expérience d’un être et d’un faire sans-qualité et celle d’une équivalence conceptuelle et contextuelle entre un bien-fait et un mal-fait. Il y a alors une différence fondamentale entre un faire-bien et un bien-faire : tandis que le premier suppose que le faire est déterminé par une qualité qui le conduit à la possibilité d’une détermination morale, c’est-à-dire une valeur, le second suppose que le faire est déterminé par un adverbe qui ne fait que varier graduellement la teneur du verbe faire mais sans jamais stabiliser quoique ce soit sous la forme d’un résultat normatif, moral ou idéologique. Il est alors plus que jamais important de se souvenir que nous pensons à partir du langage et à partir de la grammaire et que cette dernière a une puissance indépassable pour indiquer la direction de toute pensée. Il y a donc une différence entre un faire-bien et un bien-faire : le premier indique que l’agir est entièrement déterminé par un indice présent pour en affirmer la teneur qualitative. Le second indique que l’agir est modifié par une teneur contextuelle à son avoir lieu. L’histoire de la modernité (la conscience d’une fin de la philosophie comme métaphysique et la conscience d’une réclamation de l’espace politique des gouvernances) est celle d’une affirmation difficile que l’être est forcément sans qualité pour pouvoir faire : ou pour le dire encore autrement que l’être est forcément adverbial pour pouvoir faire. C’est alors précisément à cet instant – la conscience que l’être est sans qualité pour pouvoir faire – que s’affirme le principe d’équivalence (Robert Filliou) d’un bien fait, mal fait, pas fait. Bien sûr il ne s’agit pas d’un principe d’équivalence comme valeur mais comme expérience. Si l’être est sans qualité il ne peut donc faire que par désir et non à partir d’une prédétermination de ce qu’il est et de son devoir-faire : dans ce cas est pensé à partir du commun la teneur de ce faire non comme qualité mais comme événement. L’histoire de la pensée moderne tient de cet écart et tient de cette tentative à vouloir penser notre relation à l’agir et au faire. C’est en cela qu’est moderne la relation que la philosophie entretient à l’art. Tandis que la pensée pré-moderne est celle qui affirme qu’il doit exister des critères pour affirmer et valider la teneur de chaque faire et leur manière de se tenir dans le commun. C’est pour cela que les pensées anciennes avaient eu recours à une séparation stratégique et archétypale du faire en poièsis et en praxis. Ce que regarde alors la pensée moderne – et elle ne peut le faire qu’à partir de l’art ou de ce que l’on nomme alors la poièsis – est la possibilité de faire non pas à partir d’une prédétermination mais à partir d’une détermination de l’être. Si la pensée contemporaine n’est pas utopique c’est qu’elle sait qu’elle a pour tâche à la fois l’archéologie et la déconstruction des métaphysiques (détermination des qualités) et à la fois la volonté de penser ce que peut bien vouloir signifier – selon la formule de Robert Musil – un être sans qualité. Tant que la pensée, la philosophie et l’art ne sont pas en mesure de comprendre ce que signifie la puissance adverbiale et l’être sans qualité alors nous ne serons pas en mesure de faire. Il y a derrière cette forme, me semble-t-il, la lecture de l’épreuve de la modernité (être modernes parce que sans qualité) qui très certainement s’anéantit dans le libéralisme, dans la marchandise et dans la politique de la destruction des contenus. Plus que jamais alors s’ouvre devant nous une nouvelle épreuve morale, violente, réactionnaire et absolutiste du devoir-faire. [17 juin*]

L’impensé de la consommation est ce qui ruine le commun et la gestion du commun. On ne peut pas demander à quelqu’un d’assumer une quelconque fonction de gouvernance s’il n’assume pas de penser ce que signifie consommer. Or le cœur du processus de la gouvernance pour la pensée occidentale se place là où il faut occulter ce qui se consomme et l’idée de consommation. [19 juin]

On pose parfois l’idée que les relations sont inconditionnelles sans même penser qu’elles ne sont pas pour autant dépourvues de conséquences. [22 juin]

À partir du constat étrange qu’il y a un impensé entre l’œuvre (qu’elle soit artistique ou architecturale) et l’aliment (qu’il soit consommation ou gastronomie) cela affirme, en fait, que l’usage n’est jamais pensé. [23 juin]

La tristesse provient toujours de la mesure d’un impartageable. La tristesse est donc irrémédiable. [24 juin]

La vie n’est pas beaucoup plus qu’un désastre. [24 juin]

La vie matérielle est laborieuse. Elle contraint l’être dans un usage et une préoccupation de soi qui ouvre alors systématiquement à une crise. Enfin plus précisément la vie matérielle est laborieuse lorsqu’elle n’advient pas ou plus au partage. [25 juin]

Ce qui ruine la possibilité d’amour des êtres est la cristallisation sur le désir de satisfaction. [25 juin]

Ce qui ruine la possibilité d’amour des êtres advient au moment où la présence de l’autre est inévidente. Soit alors nous sommes capables de le faire réadvenir à l’épreuve évidente du regard amoureux soit il n’est plus possible de se tenir devant l’autre. Je me demande toujours ce qu’est cette évidence, ce qu’est cette chose manifeste et ce pourquoi elle pourrait disparaître. Perdre cette évidence est un moment difficile. [26 juin]

Ce qui ruine la possibilité d’amour des êtres est l’impossibilité de transformer et de transfigurer ce qui est forcément « gênant » en quelque chose d’aimable. Parce qu’il est bien sûr jamais possible de tout accepter. Mais aimer c’est toujours trouver l’autre aimable. Ne plus le trouver aimable c’est commencer à faire la liste de ce qui ne s’accepte plus. La récitation de ces listes rompt toute possibilité d’amour. Elles l’empêchent. La récitation de ces listes ruine l’épreuve de l’amour. [27 juin]

L’espace du travail, l’espace du partage sensible de l’opérativité est amer parce qu’il est habité d’êtres mesquins qui jalousent toujours et quoiqu’il en soit le travail de l’autre : soit parce qu’il en fait moins soit parce qu’il en fait plus. Mais il faut jalouser. Il est amer aussi parce qu’il est habité par ces mêmes êtres qui critiquent toujours la hiérarchie mais ne peuvent jamais s’en passer multipliant rapports et commentaires. Par conséquent nous finissons toujours par n’exister que dans un état de suspicion générale et par ne plus aimer travailler. [28 juin]

L’amitié est le seul lieu fondamental du partage. Fondamental ici signifie qu’elle est le point de départ du vivant et du commun. La rompre ou l’empêcher signifie qu’il n’y a plus possibilité de ce partage. [1° juillet]

Il n’y a de possible que le partage. [2 juillet]

Ceux qui pensent accumuler une souffrance involontaire et qui ne cessent de l’imputer aux autres. [3 juillet]

Que se passe-t-il aux Rencontres d’Arles ? Dabord une rivalité entre ce qui tient de la vie du festival, de la vie folklorique locale, de la vie politique et de la vie des grandes fortunes locales. Ensuite une sorte de rivalité archaïque et conservatrice quant à la question d’une ontologie technique du photographique et quant à une prédisposition de ce même photograhique à se distinguer d’autres pratiques. Ensuite un problème fondamental quant à une certaine teneur du photographique à produire une thématisation. Il semble donc toujours qu’il faille un sujet et qu’il faille que ce sujet se définisse encore à partir de thèmes, à partir donc d’un classement de ce qui est contenu dans l’image. Ce qui prive alors le spectateur de toute possibilité de « voir » le contenu de l’image autrement qu’à partir de sa thématisation. Ce qui signifie donc qu’il s’agit en somme d’un festival de classements des modes du voir par thématisation historique et pseudo-objective. Il se passe donc un excercice académique d’une classification du » réel » comme on l’entend si souvent ici. Cependant, une fois encore personne n’est capable de faire la distinction entre réel et réalité. Or je ne pense pas que les pratiques artistiques consistent à thématiser la réalité (pas plus que le réel). [4 juillet]

La tarte aux abricots. [5 juillet]

Le voyage aux îles éoliennes commence par la ville de Palerme. [6 juillet]

La grande peinture de Renato Guttuso intitulée Vucciria (300×300, 1974). Elle représente quelques personnages, dont une femme de dos, qui se fraie un chemin, sans doute via Maccherronai, entre des marchands de poissons, de fromages, de charcuteries, de viandes, d’œufs, de légumes et de fruits. La peinture réaliste, empreinte d’un amour pour la réalité matérielle de l’être, atteint ici une étrange densité, propre à ce genre depuis Vincenzo Campi, qui consiste à ne devoir laisser aucune place à ce qui n’est pas de la réalité (à savoir le réel). [7 juillet]

À Palerme les choses s’imbriquent, se justaposent, sans jamais s’assembler ou se compléter. Sans jamais produire d’unité. Sans doute un héritage des différentes gouvernances de la grande île, sans doute un héritage du baroque et sans doute aussi un héritage des crises qui ont marqué l’histoire moderne de la Sicile. [7 juillet]

On pourrait reprocher à la Sicile une certaine brutalité dans le comportement. On pourait trouver étrange cette brutalité alors que s’incruste ici une lecture fabuleuse de l’Occident. On pourrait supposer qu’il y a une relation de l’un à l’autre. On pourrait aussi supposer que cette brutalité est issue d’un trop grand intérêt pour cet espace mais aussi d’un abandon. L’Europe du sud a été abandonnée et profondément malmenée par la modernité. Elle l’est plus que jamais. Nous méprisons ces espaces (transformés en greniers à nourriture et en lieux de tourisme) et surtout nous méprisons et nous abandonnons les êtres qui y vivent. C’est probablement cela qui ouvre à cette brutalité. [8 juillet]

La première journée à Filicudi. [9 juillet]

Les premières cueillettes de mures, de prunes, de citrons, de fenouil et de nepitella. Les figues ne sont pas encore mûres. [10 juillet]

Val di Chiesa. Les terrasses, les arbres, les rangs de vigne et il campo di grano. [10 juillet]

La lecture des Pingouins de l’universel d’Ivan Segré. La question de la haine de l’autre et de savoir de quoi cette haine est-elle le nom. Elle est le nom de toute affirmation d’une universalité. Est universel ce qui conduit les êtres en direction de l’unité. Tout être, ou groupe d’êtres qui décide d’un divers (souvent pour mieux fonder un autre universel) est haï. Voilà de quoi la haine est le nom : la fondation de l’universel. [11 juillet]

Les rives de la Sicile se distinguent à peine, la chaleur est accablante, le silence de l’après midi est incroyablement profond, la lumière est incomparable. La grande terrasse et les colonnes blanches de la casa gialla. Le tissu de lin blanc à bordures rouge et or sert de pagne. Pour seul vêtement. La vie matérielle au plus simple, les cueillettes et une alimentation presque archaïque. L’idée d’une vie antique. Les heures de travail. Les oiseaux, les chats, les geckos passent devant moi tant ils ont déjà pris l’habitude de ma présence. [12 juillet]

La perte du fichier le 19 juillet 2016 a ouvert un vide de huit mois et demi dans Zucca et dans sa tenue presque quotidienne. J’avoue y avoir fait diverses lectures et conjectures, j’avoue avoir espéré retrouver ce fichier pour enfin me rendre à l’évidence qu’il était perdu et qu’il n’était signe de rien. Un sombre accident, une perte brutale et stupide que j’ai éperdument regretté. Un regret que je n’avais jusqu’alors jamais éprouvé : il ne consistait pas en regretter quelque chose qu’on ne connaît pas, quelque chose qu’on perd, mais plus exactement quelque chose qu’on croyait connaître parfaitement et qui pourtant ne relevait que de l’unique et de l’irremplaçable. Mais ce qui était à ce point inconuu dans ce regret est qu’il n’empêchait pas de le continuer ni de versionner encore ce qui s’apparente à un journal philosophique. Il fallait alors juste accepter qu’il s’agissait fortuitement d’un manque, que l’irréparable fait partie de ce manque et que cela ne remettait en rien en cause le journal. Il fallait encore accepter l’idée que le journal risquait sans doute de changer d’usage et de forme. C’est ce que je croyais sans que cela n’arrivât jamais. L’écriture du journal se poursuivit, jusqu’à ce que, des mois plus tard, les deux fichiers soient enfin réunis : que j’accepte l’usage d’un dossier de sauvegarde et que j’y ajoute cette nouvelle partie commencée un 19 juillet 2016. En somme il fallait accepter matériellement le manque qui devait dès lors se montrer sur le blanc du fichier puis sur celui du papier. Depuis juillet 2017 Zucca tient en un seul fichier, corrigé et annoté. Il a commencé le 29 septembre 2012, s’est interrompu du 1° novembre 2015 au 19 juillet 2016 et, jusqu’à présent n’a trouvé aucune bonne raison de s’arrêter. Le 15 décembre 2013 j’écrivais alors pour la première fois les règles qui fondent l’écriture de Zucca. Il y en a deux. La première consiste à tenir avec plus ou moins de rigueur le journal d’une actualité philosophique liée à mes lectures, à mes cours et à mes séminaires, à l’actualité, à ma pensée et à son contexte. Il s’agit donc d’un travail de théorie mais sans plan ni contrainte. Il ne s’agit donc pas d’un journal censé retracer une partie matérielle de mon vivant, même si je cède quelques fois, parce que je me refuse à penser, parce que je cède simplement à la facination d’un élément du vivant, à le retranscrir. Il s’agit d’un journal philosphique avec ses manques, ses heurts, ses sauts dialectiques et ses répétitions. Pour le dire autrement avec ses obcessions. Ainsi le journal se répète, il suit la pensée qui s’enfonce, qui revient, qui fait un pas en avant puis deux en arrière, la pensée qui s’incruste dans ce qui doit être dit de plusieurs façons. Parce qu’à l’inverse d’un livre, la pensée se répète. Le journal fait de même. La seconde, plus intéressante encore, est liée à un problème de l’interprétation du littéraire et surtout du pacte littéraire. La modernité semble vouloir penser le pacte littéraire dans un sacrifice plus ou moins heureux (si l’on accepte cette expression) dont la seule issue semble une rupture radicale (volontaire ou involontaire) avec le commun et avec l’espace de son partage. Je ne commencerai pas ici la liste des auteurs des xix et xxe siècle et de mes contemporains qui ont sacrifié à la règle. Celle propre de Zucca est le plaisir et surtout l’impossibilité que cela puisse rompre un quelconque lien avec le commun. L’écriture de Zucca est en ce sens invisible. Il s’agit en aucun cas de renvendiquer la posture d’une sprezzatura, mais au contrare une posture politique qui rend cette écriture invisible parce qu’il lui suffit de prendre place dans les temps vides, dans les temps dits laissés libres. J’avoue aimer inconditinnellement écrire. J’avoue aussi que j’ai mis du temps a réellement aimer écrire : longemps je l’ai fait parce qu’on me demandait de le faire et longtemps je n’y ai pas trouver tant de plaisir. Puis cela devint un jour un plaisir. Je ne sais d’ailleurs plus ecactement dater ce moment, mais il est venu avant la thèse. J’avoue encore que l’écriture est un processus long qui demande du temps. Mais je ne crois pas que cela soit de la douleur. J’ai toujours trouvé douteux, l’annonce un peu drammatique de cette douleur dans l’œuvre et dans l’écriture. En ce cas peut-être faut-il faire autrement. Quoi qu’il en soit je revendique une joie de l’écriture. Mais celle du journal, j’insiste, doit rester invisible. Il s’agit d’un enjeu politique et éthique. Ma vie – privée et publique – est continuement inscrite dans les quetions de l’art et de la théorie. Il m’intéresse que quelque chose ait lieu – en l’occurence l’écriture de Zucca – dans un retrait et une invisibilité, celle de la manière avec laquelle, en somme, je ne cesse de penser. Cette écriture invisible se fond, s’absorbe et se dissout dans le reste du travail, au point même, que les premières formes de rédactions des textes (sans l’appareillage critique) se retrouve dans le journal et que certains textes de Zucca soient utilisés pour des cours ou des conférences. Je tiens à l’invisibilité du travail de Zucca. Je ne cache pas que ce titre renvoie à l’œuvre de Doni qui me fascine pour son dispositif proliférant (la zucca, le fiore di zucca, le foglie di zucca, i semi di zucca, etc., et nous pourrions en ajouter encore), qu’il renvoit aussi à la polysémie du terme (tant en italien qu’en français), mais surtout qu’il renvoie, comme anecdote, à un des gestes les plus essentiels de ma vie, celui du travail appliqué et laborieux sur les aliments. Je suis toujours fasciné par le travail lent et épuisant qui consiste à éplucher, nétoyer, peler, couper tous les éléments (ou les aliments, ce qui revient en soi, presque au même) nécessaires à la réalisation d’un plat. Zucca aurait aussi pu s’appeler fava. L’écriture du journal n’est pas différente, en soi, en tant que processus, du travail qui consiste à éplucher les fèves. La somme des séminaires donnés lors de ma deuxième année d’enseignement à Bordeaux en 2007, portait le titre, En dépiautant les fèves. Voilà ce qui correspond pour moi au travail de la pensée. [13 juillet]

Attendre sur la jetée de pierre du port de Filicudi. [14 juillet]

La malvasia, la liqueur de myrte, le vino cotto, la crème de fenouil, l’huile de piments, les oignons, l’ail et les pomodori a pennula. [14 juillet]

I capperi, le fiore di caperi, le foglie di capperi, i frutti di capperi (i cucunci). [15 juillet]

«Lieggio comme a ’nu piatto ’e maccarune primma ca tu t’ ’o magne.» Polichinelle. [16 juillet]

La tempête, Zucco Grande, la cueillette de la nepitella. La ricotta fraîche et la ricotta infornata servies avec de l’huile, des câpres et de la nepitella. [17 juillet]

Traverser l’île à pied. Les prunes sauvages, la première figue. Les pierres noires brûlantes. Les poissons multicolores. [18 juillet]

Le clapotis de la mer Méditerranée est propice à la pensée. [18 juillet]

Les mondanités, le soir, à Pecorini. [18 juillet]

Filicudi est un lieu étrange. Elle est l’une des sept îles éoliennes dans le mer Tyrrhénienne. Elle culmine à 774 mètres (Monte Fossa Felci) pour une surperficie de moins de 10 km2. Aujourd’hui à peine deux cent cinquante personnes y vivent. Venir ici c’est alors séjourner dans un monde minuscule peuplé de quelques familles qui se connaissent toutes, hanté d’histoires étranges quelques fois joyeuses, quelques fois tragiques, hanté quelques fois encore de récits de sorciers ou de sorcières, peuplé de quelques personnages qui n’ont pas été capables de vivre ailleurs, peuplé encore de grandes fortunes qui entretiennent coûteusement les maisons locales, habité enfin de quelques personnes qui viennent chercher ici l’épreuve d’un retrait, d’une solitude et de la Méditerranée. C’est un monde plutôt verticale accroché sur une portion étroite de terre et entouré du miroir d’acier de la mer. Ici les sons portent, montent et traversent, donnant encore un peu plus un sentiment d’étroitesse. Petit monde complexe, microcospique et silencieux. Petit monde où s’éprouve encore l’espace d’une économie du vivant malgré la présence (la trop grande présence) de la richesse. [19 juillet]

La strada comunale Sciarato. [21 juillet]

Le refus du travail. [22 juillet]

Le Comptoir de Caron #018 a été donné à Filicudi. Une quinzaine de plats de la gastronmie des îles éoliennes ont été servis pour quelques amis. [23 juillet]

Les pratiques inscrites pour partie dans ce que nous pourrions nommer immoralité, fondent l’expérience de la générosité. [23 juillet]

Le défaut de la langue permet quelques fois d’échapper à la médiocrité des usages. Il permet alors de conserver intacte le plaisir du lieu. [24 juillet]

Ce qui ruine les usages est ce que nous nommons médiocrité, c’est-à-dire un comportement qui fonde la justesse à partir de soi et en même temps une exclusive reconnaissance des problèmes pour soi. [25 juillet]

Lo tempo bruto. [25 juillet]

On ne pense pas assez le concept de générosité. C’est-à-dire qu’on ne le pense pas assez dans sa teneur conceptuelle et philologique. Si le terme signifie une disposition au don et une aptitude à la préoccupation de l’autre, il est cependant confondu avec le caractère moral de la noblesse, parce que le terme générosité fonde son origine dans le genus et que generosus signifie donc bien né. Il y a alors une collusion fondamentalement douteuse entre une disposition au don et une bonne origine. Ce qui signifie dès lors que le terme générosité, comme tel est inutilisable. Il faut donc le penser autrement. Pour la pensée latine, il semble qu’il soit préférable de penser ce caractère du don et de la préoccupation à partir du terme liberalitas et donc du terme français libéralité. Il faudrait alors parvenir à extraire définitivement le concept de libéralité de celui d’une pensée du libéralisme. Liberalitas provient d’un terme latin liber qui signifie libre au sens de non-occupé. Générosité entretient alors une relation profonde à ce qui est non-occupé. Plus précisément est généreux ce qui permet d’indiquer ce qui est non-occupé et de l’ouvrir à l’usage. L’être généreux est donc celui qui indique le non-occupé pour l’ouvrir à l’usage de l’autre. Pour cela il faut penser ce concept à partir du terme liberalitas. Si l’on tente encore de penser ce terme à partir de la langue grecque, il faut ici aussi se séparer du terme eugenès (même racine que generosus) pour le saisir à partir de deux autres termes aphthonos, ce qui est abondant et non-refusé et du syntagme eu poieô qui signifie « faire du bien ». La générosité doit être alors entendue comme une eupoièse parce qu’elle indique le non-occupé pour l’ouvrir au non-refusé (usage). Ce serait alors cela le sens le plus évident du terme générosité. Mais en quoi alors la générosité (comme eupoièse) est-elle immorale ? Elle l’est parce qu’elle ne se fonde dans aucun code (ni celui de la naissance ni celui de l’ordre ni celui du devoir) et parce qu’elle est la possibilité de l’usage du non-occupé. Or que signifie le non-occupé ? Il est l’inverse du privé. La générosité comme eupoièse est une ouverture à une épreuve de la socialité (koinonikos). [26 juillet]

Les vagues ne sont propices à rien. [26 juillet]

La zone immensément noire de la montagne qui chute dans la mer, qui chute dans un autre noir. Les quelques lumières de l’île, la ligne électrique à l’horizon de la côte sicilienne, les nuages sombres, puis le ciel constellé et la trace épaisse de la voie lactée. Le silence et les stridulations des grillons. Et, dans ce paysage infiniment ouvert, au dessus de Valdichiesa, d’épais nuages se font déchirer par les lueurs vibrantes des éclairs. Je ne saurai exactement expliquer pourquoi, mais ce spectacle fut l’un des plus exaltants que j’ai pu connaître. [26 juillet]

Il faut tenter de réaliser non pas une iconologie mais bien ce que nous pourrions nommer une philiconie. Exactement comme la philologie il s’agit de ne pas lire à partir du logos mais à partir de la philia, c’est-à-dire de la mise en relation. En ce sens philo-logie, signifie l’intérêt pour les systèmes linguistiques, et phil-iconie signifie l’intérêt pour les systèmes des images. Réfléchir alors à ce que peut être un essai de philiconie. [27 juillet]

Le disque rouge du soleil est sorti juste au-dessus de l’île de Stromboli. Quand il fut entier un or liquide et dense s’est répandu partout alentours. [29 juillet]

Le diner dans la maison au-dessus. La vue sur les îles et la côte de la Sicile. Une conversation sur l’idée que la mer est toujours ici, et en Italie, le lieu des mauvaises nouvelles : la mort, la tempête, le mauvais temps, la catastrophe, les attaques. Il y a donc plus que jamais ici une économie de la terre et une économie « campagnarde ». On mange ce qui vient de la terre plutôt que ce vient de la mer. On vit toujours en hauteur plutôt qu’en bord de mer. La mer est toujours le lieu de l’inquiètude. [29 juillet]

Le panache de fumée sur l’Etna. [30 juillet]

La visite, par Domenico, du Palazzo Chiaramonte de Palerme. Il est l’actuel siège de l’université de Palerme. Il fut du xiiie au xve siècle le siège du pouvoir à Palerme, essentiellement au main de la famille Chiaramonte. Il subsiste au piano nobile, dans la sala magna, un plafond très richement décoré et réalisé à la fin du xive siècle. Se compose ainsi sur chaque longue poutre du plafond l’histoire glorieuse et mythique de la famille de Chiaramonte. Aux xvii et xviii il fut le siège de l’Inquisition. Séjournaient ici trois Grands Inquisiteurs qui firent construire à l’arrière du palais une grande prison comprenant une quizaine de cellules. Domenico Policarpo a été le découvreur d’une chose saisissante : chaque mur de chaque cellule, derrière l’enduit, cachait un nombre immense de graffiti et de de peintures réalisées par les prisonniers. Ils ont gratté les dalles de terre cuite et mêlé cette poudre à de l’œuf et du lait pour réaliser un pigment. Les murs sont couverts de signes religieux, de signes parodiques et politiques, ils sont couverts de mots faisant résonner l’angoisse et la terreur de la cloche du jugement. Les dessins sont à la fois malhabiles et précis, naïfs et intelligents. Ils racontent avec une bouleversante humilité les heures sordides de l’Inquisition de l’histoire européenne. Les langues se mêlent entre l’italien, le sicilien, l’anglais, l’espagnol et le latin. La figure du boureau et du chapeau noir de l’inquisiteur. Dans deux cellules sont dessinées, assez bas, deux cartes de la Sicile avec la position des villes. Au-dessus de l’une d’elles, le prisonnier a précisé qu’il avait commis des erreurs et qu’il espérait que d’autres pourraient le corriger. Une représentation fragmentée et non historique fascinante. [31 juillet]

Le plafond de la salla magna du Palazzo Chiaramonte est une immense représentation mythologisée et allégorisée de la famille Chiaramonte. Cela date de la fin du xive siècle, précisément un siècle avant les fresques du Palazzo Schifanoia a Ferrare. Il y a ici un maillon qui me manquait pour penser à la fois la continuité de l’histoire de la représentation et l’affirmation d’un proto-modernité de la représentation. Un nouveau travail dès lors commence. [31 juillet]

Il y a quelque chose à penser à propos d’une idée de la représentaiton à partir de la perception. À la fois dans l’œuvre officielle mais surtout à partir de l’espace vernaculaire. [1° août]

Les deux immenses toiles peintes de A Constructed World pour l’Assemblée des culs renvoient à deux crises exemplaires de l’histoire de la pensée : la coupole de l’assomption de la Vierge du Corrège (1530) et l’œuvre perdue de Giordano Bruno, L’Arca di Noè (1572). Elles insistent sur un problème évident de la perception et du point de vue. [2 août]

L’image étrange, à Saint-Malo d’une plage si immense qu’elle pourrait être vide et d’une foule grouillante tentant de trouver des occupations de vacances : le spectacle troublant de cette oisiveté affairée parce qu’il faut maintenir à tous prix toutes formes de divertissement. [6 août]

La liste exhaustive des courses ne fait pas littérature (selon Pascal Quignard). Elle n’est qu’un énoncé. En cela elle s’approche de l’œuvre. [6 août]

Le désespérant visage des bourgeois de province. [7 août]

Le grand lieu jaune de petits bâteaux, simplement rôti et servi avec des artichaux, des petits-pois et des fenouils et un jus aux herbes sauvages et au beurre. [7 août]

Le mauvais temps. [8 août]

Il ne s’agit pas de vouloir changer le monde, mais bien de vouloir changer les praxis en monde. Il s’agit de la différence entre l’idéalisme et le marxisme. [9 août]

Le ville de Cologne. L’exotisme de l’urbanisme allemand, les centres commerciaux qui ruinent les centres des villes, l’architecture hystérique des années de reconstruciton et des années 1980, les parkings pour voitures. Le musée Kolumba (de l’archidiosèse de Cologne) a été construit par Pieter Zumthor en 2007. Ici la question de l’architeture a du sens parce qu’elle n’affirme pas une signature mais les usages d’un musée et la question essentielle du regard posé sur les objets. Ici tout semble exposé comme s’il était néessairement éclairé que par la lumière naturelle. Les surfaces grises donnent cette lumière. Le décroché de quelques centimètres des plaques de béton des plafonds, la rainure entre le sol et les murs, les ouvertures, le profil des garde-corps en bois, les rideaux en cuir. Ce bâtiment incroyablement intelligent est le plus beau musée qu’il se puisse voir. [11 août]

Au musée Ludwig, l’expostion Kunst ins Leben avec les pièces de la collection Wolfgang Hahn. Il s’agit toujours ici d’une histoire de collectionneurs et d’industriels. Mais pour autant il s’agit d’une magnifique histoire moderne de l’art qui s’affirme et s’expose ici sur ces murs. [11 août]

Skulptur Projekte 2017, Münster. L’événement est attendu depuis dix ans. Münster est une charmante ville assez bourgeoise et très étudiante. C’est ce que l’on pourait nommer une ville « gothique » où chaque maison du centre arbore une façade avec un pignon à gradins. Pendant quatre mois la ville accueille et expose un nombre important d’œuvres sculpturales dans l’espace public et dans certains lieux publics. 2017 est une année chargée avec la documenta à Athènes et à Kassel, la biennale de Venise et Skuptur Projekte. Pour autant c’est le seul lieu accessible, gratuit, remarquablement évident et intelligent. Il est sans doute le seul lieu où l’on peut voir ce qui se nomme de l’art, en dehors d’une visibilité étouffante du marché, des galeries et des institutions. Il est encore le seul lieu où il est possible de voir de l’art dégagé de l’épreuve creuse et malsaine d’une justification morale et politique. Il est surtout le seul lieu où il est possible de voir de l’art dans l’épreuve matérielle d’un partage et d’un usage. J’avoue avoir fini épuisé la journée en allant tard, dans le quartier de l’université, voir les pièces de Bruce Nauman 1977-2007 et de Matt Mullican 1987. Elles sont inscrites dans l’espace public et dans le lieu des usages des étudiants. Elles ne convoquent ni monumentalité ni symbolisme. Il ne s’agit pas de faire une liste de ce qui est vu mais d’écrire ce qui s’éprouve ici. Ce qui semble ici si juste est le refus de la monumentalité, le refus du discours symbolique, l’affirmation que l’œuvre contemporaine entretient une relation aux usages et l’exposition (juste et assez dérélictoire) de l’état profond de déconstruction de ce que nous vivons. Il s’agit bien d’une déconstruction de ce que nous vivons et non simplement d’une déconstruction des structures ou des modèles qui – pour être sincères – ne nous importe pas. C’est cela qui s’éprouve ici : non la perte des structures mais la déconstruction du vivant métériel et de l’usage. [12 août]

La pièce de Pierre Huyghe présente le sol d’une patinoire désafectée, perçé et creusé sur lequel ruissèle un peu d’eau, poussent à peine quelques plantes et vivent quelques abeilles. Au centre un aquarium qui contient quelques fragments découpés du sol ressemble de manière saisissante à La mer de glace que peint en 1824 Caspar David Friedrich. Alors nous nous maintenons en errance dans ce qu’il reste du vivant et de ses images. [12 août]

N. Schmidt Pferdegasse 19 de Gregor Schneider. [12 août]

Dans les jardins communautaires du nord de la ville, le long d’un des canaux qui alimentent l’Aasee, Jeremy Deller a fait advenir, entre 2007 et 2017 un long et volumineux journal (plus de trente volumes) des pratiques communautaires, sociales et politiques dans ce jardin. [12 août]

La visite du musée Wallraf de Cologne. Quelques objets. La nature morte de 1653 de Pieter Claesz : il s’agit d’un banketgens ou genre du petit banquet. La nature morte au bol de fraises des bois de 1704 d’Adriaen Coorte : un bol de terre cuite, les fraises des bois et le même rebord de pierre fendue que l’on trouve dans chacun de ces tableaux. J’avoue être fasciné par cette petite toile. La nature morte à la botte d’asperges de 1880 d’Édouard Manet pour honorer la commande de Charles Ephrussi : 800 francs sont demandés par Manet et Ephrussi paie alors 1000 francs ; Manet répondit par le mot « Il en manquait une à votre botte » en adressant une petite toile (16×21) représentant une asperge sur une table en marbre. Ceci constitue, me semble-t-il, le premier geste fondamentalement conceptuel de l’histoire de l’art. mettant en jeu à la fois le problème de l’adresse et de l’économie de l’œuvre. Il faudrait ajouter encore à cela l’étrange proximité de la botte d’asperge de Manet de celles de Coorte (dont celle du Rijksmuseum). Je ne sais si Manet connaissait l’œuvre de Coorte ni s’il en pouvait saisir la puissance conceptuelle (le support en pierre, le format, le minimalisme et la récurrence du geste). Mais il y a plus encore. L’œuvre est acquise dans les années soixante par le Wallraf Museum avec l’aide du puissance banquier et directeur du board des amis du musée Hermann Joseph Abs. Or pour le 150e anniversaire du musée, Project 74, l’artiste allemand Hans Haacke est invité : il réalise une série de panneaux précisant la biographie de chacun des dix propriétaires successifs du tableau de Manet : le dixième panneau est consacré à Hermann Joseph Abs et dévoile ses activités à la direction de la Deutsche Bank entre 1938 et 1945. L’œuvre est immédiatement censurée. N’ont été visibles alors que quelques photocopies des panneaux collées sur les bandes de Daniel Buren. L’œuvre entretient alors une épaisseur historique, esthétique, politique et conceptuelle inégalée. [13 août]

De quoi cette haine raciale est-elle le nom ? Nous pourrions dire, d’un affaiblissement constant de la connaissance et de l’immense perversité du divertissement capitaliste. Mais c’est insuffisant. Il y a quelque chose dont cette haine est le nom et qui n’est pas seulement l’ignorance et la consommation. La haine est une profonde malveillance. En ce sens elle est le nom d’un désir profond de vouloir nuir. Or cette «malveillance» n’est pas lié exclusivement à l’ignorance et au consomptible. Elle entretient une relation profonde avec le concept de valeur, c’est-à-dire avec la «mesurabilité» du mérite de l’être. Le verbe latin valere est intransitif et il signifie être fort. Valor est le nom d’une relation intenable entre la valeur et le pouvoir. Or puisque cette relation est illogique alors il faut la légitimer dans la forme de la haine. Haine est alors le nom de toute légitimation d’un pouvoir consistant à affirmer la supériorité d’une valeur sur une autre. Or cette construction idéologique est inscrite dans la culture et le capitalisme. Ils en sont le nom produit et construit au cœur du concept d’humanisme et au cœur de la culture. Il nous faut à présent apprendre que la valeur ne peut avoir de sens. [14 août]

Le Pêcheur à l’épervier peint en 1868 par Frédéric Bazille. [16 aout]

L’expérience est un mauvais concept. Cela signifierait que plus je vieillis plus j’accumule une expérience que je suis en mesure de transmettre. J’insiste, le concept est mauvais parce qu’il est idiot. En quoi l’âge garantit l’expérience et sa transmisson ? Ceci doit être entièrement déconstruit. Seul l’usage est un concept efficient. [17 août]

Je n’ai rien à transmettre et je n’aurai jamais rien. [17 août]

La très petite peinture du xviiie siècle ; un coin de ciel de 7,5 par 4 centimètres avec quelques oiseaux noirs. [18 août]

Comptoir de Caron #019 : tomates de jardins aux framboises et aux herbes, tartare de thon rouge mayonnaise fumée et truffe d’été, taost de foie de morue à la truffe d’été. Tomates confites au herbes et mozzarella fraîches. Uova nipitedatte. Thon cru à la sicilienne, maquereau et rascasse crus, rascasse rôtie et soupe courte, maquereaux grillés. Tarte au citron. Sorbet aux fraises et framboises. [24 août]

Comptoir de Caron #020 : tomates confites et mozzarella fraîches. Ama (thon cuit en feuille de figuier) selon la recette d’Archestrate de Gela et un gateau d’aubergines à la tomate. Tarte aux abricots. [1° septembre]

Ce qui pose fondamentalement problème dans le christianisme, et cela avait été perçu dès le début, est que le Christ est à la fois le sacrifice et le sacrificateur. En cela la modetnité de l’humanité allait être catastrophique puisque l’on nous fait toujours advenir à la fois comme sacrifice et sacrificateur de nous-même et des autres. [2 septembre]

Vers 1572 Giordano Bruno de Nola publie un livre intitulé Arca di Noè. L’ouvrage est aujourd’hui perdu. Cependant dans Le Banquet des cendres (La Cena de le ceneri) publié en 1584, il y fait référence ainsi que dans La Cabale du cheval Pégase (Cabala del cavallo Pegaseo) publié en 1585. Il y mentionne le problème de la prééminence de l’âne qui supposément aurait été le premier animal à entrer dans l’arche et à avoir le privilège che consistea nel seder in poppa de l’arca (qui consistait à s’assoir à la poupe de l’arche), c’est-à-dire avec le privilège de tenir la barre de l’arche, autrement dit d’en tenir le gouvernail. Cela signifie que parmi tous les animaux, l’âne fut choisi pour diriger le navire, ce que nous appelons une gouvernance par les ânes. Qu’est-ce que cela signifie ? Et que signifie alors non pas le regard parodique sur l’ânerie mais au contraire une forme d’éloge d’une asinité ? Le philosophe Giordano Bruno reconnaît l’importance d’un non-savoir ou d’une non-connaissance délibérée, plutôt qu’un non-savoir ou une non-connaissance institutionnelle. Pour notre philosophe il y a alors deux asinités, l’une concrète, le fait même d’être un âne et de relever de l’animalité et l’autre abstraite (la non-connaissance) comme modèle pour atteindre le sens des éléments du monde par le « savoir de ne pas savoir », par l’ignorance. Il s’agit là d’une longue tradition de Pythagore à Nicolas de Cues à Jacques Rancière, etc. : la docte ignorance ou le maître ignorant. Il s’agit, et c’est le sens du concept de l’asinité, de connaître notre ignorance. Or l’héritage de la philosophie du Nolain se situe précisément ici : nous avons accès à deux types de connaissances : celle fondée sur un principe de similitude (principe analytique) et celle fondée sur un non-savoir ou une ignorance (principe de l’asinité). Mais il nous faut absolument les deux. C’est le sujet du petit dialogue L’Âne cyllénique (Asino cillenico) publié en 1585 à la suite de la Cabale du cheval Pégase. Il s’agit alors de fonder, non pas un éloge parodique de l’ânerie, mais bien un éloge de l’asinité. Par-delà les intérêts propres à un philosophe de la fin du xvie siècle, comment pouvons-nous lire à la fois cette gouvernance de l’arche par l’âne et cet éloge de l’asinité ? Ce qui importe, à partir de l’éloge de l’âne, est de confronter deux gestions du vivant matériel. L’une, celle en somme de nos institutions politiques et civiles semble toujours insoucieuse du bien-être du vivant pour mieux au contraire se soucier infiniment de la glorification d’elles-mêmes et de la projection d’une représentation du bien-être toujours ailleurs (dans un au-delà, dans un futur, dans la consommation, etc.) ; l’autre, celle en somme de l’asinité semble être insoucieuse des institutions au profit, cette fois, d’une préoccupation du bien-être du vivant et de la vivabilité. Le sens profond du concept d’asinité est alors : s’opposer à la non-connaissance institutionnelle et défendre une non-connaissance délibérée. C’est cela que signifie la gouvernance par les ânes : la gouvernance par le souci du commun et du vivant matériel. [3 septembre]

Le 7 octobre 2017, dans le cadre de Nuit blanche curatée par Charlotte Laubard, le groupe d’artistes A Constructed World dévoile un large projet intitulé Assemblée des culs dans la grande salle des textiles ou dite encore « salle des fêtes » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris. Le projet se déploie comme une succession d’actions et de performances orchestrées par A Constructed World et réalisées par un groupe de proches et d’amis artistes, écrivains, critiques et théoriciens et, point central de l’œuvre, deux peintures de 15 mètres chacune représentant, pour une part une longue suite de « culs » sur un immense fond rouge et, d’autre part, une sorte de long bateau représentant l’arche de Noé. L’ensemble porte le titre d’Assemblée des culs. Il est possible de penser le travail d’A Constructed World à partir de trois grands champs critiques. Le premier est leur intérêt tout particulier pour notre rapport à la connaissance et au savoir. De manière générale leur travail de performance, en incluant ou non les activités professionnelles de leurs invités, est  une réflexion complexe sur notre état nécessaire d’ignorance et de non-savoir, à la fois pour lutter contre la puissance idéologique de la doxa et pour explorer la puissance collective du processus de création et de production. Le deuxième est alors leur intérêt pour les questions de réception : réception de l’œuvre contemporaine, réception du non-fait et du mal-fait, réception du non-savoir, réception de la charge complexe de la référence et de l’historicité, réception de l’épreuve d’un partage du commun, réception et non réception de la langue de l’autre, réception de la non-compréhension. Enfin le troisième élément, qui constitue le cœur du processus artistique d’A Constructed World est la question très complexe de la fabrication collective des objets intellectifs. Cela signifie que nous avons pris l’habitude (c’est le critère même de ce que nous nommons éducation) de nous référer continument à des objets intellectifs qui ont été produits et imposés par d’autres : ce que nous pourrions à la fois nommer culture, idéologie et doxa et ce que nous pouvons aussi nommer connaissance. Or le rapport que nous entretenons à la connaissance n’implique rien d’autre que notre réception docte et servile. Ce qui intéresse les artistes d’A Constructed World est la manière avec laquelle nous pouvons entretenir un rapport aux objets intellectifs qui soit moins docte et moins servile, qui soit en somme plus ignorant et plus opératoire. Dès lors il nous est possible dans un commun de comprendre ces objets, mais aussi de les déconstruire et enfin de construire d’autres possibilités de sens et d’opérativité. Dès lors que convoque l’Assemblée des culs ? Nous proposons deux lectures de cette œuvre à partir de deux autres œuvres emblématiques et complexes de l’histoire de l’art et de la pensée. Il s’agit de deux artistes du xvie, l’un se nomme Antonio Allegri da Correggio, l’autre Giordano Bruno da Nola, respectivement nommés le Corrège (1489-1534) et le Nolain (1548-1600). Plus particulièrement nous nous intéressons à trois œuvres, L’Assomption de la Vierge (fresques, 1093 x 1155 cm, réalisées entre 1526 et 1530) pour le Corrège, L’Arca di Noè (œuvre perdue vraisemblablement écrite en 1572) et La Cabala del cavallo Pegaseo (écrite en 1585) pour le Nolain. À première vue ces œuvres n’ont rien à voir, mais si nous les examinons à partir des problématiques de la non-connaissance, de la réception et de l’opérativité du sens, alors il est possible qu’elles deviennent essentielles pour la compréhension de l’histoire de l’art et pour la saisie de l’œuvre de A Constructed World. Le Corrège réalisa pour le duomo de Parme une grande fresque pour la coupole au-dessus du maître autel : on suppose qu’elle fut dévoilée dès 1529 : elle représente une assomption de la Vierge dans un tourbillon de personnages, de saints et d’anges aptères. Les personnages sont presque tous dépourvus de signes distinctifs. Ils s’accrochent comme aspirés sur le tourbillon de nuages. Au centre dans une lumière jaune presque aveuglante le Christ descend chercher sa mère. Certes la fresque est un tour de force technique. Certes la fresque est à la limite du refus maximal de tout signe afin que le regardeur puisse être absorbé dans la masse saisissante des visages et des corps. Mais l’œuvre est surtout un tour de force parce qu’elle écrase l’idée même de Renaissance en inversant le processus de lecture : il ne s’agit pas d’être fasciné par ce qui a été produit, mais au contraire d’être fasciné par la manière avec laquelle je m’absorbe dans l’œuvre. Et cela en fait une des premières affirmations de ce que nous nommons modernité en ce que ce n’est pas l’objet intellectif qui importe (ici une assomption) mais l’épreuve singulière et commune d’une réception matérielle d’un objet. Or être moderne signifie avoir une certaine préoccupation pour nos modes d’être et de réception. Et c’est ce que nous éprouvons avec l’œuvre d’A Constructed World : l’épreuve matérielle de nos modes d’être et de réception devant des objets du commun : des culs, une arche, le personnage de Noé, des animaux, des actions, etc. Par ailleurs l’intérêt pour l’œuvre du Corrège n’est pas innocent : certes elle indique un point d’entrée fondamental dans l’histoire moderne de la réception de l’œuvre et pour la première fois dans l’histoire moderne d’une préoccupation pour le regardeur; mais elle indique aussi, si l’on se réfère à son surnom la coupole des culs, à un problème d’immédiate présence de ses objets et la manière avec laquelle nous en prenons connaissance. En cela notre mode d’être consiste à se tenir littéralement sous des centaines de « culs » plus ou moins cachés par les nuages et les voiles. On reprocha à Corrège d’avoir peint un amoncellement de jambes et de visages : un contemporain parla d’un guazzetto di zampe di rane et Charles Dickens, écrira, Pictures from Italy, 1846  « This cathedral is odorous with the rotting of Coreggio’s fresques in the cupola. Heaven knows how beautiful they may have been at one time. Connoisseurs fall into ratures with them now; but such a labyrinthe od arms and legs: such heaps of foreshortened limbe, entangled and involved and humbles together: no operative surgeon gone mad, could imagine in his wildest delirium ». Mais l’œuvre, malgré la difficulté de sa réception, n’en est pas pas moins fondamentale : devant l’assomption du Corrège à Parme nous devenons des spectateurs parce que nous sommes enfin devant des objets intellectifs qui ne sont pas assignés mais qui nous sont adressés. Et puis aussi parce qu’au centre non loin du Christ s’expose absolument un cul juste au-dessus de nos yeux. Dimension parodique de la représentation, mais surtout ouverture du regard à une connaissance par la perception. Parce que voir un cul ou une assemblée de culs n’est a priori rien d’autre que l’épreuve matérielle de notre perception du vivant. Quarante ans plus tard le Nolain dédicace à Pie V un ouvrage intitulé Arca di Noè. L’ouvrage a disparu mais il y fait allusion dans deux autres de ses ouvrages, La Cena de le ceneri (1584) et la Cabala del cavallo Pegaseo (1585). Nous n’en connaissons pas le contenu si ce n’est différentes hypothèses et calculs que le Nolain a dû faire pour penser cette question de l’arche. Cependant, ce qui nous intéresse est de savoir de quoi hier et aujourd’hui l’arche de Noè est-elle l’image et le symbole ? Elle est de manière centrale le symbole d’un pacte d’obéissance passé entre le divin et l’humain dont le prix est une extermination presque définitive de l’humanité pour n’en garder qu’un seul couple et garantir ainsi l’idée d’une origine commune. Elle est aussi le symbole d’un rapport étrange à l’animalité, à la fois de désir, de fascination et de domination. Elle est encore le symbole même de l’Église comme lieu de purification et donc comme symbole évident de l’institution. Elle est enfin le symbole de la gouvernante et des conduites de celle-ci [texte du 3 septembre]. Dans la seconde moitié du xvie siècle l’histoire de Noé est un objet, pourrait-on dire, très à la mode, tant sérieusement (on se souvient des fresques du Pontomo à San Lorenzo à Florence, on se souvient du projet de commande de Cosimo I de Medici d’une épopée racontant que les Florentins, les Toscans, les Étrusques en somme seraient les descendants directs de Noé puisque l’arche se serait posée dans cette région, etc.) que très parodiquement (probablement l’œuvre du Nolain, certainement dans l’affirmation de la non existence du déluge dans Lo Spaccio della Bestia Trionfante, ou plus tard, par exemple, dans L’Autre monde, de Cyrano de Bergerac, etc.). Pour nous modernes et contemporains l’arche de Noé est une figure sombre de l’obéissance et de la gouvernance aveugles. En cela elle est une forme strictement idéologique et vide (d’autre chose que l’obéissance et la gouvernance aveugles). C’est pour cette raison enfin que nous nous sommes intéressés à un texte L’Asino cillenico ajouté à la fin de la Cabala del cavallo Pegaseo, dans lequel il s’agit de discuter de la figure de l’âne puisque le Nolain avait affirmé que l’âne avait été le premier animal à monter dans l’arche et qu’il avait eu le privilège de s’assoir à la poupe, c’est-à-dire de tenir le gouvernail. C’est ce que nous avions nommé une gouvernance par les ânes faisant ainsi référence, à première vue, à une interprétation parodique. Or nous avons démontré [texte du 3 septembre] que le Nolain prétendait à deux formes d’asinité, la concrète, celle d’être rien d’autre qu’un âne et l’abstraite, celle faisant référence à la nécessité de revendiquer un « savoir de ne pas savoir », une ignorance nécessaire pour atteindre possiblement une saisie de ces objets intellectifs. Nous avons donc montré qu’il pouvait y avoir deux sens à cette asinité, deux sens à cette gouvernance par les ânes, celle d’une gouvernance par la bêtise comme obéissance à l’institution (la non-connaissance) et celle d’une gouvernance par le souci du vivant (celle d’une non-connaissance délibérée, c’est-à-dire critique). Or que se passe-t-il ? Nous assistons ici à une série de performances et d’actions réalisées par des personnes qui n’ont pas de connaissances officielles mais qui revendiquent des non-connaissances délibérées. Il s’agit de faire l’épreuve de cette non-connaissance délibérée, de cette asinité entre deux systèmes d’images, une assemblée de culs qui indique la nécessité d’une épreuve de la perception et de l’adresse et une étrange arche de Noé qui indique politiquement et parodiquement notre rapport à l’obéissance et à la contrainte doxique. Dès lors l’œuvre de A Constructed World, L’Assemblée des culs, est un long processus, dans lequel on lit, on écoute, on regarde de la peinture, on assiste à des événements et on mange des sandwichs et duquel on sort avec, sans doute, la saisie d’une épreuve que ce qui s’adresse n’est pas général, que la parodie est une fonction nécessaire de la déconstruction et que la production de ces objets intellectifs doit être une œuvre du commun. [7 septembre]

Comptoir de Caron #021 : tomates de jardin, framboises, fraises et mozzarella; ama (thon rouge en feuilles de figuier); arros de montanya aux cèpes, fromage, tarte aux framboises et sorbet aux coings. [8 septembre]

Prato est une ville de province. Elle a le charme de ces villes où le tourisme n’existe pas vraiment et où en revanche s’affirme le vivant matériel. Mais derrière l’image des maisons et des palais anciens, Prato est une ville industrielle. Héritage du travail et de la production des tissus. Or nombre de ces entreprises ont été racheté ou sont gérés par des Chinois. La ville accueille alors une communauté qui représente près d’un tier de sa population et qui tente à la fois de s’intégrer et de continuer de vivre. Des quartiers entiers, semi-industriels, sont occupées par des entrepots éclairés de prêt-à-porté et une communauté qui tente de vivre à la chinoise. En cela Prato est une ville profondément instable. [10 septembre]

Si l’histoire de l’art a consisté en un systématique étrécissement des objets du monde par des techniques d’ordonnancement (dont l’esthétique) il est alors évident que pour la pensée de l’œuvre le concept de pli a été et est absolument fondamental. Parce qu’en fait il s’agit de plier la zone observée afin qu’elle puisse passer dans le dispositif étrécis des techniques et de lui garder en même temps dans la multiplicité des plis, sa densité. [11 septembre]

L’expérience du pli dans les fresques de Ghirlandaio et de Lippi à Santa Maria Novella. La concentration complexe des plis dans les figures en mouvements. C’est précisément à cet endroit que se joue une première histoire critique de l’art. [12 septembre]

La Visitation de Jacopo da Pontormo à Carmignano. Probablement datée d’avant 1530. L’incroyable profondeur et la présence de quatre femmes pour une scène toute pneumatique. Supposons quatre hypothèses pour comprendre ces quatre présences. La première consiste à voir une représentation d’une Visitation chrétienne et une représentation de la commanditaire Buonaccorsi Pinadori et de sa fille. La deuxième consiste à penser que le Pontormo avait pu lire les évangiles apocryphes et qu’il s’agirait dans ce cas de la sœur d’Élisabeth et de la sœur de Marie. La troisième consiste à saisir une représentation d’une visitation chrétienne dans le face à face des deux premières femmes et une représentation du monde ancillaire dans le regard que les deux servantes nous adressent. En ce sens la peinture du Pontormo est une représentation dos à dos, ou côte à côte de deux sphères, celle de la théologie et celle de la politique. En ce cas alors seule la sphère du politique est une adresse. Cette hypothèse pourrait se voir confirmer par deux éléments : d’abord l’intérêt du Pontormo pour une lecture politique corroborée par l’hyptothèse d’une représentation du projet d’enceintes que Michelangelo avait réalisé pour la république de Florence ; ensuite le profond amour du Pontormo pour une immersion dans un saisissant effet de réalité. Il ne s’agit pas en revange d’un effet de réalisme mais un effet de réalité, celle du corps, de l’expression et d’un hyper présent qui nous fait face. Par ailleurs d’un point de vue plus critique, s’il s’agit de penser à une Visitation, alors il faut penser que l’image pneumatique, que l’image conceptuelle représente l’instant d’un tournant historique pour l’humanité matérielle. Mais alors en quoi cet instant décisif a-t-il extrait l’existence de la servitude ? C’est le regard infini des deux servantes qui nous est adressé qui nous livre en somme que rien matériellement n’a changé. La quatrième hypothèse enfin, plus conceptuelle, consiste à penser qu’il y a une stricte identité entre les figures du fond et celles du premier plan. Cela signifie que nous serait adressé en même temps l’image de profil et l’image de face du même visage dans un instantané saisissant. Cela signifierait encore que l’image historique (Marie et Élisabeth) comme visitation se dédouble comme image historiale (les visages non nommés du commun) d’une adresse. Alors cela signifiait que ce tableau puisse se lire à la fois comme un acte conceptuel et comme un acte politique. Mais il y a plus encore : si les figures se contemplent à la fois de profil et de face dans un saisissant maintenant, ce tableau devient alors la représentation matérielle du temps messianique. Si le temps messianique est « le temps du maintenant replié », alors nous sommes face (puisqu’il s’agit d’une image conceptuelle et politique) non pas à l’illustration d’un temps messianique chrétien, mais d’un temps messianique matériel comme pouvait le chercher dans l’épreuve de l’œuvre Walter Benjamin. Cette œuvre, accrochée sur les murs sombres de la Propositura dei santi Michele e Francesco de Carmignano est alors le signe d’une modernité critique, conceptuelle et politique. [15 septembre]

Bologne, dit-on, est grasse, docte et rouge. Elle est me semble-t-il le modèle le plus efficient de ce que peut être une ville. Elle est à la fois un modèle de l’expérience de la laïcité et de la richesse du partage des savoirs. [18 septembre]

La gastronomie de Bologne est différente de celle de Rome [voir texte du 2 août 2016]. Elle n’oppose pas une cuisine savante du pouvoir à celle populaire des travailleurs, elle offre une cuisine concentrée à la fois roborative et très riche. Elle est une cuisne d’auberges et de tables communes. Elle est une cuisine issue de dix siècles d’échange et d’accueil de chercheurs et de marchands venus de toute l’Europe. Il y a une bonté dans la cuisine de Bologne qui ne se trouve nulle part ailleurs. [18 septembre]

Je hais le bruit des appareils photo. [19 septembre]

Dans la chapelle de droite de l’église Santa Maria dalla Vita à Bologne se trouve une œuvre sculptée en terre cuite de Niccolò da Bari, puis surnommé Niccolò dell’Arca après qu’il eut restauré et augmenté l’Arca di San Domenico. L’œuvre présente sept personnages grandeur nature en terre cuite, originellement polychromes. Il s’agit d’un Campianto sul Cristo morto, une déploration sur le Christ mort. L’œuvre doit sa célébrité à Aby Warburg qui avait illustré le concept de pathosformel en ajoignant à l’image de Marie Madeleine, une image d’une sculpture antique d’une Érynie. L’œuvre est incroyable pour la puissance de l’expression du chagrin et de la douleur. Si l’on suit l’ordre aujourd’hui accepté, il y a d’abord Nicodème, homme riche qui porte à la ceinture une pince et à la main un marteau qui lui permirent le détacher le crucifié. Nicodème en grec signifie la victoire du peuple. Il est le seul à nous adresser un regard. Puis Marie Salomé la myrophore, les mains sur les cuisses hurlant de douleur, puis Marie, les mains jointes hurlant de douleur et regardant la face du fils exangue. Puis Jean l’évangéliste, les cheveux blouclés, le visage fin, la main droite sur le bas du visage et l’inscription saisissante des larmes retenues. Puis Marie Jacobé hurlant de terreur : elle met les mains devant elle pour cacher l’image de cette terreur. Enfin Marie Madeleine hurlant de terreur et saisie dans un mouvement violent de son corps vers la dépouille. Le reste ne se décrit pas, il est figé dans la terre cuite dans un instant de pure mouvement maintenu ainsi entre le bord des larmes et le hors de soi. [19 septembre]

La Ca’ Rezzonico est un musée un peu poussiéreux présentant exclusivement des œuvres du xviiie siècle vénitien. Une grande partie de ces œuvres n’ont peu ou pas d’intérêt et se bornent à un unique usage décoratif. Elles sont surtout le reflet d’un état fatigué qui déclara sa propre fin en 1797. Mais ce palais possède au deuxième étage la reconstitution des fresques que Giandomenico Tiepolo réalisa dans sa demeure de Zianigo, à partir de 1791, un ensemble de fresques autour de la vie de Pulchinela. Ce qui est saisissant est cette grande fresque intitulée Il mondo nuovo. Œuvre parodique et désenchantée, elle présente une foule de dos venue voir les images d’une boîte magique. Toute la lecture d’un drame moderne et de la figure du désenchantement du monde se regarde ici, avec le regard étrange de Pulchinela qui seul observe non pas les images mais le visage de celui qui les manipule. Il ne s’agit pas pour Tiepolo de dire quelque chose du nuovo mondo, du nouveau monde, mais bien de montrer son inversion, le mondo nuovo, le monde  nouveau. En cela cette image est bouleversante. [20 septembre]

Venise est inexorablement l’image la plus désenchantée de l’humanité. [20 septembre]

Certes il est sans doute difficile de curater l’exposition de la Biennale de Venise, mais je dois avouer que celle de 2017 est à ce jour la plus mauvaise que je n’ai jamais vue. Je ne parle pas des pavillons mais bien de l’exposion Viva Arte Viva. L’exposition fonctionne sur deux espaces (le pavillon central et l’arsenal) et en une succession de neuf chapitres. Une fois encore il faut subir une lecture didactique, chapitrée et thématique de l’œuvre. Ce qui est profondément récusable si l’on pense l’œuvre à partir de l’adresse. La thématisation est une atteinte irrémédiable à la teneur de l’œuvre. Cette même teneur n’est pas thématisable, n’est pas chapitrable. Mais on continue de le faire en dépit de la lecture moderne de l’œuvre. Quels sont ici les chapitre ? Ils sont : i les artistes, ii les joies et les peurs, iii l’espace commun, iv la Terre, v les traditions, vi les chamans, vii le dionysiaque, viii les couleurs et enfin ix le temps et l’infini. Comment interpréter ce dispositif ? Il s’agirait d’abord d’une sorte de prologue ouvert par la figure de l’artiste et par la figure duelle joie-peur faisant certainement référence à ce que la curatrice nomme un rapport aux conflits et à son existence. Il s’agit donc de faire tenir face à la face la volonté de faire œuvre avec la conscience d’une crise de l’exister. Admettons ce prologue, qui n’a certes aucune originalité, mais qui semble faire appel à l’interprétation la plus classique et la plus « existentielle » de l’œuvre. Ce qui n’est pas, par ailleurs, sans poser problème. Commençons donc par cela, le faire œuvre est existentiel. Que se passe-t-il ensuite ? C’est-à-dire de quelle manière cette conscience existentielle se manifeste-t-elle ? Elle se manifesterait alors de sept manières : le commun, la Terre, les traditions, le chamanisme, le dionysiaque, les couleurs et le temps et l’infini. Le commun est pensé comme espace d’un partage de l’activité et entre étrangement en relation avec le travail. Il est donc pensé comme une possibilité d’un « lien aveugle » pour l’existence d’un collectif. Celui de la Terre est plus difficile, parce que l’inscription d’une capitale au T de terre suppose qu’elle est pensée comme un objet utopique. Elle devient donc l’idée même de ce que devrait être le commun : une projection utopique. Or nous savons, pour la modernité, que l’utopie a été non seulement largement déconstruite mais surtout qu’elle est pensée comme étant idéologique et en cela dangereuse. Le faire œuvre existentiel est donc fondé sur une conception utopique du commun sans que jamais ne soit pensé ni le vivant ni la vivabilté. À ce point de l’exposition nous entrons dans le pavillon des traditions : la position curatoriale consiste à énoncer que le projet d’une modentité s’est effondré. Cependant ici on pense encore la modernité comme la possibilité de « l’homme nouveau » comme si toute la philosophie moderne et post-mederne, comme si toute l’épreuve de la parodie et comme si toute l’épreuve de la déconstruciton n’avaient simplement jamais existé. On maintient donc ici, dans une pensée fortement conservatrice, l’idée que le modèle de l’homme nouveau ne tient pas (cenpendant qu’on pense les utopies !) et qu’il a fallu faire un retour aux traditions. Le concept de tradition suppose une transmission alors que ne sont même pas évoqué ni les questions de savoir faire ni celles de partage ni celles d’usage. L’être existentiel qui ne pourrait pas être nouveau sera donc livré aux traditions. On entre alors dans le pavillon des chamans : cela signifie qu’après avoir perdu sa modernité l’être se tourne vers les traditions et le chamanisme, c’est-à-dire vers un système qui absorbe en même temsp le concept de prêtre et de sorcier (une lecture extra-collective du monde et un rapport puissant à la forme stricte d’une hiérarchie et à l’interdit de la lecture). Il y a ici l’affirmation d’un rapport au sacré et donc à des modes de lecture non partageables et autoritaires. Cette affirmation est profondément anti-moderne et archaïque : elle place l’œuvre comme un objet magique et comme intermédiaire entre ceux qui ne savent pas « lire » et les chamans. Puis on entre dans le pavillon dionysiaque (rappelant ainsi l’expsoition de 2005). Là encore se joue un problème fondamental : il ne s’agit pas d’évoquer le dionysisme, c’est-à-dire la figure complexe du dieu antique et de sa relecture dans la pensée occidentale, mais bien le dionysiaque, la figure qui s’oppose à celle de l’apollinien. Nietzsche lui-même est revenu sur ce modèle bien sûr trop simpliciste pour tenter de penser le faire œuvre. Le rapport à l’œuvre, ici, est à la fois incrit dans le sacré et le manichéisme absolument inefficace (et mal interprété) du dionysiaque et de l’apollinien. Puis vient le pavillon des « couleurs » laissant sans doute penser que le lieu de l’œuvre (après l’utopie, les traditions, le chamanisme et le dionysiaque) peut se réduire à une exclusive fonction décorative. Enfin, dernier pavillon, celui du temps et de l’infini. La relation des deux est profondément problématique. Mais surtout elle laisse l’idée que le caractère existentielle de l’œuvre est donc métaphysique (ouverte à l’infini alors qu’elle avait déjà été pensée à partir du sacré). Que nous dit alors cette exposition dont le titre veut célébrer l’œuvre ? Elle nous ouvre l’interpétation de l’œuvre à une épreuve très profondément archaïque et conservatrice. À quoi tient cette interprétation ? La première est un rapport archaique au caractère existentiel de l’œuvre (et donc de l’artiste), annulant ainsi toute dimension politique, éthique et conceptuel. L’œuvre est une épreuve existentielle, mais elle n’est donc pas politique. La deuxième est un rapport archaïque au sacré : si le rapport à l’œuvre n’est pas politique, il est donc métaphysique et entretient une relation au sacré. Cela signifie que son caractière existentiel advient à l’épreuve d’une formule telle qu’elle est pratiquée dans la fonction sacerdotale et chamanique. Je crois qu’ici se joue un de points les plus dangereux de cette lecture qui est très certainement l’affirmation d’un recul immense dans l’interprétation de l’œuvre. C’est ce qu’on nomme une pensée conservatrice : l’œuvre est existentielle parce qu’elle  est une formule métaphysique. Plutôt que de penser que l’œuvre est existentiale et qu’elle est une formule politique. La troisième est le retour à la production manufacturée, matérielle et hylétique : absence totale d’énoncé, de production conceptuelle, de dispositifs politique. Ce qui signifie un retour au faire et aux conditions esthétiques du faire. Enfin la quatrième, et certainenement la pire, est l’affirmation par la curatrice, qu’en somme cette interprétation existentielle, matérielle et esthétique et de l’œuvre est nécessaire pour garantir un reste d’humanisme. Mais aurait-on simplemnt ici oublié ce que signifie humanisme ? Sa fonction discrimiante, conquérante et impérialiste ? Il semblerait qu’on ait oublié la déconstruction du concept d’humanisme et de sa puissante ravageante. Il me semble qu’en cela cette exposition est dramatique et qu’elle annonce un retour inquiétant à une lecture existentielle, sacré et humaniste du monde et de l’œuvre des êtres. C’est au sens propre un désastre. [20 septembre]

Il y a deux autres problèmes à le 57e biennale de Venise. Il y a en de nombreux endroits des dispostifs qui supposent une activation par les visiteurs ou un dispositif performatif. Or ils sont tous vides et rien ne fonctionne jamais : il y a donc quelque chose de fantomal qui réaffirme toujours un peu plus la puissance autotélique de l’œuvre. Le second problème (lié aux questions de traditions, de chamans et d’une idée confuse du commun) est une forme de pillage systématique de ce qui appartient en propre comme usages à des communautés. Ce «pillage» est une forme absolument impensée mais évidente d’impérialisme et de néo-colonnialisme. Et d’autre part il ne s’agit jamais de synchrétisme. [20 septembre]

Faust d’Anne Imhof au pavillon allemand et Senza titolo (la fine del mondo) de Giorgio Andreotta Calò au pavillon italien. [20 septembre]

Bologne est une ville du moyen-âge. Et cela ne signifie pas qu’elle soit une ville archaïque. Bien au contraire cela signifie que cette ville présente un schéma urbanistique bien plus évident que nous ne voudrions le penser. C’est pour cela que nous insistons sur l’idée que cette ville est une ville du moyen-âge et non par exemple de la renaissance ou de la modernité. Qu’est-ce que cela signifie ?       [21 septembre]

Comptoir de Caron #022.1 : a été servi une insalata russa, des antipasti de Bologne (charcuteries et fromages, mostarda bolognese, fichi caramelati, friggione) des antipasti toscans (crème d’artichauts et de cèpes), des tortelloni de ricotta aux cèpes, un sorbet aux poires et une tarte au calisson. Comptoir de Caron #022.2 : a été servi une mozzarella aux anchois de Cetara, un parmesan de quarante mois et un pecorino de Pienza affiné aux châtaignes, une tatin de coings, une tarte au framboises, un glace à la ricotta au dictame, aux fichi caramelati et au vino cotto et enfin une glace au chocolat fleurs de fenouil, whisky et piment. [22-23 septembre]

L’être mésoccupé. [25 septembre]

L’effroi général des conditions de travail tient à ce que les êtres sont toujours mal-occupés. En somme ils sont toujours contraints de sorte que leur tâche soit une contrainte et qu’ils soient dominés. C’est le lieu de l’aliénation du travail. Et c’est le lieu de la méchanceté. [25 septembre]

La rentrée et la reprise des cours. [27 septembre]

La cuilllette de la nepitella et de la sarriette dans la vallée de l’Ibie en Ardèche. [1° octobre]

Le château de Oiron fut le lieu de résidence de la famille Gouffier. C’est Claude Gouffier (1510-1570), Grand Écuyer de France, qui donne au château la galerie renaissante et les fresques attribuées à Noël Jallier (réalisées de 1546 à 1549) autour de la guerre de Troie. Le plafond est recouvert de millier de tableaux peints sur bois représentant des détails de ce que l’on pourrait nommer le divertissement (chasse, musique, fleurs, paysages, animaux, etc.). [9 octobre]

Il semblerait que nous ayons atteint le point de passage définitif vers une politique fondamentatlement libérale et délibérément du côté des plus riches. La politique de notre nouveau président et de ses ministres est une catastrophe parce qu’elle fait définitivement accepter que le concept de société civile est gagnant. Cela signifie alors que la sphère du privé est désormais triomphante. Et tandis que se construit un nouvel espace sécuritaire, les financements pour l’enseignenment supérieur chutent, l’impôt sur la grande fortune disparaît. Le monde qui s’ouvre est celui du mépris du travail et du commun. J’ai profondément honte de ce que nous acceptons et endurons. [14 octobre]

J’ai grandi avec l’idée que l’état est une chose fondamentale pour la construction d’un commun. J’ai grandi avec l’idée double que ce commun est une chose publique et qu’il ne peut advenir que dans l’épreuve d’un partage des soins (leitourgia et epimeleia pour la pensée grecque, res publica et cura pour la pensée latine). La relation entre les deux fonde ce que nous nommons politique. Or je vis désormais dans un monde où l’état (état signifie littéralement le lieu où l’on appréhende communément nos manières d’être) n’est plus en mesure de penser cette relation parce que la chose publique est devenue civile et le soin est devenu commerce. [15 octobre]

La dilapidation du travail, la confiscation du commun, le renforcement de toutes les sécurités, l’effondrement de l’éducation, la concentration des richesses, la capitalisation des usages et la légitimation des scandales agro-alimentaires sont des crimes. [16 octobre]

L’année 1517 a été retenue pour faire commencer la Réforme. Le 31 octobre 1517 est la date retenue, incertaine, durant laquelle Martin Luther aurait affiché les 95 thèses contre les indulgences papales sur les portes de l’église de Wittemberg. Nous célébrons le cinq centième anniversaire de la Réforme et celui de ce geste qui a consisté – sans que cela soit une originalité pour le début du xvie siècle – à afficher un imprimé dans l’espace public. L’édition, et donc l’exposition, PROTEST sont le lieu d’une appréhension politique et plastique de ce geste politique dans l’espace public. C’est pour cette raison que l’édition se présente comme un journal contenant six affiches bilingues et qu’elle est envoyée aux institutions qui se consacrent à l’art et à l’art contemporain, afin qu’elles décident d’afficher ces imprimés sur leurs propres murs et leurs propres portes. L’édition PROTEST rassemble des artistes, un écrivain, une philosophe et un directeur de musée. PROTEST s’intéresse à un geste politique et de protestation (afficher un imprimé) que nous lions à un intérêt de certaines pratiques artistiques pour l’affichage et le statement. Il nous importe cependant de préciser quelques enjeux quant à la conception de ce projet. Il s’agit – peut-être parce que les temps sont troubles et aveuglés par l’économie de marché – de profiter de ce cinq centième anniversaire pour continuer de penser ce que signifie une protestation et ce que signifie un espace public. Notre propos est précisément ici : il n’est à aucun endroit intéressé aux querelles et disputes théologiques entre le catholicisme et la réforme  même si nous en levons quelques paradigmes fondamentaux comme le refus de l’intercession de l’Église (donc de l’institution), la nécessité de la traduction, la puissance interprétative comme expérience vécue et l’indisponibilité de l’avenir. Nous reviendrons plus amplement sur ces points. En revanche nous n’ignorons pas non plus les épreuves fondamentalement problématiques et irrecevables de la pensée luthérienne : la violence de l’invective , la fascination du pouvoir  et enfin son antisémitisme . Luther est un personnage profondément controversé. Mais il nous intéresse de maintenir cette controverse pour ne jamais oublier la transformation catastrophique de la pensée en épreuve de la violence. Que sont les 95 thèses ou plus exactement La dispute de Martin Luther sur la puissance des indulgences . C’est un long texte fragmenté en 95 énoncés qui mêlent une critique violente des indulgences à une réflexion sur le salut et la peine. Quelles lectures sommes-nous en mesure de faire aujourd’hui de ce texte ? La première, évidente, est la question problématique du financement à la fois de l’édifice représentant le pouvoir et l’institution, mais aussi de l’ensemble des dispositifs artistiques qui contribuent à la réalisation de cet édifice. Si la construction de cet édifice est problématique c’est qu’il suppose une dépense somptuaire et donc la nécessité de l’accumulation d’une richesse colossale pour le réaliser. Le scandale tient alors au mode de financement de cette dépense. Or au xvie siècle il est réalisé sur la valeur d’une indulgence, tandis qu’en d’autres temps il le sera, par exemple, sur la défiscalisation. La protestation de Luther conserve alors pour nous une puissante actualité parce qu’elle désigne et dénonce la relation complexe et infondée entre l’œuvre et l’économie. La deuxième lecture de ce texte, un peu moins évidente, est celle du refus de l’intercession de l’institution dans l’économie singulière des êtres et dans leur rapport à la foi. En somme il s’agit pour Luther de dénoncer et de démontrer l’insuffisance du pouvoir du pape , donc l’insuffisance du pouvoir de l’institution pour juger de la teneur des actes du vivant. Cette réflexion est fondamentale en ce qu’elle désigne l’idée même de la protestation et en ce qu’elle dessine les fondations d’une modernité comme systématique relation entre le dessein singulier et le dessein institutionnel. La crise qui s’ouvre ici n’est bien sûr pas réglée cinq cents ans plus tard et acquiert en cela une profonde actualité. C’est précisément pour cette raison que nous demandons aux institutions elles-mêmes de bien vouloir afficher les imprimés que nous réalisons pour PROTEST. Il ne s’agit donc pas pour nous de concevoir une exposition close en son espace de monstration, mais de l’ouvrir au risque d’un affichage dans l’espace de l’institution, c’est-à-dire dans l’espace du pouvoir (là où les éléments sont déterminés en terme de valeurs économiques et intellectives). Or la leçon luthérienne est celle qui consiste à défendre le refus de l’intercession du pouvoir dans l’appréciation des éléments du vivant (espace éthique et espace esthétique). Le critère essentiel de la modernité tient à la relation dialectique et irrésolue entre ces deux espaces de l’appréciation, le singulier et l’institution, en somme entre l’historialité et l’histoire. La troisième lecture de ce texte, moins évidente encore, est celle du recours fondamental à la traduction : traduction des textes dans la langue vernaculaire et la langue de l’usage mais aussi traduction, ici sous forme d’énoncés, de la pensée interprétative. C’est en cela une position très moderne parce qu’elle affirme la nécessité des langues vernaculaires et de ce que nous pourrions nommer les idiolectes, et parce qu’elle affirme la nécessité d’une exposition publique du travail théorique de la pensée. Or, notre hypothèse consiste ici à considérer que le geste (et non le contenu) de Luther avec les 95 thèses est à ce point moderne qu’il préfigure le geste de l’art conceptuel , en ce que le langage est une source d’information qui demande un dispositif plastique de monstration. La quatrième lecture de ce texte, sans doute la plus complexe mais aussi la plus fascinante, relève d’une tradition initiée par la pensée luthérienne et fondamentale pour la pensée philosophique et artistique moderne, celle de la puissance interprétative comme expérience vécue. Il faudrait pour cela réaliser une archéologie complète de la construction de cette relation entre puissance interprétative et expérience vécue . Cette idée de la puissance interprétative se fonde à la fois, chez Martin Heidegger, dans l’épreuve de la violence luthérienne et dans la déconstruction de l’ontologie aristotélicienne pour préférer l’affirmation d’une phénoménologie de la vie à travers la vie facticielle. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le vivant et l’expérience du vivant ne doivent pas être interprétés à partir d’un vécu qui détermine ontologiquement une loi, mais bien à partir du moment le plus présent (le kairos chez Paul) en tant qu’il se précipite vers la ruine (c’est-à-dire en tant qu’il se précipite vers sa transformation et l’impossibilité de la stabilité). La vie facticielle est une épreuve du vivant en tant qu’il devient (historialité) et non en tant qu’il provient (histoire). Quoiqu’il en soit, l’épreuve de la vie facticielle ou de cette historialité a été et est essentielle pour la pensée moderne du geste artistique puisqu’elle l’implique dans le devenir de l’expérience et non dans son ontologie. Or nous supposons que l’histoire de la modernité est précisément liée à cette lecture depuis Luther d’une réfutation de l’ontologie traditionnelle pour préparer à l’épreuve de l’historialité. C’est aussi pour cette raison que nous avions, en introduction, ajouté une cinquième lecture comme « indisponibilité de l’avenir » : nous voulions à cet endroit insister sur l’importance fondamentale d’une lecture – à partir de l’épreuve de la puissance interprétative comme expérience vécue – du concept de kairos, c’est-à-dire de temps de l’instant. En ce cas l’expérience du vivant et des objets du vivant se trouve à la fois privées de « vécu » et de « devenir » pour se concentrer sur l’épreuve du vivant et de la vivabilité. Nous pensons en cela que la lecture de Luther est prémonitoire d’un changement de paradigme conséquent pour l’histoire de l’être et pour l’histoire de l’œuvre. C’est alors pour l’ensemble de ces raisons qu’il nous a semblé évident, que nous étions en mesure de lire dans le geste de « l’affichage » de Luther quelque chose qui préfigurait les préoccupations de l’art conceptuel et de l’art contemporain en ce que ce projet appelle à trois choses : d’abord l’importance de la lecture et de la puissance d’interprétation (c’est pour cette raison qu’il s’agit d’une édition contenant six affiches ; il pourrait y en avoir plus, libre à chaque institution et chacun de vous lecteur d’en ajouter) ; ensuite l’importance de l’adresse de l’œuvre qui insiste sur son dispositif et donc sur sa possible transformation (sa possible ruine) plutôt que sur la puissance de sa facticité (c’est pour cette raison que l’œuvre se présente comme un journal, c’est-à-dire comme un objet de l’usage et qu’il est entièrement tributaire des usages de ceux qui le reçoivent et non des nôtres) ; enfin l’importance d’une existence dans l’espace public et dans la phénoménologie complexe de cet espace (c’est pour cette raison qu’il s’agit d’affiches et qu’elles entretiennent toutes un rapport à la langue, à la traduction, au politique et à l’histoire de l’œuvre). PROTEST est un projet – alors qu’il s’inscrit dans l’histoire – qui indique le lieu nécessaire d’une vigilance sur les modèles d’interprétation de l’histoire et de l’œuvre et sur la manière avec laquelle nous sommes encore en mesure de penser et d’user de l’espace public et du commun. Il ne s’agit à aucun moment de penser un repli vers la violence mais bien au contraire vers la puissance de la pensée et la puissance de l’épreuve du commun. [15 octobre]

Faire œuvre est un processus complexe parce qu’il réclame que nous soyons en mesure de penser à la fois les conditions matérielles du vivant et les conditions de la réception en tant qu’adresse. Si nous ne faisons ni l’un ni l’autre il ne peut y avoir œuvre. [16 octobre]

La journaliste Daphne Galizia a été assassinée à Malte. Visiblement dans la plus grande indifférence. Visiblement sans que cela empêche que ce pays de corruption soit capitale européenne de la culture. [17 octobre]

Les pratiques dites curatoriales constituent certainement la question la plus complexe et la plus actuelle de nos relations à l’art contemporain ; et de nos relations à la question de la perception, du public et de l’adresse. L’actualité de l’interrogation sur les pratiques curatoriales supposent de les penser après ce qu’il est d’usage de nommer « globalisation », c’est-à-dire après le progressif effacement de la figure du récepteur dans celle du « public », ainsi que le progressif écrasement de la figure de la singularité du récepteur dans la figure « politiquement correcte » d’un « public » dont on ignore et réduit les droits. Or ce qui nous intéresse est la construction de ce que nous nommons ici live curating, c’est-à-dire de pratiques curatoriales qui soient à la fois vivantes et intéressées aux conditions de la vivabilité. Ce qui signifie que ce live curating s’intéresse la question de la réception (dans une actualisation des questions moderne et contemporaine du concept de l’épreuve de la réception) et à la question de l’adresse (comme réflexion sur l’opposition entre le concept d’une relation « destinée » d’un public et d’une œuvre et le concept d’une relation non destinale entre les deux). L’exposition 5889 ektos leitourgias se présente à partir de trois plans de recherche et de travail. Le premier est déterminé par la construction d’une archives (d’abord de documents de recherche, puis de documents collectés, puis enfin de documents produits : articles, photographies, films, éditions, textes, etc.). Ces documents ont un point en commun, celui de l’archive et de la production de l’objet gravitationnel (c’est-à-dire l’entourage matériel et conceptuel d’une œuvre). Le deuxième plan de recherche a été la réflexion menée sur la déconstruction puis la construction d’un espace d’exposition qui a consisté à reconfigurer le sol afin de produire un espace de réception de l’œuvre qui soit en mesure d’inclure du mobilier d’archive, du mobilier de présentation de l’archive, des espaces de monstration et des espaces de travail. L’ensemble de cette structure est en bois et doit pouvoir se modifier durant le projet. Enfin le troisième et dernier plan de recherche de cette exposition consiste en l’exposition de trois œuvres : un collage de l’artiste Yona Friedman, un objet photographique d’Aurélie Pétrel intitulée Chambre à Tokyo, 2011 et une photographie de Quentin Carrierre, intitulée Blind, 2017.Ces trois pièces entretiennent un discours, à la fois sur les conditions matérielles du vivant et de la viabilité et sur les conditions de la contemplation de l’œuvre. 5889, est en soi une exposition et un processus de recherche sur les conditions matérielles d’une existence « contemplative » devant et avec l’œuvre, à la condition que soit maintenue la possibilité d’une adresse de l’œuvre. Dès lors nous proposons ici que le sens d’une recherche sur les pratiques curatoriales soient entendu comme une recherche sur les manières avec lesquelles il nous est possible d’adresser une œuvre et d’adresser l’ensemble de ses objets gravitationnels tout en cessant d’écraser pour cela les conditions matérielles du récepteur. [18 octobre]

Vernissage de l’exposition 5889 (ektos leitourgias). L’œuvre principale est un nouveau sol, comme nouvelle architecture, qui inclut un espace pour une œuvre et une « fosse de lecture ». [19 octobre]

Comptoir de Caron #023 : a été servi un thon cru à la sicilienne, un thon grillé aux figues caramélisées, une saint-jacques au choux-fleur, un maquerau grillé, artichaux et sarriette, fromages affinés, tartes aux figues et tartes aux agrumes. [21 octobre]

Faire la somme de ceux qui vivent en un « endroit », en un « pays », se nomme en grec laios. Penser la somme de ce qu’ils font se nomme alors leitourgia (laios-ergon). « Liturgie » signifie à la lettre « ce que nous faisons tous ». [22 octobre]

Ektos leitourgias signifie en grec moderne « hors service ». [22 octobre]

«Nutrisco et extingo» est écrit sur un phylactère dans la grande salle d’Ulysse du château de Oiron. [23 octobre].

La tâche à laquelle nous sommes contraints par la sphère de la politique est la nuisance. [25 octobre]

Certes je n’ai jamais aimé l’histoire. Cependant il m’a toujours semblé qu’un des signes de l’histoire de l’espace où j’ai grandi et où je vis, est la richesse de ses réserves et de ces savoirs faire. Or, malgré cette richesse et ces savoirs, nous ne sommes pas en mesure de nourrir convenablement une population, parce que nous avons laissé la gestion de l’aliment à l’industrie et au marché : les producteurs et les consommateurs sont malheureux, malades et apauvris. Mais nous continuons honteusement à défendre ce système. [28 octobre]

Sommes-nous alors en mesure de penser une théorie de l’instantiation à partir de ce que nous pourrions nommer une poésie stochastique et à partir de l’œuvre House of Dust d’Alison Knowles ? Que suppose une œuvre stochastique ? En somme rien de moins que la délégation du processus métrique et de contrainte non plus à l’être (l’auteur) mais à un dispositif technique. C’est alors le dispositif qui prend en charge la contrainte métaphysique pour en dégager l’être. Or, et le problème se situe bien là, l’œuvre, à nouveau, se clôt dans une forme historique maximale de la contrainte, celle encore de la technique. Mais il nous faut revenir sur une histoire de la pensée stochastique. Cela signifie que les phénomènes sont interprétés à partir de la statistique et non, en soi, de l’herméneutique. L’apparition des outils de combinatoire et des dispositifs techniques de calcul vont faire naître les premières formes de poésie stochastique permettant ainsi de déléguer le processus de contrainte et de calcul à la machine plutôt qu’à l’être. Il semblerait que Theo Lutz, à Stuttgart, fut le premier à penser et expérimenter une œuvre stochastique ou encore une œuvre assistée par ordinateur, tel qu’il peut le déterminer dans un texte de 1959 intitulé Stochastische Texte. Il y a alors, pour nous, deux questions essentielles : l’œuvre assistée par ordinateur entretient-elle une relation à l’instantiation ou bien maintient-elle par déplacement, ici encore, une relation à l’histoire métaphysique de l’œuvre ? En somme – pour le dire autrement – le surgissement du phénomène (ici l’écriture du poème) qui ne provient pas d’une décision heuristique mais d’un processus stochastique est-il encore une instance ? En soi, en dégageant l’être de la production elle l’ouvre à une plus forte présence possible dans l’agir de l’œuvre (processus, réception et interprétation). C’est en ce sens que les processus stochastiques ont tant préoccupé et occupé la création moderne et contemporaine. En ce sens la relation entre l’artiste et le récepteur est plus fortement intéressée par ce surgissement phénoménique que par un cloisonnement silencieux entre production et réception. L’épreuve de l’instantiation devrait alors être possible, fondamentalement possible dans l’expérience de cette œuvre et dans celle en particulier d’Alison Knowles. Cependant il surgit alors deux problèmes majeurs qui conditionnent la réponse à la seconde question liminaire (celle d’une relation à une histoire métaphysique de l’œuvre). Le premier problème est l’interprétation de ce stokhos dans la lecture moderne du concept de tekhnè et le second problème est l’histoire des cinquante dernières années qui nous séparent alors de l’œuvre de Knowles. Qu’est-ce que cela signifie ? Tekhnè signifie archaïquement « s’y connaître en quelque chose » (supposant ainsi le partage d’un commun comme connaissance). Or, si la fabrication du poème ne revient plus à cette connaissance et à ce partage mais à un dispositif technique, alors la puissance heuristique et herméneutique s’affaiblit ou s’éfondre réduisant ainsi considérablement ou totalement pour le récepteur toute possibilité d’étonnement ou de découverte (non réductible au seul fait du hasard). Cela signifie alors que le hasard de la machine occulte la découverte d’un contenu dans la seule expérience du processus technique. Technique signifie maintenant appréhender une connaissance par un système de language qui est externe à l’être et qui a la capacité à communiquer pour lui-même sa propre structure. C’est cela même l’idée d’un stokhos, une visée de la technique à ne plus être tekhnè. C’est ce que l’on peut à la fois craindre comme hyposthase de la technique et comme puissance de la cybernétique (au sens de « commander par sa propre structure »). En ce sens l’idée même d’instantiation s’effondre dans le dispostif technique. Or les cinquante années qui nous séparent de ces expériementations ont été celles indiscutablement de l’hypostase de la tekhnè. En ce cas l’œuvre n’est pas en mesure d’entretenir une relation avec l’intantiation, mais s’absorbe avec force dans une nouvelle histoire métaphysique de l’œuvre et de l’agir, celle de l’hypostase de la tekhnè. Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord que ces œuvres sont plus que jamais fragiles dans leur dispositif de réception et de lecture. Elle supposent une attention particulière à ce qui a été leur teneur expérimentale (qui cesse désormais de l’être) et à leur teneur politique (qui se maintient mais différemment). Par conséquent, cela suppose que la tâche de toute lecture doit être en mesure de proposer une critique radicale de l’hypostase de la tekhnè en technique et en comprendre les ravages à la fois pour l’être et pour sa relation à l’œuvre et à l’agir. Enfin, cela signifie, qu’il nous faut à tout prix, penser ce qui dans l’œuvre tient de l’instance, c’est-à-dire s’oppose et s’extrait à toute tentation de l’existence (à toute tentation d’une hypostase). En ce sens une œuvre est alors une instance qui n’a jamais les moyens d’exister. [29 octobre]

Comptoir de Caron #024 servi pour trois convives : puntarelle, betteraves cuites au feu et câpres de Filicudi, crème de haricots coco et champignons des bois, saint-jacques persil racine et huile de persil, thon rôti artichaux tomates, tartare de filet de bœuf aux câpres, agnolotti del plin, bœuf cru aux herbes, fromages, tarte au chocolat et glace au chocolat. [3 novembre]

La visite par Paolo Pires do Vale de son exposition Ana Hatherly e o Barocco à la fondation Gulbenkian à Lisbonne. [10 novembre]

Lisbonne est une ville où le soleil peut brûler et où la lumière est étonnamment intense. Il y a dans la ville les restes d’une ambiance tropicale et d’un passé colonnial douteux. Les jacarandas et les odeurs d’épices. Quelque chose d’encore exotique et d’un bout du monde un peu délaissé. Mais il y a ici quelque chose d’un ennui très profond propre aux empires colonialistes. L’idée fantasmatique d’un ailleurs qui rend indésirable le présent. [10 novembre]

Comptoir de Caron #025 servi à Lisbonne pour seize personnes : salade russe, salades, anguilles, sardines fraîches, un grand maigre, salsa verde, couteaux et coques aux herbes, olives, grenades, oranges et pasteis de nata. [11 novembre]

A été donné en conférence le premier essai de philicionie, sur l’Annonciation de Domenico Beccafumi (1546). [13 novembre]

L’histoire de l’art a été confiée à des techniciens qui ont produit des images « archétypales » non pas de notre relation mais d’une relation imposée. La modernité consiste donc à produire non pas des métaphores (des représentations) mais des manières de se tenir (position). L’historialité de l’être consiste à penser non pas les représentions mais les positions. Or tant qu’il s’agissait d’un problème technique il pouvait sembler tenable de penser la différence entre le littéraire et le picturale, entre le texte et l’image et donc à plus forte raison entre l’art et le langage. Mais puisqu’il ne s’agit plus d’un problème technique mais d’une disposition éthique (donc suspension de la métaphysique) il est envisageable de concevoir que texte et image soient « réconciliés » puisqu’ils ont l’un et l’autre pour tâche de penser et d’indiquer la position de l’être. [14 novembre]

La journée d’étude PROTEST à propos du cinq centième anniversaire des 95 thèses de Martin Luther et de la modernité du geste de protestation. [22 novembre]

Les centres d’art en France ont une double tâche à accomplir : celle de continuer à promouvoir la création contomporaine et celle de commencer à s’associer avec les centres de recherches des écoles d’art et des univesités. [25 novembre]

Le Palais de Tokyo présente sur six mille mètres carrés une exposition intitulée Days are Dogs de Camille Henrot. J’avoue avoir vu beaucoup d’expositions et beaucoup de mauvaises expositions, mais celle-ci, en plus d’être épouvantablement mauvaise, est méprisante et prétentieuse. Nous pourrions une fois de plus laisser passer, mais nous pourrions aussi décider que l’espace public réclame un sens et une appréciation critiques. Une fois de plus parce que c’est une affaire de «mode» l’exposition se construit à partir d’une fction ou d’un récit ou d’une mythologie (ici encore, bien sûr, on ne sait pas faire la différence entre les trois). Quelque chose qui permettent une ligne, un sens, une direction à l’accumalation d’œuvre à la fois comme peinture, comme sculpture ou installation. La fiction ici c’est la «semaine» en opposition à ce qui ne serait pas la fiction, à savoir ici, peut-être la «nature» ou la «physique». Donc la fiction ici c’est la semaine et les sept jours de la semaine. Une puissance fictionnelle non «sidérante» donc ! Nous pourrions longtemps gloser sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais ce serait inutile. Ce qu’il est important de savoir, nous dit le texte de présentation de la commissaire est que «l’exposition invite le spectateur à s’interroger sur les rapports d’autorité, sur les fictions et les définitions qui régissent nos existences». Le «décor» est alors planté : choisir presque n’importe quoi dans un soit disant catalogue des «rapports d’autorité, de fiction et de définition» et se présenter en tant qu’artiste comme libératrice de ce système de coercition. Alors admettons : nous petits êtres idiots allons advenir à la possibilité d’une conscience supplémentaire sur nos existences. Comment y parvenir ? En sept sections donc (puisqu’il y a sept jours dans une semaine) qui seront en mesure de confronter «conventions émotions et liberté», mais selon des protocoles «ludiques». Voici donc l’axiome de l’exposition : une fiction coercitive (la semaine), une artiste révélatrice, un processus ludique de révélation. Nous devrions alors ressortir de cet espace joyeux d’avoir pu renverser les structures d’autorité et penser nos existences. Évidemment rien de tout cela. On sort un peu hagard ou en colère. J’essaie alors de parcourir à nouveau l’exposition à partir du noyau de l’axiome la «manière ludique». Or qu’est-ce que signifie le terme ludique ? Il est un adjectif sans substantif. Il indique donc une manière (l’expression est donc tautologique). Cependant les Latins possaient bien un ludus qui s’opposait à un iocus. Le ludique ne dit donc pas le jeu, mais une manière de jouer qui s’oppose au jeu, c’est-à-dire qui est hors de l’épreuve de la règle. «Ludique» signifie alors qu’il s’agit d’une manière d’appréhender les éléments, sans règles ; avec la dimension matérielle de l’expérience. Or ici il ne semble pas que cela soit le cas : on hésite entre règles, appropriations, citations, références. Nous sommes plus que jamais dans un monde saturé de l’art contemporain et des références au monde saturé lui aussi de l’art dit «moderne», et bien loin d’une quelconque expérience du ludique. Mais, il y a quelque chose de plus inquétant encore que l’apparente bêtise du dispostif. Il y a au long des espaces une teneur, une ambiance, grave et sourde (ni ludique ni questionnante) dans la masse, la monuentalité et le silence des pièces. Cette inquiétude est double : d’abord l’impression farouche de revendiquer encore et toujours la sur-puissance du modèle de l’artiste. Une sorte de vouloir-être-picasso, une sorte de vouloir-être-démiurge. Parce que finalement si la fiction (la semaine) est mauvaise, l’artiste ne fait rien d’autre que de re-faire la semaine : mais sans doute mieux, de sorte qu’elle soit libératrice… Ensuite l’impression étrange que quelque chose, ici encore, joue (et ceci n’est pas ludique) avec l’idée de la fascination de l’œuvre à la fois dans sa puissance esthétique et dans sa puissance d’adhésion. Quelque chose, dans la viduité et le formalisme, qui corrobore peut-être avec l’idée que nous entrons, une fois enore, dans les temps du fascisme. [26 novembre]

A été donné en conférence le deuxième essai de philicionie, sur la Visitation de Jacapo da Pontormo (1529). [27 novembre]

En vue de déconstruire la relation silencieuse idéologique entre texte et image, nous proposons : 1. de déconstruire l’interprétation de la facticité des agir, en ce sens qu’il faut déconstruire une ontologie comme fondement de la pensée de l’histoire de l’œuvre et de l’art ; 2. de penser et de maintenir une vigilance sur la pharmakéia en tant qu’elle signifie l’entreprise de la production des reproductions ; 3. de penser l’interprétation de la factivité en tant que possibilité d’une historialité ou ce que nous pourrions nommer une « épreuve ». En somme penser l’art ne reviendrait plus à construire une histoire comme relation à des dispositifs ontologiques, moraux et techniques, mais bien à l’épreuve de nos relations à l’œuvre en tant qu’usages et adresse. Nous proposons alors trois hypothèses (à partir de la lecture du poème Dichterberuf de Friedrich Hölderlin) : a. il faut procéder à un éveil contre la tekhnè ; à la fois contre la tekhnè comme relevé des facticités (ontologie), mais aussi comme archives et comme morale, b. il faut confier le souci (autrement dit la vigilance) au poète et non au philosophe. Cela suppose qu’il faut entendre l’existence d’un pacte parrhésiastique du poématique. Et cela suppose qu’il faut alors inverser le destin du souci à la philosophie à celui de l’œuvre. Cette inversion destinale est fondamentale parce qu’elle induit le sens de la modernité et les modes par lesquels nous tenir en monde, g. il faut alors éprouver un autre « destin » en tant que notre relation au monde. Cela suppose une fin de la métaphysique et une nouvelle tâche de la pensée. Cela suppose alors de considérer l’inversion du destin de l’œuvre. Cela consiste enfin à penser autrement le sens du poétique, donc de l’œuvre. [27 novembre]

Si nous sommes modernes cela signifie alors que nous nous intéressons aux « modes » et à l’« épreuve » de nos relations à l’œuvre et à l’art. Cela ne signifie pas que l’histoire, la morale et la technique n’ont plus d’épreuve ; mais cela signifie que ces épreuves ne sont ni canoniques ni originelles. Nous proposons sept thèses pour penser ce que serait l’épreuve moderne des relations texte et image, art et langage. En ce sens, cela s’oppose au concept d’histoire de l’art pour préférer ce que nous nommons une « épreuve » de l’œuvre et de l’art. Or si nous sommes en mesure de nous placer dans cette modernité, il nous faut repenser les relations entre art et langage, dès lors qu’il ne s’agit plus d’un problème ontologique, morale et technique. Ce que nos recherches ont investis est un examen de ces relations à la fois désoccultées et éprouvées comme une expérience moderne de l’œuvre. Pour cela nous proposons une série de relations entre art et langage, entre texte et image : 1. cela consiste en une relation étroite de commentaire avec l’œuvre, 2. cela consiste en un processus de traduction, 3. cela signifie aussi une relation comme fiction à l’art et à l’œuvre, 4. mais encore une relation conceptuelle à l’œuvre (comme énoncé ou comme support), 5. une relation politique à l’œuvre et aux dispositifs artistiques, 6. encore une relation poétique ou devrons-nous dire poiètique, et 7. enfin comme relation d’insincérité. [28 novembre]

On sait que la pensée platonicienne est plus la crainte de l’industrie de la mimèsis, qu’il nomme pharmakéia, que la reproduction ou mimèsis en tant que telle. La double erreur de la lecture classique a consisté d’une part à s’arrêter sur l’idée que la mimèsis est le centre de la crise et qu’il faut soit l’interdire soit la moraliser et d’autre part à interpréter que le pharmakon est le langage. Il faut donc être en mesure de bien comprendre que ce qui est la crise est la pharmakéia en tant qu’« industrie doxique de la reproduction ». C’est alors en ce sens qu’il est seulement possible de lire le concept d’aura chez Walter Benjamin comme traduction possible de cette doxa. [29 novembre]

Il faut synthétiser une théorie générale du concept de consommation. Les dictionnaire donnent deux sens au terme consommation : 1. mener à son accomplissement et 2. mener à la destruction. Il s’avère que le terme provient d’une confusion dès la pensée latine entre deux termes, l’un est le verbe consumere : accomplir, mener à terme, choisir, décider, acter, l’autre est le verbe consummare : faire la somme additionner. Il s’opère donc une confusion étonnante entre deux formes de renforcements (ou pourrions nous dire de synthèse) : d’une part entre le substantif summa la somme, la chose la plus haute, et le verbe sumere qui indique prendre à soi, prendre avec soi, décider, choisir, s’approprier. Il faut alors mentionner le problème suivant : il s’agit de deux termes qui n’ont a priori rien à voir : l’un est un substantif qui indique à la fois une position (celle en hauteur) et un processus (celui de parvenir à un totalité), à un exercice qui consiste à déterminer un tout. L’autre est un verbe qui indique quant à lui un mouvement d’attraction de la chose vers l’être, de sorte de pro-duire. Nous disons explicitement pro-duire en ce qu’il indique ce mouvement de mettre devant, placer devant, conduire devant. Pro-duire est ce geste qui consiste à « faire s’approcher la chose de l’être ». [4 décembre]

Une autre rencontre avec Bernar Venet, sur France Culture, pour parler de poésie. Il raconte sa rencontre avec Marcel Duchamp en 1967. Je crois qu’il y a chez cet artiste l’intuition fondamentale que le poétique est une interrogation autant que la pratique artistique. Cette interrogatoin ne doit pas advenir ni à une représentation ni même à une présentation, mais à une épreuve matiérielle de cette interrogation sur l’être. [6 décembre]

Comptoir de Caron #026 servi à Paris pour deux amis : betteraves confites noisettes et foie gras, un lièvre à la royale, fromages et mont-blanc. [6 décembre]

Il semblerait qu’en France la médiocrité d’un auteur et d’un chanteur suffisent non pas seulement aux honneurs mais à produire l’idée d’une culture. Quel étrange pays que le mien. [7 novembre]

L’exposition Il cinquecento a Firenze au Palazzo Strozzi à Florence et la présence de la Deposizione du peintre Jacopo da Pontormo. [8 décembre]

La Deposizione de Jacopo da Pontormo est une œuvre exceptionnelle. Elle fut commandée par Ludovico Capponi seniore et installée en 1528 dans la chapelle éponyme de la l’église Santa Felicità à Florence. Il est assez complexe de commenter cette œuvre. Il s’agit d’un panneau d’autel (313 x 292) et d’une tempera à l’œuf sur bois. Il s’agit à la fois d’une déposition, d’un transport et d’une déploration. Il est à remarquer l’absence asbolue de tout signe : seuls onze corps vêtus de justaucorps et d’amples draps de tissus « s’entassent » sur la surface de représentation. On peut alors hésiter entre une représention métaphysique ou bien, au contraire, une représentation profondément métérielle du vivant et de l’épreuve sensible de l’être. Toutes les variations du sentiment humain semblent être maintenues en un instant face au regard tout autant médusé du spectateur. Et cela avec si peu d’ombres et avec la puissance écrasante des couleurs. Mon hypothèse est qu’ici comme à Carmignano, il est possible de lire matériellement les « images » du Pontormo. Alors que les onze corps semblent flotter dans l’espace sans détails (sauf le nuage) la structure du tableau est quant à elle très précise : deux diagonales qui structurent la représentation, mais surtout un premier cercle qui suit le format d’une peinture d’autel. Ce cercle absorbe la totalité des onze visages. On peut tracer un second cercle en bas qui alors ne prend que le visage du Christ et du porteur à genoux. On obtient alors deux espaces qui s’entrecoisent : d’abord le motif de la déploration dans le cercle du haut et celui de la déposition dans le cercle du bas, mais que l’on peut aussi lire, matériellement, comme l’espace de la douleur et celui du soin, comme celui de la préoccupation et celui de l’occupation. Ainsi nous parvenons à une justaposition et à une supperposition de deux sphères, soit métaphysique (déploration et déposition), soit matérielle (préoccupation et occupation). L’espace de la superposition de ces deux sphères insiste sur le centre du tableau, l’index du Christ ou du corps défunt. Et c’est précisément dans cet espace que se concentre l’ensemble des gestes du soin : les mains qui supportent délicatement la tête du défunt, celles qui supportent sa main, la main qui supporte sa poitrine, l’épaule qui supporte le poids de son corps et enfin la main qui porte le tissu pour essuyer les larmes. Or cet espace est réaffirmé par une nouvelle sphère qui se dessine à partir du centre du tableau (l’index du corps défunt) et des centres des deux autres cercles (l’un sur le menton du visage qui regarde avec douleur la mère du défunt, l’autre sur l’épaule du jeune homme qui supporte le corps du défunt) : il semble alors que ce nouveau cercle intérieur au tableau « indique » avec force ces deux personnages qui ne sont qu’au « service » à la fois de la scène et de la représentation. Il semble ici encore que Pontormo insiste sur une lecture ancillaire des scènes métaphysiques qu’il transforme ainsi en une représentation politique. Préoccupation et occupation sont donc bien au centre de la représentation. Bien sûr ce qui renforce encore la teneur politique du dispositif est la confusion saisissante des visages : confusion de genres puisque les visages de femmes et d’hommes s’indéterminent, confusion historique puisque les visages des personnages saints et divins s’indéterminent avec les visages des êtres anonymes. Le temps alors s’inscrit dans la sphère matérielle de l’occupation et non plus de la métaphysique. Il faudrait ajouter un dernier commentaire : tandis que tout se suspend en un instant de surprise (celle où la sphère privée de la douleur et du soin rencontre la sphère publique de la représentation), en haut du tableau demeure un personnage vêtu de vert et d’orange étrangement en mouvement et dont les vêtements semblent gonflés d’un souffle qui n’atteint pas les autres personnages. Tandis que tout se suspend, subsiste deux éléments, un petit nuage dans le ciel et un tissu vert au sol (semblant n’appartenir à personne). Or le vert n’apparait que trois fois : le tissu abandonné au sol, la coiffe de Nicodème à droite et le justaucorps du personnage féminin en haut à droite. Le vert, couleur complexe, est le signe du destin indiqué ici dans l’abandon, le mouvement et le travail : on s’accorde à dire que le Pontormo a réalisé un autoportrait dans le personnage de Nicodème, on sait aussi que Nicodème signifie en grec «victoire du peuple». Ici s’oppose alors la représentation du vivant matériel et politique contre la figure isolée et réduite du petit nuage sensé représenter l’espace métaphysique du divin. Il faut alors se souvenir que le peintre livre l’œuvre en 1528, c’est-à-dire pendant la troisième république florentine, probablement avant que ne débute le siège de Florence. Je crois qu’ici, comme pour la peinture de Carmignano, il s’agit d’un manifeste politique : indiquer, contre la métaphysique, la sphère de l’occupation et de la préoccupation politique. C’est peut-être cela que certains ont pu lire en plongeant un regard ébloui dans cette œuvre. C’’est alors pour cela, qu’en 1963, dans la Ricotta, Pier Paolo Pasolini termine la scène de la reconstitution de cette œuvre à la fois par une chute et un immense fou rire, mais aussi par l’ombre qu’un nuage provoque en passant devant le soleil. [8 décembre]

Florence, pourrait-on dire est une ville fascinante, parce qu’elle recelle un nombre invraissemblable de trésors, essentiellement de la période renaissance. Pour le reste c’est une ville humide, pluvieuse, envahie de touristes à longueur d’année, pleine de flaques d’eau et de restaurants médiocres, pleine de boutiques de mauvaise qualité, emplie d’une odeur de mauvais cuir et pleine d’institutions muséales hors de prix. Car oui, maintenant, on paie toujours plus pour entrer dans les musées, voir les fresques et les peintures, ici et ailleurs. L’industrie muséographique est devenue scandaleuse, profiteuse et vulgaire. Venir à Florence coûte donc cher. Et tandis que le monde meure de l’exploitation du tourisme, il n’est plus possible de voir les œuvres, sauf à condition d’attendre des heures et de payer très cher. C’est regrettable mais Florence est invivable. Puis lorsque l’on a cessé de subir la fascination de cette ville, il faut alors être en mesure de penser deux choses : d’abord cette ville est le modèle d’un pouvoir politique malsain des affaires et des relations de mécénat qui ont conduit à l’invention idéologique du concept de « renaissance ». En somme l’avidité des affaires en politique nécessite une sorte de validation idéologique et métaphysique par l’œuvre. C’est le modèle florentin. C’est le modèle que nous éprouvons dans la sphère du contemporain. Venir à Florence c’est alors toujours faire l’épreuve de l’archéologie de cette catastrophe. [9 décembre]

Pour preuve la stupéfiante aventure d’un tableau de la renaissance vendu ce 15 novembre pour la somme de quatre cent cinquante trois millions de dollars. Certes ceci est stupide autant que scandaleux. Mais au-delà de la valeur, se pose trois problèmes : la renaissance, le sujet de la peinture et l’identité de l’acquéreur. La « renaissance » est un problème, parce qu’elle s’impose comme un concept historique, totale et autoritaire alors que personne n’est en mesure de réellement soutenir ce qu’elle signifie. En quoi l’humanité presque au complet se fascine pour ce concept ? D’autre part la peinture de Vinci représente un salvator mundi, c’est-à-dire un Christ avec un orbe dans la main gauche et avec la main droite bénissant : il est donc une représentation de la domination terrestre du Christ. L’œuvre est donc achetée par le prince héritier d’Arabie Saoudite. Soit alors l’intérêt pour l’art est tel qu’il nécessite un hors de prix. Soit alors il s’agit d’un simple projet financier dont l’art n’est que l’objet. Soit encore il s’agit de continuer à mépriser la valeur inestimable de l’art qui ne serait pas l’art chrétien de la renaissance. Soit alors il s’agit de montrer que la sphère de l’islam est en mesure d’acheter (c’est un objet) la représentation de la puissance de gouvernance de la chrétienté. Je crains que nous ne soyons piégés dans des signes et des systèmes qui dépassent très largemement la valeur esthétique de cette peinure – par ailleurs sans surprise – et qui dépassent très largement toute question d’art. C’est là le point le plus dangeureux, c’est qu’il ne s’agit en aucun cas d’art, et qu’il ne s’est jamais agi d’art (depuis la supposée commande par un roi de France jusqu’à son achat par un prince d’Arabie Saoudite). C’est cela que nous devons comprendre. [9 décembre]

Le bus 31 qui traverse la banlieue sud de Florence pour se rendre à la certosa de Galluzzo. La visite comme toujours est bâclée et expédiée par un chartreux à bout de souffle. Il faut donc faire vite pourr admirer les fresques que le Pontormo réalisa entre 1523 et 1525. [10 décembre]

La visite par Julien du futur bâtiment de la fondation Thalie. Réfléchir à un projet sur la consommation. [11 décembre]

La fascination que les êtres ont pour ce que l’on nomme la renaissance tient à un désir toujours plus intense d’autorité, de fascisme, de proprété et d’idéalisation. Peut-être faudrait-il encore et toujours rappeler que cet étrange concept est à la fois le retour de la politique libérale latine, un processus idéologique et une relecture idéologique du xixe siècle. La renaissance est ainsi l’entrée du monde dans la présente catastrophe. [12 décembre]

Les rapports sont formels, les inégalités ont explosés depuis quarante ans. A priori nous n’avions pas besoin de ces rapports, mais ils viennent affirmer le problème. J’ai grandi alors même que les inégalités commençaient à exploser. Je vis dès lors dans un monde où la « chose publique » n’est plus du tout en mesure de faire baisser ces inégalités. Le commun a une exigence faire tenir l’expérience d’une réduction des inégalités. Son augmentation entraine une augmenttion nécessaire des forces de contrôle et des forces policières. Mais les forces de contrôle et les forces militaires sont considérées aujourd’hui comme de l’enrichissement. Nous produisons l’inégalité, donc nous produisons le conflit et le contrôle et nous produisons et vendons cher tout ce qui permet le contrôle : l’état de surveillance, la centralisation des moyens de distribution, la précarisation du travail, l’industrie chimique de la santé, l’industrie de la guerre et enfin du divertissement. Et si le divertissement peut être un moyen de surveillance comme l’ensemble des réseaux sociaux alors la gouvernance se fait ainsi et laisse sereinement s’enrichir ceux qui s’enrichissent. Ceux qui acceptent et qui permettent cela sont coupables et sont indignes de toute pensée politique. [14 décembre]

Le concept d’inégalité est complexe [voir 9 et 15 juillet 2014 et 3 janvier 2015] parce qu’il faut absolument comprendre qu’il est politique. Exclusivement polique ; cela signifie qu’il est moral mais qu’il ne peut pas être éthique. Le terme égal provient du latin aequus qui signifie, plat, unis. Ce qui relève donc de l’égalité ne provient pas de l’être mais du « plan » et de son unité à partir duquel les êtres sont perçus. L’égalité n’est pas une qualité, c’est une manière de percevoir les êtres : soit sur le même plan, soit sur des plans différents. Reconnaître donc le principe d’inégalité des êtres est fondamentlement morale et idologiquement orienté. Il est possible de percevoir les êtres à partir de leur différence, c’est-à-dire à partir de ce qui les porte à la non possibilité de l’unité. Par conséquent donc l’être n’a pas pour qualité l’égalité, mais il l’a comme possibilité d’une tenue en commun. Cette tenue, cette conduite, est la possibilité d’accepter qu’il existe des « plans » de l’unité à partir desquels l’être est tenu : les usages et le vivant matériel. Pour penser les usages il faut à la fois tenir compte des codes et des conduites, pour penser le vivant matériel il faut tenir compte du vivant et de la vivabilité. Or ce qui rend impensable nos sociétés et nos communs, est le refus catégorique de penser le code, les conduites, le vivant et la vivabilité comme une expérience de l’égalité. [14 décembre]

L’incompétence est une chose mais on peut y pallier. Il suffit pour cela de travailler. En revanche  la grande médiocrité des esprits qui imaginent que toute activité humaine est en vue de « se vendre » est ravageante. Parce qu’elle est incidieuse. [15 décembre]

Il existe aujourd’hui un risque majeur, immense, celui de la disparition du service public et de la disparition de l’enseignement public. L’idée de l’inégalité et du libéralisme sont responsables de cette crise : à cela il faut y ajouter l’idée vulgaire du mérite et nous obtenons la disparition de l’enseignement public. Je crains plus fortement que jamais que la France cède et perde cette place exemplaire qu’elle avait à défendre un enseignement public et gratuit. Ceux qui pensent que l’enseignement doit être privé et payant acceptent alors de facto le poids de l’inégalité et de la dette. Ceux-ci ne sont pas dignes de l’espace politique. [15 décembre]

Nous sommes « gouvernés » de manière étrange : quelque chose qui semblerait autoritaire et en même temps de profondément populiste, quelque chose qui se veut républicain mais à partir d’une société civile. C’est bien sûr intenable. En revanche ce qui est une évidence, est la tenue d’une politique définitivement libérale. [16 décembre]

Pour la première fois de mon existence, j’ai abandonné presque tout optisme politique et social. C’est à la fois profondément triste et désespérant. Je suis persuadé qu’il sera possible pour certains d’entre nous de trouver des formes alternatives de vivabilité, mais je suis aussi persuadé  que l’ensemble de ces mêmes formes de vivabilité sont écrasées sous des formes dominantes et néfastes de gougernance. Or le temps politique est très lent ; et s’il doit y avoir une émancipation de cette politique elle ne sera que lente et tardive. Je crois aussi que nous sommes dans un temps de la montée de l’absolutisme de la gouvernance. Nous en sommes politiquemet à une phase où le commun rejette ou néglige ce qui a été constitué comme espace du politique : la mutalisation, la laïcité, l’école publique, l’hopital public et la prise en charge de la pauvreté. Or plus rien de cela n’est éprouvé comme une aspiration commune. L’aspiration commune est à la privatisation, la singularisation, l’école et l’hopital privés, la libéralisation. Nous nous engouffrons dans un monde et il faudra un temps politique très long pour en sortir, si jamais il nous est possible d’en sortir. [17 décembre]

Le travail de la gouvernance actuelle tend à la fois à favoriser l’espace privé ou l’espace civile tout en le sécurisant et le contrôlant. C’est la nouvelle forme d’un libéralisme du contrôle. Mais il permet à la fois de répondre à une demande du peuple et de répondre aux exigences de la gouvernance économique. Contrôlons tout ce qu’il est possible, tant qu’il existe des espaces où l’on puisse échapper à ce contrôle. [18 décembre]

Or nous formons aujourd’hui, dans nos écoles, une « élite » dont la seule tâche est d’indiquer les modes d’existence de ces espaces ou l’où peut échapper au contrôle. Cette tâche est insigne. [19 décembre]

L’oreiller de la belle Aurore selon la recette de Jean Anthelme Brillat-Savarin. [23 décembre]

Il semble qu’ils attendent quelque chose comme un retour à l’autorité. Ce que je nomme ils constitue la masse des classes moyennes plus ou moins riches, vivant en province et ayant acquis suffisamment de confort, de certitudes et d’ignorance. Alors on aspire secrètement au fascisme. [26 décembre]

Que signifie fascisme ? Il signifie l’appel à l’état d’exception : en soi l’abandon de toute forme de concensus ou de partage pour l’application forte de la loi. Mais ici la loi ne signifie jamais autre chose que ce qui protège et ce qui maintient. [27 décembre]

Pour penser la relation art et langage il faut pouvoir penser qu’il s’agit d’un problème d’ontologie des media mais aussi de leurs relations. Or ce que nous nommons modernité consiste à penser une réduction des ontologies au profit d’une épreuve de la co-existence. C’est cela que nous lisons à partir du tournant de la philosophie et des pratiques artistiques. Est donc poiètique une manière avec laquelle nous éprouvons cette relation co-existantiale. [29 décembre]

Il arrive de comprendre que les gens que nous avons aimés – et qui nous ont aimé – ont développé des formes singulières de violence utlisant pour cela différents prétextes dont celui de la politique. Comprendre cette violence – qui n’est pas éthique mais morale – est profondément douloureux. [30 décembre]

Comptoir de Caron #027 : salade russe à la truffe, burrata à la truffe, jambons, artichauts fondants ; foie gras et chutney de coings ; œufs surprises à la truffe ;  salade de bœuf en demi-deuil ; agnolotti al brasato à la truffe ; fromages ; mont-blanc au coing ; parfait au whisky. [31 décembre]

 

 

Note
[12 janvier] Ce texte devait initialement être une note de lecture à la publication de la traduction du Spartakus. Simbologia dalla rivolta de Jesi, éditions la Tempête, 2017.
[17 janvier] Ce texte est une contribution au projet de recherche entre l’ENS de Lyon et l’ENSP d’Arles.
[17 janvier) Fragment du séminaire XV.
[23 janvier 2017]. Ce texte avait été prononcé un an auparavant, le 10 décembre 2015 pour un événement organisé par A Constructed World The Middle Class and the Anthropocene. Il portait le titre Le présent consommé (partie détruite du journal).
[12 mars] Ce texte a été donné en conférence le 8 mars au Cneai dans le cadre de Art in Translation et donné le 14 mars en séminaire à Arles dans une version augmentée de gloses et de notes.
[18 mars] Fragment d’une conférence donnée à la Fondation Vincent van Gogh Arles lors du colloque Van Gogh pre-pop. Un texte a été publié dans les actes du symposium.
[31 mars] Fragment d’une conférence prononcée à Bruxelles, le 31 mars dans la cadre de l’exposition The Office of Gravitationnel Document #Neptune de Dieudonné Cartier et Jean-Baptiste Carobolante.
[3 avril] Texte écrit pour la préfiguration d’un laboratoire de recherche consacré aux relations art et aliment avec Julie Fortier.
[11 avril & 6 mai] Textes écrits pour l’exposition Relevés #1 Arles, à l’invitation de Lætitia Talbot, du 21 avril au 21 mai 2017.
[12 mai] Ce texte est un fragment d’un entretien réalisé avec les étudiants de l’Ensp après le retour d’Athènes :
[13 mai] Ce texte est le résumé d’une conférence donnée à Bruxelles à Anima Ludens sur invitation d’Alessandro De Francesco.
[29 mai]. Ce texte a été écrit pour une exposition éponyme avec Arthur Chiron, Julie C. Fortier, Hugo Brégeau, Ronan Le Creurer, Marine Séméria et Géraldine Longueville.
[31 mai] Texte écrit pour l’exposition des diplômés de l’ENSP 2017.
[1° juin] Ce texte a été écrit pour la publication du Banquet #018 Bouchées doubles à Arles, donné pour 200 convives (commanditaire ENSP).
[17 juin] Ce texte a été publié dans le journal faire #001, juin 2017.
[3 septembre] Ce texte a été écrit pour le projet Assemblé des culs de A Constructed World et a été publié à cinq mille exemplaires pour une performance donnée le 7 octobre 2017 dans le cadre de Nuit Blanche.
[7 septembre] Ce texte a été écrit pour A Constructed World comme commentaire théorique à leur pièce Assemblée des culs donnée le 7 octobre 2017 pour la Nuit Blanche.
[15 octobre] Ce texte a été publié dans l’édition PROTEST (co-éditions Château de Montsoreau – Musée d’art contemporain et éditions Mix.).
[18 octobre] Ce texte a été publié dans l’édition de l’expositon 5889 Ektos leitourgias à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles.
[29 octobre] Ce fragment a été ajouté au texte sur l’instantiation [voir texte du 12 mars 2017].
[28 novembre] Ce texte est un fragment d’un séminaire et de la présentation du colloque Arts & Langages.