année 2018 – vol. VII

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« Et ce n’est pas sans ordre, comme en tas, que nous avons réuni une matière digne de mémoire ; mais des sujets divers, puisés à des sources différentes et provenant d’époques multiples, ont été disposés en une sorte de corps. » (Macrobe, Saturnales, livre I, introduction). [1° janvier]

Ce qui détermine la possibilité de l’existence d’une « œuvre » consiste sans doute en l’épreuve d’un acte, ou plus exactement en l’épreuve d’une co-existence d’actes. [2 janvier]

Ce qui réclame une traduction n’est pas en mesure d’être une œuvre. L’appel de la traduction signifie donc sans doute que l’objet ne peut advenir comme œuvre et qu’il se maintient du côté de l’expérience de la langue, de la communication, du signe. Ce qui refuse la traduction se maintient alors dans l’espace de l’actualité. [3 janvier]

La puissance des monothéismes et particulièrement du christianisme est d’avoir intégré le sacrifice dans l’existence matérielle de l’être. Incorporer le sacrifice. Faire en sorte que nous soyons tous à la fois sacrifice et sacrificateur. Héautontimorouménos. [8 janvier]

L’évaluation est un processus néfaste. Il est une proposition du système dit libéral en ce qu’il occupe les êtres par la performance et la rivalité. Or nous avons tellement été habitué à penser le monde à partir de l’évaluation que nous ne cessons bêtement de la réclamer. [10 janvier]

Il y a une tendance très forte à penser la question du harcellèment des femmes. Cela produit une situation de crise qui rend tout suspicieux. Mais il semble que le problème ici encore ne soit pas bien posé. Plutôt que d’en faire comme toujours un problème de genre il faudrait simplement le penser en terme d’éducation. Il me semble que dans les usages gays, il n’existe pas ce genre d’actes. Et pourtant ce sont des hommes. Il est alors possible que ce soit simplement un problème d’éducation, de conduites morales et idéologiques. Cette crise ne résoudra rien car il s’agit que les pouvoirs publics, que l’opinion publique, que les modes d’éducation changent. Mais puisque nos communautés sont fondées sur la discrimination et sur la violence, ces comportements continueront : ils seront alors genrés, économiques, idéologiques, raciaux. Entre temps les états vont sinistrement renforcer un arsenal de lois et de règles. [11 janvier]

L’ouverture du colloque Arts & Langages à Arles. [7 février]

Nous avons entamé dans le cadre du Laboratoire FIG., depuis 2015, une recherche sur les relations complexes et occultées entre arts et langages, entre textes et images, à partir de deux éléments, de deux objets que nous avons relevé comme marquants de l’histoire de la pensée et de l’histoire de l’art. Le premier est ce que nous nommons le tournant de la philosophie, à savoir une manière de réclamer pour la pensée la fin de la métaphysique, autrement dit la fin d’une manière de penser philosophiquement les objets du monde et les relations entre les objets du monde. Nous lirons cette problématique chez le penseur Martin Heidegger et nous tenterons d’en proposer pour notre contemporain quelques lignes fondamentales. Nous avons ainsi commencer par proposer et par initier une archéologie des relations arts et langages pour saisir qu’elles n’étaient pas en soi complexes, mais qu’elles ont été rendues complexes par des processus d’occultation. Ces processus qui ont rendus silencieuses les relations entre arts et langages, proviennent du fonctionnement de la métaphysique occidentale. C’est précisément pour cette raison que nous proposons de les penser à partir du moment où les penseurs ont signalé qu’il fallait interprêter l’achèvement de la métaphysique et donc l’achèvement d’une forme particulière de la philosophique (et par conséquent de la philosophie de l’œuvre). Le second objet est l’ouverture d’une œuvre étrange et emblématique de l’écrivain et artiste Marcel Broodthaers qui s’intitule Musée d’art moderne, Département des aigles. L’œuvre commence en 1968 et s’achève en 1973. L’année de son ouverture, Marcel Broodthaers publie et envoie des « lettres ouvertes » dont celle du 7 septembre 1968. À l’intérieur d’un processus parodique complexe il énonce deux choses essentielles : premièrement que ce nouveau musée éprouve et tente une formule de séduction nommée « désintéressement et admiration » et que cette formule, parodiquement, adjoint à la fois la théorie kantienne du plaisir désintéressé (uninteressirten Wohlgefallen in Critique la faculté de juger, §46) et la théorie aristotélicienne du plaisir admiratif (la kharis in Poétique, 1448b), et secondement que ce nouveau musée permettra que poésie et art plastique se tiennent main dans la main, supposant alors qu’elles ne pouvaient le faire avant et supposant que quelque chose dès lors le permet. L’hypothèse que nous avons conduite est donc la suivante : il se peut qu’à un moment de l’histoire matérielle de l’être et de l’opérativité, ait été possible d’affirmer cette « affection » fondamentale entre art et langage, entre poésie et pensée. Mais alors pourquoi ? Il se peut encore qu’à ce moment de l’histoire nous ayons eu conscience que cette relation ait été occultée. Mais alors pourquoi ? Il se peut alors que deux réponses aient été tentées et affirmées conjointement par la philosophie et par les artistes : celle de l’achèvement de la métaphysique et celle de la parodie. Pour comprendre les hypothèses qui ont été formulées il faut procéder à quelques clarifications (il ne s’agit pas de donner des définitions, mais de proposer des clarifications pour la pensée). Nous ferons ici référence au texte de Martin Heidegger Achèvement de la métaphysique et poésie 1944-1945. Le penseur allemand indique un premier énoncé : « en tant qu’être humain qui pense en gardant mémoire, l’être philosophe ». Philosopher serait donc rien d’autre que la forme fondamentale d’un « penser en gardant mémoire ». Et dès lors – et c’est le sens de la modernité que nous proposons ici, à savoir que la modernité est ce qui concerne nos modes d’être : en ce sens est moderne celui qui s’intéresse aux modes d’être – il s’agit en cela que nos modes d’être soient de penser et de poétiser ce qui est maintenant. L’hypothèse centrale de Martin Heidegger est que « si ce poétiser est nécessaire il indique alors l’accomplissement de la métaphysique occidentale ». Pour comprendre cela il faut penser deux choses importantes : l’épreuve de la philosophie comme poétiser a commencé dès les premiers instants de la philosophie, à la fois avec un Platon thaumaturge qui préfère l’aléthurgie (autrement un Platon de l’écriture poétique du théâtre à celui de l’écriture de l’épreuve de la vérité, de l’alèthè, le non-occulté) mais aussi avec un Platon qui poétise les mythes (ceux, par exemple de l’Atlantide, d’Er le Pamphilien, ou de la caverne, etc. (9)) jusqu’à la poétisation du présent chez le penseur Friedrich Nietzsche (avec la figure de Zarathoustra et celle de l’éternel retour du même). Nietzsche serait alors la figure qui comprend l’importance fondamentale du poétiser pour la pensée. La philosophie réclame une relation co-existentiale avec l’œuvre et avec l’art (ce que nous nommons ici le poétique). Il faut insister sur cette hypothèse : si le poétiser est nécessaire il indique alors un accomplissement de la métaphysique. D’abord accordons-nous pour penser ce qu’est la métaphysique : elle est une logique de l’étant (de l’être) comme théorie à la fois de ses prédicats, de ses qualités et de son essence : c’est-à-dire ce que techniquement nous devrions nommer une onto-logie. Ce qui signifie alors que la pensée occidentale ne cesse de séparer être et étant et en somme produit une imprécision fondamentale entre les deux. Or il est évident que l’étant projeté dans le maintenant entre en conflit avec la logique de l’être, c’est-à-dire avec la science de l’être. Il faut alors comprendre qu’il y a au sens propre un soulèvement, une insurrection, une révolte dans le maintenant que l’on peut saisir à la fois comme mémoire (c’est-à-dire la pensée comme conscience historique), à la fois encore comme accomplissement de la métaphysique et enfin comme poétiser. Il semble que vouloir lever cette imprécision, vouloir assumer cette insurrection et donc achever la métaphysique soit le travail de la pensée et de l’art à partir des années 1960 : c’est l’épreuve moderne de leur co-existentialité. Mais alors que signifie penser ? Cela signifie garder en mémoire et en ce cas penser est une épreuve vers le maintenant, est une épreuve en tant que garde qui réclame le maintenant et le présent. Mais alors que signifie poétiser ? Il signifie selon l’indication de la pensée et de la langue grecque faire : et en ce cas faire c’est au sens propre se maintenir dans le maintenant. Si poétiser signifie ce que nous faisons et notre relation au faire il est alors évident que le maintenant de l’être (autrement dit ce que j’appelle la modernité) pensé à partir du poétique s’oppose à un maintenant pensé à partir du déploiement du travail. Les deux concepts s’opposent assez brutalement. Ceci équivaut à l’espace de ce que nous expérimentons dans le contemporain. C’est en cela la crise majeur de la modernité depuis Karl Marx et depuis le renversement d’un maintenant pensé à partir du déploiement d’un faire comme poièsis en un déploiement d’un maintenant pensée exclusivement à partir du travail. C’est précisément ce qui se joue comme crise irrésolue dans l’épreuve de la modernité de l’art. En ce sens l’art doit décider s’il entretient une relation au poétiser (faire) ou plutôt au travail. Art contemporain et le nom de ce qui indique cette crise. Est art contemporain l’indication de cette crise dans l’œuvre de Marcel Broodthaers qui premièrement se « sépare » ironiquement du poétique en 1964 (avec son principe avoué d’insincérité) et secondement avec la fondation d’un nouveau musée pour qu’en 1968 art plastique et poésie se tiennent main dans la main, pour qu’ils adviennent à une épreuve co-existentiale. Il y avait donc bien dans ce texte – dans cette lettre – une indication fondamentale vers une relation co-existantiale entre un penser et un faire, autrement dit entre un philosopher et un poétiser. Je crois que cette relation qui avait été occultée par la métaphysique (occultée par l’ontologie ou la science de l’être et par le travail ou la technicisation morale) est l’épreuve soudaine de la modernité des années 1960. Et c’est cela que je nomme une insurrection. Et c’est aussi ce que nous nommons un tournant à partir de l’indication de la conférence que Martin Heidegger a donné en 1949 à Brème. Il faut penser le tournant en tant que conscience historique de l’oubli de l’être (métaphysique) mais aussi conscience de l’histoire (comme garder mémoire).Il fait encore ajouter à cela la conférence La fin de la philosophie et la tâche de la pensée donnée à Paris le 21 avril 1964. Qui à lieu exactement en même temps que l’exposition Pense-bête de Broodthaers du 10 au 25 avril 1964 à Bruxelles. La proposition de Heidegger est alors d’entendre que philosopher (la métaphysique) c’est trouver une « fondation » à l’étant. Cela signifie qu’il faut donc produire des arkhè (à savoir des relations de ce que Giorgio Agamben nomme du commencement au commandement et de ce que je nomme de l’ordre à l’ordre : en somme assurer la puissance des objets et des sujets par leur fondation). Heidegger rappelle que cette fondation s’ancre à la fois dans l’effectué (autrement dit l’avoir eu lieu) à la fois dans l’objectivité des objets et donc enfin dans les valeurs (de ce qui est effectué et de ce qui est objectivisé, p. 282). Et c’est cela qui entre en crise avec l’idée d’une épreuve d’un maintenant du penser et du poétiser. C’est en cela qu’il s’agit de mettre fin à la philosophie comme métaphysique (comme interprétation de l’effectué, de l’objectivité et de la valeur) pour interpréter les relations co-existantiales entre pensée et poésie de sorte que nous soyons amenés à saisir dans le maintenant ce qui n’est pas la négation de l’effectué, de l’objectivité et de la valeur, mais leur renversement : je nomme ce renversement puissance de l’actantialité, de la chosité et de l’intensité. Parce qu’il est évident que si nous inversons simplement une proposition métaphysique (effectué-objectivité-valeur) en son contraire (effectuation-subjectivté-non-valeur(, nous ne faisons que produire une autre forme de métaphysique. Il importe donc de penser les relations de l’être à l’effectué-objectivité-valeur, mais aussi et surtout à l’actantialité-chosité-intensité. Qu’est-ce que cela signifie ? L’effectué est ce qui a eu lieu. L’objectivité est la fixation de l’avoir eu lieu en objet (donc en définition). La valeur est la détermination des qualités en fonction de l’effectué et de l’objectivité. En revanche l’actantialité est ce qui à lieu en tant que factivité (ce qui se fait), la chosité est la possibilité de ne pas accorder toute ou partie des qualités aux choses et enfin l’intensité est la mesure des événements non en tant que qualité mais en tant qu’épreuve. J’émets alors, en conclusion, l’hypothèse que tout cela est ce que nous nommons la relation co-existantiale entre arts et langage comme épreuve de notre modernité philosophique et artistique. Je propose donc que l’épreuve contemporaine des relations arts et langages soient l’opportunité la plus importante dans l’histoire de l’être d’achever la métaphysique pour saisir la conscience d’une histoire éthique du penser (philosophie) et du faire (poésie). Ce que nous nommons ici poésie ou qu’il faudrait nommer poièsis est l’épreuve de cette co-existantialité moderne de ce que nous nommons art – sans jamais trop savoir ce qu’il recouvre – comme possibilité éthique donc, politique et historique de l’actantialité, de la chosité et de l’intensité. C’est à la fois l’affaire propre de la pensée et de la poésie, c’est-à-dire de la philosophie et de l’art. [8 février]

La conférence de Yann Sérandour intitulée 249 images légendées. Il y montre les formes de son travail : essentiellement la fascination pour la collection et la saisie de l’opportunité. [20 février]

Ce qui est épouvantable est à la fois l’ignorance (or nous entrons dans un monde où l’ignorance est revendiquée et afichée) mais aussi l’usage autoritaire et libérale de la connaissance (en devenant une forme tyrannique et une économie : elle réclame alors une rentabilité). [21 février]

La gouvervance est perverse. Dans le sens commun du terme. Elle l’est parce que toute gourvernance n’en est pas vraiment une, parce qu’elle accumule une douleur d’être si peu aimée et parce qu’elle gît dans son incompétence. Alors il s’agit continument de nuire, de mentir et de bloquer. La gouvernance est plus que jamais un arbitrage creux et vain qui se débat dans l’absence consternante de pensée. [22 février]

1723 (pratiques curatoriales, théoriques et visuelles) est un projet conjoint entre des étudiants chercheurs de la HEAD à Genève et de l’ENSP à Arles. Le projet et les différents objets de recherche se nomment par l’accumulation des kilomètres parcourus pour travailler, observer et

produire. Le projet a été initié en 2017 à partir d’une réflexion sur les pratiques curatoriales et l’observation de l’ouverture de la documenta 14 à Athènes et des collections de CNEAI à Paris. Puis nous avons proposé un premier objet spéculatif, la galerie de l’ENSP : pour cela nous avons proposé d’en transformer l’espace en construisant un nouveau plancher. Le projet 1723 porte sur l’interprétation des usages dès lors qu’il s’agit de vouloir « montrer à quelqu’un quelque chose ». Le projet 1723 porte que la question de l’adresse. Lors de l’exposition à la galerie de l’ENSP, exposition 5889, nous avons édité un ouvrage qui portait le titre en grec ektos leitourgias et qui signifie « hors service » ou encore « hors d’usage ». En 2018 a été décidé que le projet de recherche prendrait la forme d’un journal, intitulé Kilomètres. Kilomètre est un journal au format tabloïd avec une jaquette sérigraphiée. Il a été convenu que chaque numero prendra en charge à la fois son contenu mais aussi sa forme (format à partir du tabloïd, exemplaires, interventions, diffusion). 1723 pense les nouvelles modalité d’adresse et d’exposition et les nouveaux paradigmes des enjeux contemporains de l’art. [23 février]

Dans le cadre du séminaire de recherche Arts & aliments il faut synthétiser et proposer une théorie du concept de consommation. Les dictionnaire donnent deux définitions au terme consommation : premièrement il s’agit de « mener à son accomplissement », secondement il s’agit de « mener à la destruction ». Il s’avère que le terme provient d’une confusion dès la pensée latine entre deux termes l’un est le verbe consumere : accomplir, mener à terme, choisir, décider, acter, tandis que l’autre est le verbe consummare : faire la somme additionner. Il s’opère donc une confusion étonnante entre deux formes verbales de renforcements (ou pourrions-nous dire de synthèse) : d’une part entre le substantif summa la somme, la chose la plus haute, et d’autre part le verbe sumere qui indique prendre à soi, prendre avec soi, décider, choisir, s’approprier. Il faut alors mentionner le problème suivant : il s’agit de deux termes qui n’ont a priori rien à voir : l’un est substantif qui indique à la fois une position (hauteur) et un processus (parvenir à un totalité), à un exercice qui consiste à déterminer un tout. L’autre terme est un verbe qui indique quant à lui un mouvement d’attraction de la chose vers l’être, un mouvement qui consiste à littéralement pro-duire à partir de la chose, c’est-à-dire à partir du monde (entendu bien sûr comme relation dialectique et praxique entre le réel et la réalité). Cependant il faut alors préciser qu’il s’agit de deux manières de penser ce produire. Nous écrivons explicitement pro-duire en ce qu’il indique ce mouvement de mettre devant, placer devant, conduire devant, (ce qui est à la fois saisissable dans le terme latin pro-ducere et dans le terme grec poiein). Produire, quant à lui, est ce geste qui consiste à « faire s’approcher la chose de l’être ». Or il y a trois modes d’approche (de production) de la chose vers l’être : premièrement, il s’agit d’accorder à la chose des qualités pour qu’elle acquiert une essence et donc une existence. Il s’agit en cela de faire s’approcher ainsi « la chose de l’être de la chose » ; ce que nous pouvons aussi nommer une effectuation en ce qu’il s’agit de repérer ce qui a été effectué. Deuxièmement il s’agit d’accorder à la chose de devenir alors un objet (ob-jectus), un jeté-sur l’être. Il s’agit alors de faire s’approcher ainsi la chose de l’objet, ou plus exactement de transformer la chose en objet : c’est aussi ce que nous pouvons nommer une fonction d’objectivation. Enfin troisièmement il s’agit d’accorder à la chose de devenir une propriété, c’est-à-dire d’obtenir une existence par l’en propre. Il s’agit de faire s’approcher ainsi la chose de la propriété ; ce que nous pourrions encore nommer une valorisation en ce qu’il s’agit d’accorder à la chose une valeur. Or ce schéma est celui de la pensée occidentale depuis l’antiquité : prendre à soi la chose de sorte qu’elle deviennent à la fois, selon la proposition de Martin Heidegger (La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, 1964) de l’effectué de l’objectivité et de la valeur. Ce schéma est aussi celui du concept originel de consommation : consommer c’est faire advenir la chose à l’objet et à la propriété, puis enfin à la destruction. Que signifie destruction ? Le terme provient du verbe latin de-struere (qui est l’inverse des verbes con-struere et indo-struere). Destruction signifie donc stopper le processus de la pro-ductio et de la production. Il faut alors comprendre ce que cela signifie. Que se passe-t-il alors dans le processus de consommation qui tend à faire entendre qu’il confond à la fois les concepts d’accomplir et de détruire (production et destruction) ? Premièrement si la chose advient à l’existence, alors est détruit sa possibilité de non-existence, donc sa puissance. Elle acquiert ainsi une essence qui détruit sa teneur dynamique et hylétique. Deuxièmement si la chose devient objet, alors est détruit pour « elle » sa chosité et donc est détruit une partie de sa puissance Troisièmement si la chose parvient à la propriété, elle est privatus, c’est-à-dire que ses usages sont détruits : en somme c’est alors son objectivité qui est détruite dans la destruction de l’usage. Quatrièmement enfin, si la chose est consommation elle est alors détruite (et transformer). Elle réintègre cependant autrement la chosité. Il nous faut maintenant comprendre l’ensemble des conséquences d’un tel processus. autrement dit ce que cela suppose pour la pensée occidentale et pour le travail de la métaphysique c’est-à-dire de l’achèvement de la métaphysique). On obtient alors une première relation : « chose-objet-propriété » qui est le sens premier de la consommation en ce qu’il s’agit de mener la chose à son accomplissement. On obtient une seconde relation : « production-destruction » en ce que ce mener-à suppose quatre types de destructions pour la chose (destruction de sa puissance, destruction de sa chosité, destruction de son objectivité et enfin destruction de son existence). Or la pensée occidentale se trouve confrontée à une aporie devant ce double problème : comment sommes-nous en mesure de penser ce processus d’accomplissement et de destruction ?  Et surtout comment sommes-nous en mesure de le penser en même temps (d’un point de vue logique), de le penser à partir du temps (d’un point de vue biologique) et de le penser à partir du vivant (d’un point de vue éthique) ? Devant cette aporie la pensée occidentale la pensée occidentale va alors dissocier les plans d’interprétation : d’abord les plans de la valeur du logos contre la zoè, (c’est-à-dire dissocier les plans de la pensée logique de ceux du vivant et de la vivabilité), puis ensuite les plans de valeur du physique et du métaphysique, (c’est-à-dire les plans d’interprétation du vivant en monde et ceux d’un vivant hors-monde). Cela induit alors de placer sur des plans différents la chose et l’être ou bien de placer sur des plans différents la chose consommée et la chose non-consommée. Comment cela fonctionne-t-il ? Il faut d’abord s’intéresser aux valeurs des plans physiques et métaphysiques. Les pensées occidentales ont « inventé » des plans de différence entre ce que nous pourrions le monde allotrophique (la trophè, l’aliment est séparé de l’être au point que cela nécessite la saisie de sa différence, de sa production et de sa destruction) et le monde autotrophique (ici la trophè se produit d’elle-même dans l’intervention de l’être : c’est par exemple la figure de l’Éden dans la pensée chrétienne). L’être ne peut pas accéder au monde autotrophique, il est donc contraint (dans la version métaphysique) ou simplement habitant (dans la version non-métaphysique) d’un monde où la chose consommée et détruite réclame alors soit une restauration soit une compensation. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il faut « restaurer » ce qui a été accomplit-détruit en tant que non pas même mais identique (par exemple si je consomme une pomme je dois restituer au monde la même chose, c’est-à-dire une autre pomme). Cela signifie aussi qu’il faut « compenser » ce qui a été accomplit-détruit avec autre chose, ce que nous pourrions nommer le don de la valeur, du temps ou de la monnaie (par exemple si je consomme une pomme je compense cela par un don d’autre chose, par du temps de travail ou par un échange d’argent). Cela signifie enfin qu’il faut « assumer » ce qui a été prélevé-détruit : cela signifie qu’il faut à la fois avoir conscience de ce qu’est la production et la consommation. Or puisque la pensée occidentale, en tant que métaphysique, a occulté cette phase, nous ne sommes pas en mesure de penser la consommation. Nous ne cessons de vouloir la penser comme une compensation, or il nous faut cesser de nous satisfaire de cette compensation pour saisir ce que signifie « assumer de penser ». C’est la tâche de la pensée. Il faut enfin s’intéresser aux plans de valeurs différents, c’est-à-dire penser une ontologie et une archéologie du concept de consommation. Autrement dit comprendre fonctionnent les plans d’occultation de la pensée. Cela suppose :

a. il faut alors déterminer pour les choses leur « somme » (summa) de qualités et en fonction de cela déterminer leur plan d’existence et leur capacité à être con-summare si la somme est bonne. Cela revient alors à déterminé des dispositifs pour saisir « ce qui a été » de chaque chose et leur déterminer une valeur.

b. il faut déterminer à partir des sommes de qualités, des plans d’existence et donc des plans de puissance et déterminer ainsi ce que l’on nomme la métaphysique et l’ontologie.

c. cela signifie alors que l’on crée des plans de contraintes fortes (ontologie de l’étant de  l’être et ontologie de l’agir de l’être). Or si l’on veut admettre la possibilité de la consommation il faut advenir à la possibilité de la saisie. Plus les contraintes sont fortes, plus alors la puissance des « choses » est réduite. Cela signifie que plus les contraintes sont fortes plus alors est forte la relation entre l’effectué et la valeur : plus cette relation est forte et plus elle suppose que les « objets » sont maintenus dans ces relations par le carcan des qualités ou des propriétés et plus alors leurs modes d’existence sont réduits, plus alors leurs puissances sont réduites.

d. il faut alors mettre en place un nouveau plan : celui de la réduction des contraintes : c’est-à-dire la pensée dite libérale : libéral signifie ici strictement et simplement celui qui existe non pas sans contraintes mais avec le moins de contraintes.

e. si le plan des contraintes est réduit, nous avons plus de « chance » de faire advenir à soi les choses : de les mener vers soi, de les approprier. C’est donc ici un problème de contingence, au sens de ce qui peut advenir. Cela signifie que plus le plan des contraintes est faible et plus les choses ont l’opportunité d’advenir à nous encore en tant que chose et pas en tant qu’objet. Pour cela il faut à la fois renforcer la puissance de l’actantialité (maintenir le présent) et la puissance de la chosité.

f. en revanche la réduction des contraintes (dite « pensée libérale » ou ontologie plate) a un inconvénient majeur, non pas tant la réduction du plan de la morale (le code) mais la réduction de l’éthique (les conduites). Qu’est-ce que cela signifie ? Si l’on réduit les qualités, pour abaisser les contraintes et augmenter la puissance des êtres (donc augmenter le con-sumere) alors il faut une très forte augmentation des « codes » et des lois (en cela profondément arbitraires) qui permettent l’action de sumere (prendre à soi, choisir, approprier), mais en revanche une très forte réduction des « conduites » qui permettent l’interprétation et la conscience du sumere, de l’appropriation. Ce hiatus est le fonctionnement du libéralisme économique et morale et le fonctionnement du capitalisme. Il y a donc ici une vraie crise, en l’état actuel des choses insolvable, à moins de faire l’effort de penser un tournant de la théorie et de la philosophie.

g. par conséquent il a fallu opérer un transfert : si le code (morale) n’est plus pensé à partir des qualités, il ne peut l’être qu’à partir de deux choses : la puissance et la contingence. Cela signifie que seul ceux qui sont suffisamment puissants peuvent con-sumere ou bien alors c’est simplement fortuit (en somme c’est au hasard de qui est devant soi). On est en mesure aisément de saisir le désastre pour les conditions mêmes de la vivabilité.

h. cela génère alors une nouvelle forme forte d’inégalité. La puissance et la contingence ne sont pas disposées à régler la question de l’inégalité. L’inégalité devient alors la puissance arbitraire du code (f.) et le fondement des nos communs, de nos gouvernances, de nos modes de consommation.

i. quant à la puissance cela suppose qu’il faut trouver le moyen de signifier, dans le commun, cette puissance : celui qui est puissant (celui qui peut sumere) est celui qui est digne (dignitas et decor) et est alors l’être de la loi.

j. digne est l’être pour qui les choses « conviennent » (decet). Est donc digne celui qui peut encore montrer cette qualité en tant qu’elle est dignitas. On montre cette qualité avec ce que les latins nomme un decor au double sens français de décoration. C’est alors ici que se situe à la fois la puissance insigne et la puissance de la collection.

k. l’être digne, s’il est celui pour qui les choses conviennent, est un être comme protégé de cette puissance, comme « oint » de cette puissance. C’est le sens du terme luxe.

l. dans le cas de la contingence il faut réduire à la fois les corrélations entre les choses et réduire le temps.

m. la pensée occidentale a choisi un intermédiaire entre l’ontologie et la pensée libérale, tout en s’employant à réduire le plan de la contingence. Qu’est-ce que cela devient ?

n. on maintient un haut degré d’ontologie pour les objets (valeur) et on abaisse l’ontologie pour l’être (réduction des contraintes) tout en maintenant l’épreuve de la puissance comme centrale. Cela s’appelle la première modernité : l’affirmation de la transcendance sujet : tandis que l’objet est chargé de qualités, l’être est chargé d’une seule qualité, celle d’être (transcendance) : il est donc un sujet en tant qu’il peut se « jeter » sur les objets pour les saisir, les choisir, les prendre à soi, les approprier. L’épreuve de la modernité est l’exercice de cette transcendance. En revanche l’épreuve critique de la modernité consistera à mettre en cause à la fois le concept de sujet, puis cela de transcendance, puis celui de rationalisme, puis enfin celui de puissance.

o. par conséquent l’être devrait être ouvert à une crise : celle de l’interprétation de la consommation. mais puisqu’elle a été « occultée » (relation silencieuse) sur des plans ontologiques différents ou métaphysiques, elle n’est pas accessible à l’être. Par conséquent la tâche consiste à briser cette relation silencieuse et penser la teneur de l’accomplir (poièsis), mais surtout la teneur de la destruction.

p. il faut reprendre une histoire de l’être à partir de la destruction.

q. et dès lors la relation de la consommation à l’historialité. [26 février]

La ville de Genève est un espace profondément étrange : un semblant d’hyper familliarité et pourtant une étrangeté redoutable. Qui serait sans doute dû à ce qu’on nomme ici une « terre calviniste ». Étrange et laconique expression qu’il faudrait peut-être comprendre comme une synthèse métaphysique, pour l’être, des concepts de corruption totale et d’élection inconditionnelle. Ou pour le dire autrement, quel que soit notre profond état de péché, ceux qui seront élus le seront inconditionnellement. Ce qui laisse alors une étange marge d’ajustement pour interpréter les concepts d’action et de responsabilité. Voilà peut-être ce qui se ressent ici, presque sous la forme d’un fatalisme radical, d’un protectionnisme et d’un libéralisme absolument sans contrainte. [23 février]

Idéologie & A Constructed World, les écrits de 2001 à 2018. [28 février]

Selon les dictionnaires le terme responsabilité signifie « obligation faite à une personne de répondre de ses actes du fait du rôle et des charges qu’elle doit assumer ». Le terme apparait essentiellement à la fin du xviiie et est attesté en 1798. Le terme responsable quand à lui signifie ce « qui doit rendre compte et répondre de ses actes ou de ceux des personnes dont elle a la garde ou la charge », par extension il prend le sens de « en charge de ». Le terme est quant à lui attesté dès le xiiie sous le sens « avoir la charge » et celui de « garant ». L’apparition du terme responsabilité semble lié à trois facteurs fondamentaux : premièrement l’apparition d’une réflexion sur la gouvernance qui conduiront à penser le rapport éthique et morale de la loi et du comportement devant la loi, deuxièmement l’affirmation du concept de transcendance et enfin la remise en cause du concept de théodicée après le tremblement de Lisbonne en 1755, mettant fin à l’explicitation des événements par des causes extérieures pour faire alors intervenir une théorie de la responsabilité humaine. Ce qui m’intéresse ici est de comprendre cette « obligation faîte pour l’être de répondre de ses actes ». La responsabilité est donc une charge morale qui présuppose trois sphères absolue de contraintes : la première consiste en ce que l’être est obligé par un tiers, donc par celui qui est à la charge d’un code ; la deuxième consiste en ce que l’être est obligé par un code, celui-là même qui permet l’évaluation des ses actes et de ceux des autres ; enfin la troisième consiste en ce que l’être est obligé par lui-même. La responsabilité est donc un concept moderne, il lui faut pour cela l’affirmation de la transcendance, c’est-à-dire l’affirmation que l’être décide de ses mouvements. Mais qu’est-ce que la transcendance ? Elle est à la fois la possibilité du mouvement et par conséquent la possibilité d’advenir dans un espace autre (d’où le sens commun d’un au-delà du domaine de référence). En ce sens il ne s’agit pas de penser son opposé comme immanence mais bien plutôt il conviendrait alors de comprendre la transcendance à partir de deux autres antonymes :  je propose que ce soit à la fois l’im-possible et l’inter-dit c’est-à-dire l’im-possum et l’inter-dictus. Nous pourrions énoncer les antonymes de la transcendance comme « je ne peux pas » et « on me dit non ». Cependant si l’être est transcendant (extatique) il décide donc de ses mouvements et cette « décision » est « inscrite » dans un triple dispositif moral (le code, l’autre, soi). Il faut cependant encore préciser que si la transcendance signifie le mouvement et donc la possibilité d’avenir à un espace autre, alors en ce cas l’être est ouvert à trois espaces fondamentaux : le premier est l’étroitesse angoissante du présent, le deuxième est le péril dans le devenir et le troisième est l’abandon du passé. Cela signifie que l’être de la transcendance ne cesse d’abandonner les espaces qu’il a occupés. L’accumulation de ces espace est la fois la mémoire, l’usure du monde, le passé et par voie de conséquence la charge qu’il nous incombe d’en être responsables ou pas. Or l’histoire de l’être, comme oubli, est un infini abandon de ce que nous avons occupé, de ce que nous avons prélevé, de ce que nous utilisé. L’actualité de l’usage ne peut être seulement une responsabilité de ce qui advient, mais une responsabilité fondamentale de ce qui est advenu. Or, nous le savons aussi, si le présent est étroit et le futur non advenu, ce qui « occupe » alors le monde au sens propre est ce que nous avons abandonné. La tâche de l’éthique et de la pensée est de faire advenir une interprétation de cet abandon. En revanche dans une pensée que nous qualifierons d’anti-moderne le concept de responsabilité n’est pas essentiel, puisque l’être est en ce cas encore tenu par de complexes formes du « devoir ». Alors sa responsabilité (s’il en a, ou s’il lui en reste) est soit absorbée (principe des gouvernances par délégation), soit suspendue (principe de la pensée chrétienne de l’amerimnous). Cela signifie qu’il y a deux systèmes redoutables qui intègrent l’être sans responsabilité. Celui de l’absorption consiste a créer des dispositifs dans lequel il y a toujours quelqu’un ou quelque chose au-dessus de soi pour absorber la décision : ce peut être un parent, un chef, un supérieur, une loi, une économie, une assurance, une dette, etc.). Ce modèle est évident et il est le dispositif central à la fois des démocraties, des royautés, des empires, des dictatures. Celui de la suspension est plus complexe : il faut pour cela faire référence à la première épître de Paul aux Corinthiens (1 Cor. 7:32) dans laquelle il est expliqué que la conséquence de ce que l’on nomme le temps messianique est de donner la condition de l’amerimna, c’est-à-dire la privation de la merimna, autrement dit la privation de la conscience que nous abandonnons une partie immense du monde. Mais dans le messianique – qui se replie « comme les voiles d’un bateau » – le présent s’incruste en repliant sur lui le futur et le passé comme absorption de toute responsabilité que ce qui advient et ce qui est advenu. Or dans le texte grec il s’agit d’un ordre, d’un impératif (ô adelphoi, thelô de amèrimous einai, chers amis je veux que vous soyez non inquiétés), ce qui signifie que la puissance des pensées chrétiennes est de combiner à la fois l’absorption et la suspension. Responsabilité est donc le concept qui fait entrer l’être dans la transcendance et donc par voie de conséquence dans l’inquiétude et dans l’angoisse, ou bien dans la nécessité de construire des dispositifs (c’est-à-dire des « machines ») qui soient en mesure de nous faire croire à notre transcendance tout en nous faisant accepter incessamment l’impossible et l’interdit. C’est fondamentalement la démesure de notre monde. Pour le dire encore autrement la responsabilité est la « contrepartie » de la transcendance. Avançons encore. D’où provient ce terme ? Il provient d’un verbe latin : respondere qui signifie « faire une réponse » ou « répondre à un appel ». Il faut insister sur les deux sens de « faire une réponse » et de « répondre à appel » : la différence est subtile mais elle marque un problème d’intensité dans la manière avec laquelle nous sommes sollicités : soit nous sommes sollicités dans un commun, soit par un événement extérieur. Quant au verbe responsare il indique encore une intensité en tant que « tenir » dans sa réponse. Le substantif responsum indique la réponse, la consultation (de l’oracle). Le terme provient du préfixe re– et du verbe spondere, promettre, s’engager : nous obtenons alors sponsio l’engagement oral, sponsor le répondant, la caution, sponsum la chose promise, l’engagement, sponsus le fiancé ou encore la promesse. Il faut alors en dégager quatre processus interprétatifs :  premièrement cela suppose que le terme répondre signifie originellement « un retour sur ce qui a été engagé » (re-sponsio), cela signifie qu’il suppose un principe d’égalité entre les parties (une sponsio suppose une re-sponsio et ainsi de suite). Deuxièmement, répondre alors n’engage pas les trois sphères de la contraintes, mais une seule, celle de l’altérité. Troisièmement, répondre supposerait alors un principe d’équivalence des êtres (être en mesure de répondre) et quatrièmement c’est cela que je nomme la re-spons-abilité c’est-à-dire la « capacité à saisir un engagement de l’autre et à y advenir ». Responsabilité signifie alors précisément « la capacité à répondre à une adresse » de manière égale et que cette adresse soit un appel, une demande, une question, un énoncé, une proposition, une formule, etc. Par conséquent toute personne privée de cette égalité est alors privée de responsabilité et par conséquent toute personne privée de cette capacité serait alors privée des conditions de l’existence. Le verbe spondere signifie promettre et s’engager c’est-à-dire, à la lettre, s’inclure dans le vivant et y déposer un « gage ». Spondere signifie alors s’inclure dans le vivant et respondere signifie le retour de cette inclusion. C’est donc à la fois un problème de droit et d’ontologie. Le terme spondere signifie la capacité d’entrer dans le commun et le terme respondere la capacité à répondre à l’appel de cette entrée dans le commun. Mais il nous faut peut-être aller voir du côté de la langue grecque : d’abord le verbe spendô (et le substantif spondè) qui signifie verser un liquide et qui détermine alors l’ensemble des processus de libation, de baptême et de ce qu’en latin nous nommons libertas. Ensuite le verbe klèzô (et le substantif klèsis) qui lui vient traduire cette fois respondere : or on connaît la fortune de ce terme à la fois comme concept de klèsis et d’appel inconditionnel, comme vocatio dans la langue latine et comme beruf dans la traduction qu’en fera Luther dans les années 1525. En guise de conclusion nous pouvons énoncer que la pensée moderne à fait dériver le sens du terme responsabilité d’une simple capacité de répondre, à la fois comme inclusion dans le vivant et comme garantie d’un principe d’égalité, à une « charge » particulière qui est celle de répondre moralement de ses actes. Ce glissement est exemplaire en ce qu’il occulte nos modes de pensée et en ce qu’il produit systématiquement un retrait de l’éthique. Ce qui signifie alors que soit nous recevons un appel qui est à entendre comme ordre et que notre responsabilité est alors un pacte moral, soit ce que nous recevons comme appel est une demande pour s’inclure dans le commun et que nous sommes invités à y advenir. La tâche de la pensée consiste donc à désocculter les systèmes de la représentation et à tenter de donner d’autres possibilités d’une appréhension du commun. Responsabilité est un terme qui appartient à la fabrique éthique du commun. [1er mars]

Merimna en grec signifie le soin, le souci et la sollicitude. Le verbe merimnaô dit s’inquiéter, se soucier, chercher à faire avec soin. L’adjetif mermeros dit ce qui cause du souci, de la tristesse, qui fait réfléchir. Le verbe mermerizô dit s’inquiéter, réfléchir. La racine du terme Mer renvoie à la penser, à la mémoire, au soin accordé aux choses par la pensée. [2 mars]

Il faut tenter de comprendre ce que signifie ce que nous nommons fin de la métaphysique. Pour le comprendre il faut renvoyer à la conférence de Martin Heigedder de 1964. Maintenant il nous faut en comprendre les conséquences, à la fois l’achèvement de la philosophie et des modes de fondations et tenter de comprendre ce que peut être cette tâche qui nous incombe dès lors dans la pensée, en tant que cette tâche ne peut être ni métaphysique ni technique. Il y a la réclamation d’une actualité qu’il s’agira de tenter de comprendre. Qu’est-ce que la fin de la métaphysique ? D’un point de la philosophie, c’est-à-dire de l’histoire de la pensée, il s’agit : 1. de penser la fin de l’hégémonie de l’ontologie en tant qu’elle est une technique d’interprétation de l’être à partir des ontoi, c’est-à-dire à partir de ce qui a été, à partir de l’effectué, présupposant ainsi une déconnexion entre l’actualité de l’interrogation et l’inactualité de l’interprétation, au profit d’une épreuve de ce que nous nommerons ici phénoménologie, en ce qu’il s’agit alors pour répondre à l’actualité de la demande (qu’est-ce que ? comment ? il faut ! autrement dit la poièsis et le khrè) de s’intéresser à la fois aux événements (les phainomèna) et à l’entourage de ces événements, en soi leur contexte. 2. de penser la fin du système des catégories, en ce que le relevé de ce qui a eut lieu (ontoi) n’appartenant pas à l’actualité, s’offre à la possibilité d’une production catégorisante du vivant, des phénomènes et des productions, au profit, ici encore, de ce que nous nommerons espace, à savoir le lieu où adviennent les choses. En somme si la pensée catégorisante (métaphysique comme mode de fondation) n’est pas tenable il faut aller chercher l’interrogation non plus sur ce qui a été mais sur le lieu où quelque chose advient. 3. de penser la fin du processus qualifiant ou de la pensée de la qualité (et donc par conséquent des valeurs), en ce que si les choses ont été catégorisées et classées alors elles s’ouvrent nécessairement à une hiérarchisation, donc à l’évaluation de leur qualité, au profit de que nous nommons ici l’interprétation des objets du monde à partir de l’intensité. Ce qui signifie que la place, que l’espace qu’occupe une chose n’est pas lié à une qualité qui lui serait ontologique mais seulement à la tenue contextuelle d’une intensité. Cela suppose alors que cette intensité n’a aucune valeur à se tenir ni même à se maintenir. Cela signifie encore que tout événement, tout être qui tendrait à se maintenir absolument dans sa qualité, soit obligé de recourir à des processus idéologiques et à la violence de la hiérarchie. En somme il ne peut y avoir, pour nous modernes ni pensée de la qualité ni pensée de la valeur ni institution de la valeur. Or cette tâche est la plus complexe à faire advenir. 4. de penser la fin de l’essence de l’être, en ce que l’essence signifie ici la conservation de ce qui a été comme institution de la valeur et de la qualité. Or la détermination de l’essence suppose que l’existence soit contrainte par ce qui a été affirmée comme essence : en cela la relation traditionnelle essence-existence est caduque. Si l’on cesse de penser l’essence de l’être, alors il faut advenir, selon la leçon d’Heidegger et dans la remarquable traduction française à ce que l’on nomme l’aître de l’être, c’est-à-dire l’espace laissé inoccupé et non catégorisé pour que l’être puisse exister. Sinon l’être n’existe pas dans son caractère existantiale mais uniquement dans la tenue de la contrainte. 5. de penser la fin de la praxis au profit de ce que nous nommons la poièsis. Cela signifie d’achever la pensée de la praxis comme faire catégorisant puisque déterminé à son achèvement, mais aussi comme technicisation des relations au monde et des relations au vivant. La pensée occidentale est une affirmation de l’hégémonie de la praxis comme technicisation. Mais plus encore il faut cesser de penser à partir de la tripartition aristotélicienne (poièsis, praxis, théoria) pour ne supposer que le maintien de la poièsis comme production. La pensée moderne est d’abord passée par la critique de cette tripartition par Karl Marx supposant de ne maintenir que la praxis comme mode transformant et non comme technique, puis de passer à une critique à la fois radicale de la pensée aristotélicienne et la détermination, selon Heidegger, que le mode d’expérience du monde et le mode de production ne peuvent être que le poétique. D’un point de vue de la politique, c’est-à-dire de l’histoire des êtres, il s’agit  6. de penser la fin de l’humanisme comme arraisonnement de l’être à partir des cinq modes de fondations précédents (l’effectué, les catégories, l’institution des valeurs, l’essence et la praxis). Cependant ces modes n’ouvrent qu’à une réduction de l’être et à une réduction des conditions de la vivabilité du fait du triomphe de la technique et surtout d’un « ordre social technicisé ».  L’humanisme est la plus grande falsification de l’histoire de l’être. Penser la fin de l’humanisme suppose alors de penser les conséquences de l’impérialisme, du colonialisme, du monothéisme et donc de penser ce qui lui serait opposé, ce que nous nommons à la fois la pensée du commun et celle de la coexistence. C’est la tâche la plus forte de la philosophie et de la politique que de tenter ce tournant. 7. de penser l’achèvement non pas de la tekhnè mais de la technicisation du monde. Si la tekhnè est le mode particulier de la pensée occidentale en tant que s’y connaître en quelque chose mais en à la condition de le partager, alors il faut maintenir l’épreuve de cette connaissance et concevoir qu’elle permet la réduction de l’ignorance. En revanche la technicisation ou ce que nous nommons hypostase de la tekhnè a conduit l’Occident aux failles que nous lui connaissons. L’achèvement de la métaphysique consiste donc à achever ce processus de technicisation du monde et des êtres. Pour cela il faut supposer la nécessité de ce que nous nommons une krisis, c’est-à-dire une manière de mettre en crise les données de cette hyper-technique en s’en détournant. Pour cela il faut abandonner la pensée métaphysique de la technique et venir ou revenir à une actualité de nos manières de s’y connaître en quelque chose et de les partager. 8. de penser la fin de l’histoire en tant qu’elle n’est qu’une discipline de la sélection et de la représentation de l’être à partir d’une logique sélective de la puissance et de la valeur, au profit d’une historialité, au sens marxiste, d’une préoccupation à l’ensemble des activités des êtres. l’historialité ne doit pas signifier non plus un intérêt spectaculaire aux pratiques individuelles. L’historialité est l’interprétation et la saisie de ce que le commun est en mesure de produire. Il faut pour cela repenser intégralement une théorie de la liturgie, au sens de la leiturgia grecque (laios ergon). 9. de penser la fin du travail en tant qu’il est un dispositif technicisant aliénant et en tant qu’il est indexé sur le devoir (transformation du pouvoir faire en devoir faire issu de l’affirmation de la qualité et de l’essence, au profit d’une théorie essentielle du désœuvrement et de l’œuvre. La pensée occidentale a inscrit l’être dans le travail sans interroger ce qui devait être le désœuvrement (l’être n’est prédisposé en rien) et l’œuvrement (l’être trouve une satisfaction dans le faire). La fin de la métaphysique signifie donc, d’un point de vue politique et philosophique, une réaffirmation du principe de désœuvrement et d’œuvrement. Pour cela il faut procéder à une déconstruciton du concept de travail. 10. de penser la fin de la doxa et des entreprises de la doxa (ce que Platon nommait pharmakéia), c’est-à-dire l’ensemble des processus de fabrication de l’idéologie au profit de processus de déconstruction (politique, éthique et artistique). D’un point de de vue de l’esthétique, c’est-à-dire de l’histoire des usages de la création, il s’agit 11. de penser la fin des catégories, à savoir l’ensemble des déterminants qui ont historiquement séparé les disciplines et leur ont assujetti des formes, des structures et des destins particuliers, au profit d’une redéfinition de ce que nous nommons poièsis, c’est-à-dire l’ensemble des activités de créations dites artistiques qu’elles puissent avoir lieu à partir du langage verbal ou des langages non-verbaux. C’est une des tâches de la fin de la métaphysique que d’achever la théorisation de ces catégories pour pouvoir penser ce qu’est l’actualité de l’œuvre. Or cette actualité est le champ de la modernité et principalement le champs de ce que nous nommons art conceptuel : la suspension d’une pensée inefficiente des catégories. 12. de penser ici encore la fin de l’ontologie, à savoir la fin d’une théorie qui consisterait à penser que l’œuvre est dotée d’une ontologie propre et donc d’une puissance métaphysique propre. Ce schéma à conduit à renforcer les formes toutes puissantes de l’histoire de l’art et de la conservation de l’œuvre. Or nous supposons, sans atteindre à l’œuvre comme support qu’il est plus important de penser ce que nous nommons l’épreuve de l’œuvre plutôt que sa puissance ontologique. L’histoire moderne de l’art ne cesse d’être d’une longue opposition entre ce qui se nomme conservatisme ou pensée réactionnaire et ce qui persiste à maintenir l’idée d’une ontologie de l’œuvre et une pensée moderne qui s’interroge sur l’épreuve de la puissance (de l’intensité). La réception de l’œuvre est une épreuve en ce qu’elle est inscrite dans un espace et dans un temps. 13. de penser ici la fin des concepts de spectateur et d’auteur, pour leur préférer ceux de récepteurs et d’actorialité. Les conséquences d’une pensée du spectateur et de l’auteur ont été à la fois celles d’une détermination caricaturale de ce qu’ils sont (formes absolues, ontologisée, réduites à la question de la puissance romantique pour celles de l’auteur et réduire à ne devenir que public pour le spectateur) et d’un abaissement extrême des conditions de leurs relations. Pour cela on réduit les contenus, on fabrique un discours adapté, on produit de la médiatisation. Il faut penser à partir du schéma de la réception de l’actorialité et à partir de cela penser en terme en destin et d’adresse. 14. de penser ici la fin du concept d’œuvre comme objet pour lui préférer celui d’un dispositif performatif. L’œuvre achevée, déterminée et à jamais stable n’est pas propice à la modernité des processus de réception et d’adresse. La fin de la métaphysique suppose alors, si nous cessons l’objectivité des objets, de nous poser la question de ce qu’est pour l’œuvre ce que nous nommons les dispositifs performatifs. Il s’agit en somme de plusieurs choses : d’abord le commentaire infini sur l’œuvre comme faisant partie d’elle-même, la co-actorialité en tant que le récepteur produit dans sa lecture ou sa réception l’achèvement (momentanée) de l’œuvre, la performance en tant qu’elle signifie que l’œuvre n’est jamais qu’en-formation (per-formare), la co-existence en tant que l’œuvre est produite par plusieurs personnes et enfin le contexte en tant que la teneur ambiantale est fondamentale à toute réception d’œuvre. En ce sens la modernité (la fin de la métaphysique) suppose alors qu’il n’y a pas d’art mais qu’il y a de l’artistisation (en tant que toute œuvre est artistisable, non-artistisable, désartistisable et réartistisable à tout moment). 15. de penser ici la fin du concept de représentation au profit du concept de relation. La représentation est un concept archaïque qui suppose une séparation ontologique entre ce qui est présent et ce qui est re-présenté. Cette dialectique est le fondement de la pensée aristotélicienne et à conduit à déterminer que l’ontologie de l’être se situe dans la préférence de la représentation plutôt que l’inverse. Or la modernité est précisément l’affirmation qu’il faut cesser cette dialectique stérile. Il faut alors plutôt penser une relation plus complexe que nous nommons monde en tant qu’elle est la relation entre le réel et la réalité, c’est-à-dire en tant qu’elle est la relation entre ce qui produit et ce qui ne l’est pas, cependant que l’un et l’autre entre en relation dans la réception. Il y a quelque chose de neuf dans cette proposition en ce qu’elle indique que l’œuvre n’est pas dans l’objet mais dans la manière avec laquelle l’artiste ouvre à la possibilité d’une lecture des relations du monde. Par conséquent il faut alors envisager que la lecture des œuvres à partir des processus dit stylistiques micro-structuraux (comme la métaphore) ne sont plus valables et qu’il faut leur préférer les processus micro-structuraux (teneur ambiantale et hypotypose). D’une point de vue de la philologie, c’est-à-dire de l’histoire des langues, il s’agit 16. de penser la fin de la mythologie pour lui préférer celle du mythe pensé comme mythogenèse. Si l’on se réfère à la pensée antique, le muthos est le langage quotidien, vernaculaire, non technicisée, ouvert à l’erreur, à l’imprécision, à la parrhésie, il est dès lors plus faible qu’un langage construit : dès lors il faut lui adjoindre la puissance du logos pour qu’il devienne mythologie pour qu’il devienne un langage arraisonné et idéologique. Pour cela il faut lui préférer ce que l’on nomme mythogenèse en tant qu’elle pense la construction de tout langage. 17. de penser ici la fin du logocentrisme pour lui préférer l’instauration d’une nouvelle relation, tant attendue par l’histoire de l’être, entre logos et muthos. La pensée catégorique a déterminé que le logos (en tant que langage de l’arraisonnement) était ontologiquement supérieur et qu’il fallait dés lors construire le monde à partir de ce nous nommons logocentrisme. La modernité préfère indiquer que les conduites de la pensée devrait s’intéresser à une réconciliation du muthos et du logos. 18. de penser ici la fin du concept de vérité pour lui préférer à la fois une relation philologique et une affirmation de la question de l’espace. La vérité est un concept exclusivement issu de la pensée métaphysique, il en est même son corollaire, et la métaphysique n’existe que parce qu’elle a inventé la vérité. Nous lui préférons d’abord la puissance du concept d’a-lèthéia en tant que simple non-déployé ou déployé : n’est vrai alors que ce qui philologiquement est déployé à un moment précis par le langage. Nous lui préférons ensuite, ce qui lui est corrélé, le concept d’espace, d’aître, au sens ou ce qui est vrai n’est rien d’autre que l’espace où prend place la chose au moment où nous lui faisons face. 19. de penser la fin de l’histoire de l’œuvre au profit d’une historialité et d’une puissance de l’entropie. L’histoire de l’œuvre suppose une catégorisation et une fixation. S’il s’agit plus d’un espace et d’une question de relation, alors nous lui préférons le concept d’entropie en tant qu’il intègre la puissance de transformation à la fois de l’entourage et de l’œuvre. 20. enfin de penser la fin de la philosophie pour lui préférer ce que nous pourrions nommer, en somme, une philosophie du langage. Si la fin de la philosophie suppose la fin de l’effectué, de l’objectivité, de la production et des valeurs, alors il y a une tâche pour la pensée. Cette tâche consiste à penser à partir de l’actualité et des conditions de la vivabilité. Donc d’abord à partir du langage. Il nous faut penser comme tâche de la pensée la constitution d’une philosophie du langage. [6 mars]

Lors d’une séance de travail avec les étudiants du laboratoire Fig., nous avons établi une série de cinq propositions pour – non pas définir – mais indiquer quelque chose du sens de l’art conceptuel. Le premier élément à consisté à déterminer qu’il pourrait s’agir d’une relation contiguë entre le faire et l’interprétation de ce faire. Entre poièsis et poien. Peut-être que l’une des premières définition possible consiste à proposer cette relation complexe entre poièsis et poien. Dans l’espace traditionnel de l’histoire de l’œuvre, l’œuvre (la poièsis) est pensée de manière autonome comme un objet plus ou moins stable mais d’une certaine manière autotélique. Dans l’épreuve de la pensée conceptuelle l’œuvre ne peut se séparer d’une interprétation continue de sa propre « fabrique ». L’art conceptuel est donc bien ce qui maintient cette relation entre poiésis et poien. C’est pour cette raison que nous proposons d’entendre que les œuvres suivantes sont des prototypes de ce que nous nommons art conceptuel : la poétique d’Hölderlin, la poétique mallarméenne, l’Asperge de Manet, l’Hommes sans qualité de Musil, Les Faux-monnayeurs de Gide, etc., parce qu’elles ne cessent d’exposer au creux de l’œuvre les processus de production. Puis bien sûr les ready made duchampien, la boîte de Robert Barry, l’exposition de Marcel Broodthaers, les classeurs de Mel Bochner, les miroirs de Art & Language, Schema de Dan Graham, etc. La liste pourrait être beaucoup plus longue. Ce qui semble certain c’est d’afficher et d’exposer en même temps que l’œuvre une partie des processus qui ont permis sa réalisation, qui ont permis sa production. L’œuvre conceptuelle est une réflexion sur la production, est une réflexion sur la poièsis de manière à ce que la poièsis ne soit pas autotélique mas qu’elle puisse entretenir une relation plus ou moins évidente avec le réel et ses usages. Le deuxième élément consiste à dire qu’il s’agit d’une pratique qui réclame la présence d’un énoncé qu’il faut entendre au sens foucaldien d’un « événement discursif » : « Une fois suspendues toutes les formes immédiates de continuité, tout un domaine se trouve libéré. Un domaine immense, mais qu’on peut définir : il est constitué par l’ensemble de tous les énoncés effectifs (qu’ils aient été parlés ou écrits), dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun. Avant d’avoir affaire, en toute certitude, à une science, ou à des romans, ou à des discours politiques, ou à l’œuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général» (Michel Foucault, Archéologie du savoir, p. 38). L’épreuve de l’art conceptuel consiste alors à accompagner l’œuvre de cette « population d’événements » à la fois parce qu’il s’agit d’une activité humaine, mais aussi parce que l’œuvre, au sens propre, ne s’arrête jamais comme fiction mais ne cesse infiniment de se transformer en fonction des événements, du contexte, des discours, des usages, des pensées, des manières d’être et des manières de recevoir. Est dit « art conceptuel », pour ce que nous en proposons, une activité de création et à la fois une activité de discours sur cette création et sur l’entourage de cette création. C’est par ailleurs pour cette raison que l’art dit conceptuel est si profondément politique. Il est celui qui intégré l’événement politique dans la création autant que dans la réception. La troisième indication consiste à supposer un rapport très fort à l’intentionalité à la fois dans la configuration du dispositif mais aussi et surtout dans la réception de ce dispositif. Il faut entendre cette intentionnalité comme « intention », c’est-à-dire un processus de commentaire de ce qu’est l’activité de création, mais aussi comme la figure opposée, inverse de celle de l’autotélisme. En somme il y a pour l’œuvre dite conceptuelle, une intention fondamentale à une extériorité et donc une intention à rompre cette idée que l’œuvre est en soi auto-suffisante (d’un point de vue de la réception et d’un point de vue politique). Par ailleurs cette intentionnalité est une affirmation forte d’une nécessité à prendre en compte l’ensemble des événements du vivant (de l’entropie à la politique aux drames sociaux et anthropologiques) pour qu’une expérience de l’œuvre ait lieu. Cet avoir lieu ne peut plus se situer exclusivement dans l’épreuve autarcique de l’œuvre et de sa réception. La quatrième indication laisse entendre qu’il y a une intention de mettre fin à tous les principes archaïques de l’esthétique et notamment l’ontologie des supports et l’ontologie d’une relation trop ancienne au dicible et au visible. En soi ni le support ni le primat du dicible ni celui du visible sont essentiels à la réalisation de l’œuvre. La quatrième indication est une conséquence des précédentes. Elle suppose dans la prise en compte de l’épreuve de l’œuvre que nous puissions saisir à la fois le processus historique de l’inscription de l’œuvre mais aussi la fabrication des processus idéologiques de cette lecture. En somme pour que l’œuvre soit auto-suffisante il faut alors construire l’ensemble des données idéologiques à cette réception. Ce qui est propre à l’œuvre dite conceptuelle est qu’elle contient les indicateurs de la déconstruction de ces processus interprétatifs que nous nommons esthétique. Il est possible d’en repérer trois : l’ontologie des supports, l’opposition ontologique dicible et visible et bien sûr la construction de l’idéologie, à savoir des modes autoritaires de réception. Enfin la cinquième indication laisse alors supposer la nécessité d’un rapport à ce que nous nommons une résistance ou même encore à ce que nous nommons une révolte. Pour le dire autrement, la somme des quatre précédentes indications – relation poièsis-poien ininterrompue, la présence de l’énoncé, l’intentionnalité et la rupture des processus ontologiques – sont ce que je pourrais nommer une résistance au sens où il a été et où il est nécessaire d’opérer un tournant dans les modes de relation, de regard et de garde à l’œuvre. [12 mars]

Le voyage dans les Dolomites. [15 mars]

Il semble que ce début de semaine soit l’entrée définitive du monde dans l’espace de la dictature. Il s’agit de penser le « monde », c’est-à-dire des pays et leurs relations. Le monde a atteint alors une forme de clôture irrémédiable. [19 mars]

Jean-Baptiste Carobolante vient donner une conférence sur le concept de spectralité. [20 mars]

Notre première hypothèse consiste à énoncer que cette tension à l’achèvement de la métaphysique et sa relation à une production artistique dite conceptuelle a atteint un point maximale dans les années 1960. Cela ne veut pas dire qu’elle est inexistence auparavant, mais cela indique juste que son point de crise est atteint dans les 1960. Or il est à noter que depuis les années 1960, cette relation est à nouveau occultée. Notre deuxième hypothèse consiste à supposer qu’il y a une relation « logique » entre l’achèvement de la métaphysique et l’art conceptuel. Cette relation logique est ce qui a été déterminé lors du dernier séminaire en tant qu’il suppose : relation poièsis-poien ininterrompue, la présence de l’énoncé, l’intentionnalité et la rupture des processus ontologiques. Notre troisième hypothèse consiste à affirmer que cette relation dite « logique » est en fait une relation « politique » et qu’il s’agit de l’épreuve d’une révolte. Cette révolte ne doit pas être entendue comme un processus historique mais historiale. Cela signifie qu’elle advient à un moment clé de l’histoire de l’usage des êtres en tant qu’il n’appartient qu’à notre épreuve de l’œuvre et de la pensée. En cela ce moment est unique. Notre quatrième hypothèse consiste à proposer une définition et ou plutôt une indication vers ce que peut être le tournant. À partir de ce qui est montré par Heidegger, nous dirons qu’il est 1. l’épreuve de la chose, 2. l’épreuve de la tekhnè, contre l’idée d’une hypostase de la technique, 2. l’épreuve nécessaire d’une relation au péril à la fois parce que l’aître de l’être est occupé et parce que nous sommes aliénés par l’histoire et enfin 4. l’épreuve d’une sollicitation vers le tournant. Notre cinquième hypothèse consiste à rapprocher ce que nous nommons révolte de ce qui a été nommé tournant. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie d’abord qu’il y a l’épreuve d’une crise sans précédent de l’objectivité. Cette crise prend forme à la fois comme critique d’un des modèles de fondation de la pensée occidentale, mais aussi – pour la question de l’œuvre – d’une crise de la relation fondatrice entre présentation et représentation des éléments du monde et enfin comme crise exemplaire de ce que nous nommons le poiètique en tant que, s’il nomme l’opérativité artistique, il n’a dès lors plus de relation directe avec la présentation du monde ni moins encore avec la représentation. Cette crise est complexe puisqu’elle suppose une réorientation de la pensée vers la question de la chose. Que signifie « chose » ? Elle signifie pour nous l’épreuve que nous avons du monde en deçà de sa transfiguration idéologique. Cela demande un long travail de déconstruction et de lecture. Il s’agit encore de faire face à une crise plus importante encore, celle de l’hypostase de la tekhnè, celle nommée par Hiedegger, la cybernétique. Autrement dit la gouvernance du monde par les dispositifs techniques. Cette épreuve est cruciale d’autant qu’elle est ouverte depuis une dizaine d’années à de nouveaux impensés ou à de nouvelles tâches : celle de l’interprétation de l’hyper-tekhnè, celle des data, celle de la techno-gouvernance. Il faudra répondre de ces tâches et de ces interrogations. Il s’agit de l’épreuve d’un péril en tant que pour l’histoire de l’être il y a une exemplarité de ce péril. Il s’agit encore une fois de la privation de l’espace et de l’aliénation. Enfin il s’agit de répondre à ce qui a été indiqué comme sollicitation de l’être dans ce que l’on nomme à la fois tournant mais ce que nous nommons résistance ou encore révolte. Cette révolte est ce que nous nommons « être modernes ». Le travail de la pensée, ou plus précisément la tâche de la pensée, commence ici. Notre sixième hypothèse consiste donc à nommer art conceptuel cette forme particulière de résistance et de révolte dans l’épreuve de la production, c’est-à-dire dans l’épreuve de la poièsis. C’est ce que nous interprétons de manière inaugurale dans les deux gestes de Marcel Broodthaers, celui de l’insincérité en 1964 et de celui de la critique de l’institution en 1968. [20 mars]

Faire une conclusion en six points au séminaire de cette année. Le premier consiste donc bien à affirmer que l’ensemble des contraintes et l’ensemble des crises irrésolues quant à la relation art et langage est bien un problème d’ontologie (à la fois des dispositifs mais aussi des supports et les objets) et qu’en tant qu’ontologie cela suppose donc un rapport autoritaire et infondé à la fondation. Par ailleurs si nous avons assumé une pensée du tournant nous ne pouvons plus penser à partir de cette fondation ontologique : il nous faut faire autrement. Je propose ici de tenter de penser dispositifs, supports et objets à partir de ce que l’on nomme la différence ontologique. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’étant n’est qu’à la condition d’une lumière, à la condition d’une visibilité qui est tout sauf l’être. En ce cas si une chose est différente d’une chose ceci est une différence ontique ; mais que le est ne soit pas le même, ceci est la différence ontologique. C’est cela qu’il nous faudrait être en mesure de penser. C’est cette différence qui constitue la tâche de la pensée. Le deuxième point indique qu’il importe donc que soit interprété ce qui a été nommé « conditions de lumière » et non l’interrogation sur l’être. Autrement dit ne pas interroger à partir de la métaphysique mais opérer un tournant et penser autrement les conditions de l’être. Le troisième point émet l’hypothèse que le plus gigantesque processus d’occultation a été celui qui a consisté à ne pas laisser advenir la puissance de la différence ontologique. Ce n’est pas tant la différence entre être et étant qui est occultée, mais profondément l’histoire des conditions de l’étant au profit unique de l’histoire de l’être. Or à partir de la phase du péril qui consiste à objectiviser et techniciser, on assiste alors à un oubli de l’être, au profit d’une forme exclusive de son « histoire », mais à laquelle en tant qu’être aliéné il ne peut plus appartenir. Quoiqu’il en soit la phase maximale d’occultation (en tant que relation silencieuse) a été réalisée sur l’histoire des « conditions de l’étant ». Le quatrième point ouvre alors à la possibilité d’une relecture complète de l’interprétation des relations historiques et historiales de l’œuvre. Cela signifie que si nous nous intéressons aux conditions de l’étant, alors nous intéresse d’autant les conditions historiales de l’œuvre plutôt que l’histoire de l’œuvre. Cette différence est fondamentale. Fondamentale ici signifie qu’elle ouvre un nouveau fonds disponible pour la pensée. Fonds qui avait été dès lors occulté par la métaphysique occidentale.

Le cinquième point consiste à dire que cette relecture comme crise est précisément ce que nous nommons la modernité. Est moderne celui qui s’intéresse au conditions de l’étant. Que signifie le terme condition ? La condition est ce qui aide à constituer autant que les circonstances qui déterminent. Le terme provient du latin condicio qui signifie la manière d’être et du verbe condicere qui signifie convenir, mais surtout s’accorder à dire. Ce qui indique alors que la modernité signifie : celui qui s’intéresse à ce qui aide à constituer l’étant autant qu’aux circonstances qui le déterminent en tant qu’il s’agit d’un accord et non d’une règle. Enfin sixième point, cela suppose qu’il y ait un engagement de l’être pour l’être et donc ce que nous nommons une sollicitation. Sollicitare dit en latin remuer, agiter (sollus, tout entier et ciere remuer, lui-même emprunter au grec kineien). Être moderne signifie encore être mis en mouvement à partir des conditions de lumière des étants et à partir de l’abaissement des modes ontologiques. Cela alors suppose et renvoie précisément à la lecture que nous avions faite du Dichterberuf de Hölderlin et à l’interprétation de cette sollicitation (beruf) en tant qu’éveil contre la technique, en tant que le souci est poétique (c’est-à-dire qu’il appartient à l’usage) et en tant que l’épreuve nouvelle de notre destin est dans la relation. [20 mars]

A été donné le banquet XIX Nutrisco & extringo à Angers à l’école des beaux-arts avec Julie Fortier, Dieudonné Cartier et les étudiants. [26 mars]

Recevoir un ouvrage du xvie siècle, publié en 1573 chez l’imprimeur Sessa à Venise : il s’agit de l’ouvrage de Giovanni Fabrini da Fighine (1516-1580), la traduction de l’œuvre du poète latin Horace en langue vulgaire. [28 mars]

Cinquante jours après les fleurs. [1° avril]

Bertrand Chamayou a donné au théâtre des Champs-Élysées les Douze études d’exécution transcendante (S. 139) de Franz Liszt. Elles ont été écrites entre 1826 et 1852 soit exactement entre quinze et quarante et un ans. Il s’agit pour Liszt de constuire une œuvre de l’épreuve de la maturité à partir de différentes épreuves, politiques, littéraires et métaphysiques. C’est probablement pour cela que ce cycle est aussi vertigineux et aussi diabolique dans son exécution. C’est encore pour cela que le titre – en langue française – indique qu’il s’agit d’une exécution transcendante, au point ou elle met en jeu l’épreuve de l’être (dans le jeu et la réception). En cela c’est une œuvre profondément métaphysique et radicalement moderne. [6 avril]

Il y a vingt ans je me tenais si distant dans les concerts devant les pianistes que j’écoutais ; aujourd’hui certains sont des amis. Cette sensation est étrange. [6 avril]

Éprouver un grand amour pour ce qu’on appelle la « salade russe ». Étrange objet de la gastronomie, inventé sans doute dans les années 1860 par le chef Lucien Olivier. Étrange encore parce qu’elle peut être aussi épouvantable qu’excellente, mais surtout parce qu’elle apparaît comme un plat tranditionnelle à la fois en Russie, dans les Balkans, en France comme salade russe, en Italie comme insalata russa, en Espagne comme ensaladilla rusa, dans les pays anglo-saxons comme Oliver salad, mais encore en Turquie et en Iran. Il faut bien choisir ses pommes de terres (à chair ferme) et les cuire lentement avec la peau sans aucune ébulition, puis les laisser complètement refroidir plusieurs heures. Les éplucher et les couper en dés, ajouter des dés cuits de carottes et une ou deux cuillères de petits pois cuits. Ajouter encore quelques petites câpres au sel, des olives vertes coupées en morceaux, des miettes de thon à l’huile, des morceaux d’anchois à l’huile et un œuf cuit dur coupé en morceau. Y ajouter une mayonnaise faite avec deux jaunes, de l’huile d’olive, du sel, du poivre, du vinaigre et du jus de citron. Bien mélanger et réserver au frais. Dresser en ajoutant sur la salade des filets de thon à l’huile et des filets d’anchois. [7 avril]

La misère de notre société consiste à produire l’opinion et l’autorité uniquement à partir de personnes qui n’ont pas de compétences. En revanche il s’agit alors de laisser ceux qui ont des connaissances, sans opinion et sans autorité. Une triste manière de transfigurer les positions d’Aristote sur les opérateurs, qui devaient être ouk eidota et apsukhoi. Nous aurons une fois de plus réalisé ce terrible projet aristotélicien, puisque nous sommes plus que jamais, mais moins encore que plus tard, sans-opinion et sans-autorité. [8 avril]

Émettons l’hypothèse que dans l’histoire de l’œuvre soit advenue une crise inégalée et qu’elle ait eu lieu dans les années 1960. Posons alors que cette crise soit déterminée à la fois par le tournant de la métaphysique et par l’apparition d’un art dit conceptuel et critique. Pour cette exposition intitulée Svolta, nous voudrions montrer l’épreuve, hasardeuse ou non, de deux événements qui ont eu lieu en avril 1964 : à savoir la première exposition de Marcel Broodthaers à la galerie Saint-Laurent à Bruxelles (du 10 au 25 avril 1964) et la conférence de Martin Heidegger donnée à Paris le 21 avril 1964 dans le cadre du colloque Kierkegaard vivant (du 21 au 23 avril). La conférence, lue par Jean Beaufret, porte le titre La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée. J’émets l’hypothèse, et même s’il s’agit sans doute d’un hasard, qu’il y a un lien puissant mais occulté entre le principe d’un art dit conceptuel et le principe d’une philosophie qui propose d’achever la métaphysique. La proposition de Marcel Broodthaers consiste à celer dans le plâtre cinquante exemplaires d’un recueil de poésie intitulé Pense-bête et de faire ainsi passer le statut d’une œuvre poétique à celui d’une œuvre plastique. Ce changement de paradigme est justifié par Marcel Broodthaers par un problème d’économie parce que le poétique ne fait pas « vivre ». Cette justification nous la nommons « principe d’insincérité », fondamentale à la compréhension de ce que peut être ce tournant. L’œuvre met en jeu une relation dialectique irrésolue (mais certainement insincère) entre le poème et l’œuvre plastique. Cette tension est nommée par Broodthaers « interdit de la lecture » (dans un entretien avec I. Lebeer en 1974) : cela suppose que si l’on veut lire le poème il faille détruire l’œuvre, cela suppose encore que si l’on veut conserver l’œuvre il faille détruire le poème. C’est cette tension qui est fondamentalement nouvelle et conceptuelle. Broodthaers indique encore que les « espaces » de l’un et de l’autre ont toujours été assigné d’un point de vue pratique et idéologique. Est alors profondément conceptuelle la non-assignation précise des espaces de réception. Et cela est en fait l’affirmation la plus radicale de la sincérité possible des formes contemporaines de l’œuvre. Ce qui est insincère est l’assignation de l’œuvre à des espaces déterminés et idéologiques et à l’économie. En somme s’expose pour Broodthaers deux questions cruciales : en quoi s’achève pour la modernité l’épreuve particulière de la poésie ? Dans l’interdit de la lecture. En quoi une tâche particulière et nouvelle est-elle alors ouverte à la poétique ? Or à la même date à Paris, Jean Beaufret donnait lecture de la traduction d’une conférence de Martin Heidegger intitulée Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens. Cette conférence s’ouvre sur deux questions cruciales : en quoi la philosophie comme métaphysique s’achève ? et quelle tâche alors demeure réservée à la pensée ? La métaphysique est ce qui « fonde » (les choses dans les objets, les étants dans l’être) : en cela la métaphysique justifie toute fondation dans l’« effectué », dans l’« objectivité », dans l’« esprit absolu », dans le « processus historique de la production » et dans la « volonté de puissance instituant des valeurs ». La tâche de la pensée consisterait alors à pouvoir penser en dehors de la métaphysique et de la science. Alors ce qui est le propre de la pensée, son « affaire » (Sache), est le « mouvement » et l’« état des choses ». Cependant il ne s’agit pas de saisir le mouvement et l’état à partir de l’occultation de la métaphysique (l’effectué, l’objectivité, le rationalisme, la production et l’institution) mais à partir d’un mode de pensée comme « non-retrait ». L’affaire de la pensée serait alors le non-retrait, serait la sollicitation dans le non-retrait. C’est cela que nous nommons le tournant. Quelles sont alors les conséquences pour la pensée de l’œuvre ? L’affaire de la pensée tient lieu d’une crise qui consiste à se détourner de ce qui a été assigné comme espaces idéologiques (à savoir l’effectué, l’objectivité, la raison, la production et l’institution des valeurs). Or c’est précisément le cas pour l’œuvre de Broodthaers et c’est précisément ce qu’il tente de montrer. Si l’affaire de la pensée est de tenir la « barre » pour en maintenir le cap alors l’œuvre est ouverte à la profonde insincérité de l’occulté, de l’économie et de la technique. Si l’affaire de la pensée est le non-retrait alors il s’agit de penser ce qui tient d’un « élément d’aventure » pour nous ; et s’il s’agit de la poésie, c’est parce que la poésie (Gedicht) et le poétique (gedichtete) sont l’affaire et la tâche de la pensée. [15 avril]

J’ai entamé ma thèse en 2007 à la suite d’une lecture de l’ouvrage de Giorgio Agamben Le Règne et la gloire  et à la suite de discussions autour de la constitution d’une archéologie du concept d’œuvre et d’opéravité, pour sa part et, pour ma part, d’une archéologie du concept d’inopérativité . Pour cela il avait fallu (et il faut encore) repérer des modèles d’interprétation de ces concepts. Et parmi ces modèles Giorgio Agamben ne cessait de citer et de revenir sur l’œuvre de ce jeune philosophe Furio Jesi. À ce moment là en Italie commençait un travail de publication des œuvres de Jesi (grâce au travail remarquable de Giorgio Agamben et d’Andrea Cavalletti). En France il n’existait absolument rien : nous ignorions absolument l’existence et l’œuvre de Furio Jesi. Agamben m’avait alors encouragé à traduire ses textes . Il y a encore tant à faire pour Jesi et tant de textes à traduire. Je crois qu’il est important de le faire parce que la pensée de Furio Jesi est forte mais surtout d’une extrême actualité. Elle est me semble-t-il une synthèse et une interrogation sur les relations entre l’œuvre et la politique, ou plus précisément entre la construction du mythe et l’élaboration de la pensée de droite. Pour le dire encore autrement et peut-être de manière encore plus radicale, elle est une interrogation sur les relations entre l’usage des mythes par l’œuvre littéraire et plastique et la pensée de droite (la culture de droite). Voilà ce qui me semble être la plus grande actualité de la pensée de Furio Jesi. Je me propose d’explorer quelques mécanismes de ce que Furio Jesi a nommé la « machine mythologique » pour amorcer une transition vers une lecture du concept de « silence des symboles ». Comment définir ce qu’est la machine mythologique pour Jesi ? Elle est ce qui produit les images des hommes [Fête, p. 44], elle est aussi et surtout une machine non transparente aux parois impénétrables [Fête, p. 45]. Jesi écrit ailleurs [Convivio, p. 157] qu’elle est une recette pour rendre les matériaux mythologiques morts et appétissants. La machine mythologique est donc ce qui produit les images à partir du mythe, elle est en cela essentiellement politique. Il faut alors comprendre que l’image qui est ici « produite » l’est en tant que ce que nous nommons un produit, en tant qu’il provient d’une technicisation [Convivio, p. 161]. Dès lors nous pouvons énoncer que la machine mythologique est ce qui produit les « images » des hommes de manière technique et en dehors de la « vision ». Comment définir son mode de fonctionnement ? Premièrement elle doit maintenir une occultation et d’une non-connaissabilité. L’occultation est due à l’impénétrabilité : elle est nécessaire parce qu’elle empêche supposément de « voir » deux choses : le vide de la machine (en soi le vide n’est rien d’autre qu’un dispositif idéologique) et la vacuité de la machine (en soi la vacuité n’est rien d’autre aussi qu’un dispositif idéologique). Ce qui signifie alors qu’il y a soit aucune donnée soit aucune méthode, ou sans doute même aucune des deux. Mais cela nous ne pouvons ni ne devons le voir. Nous devons avoir l’impression que ce qui produit nos images est à la fois d’une grande puissance et d’une grande conscience (l’idée de la technicisation). C’est alors pour cela que la machine mythologique ouvre à la non-connaissabilité : soit parce que les éléments « reposent en soi » et qu’ils n’appellent en cela à aucun mouvement, soit parce qu’ils échappent à la connaissance parce qu’ils appartiennent à des niveaux métaphysiques, magiques ou théologiques tels qu’ils sont exclus de tout rapport gnoséologie, soit encore parce qu’ils réclament des dispositifs techniques celés comme par exemple les mystères, les rites, le secret, le retrait, l’hypostase de la tekhnè, etc. Secondement le fonctionnement de la machine doit maintenir l’être dans un continuum mais jamais le faire advenir dans le différent. Ce continuum est à la fois l’immobilité des classes et à la fois l’histoire comme inscription de l’être dans le quotidien et le travail. C’est alors précisément pour cette raison qu’il y a nécessité d’une connaissance de la fête pour faire exploser ce continuum (de la classe et de l’histoire). Mais plus précisément encore – et c’est là un point essentiel – il s’agit, en tant que synthèse d’un continuum de classe et d’un continuum de l’histoire, d’un continuum de l’identité. Au fond ce que cherche profondément la machine mythologique c’est produire de l’identique et donc de l’identité. Elle peut alors gouverner au sens de ce que nous nommons une fonction politique, au sens ce que nous pouvons nommer une cybernétique (kubernètikè tekhnè) comme adhésion et comme principe de culture. C’est alors pour cela que la connaissabilité passe obligatoirement par ce que Jesi nomme l’espionabilité et ce qu’il nomme même précisément « espionabilité des différents ». Il écrit : « il est bien sûr impossible d’épier autre chose que ce qui est différent » [Fête, p. 41]. Cet énoncé est fondamental : l’espionabilité est alors à la fois le cœur de la connaissance et le cœur de ce qui est en mesure de faire exploser le continuum historique. Or, d’un point de vue étymologique différent est ce qui « porte à l’impossibilité de l’unité » et il est corrélé au divers en tant que c’est ce qui « indique l’impossibilité de l’unité ». Le différent et le divers sont ce qui doit être impérativement transformé dans le cœur de la machine en identité et en universel (autrement dit la culture). En conséquence il s’agit d’un problème politique car ce n’est pas la machine qu’il faut détruire mais la situation qui fait que la machine existe. En somme il faut détruire la situation qui fait que la machine est vraie ou est considérée comme vraie : ce qui le permet est l’espionabilité, la connaissance et le non-quotidien. Dès lors nous pouvons énoncer que le fonctionnement de la machine est occultation et non-connaissabilité comme maintien du continuum et de l’identité. À la fin de l’ouvrage La Fête et la machine mythologique, Jesi procède à une sorte de conclusion : « Qu’est-ce que la machine mythologique ? Nous la définissons comme une machine puisque c’est quelque chose qui fonctionne et, aux vues des recherches empiriques, qui semble fonctionner automatiquement. Quant à son type de fonctionnement et à la fonction qu’elle exerce nous devons pour le moment nous limiter à deux ensembles de données. D’un côté on peut observer que la machine mythologique est ce qui, en fonctionnant, produit de la mythologie : des récits « relatifs aux dieux, aux êtres divins, aux héros à ceux qui sont descendus dans l’Hadès ». D’autre part, il résulte que la machine mythologique est ce qui, en fonctionnant, calme partiellement la faim du mythe ens quatenus ens. Avec sa présence fonctionnante, la machine met en doute cette détermination ontologique du mythe en le plaçant dans le pré-être, et produit des mythologies qui ne sont même pas entes quatenus entes, mais plutôt entes en tant que produits de la machine.» [Fête, p. 113]. Il énoncé ainsi quatre points fondamentaux : c’est d’abord une machine parce que son fonctionnement est automatique. En cela elle produit de la mythologie (des récits et des images et elle calme en partie la faim du mythe. Cependant le problème est que le mythe lui-même est le produit de la machine. En somme la machine rompt toute possibilité du mythe comme usage, comme usage de la langue (muthos) au profit d’un dispositif que nous nommons muthoi-logos, arraisonnement des usages de la langue, autrement dit mythologie et qui produit à la fois celui qui a faim et celui qui se dévore (le mythe). C’est très précisément en cela la forme de la consommation métaphysique propre à la pensée occidentale (images et usages). Bien sûr « celui » qui a faim est à la fois le mythe (la machine produit des mythes qui dévorent d’autres mythes produits par la machine) mais aussi l’homme en tant qu’il ne cesse de réclamer d’autres mythes. La machine mythologique est donc ce qui produit le mythe et le dévoreur de mythe. La machine mythologique est donc ce qui produit l’image et le dévoreur d’image. Il est a noté que Jesi précise qu’il s’agit bien d’une « machine » parce que cela fonctionne automatiquement :  cela signifie qu’il s’agit bien d’un dispositif technique et qu’en ce sens produire est bien dans son sens moderne (faire advenir, créer) et non au sens antique de pro-duire (pro-ducere), celui de la poièsis (se présenter), celui du verbe poiein. Il s’agit de la différence entre présenter les choses et les produire mécaniquement, comme différence entre la poièsis et la production. Cette différence se trouve au cœur d’une autre thèse centrale de Furio Jesi, qu’il nomme le silence des symboles. J’émets l’hypothèse que cette thèse est en somme le fonctionnement le plus profond de la machine : le silence des symboles serait alors deux choses : d’abord le silence de symboles qui reposent en eux au point « qu’ils n’appellent aucune puissance qui les transcendent », ensuite le silence des symboles qui ont été nourrit par la machine même (puisque la machine produit les mythes qu’elle donne à manger aux mythes). Ce dispositif est ce que nous nommons la technisation des mythes et des symboles. Il suffit pour cela de maintenir a minima la valeur symbolique et d’y ajouter tout ce qui a été produit (par le machine) : les nouvelles valeurs, les nouveaux attributs, le nouvelle puissance de « décoration » . Jesi écrit à la fin de cet article : « l’hortus conclusus [à savoir le lieu de la puissance poiètique] n’est plus un jardin mais une maison fermée au monde extérieure et remplie d’objets manufacturés : éléments d’architecture, meubles, reliures de livres, miroirs, statues ». Dès lors que nous savons que nos espaces de la non-quotidienneté (la festivité, l’œuvre) autant que ceux de la quotidienneté (l’épiphanie et la présence) sont nourris par les machines mythologiques, alors il reste à maintenir l’épreuve fondamentale de la différence comme seul espace politique. C’est précisément pour cette raison que le travail de Furio Jesi a été de montrer les relations entre le mythe de l’œuvre (littéraire et plastique) et la pensée de droite (ce qu’il nomme alors culture de droite). Parce qu’une fois encore le problème n’est pas au fond la machine (car nous en faisons partie) mais bien les circonstances dans lesquelles nous affirmons qu’elle produit le vrai et l’identique et qu’elle empêche dès lors pour nous l’épreuve et la différence. [17 avril]

A été servie pour cinquante convives le deuxième banquet du projet Nutrisco & extingo au château d’Oiron avec les étudiants du l’école d’art d’Angers, Julie Fortier et Dieudonné Cartier. Dans la grande salle du premier étage avec les pièces de Daniel Spoerri. [20 avril]

Les êtres (occidentaux) sont devenus arrogants non pas tant par leur bêtise, mais par la satisfaction personnelle de la vacuité de leurs existences. C’est cela qui est devenu notre politique. [21 avril]

La médiocrité n’est plus un juste milieu, mais l’affirmation de la vacuité des êtres. [21 avril]

Il semble alors que cela ne pose aucun problème d’afficher et d’affirmer toute forme d’ignorance. La non-connaissance est une posture, une affirmation. En tant que telle elle s’affirme comme position d’autorité. C’est l’ouverture du facisme. [22 avril]

Les usages et les pratiques de l’exposition se sont fortement normalisées depuis une quarantaine d’année. Et ce n’est pas tant que nous ne puisons échapper au white cube ou à ce qui pourrait être son contraire, mais bien plutôt que les usages eux-mêmes se sont fondamentalement rétrécis. Ils se sont à ce point rétrécis parce que l’exposition n’est plus du domaine de l’invention mais uniquement du côté de la démonstration historique ou marchande. L’exposition est devenue un métier alors même que les lieux censés recevoir les expositions ont été « cédés » aux espaces didactiques et aux espaces privés. Dès lors la pratique de l’exposition, devenue professionnelle, normative, didactique et privée, c’est refermée sur des codes et des règles toujours plus strictes et toujours plus généraux. Une exposition peut avoir lieu n’importe où, par conséquent les usages des expositions sont les mêmes partout. En ce sens les pratiques curatoriales, techniques et peu inventives, ne laissent presque plus d’espace aux usages. Pour en saisir la différence, il faut se souvenir que l’usage est ce que nous pourrions nommer une manière d’agir en dehors des structures morales, tandis que la pratique est une manière d’agir en vue d’un résultat. Pour le dire autrement l’usage est éthique tandis que les pratiques sont techniques. Il semblerait alors que nos sphères contemporaines – mis à part quelques espaces de recherche – aient favorisée les dispositifs technico-moraux de réception de l’œuvre plutôt que ceux éthiques. Ainsi nous sommes absorbés dans des dispositifs ultra-normatifs et didactiques et en même temps exclus totalement de la sphère technique que nous devons juste contempler dans la puissance auratique des lieux d’exposition. Cette situation est historique et historique aussi l’abaissement de notre rapport d’usage à l’œuvre. C’est alors ce qui a prévalu à la fondation de ce projet de recherche 1723 Pratiques curatoriales. Il semble alors nécessaire de faire advenir en écoles d’art une interprétation de cette réduction et de cet abaissement et par conséquent d’initier d’autres types d’usages et de recherches. Le journal Kilomètres en est le lieu et l’épreuve. Si le numéro 1 s’intéressait à la manière de ranger les œuvres, le numéro 2 s’intéresse aux usages des œuvres exposées, tandis que le numéro 3 s’intéressera aux manières d’archiver les œuvres, etc. Ce qui signifie pour les trois premiers numéros, s’intéressent aux dispositifs taxinomiques, éthiques et historiques. Ce journal est le lieu de diffusion de nos recherches, il est l’objet de la deuxième année du projet 1723. La première année (2017) a fait advenir à l’école d’Arles une exposition qui a réduit drastiquement le nombre d’œuvre à trois (Yona Friedman, Aurélie Pétrel, Quentin Carrierre) pour « exposer » une structure en bois, un plancher et une fosse de lecture. Cette structure avait pour fonction première de « déplacer » deux marches au milieu de l’espace d’exposition et d’en changer ainsi les usages et par conséquent les pratiques. Mais tandis que d’autres usages advenaient et d’autres pratiques s’expérimentaient, d’autres critiques et formes d’hostilité se sont fait entendre : tout a été retiré. Mais nous avons expérimenté ce qui est tout à la fois une recherche sur l’usage et une recherche sur l’œuvre. Cette relation nous semble fondatrice de nouveaux usages. [24 avril]

Dans le cadre d’activités de recherche, j’explore depuis presque dix années le concept d’œuvre et la relation que celle-ci entretien avec la pensée, avec ce que nous appelons plus communément la philosophie. Or il y a plusieurs indices qui tentent de montrer que cette interrogation est propre à une actualité récente de l’histoire de l’être, à savoir celle issue des débuts du xixe siècle, celle issue de ce que nous pouvons indiquer comme « modernité », celle issue de cette crise de l’activité de l’être, irréparable en ce qu’elle induit la destruction du vivant et la confiscation de la vivabilité. Ces indices sont à mon sens, au moins triples : d’abord l’idée que le problème de la pensée occidentale est d’avoir « installé » l’être dans une dimension morale et technique de l’opérativité le privant ainsi de toute possibilité de penser et d’intégrer l’inopérativité. Ensuite l’idée centrale que nous devons achever de penser la philosophie comme une métaphysique, c’est-à-dire comme une technique consistant à penser ce que nous sommes uniquement à partir de fondations et de valeurs, nous privant ainsi de toute épreuve de l’agir et du présent. Cette achèvement de la métaphysique est le point central du projet SVOLTA, en ce qu’il tente, communément et collectivement d’en penser la puissance et l’actualité. Enfin, le troisième indice, consiste à penser que – au cœur de cette crise de l’opérativité et de la métaphysique – les activités artistique, poétique et philosophique se soient intéressées à interpréter avec attention ce que le terme grec ancien poièsis signifie, en tant qu’il montre et qu’il pointe quelque chose de central dans l’activité de l’être comme un « faire sortir », un « faire advenir », un « faire exposer ». Or les structures de la pensée métaphysique ont cherché dans les fondations ce qui pouvait ontologiquement et techniquement « séparer » (au sens propre ce que nous nommons un absolu) les activités et donc séparer et abaisser les niveaux de connaissances. Les êtres ont été séparés entre ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent pas, puis ils ont été enfin séparés entre ceux qui ne connaissent pas, ceux qui connaissent mais qui sont isolés dans les sphères silencieuses de la tekhnè et ceux qui ne connaissent pas mais qui exercent une transfiguration de la tekhnè en gouvernance : ceci a été indiqué d’abord comme une cybernétique (au sens grec d’une kubernetikè tekhnè, d’une technique de la gouvernance) puis au sens plus trivial d’une technocratie, c’est-à-dire d’une autorité de cette technique de la gouvernance). D’autre part, ces mêmes structures de la métaphysique ont « assis » cette puissance non pas sur une « connaissance en quelque chose » (sens antique de la tekhnè), non pas sur une manière de penser les relations (sens de la philosophie), non pas sur une manière de « faire exposer » les choses (au sens ancien et moderne de la poièsis), mais uniquement à partir de la fondation originelle : cela consiste à déterminer des principes (arkhè) et les figures de ces principes (archétypes) en tant que la forme d’autorité ne s’impose (ni dans la technique ni dans la philosophie ni dans l’œuvre) mais dans sa seule fondation (un « ordre » n’est donné que parce qu’il y un « ordre » pré-établi). Or cette situation ouvre l’histoire de l’être à une hyper-saturation de la métaphysique. C’est cela l’indication de la pensée moderne. D’autre part enfin, ces mêmes structures de la métaphysique ont affirmé les fondations des pratiques dite « artistiques », de la poièsis donc, en les absorbant dans les méandres abscons de l’esthétique, de l’ontologie des pratiques et de la séparation des pratiques. L’œuvre est alors assujettie à la technique ou au pouvoir : elle est un processus clos et formel de représentation. Ce qui signifie alors pour l’histoire de l’être, une privation de la politique et une privation de l’interprétation de l’opérativité. Or nous estimons que la crise centrale de la « modernité » est l’interrogation de ces processus occultants et l’interrogation des relations entre la pensée et la poièsis (c’est-à-dire l’œuvre). C’est précisément ceci que nous nommons être moderne, en tant que s’interroger sur nos modes d’existence dans la relation pensée et poièsis (que nous en soyons privés ou non). Notre hypothèse, ici pour le projet SVOLTA, est que les années 1960 ont été un moment d’intense activité quant à cette interrogation. En somme que les années 1960 ont été le centre de cette préoccupation à partir de la possibilité de penser la fin de la métaphysique et à partir de la possibilité d’ouvrir les pratiques à ce qui été nommé « art conceptuel ». Pour cela nous saisissons deux événements, qui ont eu lieu en même temps en avril 1964, la première exposition de Marcel Broodthaers qui parodie un passage de l’activité de poète à celui d’artiste, et la conférence de Martin Heidegger sur la « fin de la philosophie et la tâche de la pensée ». C’est cette tâche de la pensée que nous tentons d’indiquer, de montrer et de commenter. [1° mai]

Il y a des êtres qui sont inscrits dans la méchanceté. Ils sont l’épreuve de la mauvais fois et de l’égoisme. Il est impossible de travailler avec eux ni même de leur parler. [3 mai]

Il semble que nous soyons toujours emmerdés par des sociologues et des historiens. Il est à craindre, puisque nous ne cessons de devenir plus idiots, que nous soyons dominés par les deux disciplines les plus idiotes, la sociologie et l’histoire. [4 mai]

La gouvernance des médiocres. [4 mai]

Karl Marx est né le 5 mai 1818, il y a exactement deux cents ans. Karl Marx a contribué à indiquer deux crises irrémédiables pour la modernité : 1. après avoir transformé l’interprétation de l’être comme puissance en volonté (travail de la pensée occidentale et chrétienne), c’est-à-dire transformer la possibilité d’un « je peux » en un « je veux », il a fallu transformer la volonté en un dispositif de contrainte morale et en un équivalent valeur ; or cette transformation anéantit l’histoire de l’être dans celle du travail ; 2. la tripartition des agir (pratique, poétique, contemplatif) est l’origine d’une interprétation catastrophique du monde qui ne cesse d’affirmer les concepts d’ordre et de technicisation. Ce sont deux indications qui ne peuvent être occultées. [5 mai]

Avril 1964 Marcel Broodthaers (1924-1976) inaugure (du 5 au 25) une exposition à la librairie galerie Saint-Laurent tenue par Philippe Édouard Toussaint. Il a alors quarante ans. Il réalise pour cette exposition une œuvre pour laquelle il utilise les cinquante derniers exemplaires de son livre de poésie Pense-Bête auxquels il ajoute une sphère de plastique et qu’il colle dans du plâtre. L’artiste déclare sur le carton d’invitation (sérigraphie sur feuille de papier journal) : « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans…  L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me suis mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma production à Ph. Édouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent. Mais c’est de l’art, dit-il, et j’exposerai volontiers tout ça. D’accord lui répondis-je. Si je vends quelque chose il prendra 30 %. Ce sont paraît-il des conditions normales. Certaines galeries prennent 75 %. Ce que c’est ? En fait, des objets ! » L’œuvre ouvre alors à quatre paradigmes importants : 1. la poésie n’est pas rentable, 2. l’art consiste à faire des objets et cela semble rentable, 3. faire de l’art est donc insincère, 4. cela ouvre à un principe d’interdit (de la lecture). Nous ne discuterons pas ici de la non rentabilité de la poésie et donc de son achèvement parodique : la poésie s’achève parce qu’elle est, du point de vue de l’histoire moderne de la « production », non rentable. En revanche, pour Broodthaers, ce qu’on appelle « faire de l’art », n’est « en fait » que « produire » des « objets ». Rien de plus que ce qu’il nomme « quelque chose d’insincère ». Mais c’est lié à une histoire de la production et cela permet de « réussir dans la vie ». Ce que nous nommons « principe d’insincérité ». La même année, 1964, Broodthaers commence à s’intéresser aux moules. Il travailla sur des compositions avec des coquilles vides ou pleines de moules jusqu’en 1966. En 1964 il réalise Casserole avec moules fermées. Broodthaers déclare : « l’ouverture des moules dans la casserole ne suit pas les lois de l’ébullition, elle suit les lois de l’artifice et aboutit à la construction d’une forme abstraite ». L’enjeu pour Broodthaers est double : 1. continuer une expérimentation avec les objets et particulièrement ceux qui appartiennent au vernaculaire et à la vie quotidienne, ceux donc qui n’ont pas ou peu de valeur et ceux enfin qui sont en mesure de parodier la fascination pour le pop art. 2. ouvrir alors à un régime plus complexe de l’œuvre où l’objet, ici la moule, en plus d’être un objet est un « support » pour réaffirmer la puissance indispensable du littéraire (artifice) et la puissance indispensable de la modernité (abstraction). En 1966 Broodthaers réalise à Anvers l’exposition Moules œufs frites pots charbon. Dans la plaquette ou catalogue de l’exposition il écrit sur trois niveaux d’interprétation ce rapport à l’objet : la rhétorique, le poème, le théorème :  « Ma Rhétorique. Moi Je dis Je Moi Je dis Je / le Roi des Moules Moi Tu dis Tu / Je tautologue. Je conserve : Je sociologue. / Je manifeste manifestement. Au niveau de / mer des moules, j’ai perdu le temps perdu. / Je dis je, le Roi des Moules, la parole / des Moules. Poème. Tout est œufs. Le monde est œuf. Le monde est né du grand jaune, le soleil. Notre mère, la lune, est écailleuse. En écaille d’îuf pilées, la lune. Poussières d’œuf, les étoiles. Tout, œufs morts et perdus. En dépit des gardes, ce monde-soleil, cette lune, étoiles de trains entiers. Vides. D’œufs vides. Théorèmes. 1. Une moule cache un moule et vice-versa. 2. La pipe de Magritte est le moule de la fumée. Une fabrique est le moule ancien de la fumée. 3. Tout objet est victime de sa nature, même dans un tableau transparent la couleur cache la toile, et la moulure, le cadre. 4. Un objet est invisible quand sa forme est parfaite. Exemples: l’œuf, la moule, les frites ». Que faut-il entendre ici ? D’abord que la moule est un prétexte à plusieurs réflexions :  1. déconstruire parodiquement la fascination moderne pour les objets (ce n’est pas l’artefact mais l’objet de la nature) et la fascination pour le pop art. 2. montrer un schéma propre à l’activité moderne : rhétoriquepoèmethéorème. Qu’est-ce que cela signifie ? De l’usage politique de la langue, à l’usage poétique de la langue (chez Broodthaers il s’agit du passage de l’affirmation de soi à l’affirmation de l’objet) à l’usage théorématique de la langue. Le théorème est issue de l’activité théorique. Leur racine est le terme grec theâ qui signifie la vue. Or si la théorie consiste à regarder, le théorématique consiste à donner une image (le théorème). Or on connait (théorème n° 2) la fascination de Broodthaers pour Magritte et pour la Trahison des images, tableau de 1929. 3. il y a donc un double problème : la trahison des images et l’insincérité des objets. 4. il faut alors faire l’épreuve dans le poétique, d’une épreuve de la tautologie : mais une tautologie double. La première est une tautologie linguistique : moule et moule. la seconde est une tautologie formelle qui coniste à rendre invisible sa « nature ». Or pour Broodthaers la moule (comme l’œuf et la frite) sont invisibles, c’est-à-dire qu’elle a réussit à ne plus être victime de sa nature. 5. Qu’est-ce qu’être victime de sa nature ? C’est ce qui clôt l’objet dans la fonction idéologique assignée et qui la prive de toute possibilité de poétique. Et puisque la moule sait se rendre invisible à sa nature elle est ouverte à la poésie. 6. Le travail qui suivra (ouverture en septembre 1968) est le Département des aigles. Autrement dit l’objet qui sait le moins se rendre invisible à sa nature. Donc l’objet le moins poétique, le plus assigné et le plus idéologique. Département des aigles, musée d’art moderne occupa Broodthaers de 1968 à 1973. 7. enfin le problème central de « l’interdit de la lecture » (entretien avec Irmeline Leeber en 1974 in Catalogue-catalogus).  Ce qui a été la révélation de Broodthaers dans son activité artistique est ce qu’il nomme interdit de la lecture. L’œuvre celée dans le plâtre signifiait l’interdit de la lecture du poème. Soit on lit le poème et on détruit l’œuvre : soit on garde l’œuvre et on détruit le poème. Voici ce qui est au cœur des dispositifs de la création. Ce qui nous est adressée est une interrogation sur notre relation à l’interdit de la lecture. Jusqu’où et comment l’acceptons-nous ? Ce qu’il nomme ici les objets vides. Et cela induit alors une dimension conceptuelle et politique à l’œuvre. [6 mai]

Il n’y a pas de hasard. Des contingences. Autrement dit que les choses peuvent advenir, ou plus brutalement « tomber ». En somme les choses n’ont pas de qualités, ou plus exactement elles devraient pouvoir demeurer sans qualité. La seule puissance que nous pouvons percevoir d’elles, est la « possibilité » qu’elles ont de d’« arriver ». Parce que nous ne sommes pas en musure d’en percecoir plus. Ce que je montre ici est la puissance d’advenir de deux événements. Il ne peut plus s’agir d’un hasard, c’est une contingence. Ce qui nous intéresse est de produire une image non fondatrice de ce qui est advenu. Deux événements qui malgré tout se font face, parce qu’il persiste dans l’histoire de ce qui est à notre disposition et de ce qui nous est parvenu. Je n’ai pas d’autre ambition que de montrer l’image d’une possibilité, sans jamais vouloir montrer l’image d’une qualité quelconque. SVOLTA est cette image. Elle est la tentative de montrer des images sans qualité mais est la tentative de montrer des images de ce que nous pourrions nommer des possibilités. L’œuvre n’a pas de qualité. Elle n’advient que comme ouverture au mouvement et à l’actualité. Elle est cette réclamation à l’ouverture en tant que tâche de l’agir et de la pensée. [7 mai]

M’intéresse cette citation de Mallarmé qui dit que la poésie n’est pas l’art des idées mais celui des mots. Si c’est cela, alors et malgré les apparences, cela pourrait indiquer que Broodthaers n’aurait, en fait, jamais, cessé d’être poète. Ce qui pourrait encore indiquer que l’intention du principe d’insincérité, ne soit jamais vraiment advenu. Mais alors en ce cas qu’elle serait la réelle différence entre un poète et un artiste ? L’art des mots face à un art des images ? Sommes-nous si certain de cela ? Je lis alors que Broodthaers soit un méta-artiste. Comment penser cette formule ? Qu’est-ce qu’elle indique ? Comment comprendre le méta- ? Comme une co-existence ou comme une succession ? Autrement dit ce qui participe ou ce qui vient après ? Cela pourrait alors signifier que Broodthaers est un artiste en tant qu’il co-existe avec le poète ou bien qu’il est ce qui vient après l’artiste. Comment comprendre cela ? [7 mai]

Les gloses, qui viennent se construire autour des textes, comme autant de marginalia écrites par des amis. C’est-à-dire ceux qui font du liens et ceux qui écrivent et formulent les liens de la pensée. En somme ce que l’on nomme philosophie. Ce qui est ici fascinant est la manière avec laquelle les commentaires ne cessent de contourner et de carresser le texte, jusqu’à presque le faire disparaître. Ce qui est fascinant encore est la manière avec laquelle le commentaire ne cesse d’ajouter des niveaux de complexité : en somme commenter et expliquer c’est complexifier, en somme écrire, produire des liens c’est fabriquer cette image de la compléxité. Parce que la complexité est la seule forme possible, entre nous, du respect. [8 mai]

L’être s’effondre dans son histoire à laquelle il n’a plus aucun moyen d’accéder. Nous sommes privés d’histoire et pour autant plus que jamais traumatisés. Nous sommes privés d’histoire et cependant celle-là même ne cesse de nous asservir toujours plus. Nous sommes vides : épuisés par des activités inutiles, harassés par une autorité et une technocratie brutale, contraints à la non-connaissance, contraints à n’être que des réceptacles idiots de la marchandise. L’humanité est catastrophique parce qu’elle n’œuvre plus, c’est-à-dire qu’elle ne produit plus avec joie ce qui est nécessaire à son existence, et parce qu’elle n’a plus aucun idée ni projet. Elle attend bête et agressive. C’est cela la misère. [8 mai]

À l’origine il s’est agi de donner une série de commentaires publics sur le concept de luxe [2 oct. 2016 pour la première version]. Il s’agissait de commenter ce qui avait été nommé une « existence luxueuse ». Il fallait d’abord se douter qu’il y aurait un piège en ce que le sens commun d’une existence luxueuse semblait à la fois trop indigente et surtout semblait politiquement irrecevable. D’abord parce que toutes les existences luxueuses entraînent en soi la destruction du monde et d’autre part parce que l’inégalité des êtres est à ce point catastrophique qu’il aurait été à la fois douteux de revendiquer d’une existence luxueuse, existence à laquelle, par ailleurs, nous ne participons pas vraiment. Il fallait alors lever un piège, il fallait aller regarder sous les habits du luxe pour tenter de proposer quelque chose. Il fallait alors recourir à un processus philologique. Le premier commentaire consiste alors à montrer que le terme de luxe apparaît pour la première fois en français en 1607 dans le Thresor de Crespin. Le terme est donc tardif en français et il indique dès le début un comportement social. Le terme n’existe ni en français médiéval ni en occitan médiéval que sous le sens de luxure et de débauche (les Latins utilisaient le terme luxus au sens de l’excès et de la débauche mais ils préféraient utiliser le terme deliciæ pour parler de ce nous entendons par luxe : le terme provient du verbe lacio, attirer, faire tomber sans un piège. Il n’y aurait pas de terme pour désigner ce qui identifie et ce qui désigne le lieu social de l’être. Il est à noter – hasard ou conséquence – que le terme « capital » apparait quant à lui en 1606 dans le Thresor de Nicot. Il semble alors important de saisir que la modernité du xvie est la construction de cet espace nouveau où le bien est le signe capital de la valeur de l’être.  Le deuxième commentaire consiste à montrer qu’il y a trois sens particuliers à entendre : un sens moderne comme interprétation d’une pratique sociale de dépense et de consommation, un sens plus ancien d’une consommation improductive et un sens ancien de ce que je nomme un « entourage » (et qui s’oppose ainsi fondamentalement au sens de la possession et de l’acquisition). Le troisième commentaire consiste à montrer que le terme latin luxus est un terme assez péjoratif qui signifie quelque chose de l’excès et du faste (et le terme luxeriare : être surabondant). Or la langue grecque possèdent quant à elle trois termes pour expliquer ce concept : le terme poluteleia (ce qui est somptueux), ploutos (la richesse et le faste) et le terme kosmos (la parure et la richesse) qui ouvre un chemin d’interprétation vers le concept d’une kosmétikè teknè comme technique d’appareillage du réel. Le luxe (l’existence luxueuse) signifie une disposition d’apprêt de l’être pour qu’il tienne place en monde. Le quatrième commentaire consiste à rappeler la racine archaïque lik* qui forme les verbes luere (couler), fluere (s’écouler, s’amollir) et polluere (mouiller, profaner, séduire). C’est aussi la racine du verbe louô qui signifie laver, baigner, mouiller et baptiser (latin lavare et français laver). Plus intéressant encore est l’existence d’un participe passé devenu adjectif lavatus qui signifie brillant et somptueux, et surtout d’un substantif la lautitia qui signifie le luxe et le faste. En ce sens le terme lautitia s’oppose à la fois au sens péjoratif de luxus comme excès et au terme laetitia (la joie). La laetitia est l’émanation de la puissance d’agir tandis que la lautitia est l’émanation de l’être. Le cinquième commentaire consiste à rappeler que la racine lik* a aussi formé le verbe licere et la forme impersonnelle licet : il est permis (origine du terme français loisir). Mais licet a un sens particulier, celui d’avoir la possibilité de vendre. Est « libre » pour la pensée latine celui qui a la possibilité de vendre des choses et donc celui qui ne peut pas être vendu. Celui qui atteint une existence luxueuse est alors celui qui ne peut ni être esclave au sens antique ni esclave au sens moderne. C’est cela la condition du luxe, cette résistance fondamentale. C’est cela le travail de la politique, nous accorder ces existences luxueuses en tant que nous ne puissions être esclaves. Or la modernité à transformé la figure de l’esclave en celui du salarié, puisque pour la somme du travail accompli nous sommes « payés » en fonction de notre « valeur ». Ce qui signifie que les êtres sont fondamentalement déterminés par l’inégalité.  Enfin le sixième commentaire, par voie de conséquence le choix de l’Occident (malgré la pensée chrétienne et en absorbant le concept du serviteur) est celle de devoir continument vendre pour ne pas être vendu. Le capitalisme ou la loi terrifiante de la pensée moderne est ici. Ce qui semble important de montrer est que le terme luxe est un terme tardif qui indique un passage saisissant dans l’histoire de l’être : le luxe comme entourage et surtout comme une manière particulière de s’entourer du monde comme pour en être « enduit » ou recouvert à un concept du luxe comme une manière d’accumuler du bien signe de la valeur. C’est la puissance du capitalisme. Nous avons perdu cette puissance d’entourage, nous avons perdu une manière de faire advenir le monde autour de nous. Le capitalisme équivaut à la destruction du monde pour la production de ces biens. Nous avons perdu l’entourage du monde et le monde pour n’être entouré que d’objets vides. Nos existences luxueuses ne tiennent pas aux objets mais à la teneur ambiantale qui nous entoure et nous étreint. Nous sommes dès lors hors de toute lætitia et toute lautitia. [8 mai]

Il est toujours particulièrement périlleux de faire ou de vouloir faire une conclusion après un colloque. Il ne s’agira donc pas tant de conclure que d’indiquer quelques pistes de réflexion à la fois pour être en mesure de saisir une synthèse mais surtout pour pouvoir ouvrir à une poursuite des réflexions. Le sujet du colloque était l’appréhension et l’étude des relations historiques et conceptuelles entre ce que l’on nomme art et langage entre texte et image, puisque ce sujet est à la fois d’une grande actualité mais aussi parce qu’il occupe une part conséquente des recherches dans une école d’art. Dès lors durant plusieurs séances nous avons travaillé à élaborer un cadre de départ et enfin une indication vers la possibilité d’une conclusion. Notre point de départ a consisté à proposer différents types de relations entre art et langage, entre texte et image : la relation de commentaire qui est entretenue entre l’œuvre et le discours, autant que la relation de « traduction » qu’il faut entendre à la fois comme passage d’une langue à une autre mais aussi et surtout d’un langage à un autre, instaurant ainsi des dispositifs nouveaux pour la production et la réception de l’œuvre. Nous avions proposé la relation de fiction entre l’œuvre et le langage, puis encore les relations conceptuelles, politiques et poiètiques. Nous avions enfin proposé que tout cela soit entendu et interprété à partir de l’indice crucial de la pensée broodthaersienne de l’insincérité : cet indice permet de prendre en compte les jeux de manipulation et surtout la nécessité de s’écarter de tous dispositifs de contraintes comme ceux de la vérité et de l’ontologie.

Après avoir écouté l’ensemble des interventions de ce colloque, il semble que nous puissions alors proposer un schéma encore plus complexe de la manière avec laquelle ces relations ont été pensées. Le premier point a consisté à revenir sur la question de la modernité pour montrer qu’elle n’était pas suffisamment en mesure d’indiquer cette tension parce que l’histoire de l’œuvre n’a cessé de montrer les relations contiguës entre art et langage et texte et image. Le deuxième point a consisté à prendre la question de la métalepse et de l’allographie : il s’agit alors de comprendre que l’œuvre a recours à divers procédés dont celui de l’imbrication des dispositifs narratologiques et celui d’une confusion plus ou moins forte et souvent nécessaire, de la posture de l’énonciateur ou du producteur. Le troisième point a consisté à s’intéresser au montage et à la construction de l’œuvre et du récit de l’œuvre : en ce sens l’œuvre et la monstration de l’œuvre nécessite un recours à la construction d’un récit de son propre montage et de sa propre monstration, comme figure de l’artiste, comme figure de l’exposition, comme mythe de l’œuvre et comme signature de l’œuvre. Le quatrième point a consisté à penser la fondation d’une iconologie et d’une iconologie politique. Il s’agit en cela de montrer que les relations textes et images, art et langage sont un des axes majeurs de ce que nous nommons « culture » et qu’en cela ils définissent le champ des études visuelles. Le cinquième point a consisté à penser les relations entre poétique et traduction en ce que la relation art et langage est le matériau central de l’opérativité artistique en tant qu’il est à la fois une puissance de la pensée comme mise en liens des espaces de la représentation et la forme dynamique de tous nos modèles de traduction comme passage d’une langue à une autre, comme passage d’un langage à un autre. Enfin le sixième point a consisté à penser le concept de fin de la métaphysique comme indice nécessaire dans la philosophie moderne pour comprendre l’intérêt accru de cette relation pour la pensée et la création contemporaine. Ainsi le colloque Arts & Langages a proposé une analyse de ces relations à partir de six grands domaines de recherche : la définition de la modernité, la question de la métalepse, le récit littéraire de l’œuvre et le montage, l’iconologie, le poétique et la traductibilité et la fin de la métaphysique. Tous ces champs sont ouverts. [9 mai]

Le livre d’artiste demeure structurellement et conceptuellement un « livre », produit et conçut par un artiste. En tant que tel il a toute possibilité d’user et d’utiliser les modèles propres de ce que nous nommons un livre (unité, foliotage, reliure) ainsi que ses dispositifs techniques (reproduction, faible coût, diffusion). Le livre d’artiste est en cela une interrogation sur les mises en commun et sur les moyens de diffusion. Ce qui en fait alors un «livre d’artiste» est la capacité d’interprétation de ce « commun », en ajoutant sur ce livre divers processus (performatif, sculptural, etc.) ou bien encore divers dispositifs (virtualité, interaction, etc.). Mais c’est surtout la capacité d’interprétation de ses moyens de diffusion : le livre comme l’œuvre (cela s’intègre à leur histoire) sont des objets absorbés, occultés et écrasés dans leur destin. Leur destin est à la fois d’ignorer systématiquement l’épreuve du récepteur et de ne pouvoir rien faire avec l’espace critique. Le livre autant que l’œuvre sont livrés orphelin à l’histoire critique et au destin muséal. Or le livre d’artiste semble pouvoir résister à cela en faisant advenir une épreuve de l’adresse (celle d’un commun, d’une fabrique de l’espace critique, d’une négation du destin). Le livre d’art en cela est ouvert et doit demeurer sans histoire. [11 mai]

Ouverture de l’exposition Svolta à Arles. Ce que je ne parviens pas à interpréter avec la philosophie, j’en fabrique une image. Ici les liens entre la première exposition de Marcel Broodthaers et la conférence de Martin Heidegger sur la fin de la philosophie. Faire une image qui indique ce qui ne peut s’interpréter. Inviter des amis à venir construire cette image. [16 mai]

Le village de Romme dans les montagnes, la maison d’Aurélie, le four du village allumé, la table commune, les bouquets de fleurs. [26 mai]

Jérôme Poggi me parle de la formule duchampienne « aimer tes héros » (métro). [29 mai]

Le banquet XX Nunc est bibendum a été servi à Arles aux Alyscamps pour deux cents personnes. La formule d’Horace (Odes I, 37) est Nunc est bibendun, nunc pede libero pulsanda tellus qu’il emprunte à Alcée de Mytilène Νῦν χρῆ μεθύσθην. [8 juin]

« Je crois que le résultat qui est atteint est une mise en question de l’art au travers de l’objet d’art qui est aigle. Aigle et art sont ici confondus. En somme mon système d’inscription, plus l’atmosphère générale due à la répétition de l’objet, plus la confrontation avec la projection publicitaire invite je crois à regarder un objet d’art c’est-à-dire un aigle, je dirai un aigle c’est-à-dire un objet d’art, selon une vue vraiment analytique, c’est-à-dire séparer dans un objet ce qui est art et ce qui est idéologique. Je veux montrer l’idéologie telle qu’elle est et empêcher que l’art serve à rendre cette idéologie inapparente, c’est-à-dire efficace. Parce que je crois que dans un objet d’art quand on en montre l’idéologie en même temps on la démasque, et en même temps on respecte sa valeur artistique, son jeu des formes et des couleurs. Je n’attaque pas la musique en quelque sorte, j’attaque les musiciens et le public. », Marcel Broodthaers, 1972, Dusseldorf, Musée d’art moderne, Section des figures. [11 juin]

L’impuissance intellectuelle et l’ignorance, rendent brutaux. Nous ne sommes dès lors que gouverner de cette manière, à tous les moments de notre vie professionnelle et matérielle. Non seulement c’est usant, mais aussi d’une extrême violence. Nos conduites sont pathétiques. [12 juin]

La philosophie est une manière de penser le monde, les objets du mondes et les événements à partir de l’histoire de la pensée. Elle est donc une manière de mettre en relation les histoires de la pensée. La théorie quant à elle est une manière d’observer le monde, les objets du monde et les événements. La théorie fait un pas de côté en ce qu’elle ne procède pas d’une histoire de la pensée mais d’une observation de nos modes de pensée et de faire. La philologie est une manière de penser le monde, les objets du monde et les événements à partir du langage. Elle est une manière de mettre en relation non pas la sophia mais les logies (les logoi), c’est-à-dire nos manières d’assembler les éléments du monde à partir du langage. Ainsi nous avons trois manières de saisir le monde (à savoir les relations entre le réel et la réalité), la pensée, l’observation et les langages. Trois manières de saisir et trois manières de restituer. Et ainsi de produire une histoire des concepts pour la pensée, une histoire linguistique pour la philologie et une histoire théorématique pour la théorie. Ici, c’est cette histoire qui nous intéresse, en ce que la théorie est une manière de poser son regard (théa) sur les objets et les événements du monde. Mais si la théorie est une suspension de l’activité elle est une manière, différente de la philosophie, de restituter ce qui nous entoure. Cette restitution porte le nom de théorème, en ce qu’il est à la fois ce qui est observé, ce qui devient une fête, ce qui fait recherche et, en somme, ce qui fait image. Le théorème est en quelque sorte une image du monde et des relations entre les éléments du monde, dès lors que nous ne sommes pas en mesure de le faire avec le recours seul de la philosophie. Ce qui ne peut se dire par le concept, doit pouvoir advenir sous une forme théorématique. Au moment où le concept s’épuise, il faut avoir recours au théorème comme « image » de ce que la pensée construit comme intensité et comme relation. C’est pour cette raison que le théorème est à la fois une fête, une puissante fête qui ouvre l’être à la possibilité de cette intensité, mais aussi une recherche, presque infinie, ouverte, de mise en relation, de mise en tension, sans conservation, des liens et des manières avec lesquelles nous produisons des liens. L’œuvre en soi n’est jamais autre chose que cette intensité. À la fois chuchotement et mise en discussion. [12 juin]

L’ignorance est le fondement du drame de nos politiques. Je dis bien ignorance et non pas non-connaissance, préférant laisser à ce concept sa puissance comme mode d’appréhension du réel hors de toutes techniques. L’ignorance est à la fois l’état de fait de absence de connaissances, mais surtout cette manière de le revendiquer. Or elle devient un mode de gouvernance et un mode d’autorité. Nous ne construisons pas le monde à partir de la connaissance, nous le technicisons, nous en séparons ces modes de représentation, nous spécialisons et nous laissons la majorité des êtres demeurer ignorants non pas exactement de ce qui se passe mais surtout des raisons pour lesquelles les choses adviennent. Gouverner des êtres ignorants par des techniens du non-savoir, cela confère une détérioration des conditions de la vivabilité et du monde. Soit ils gouvernent en imposant toutes les formes de l’ignorance, soit ils gouvernent en ignorant tout de ce qu’ils font. [19 juin]

Dipartimento degli avvoltoi est un projet pour la Biennale Gherdëina. C’est un banquet servi pour 200 convives le 23 juin (date anniversaire de la naissance de Déodat de Dolomieu), c’est la présente édition de 16 cartes et c’est enfin un dispositif d’une boîte d’archives contenant une édition qui expose les recherches qui ont été menées et les documents accumulés. Le projet a commencé avec la découverte de la saga dei Fanes et la présence de ce qui est alors nommé variul de la flüta et qu’il faut traduire par vautour de flamme, avvoltoio della fiamma. La présence unique dans le contexte européen d’une saga et d’une figure positive du vautour a été le début d’une recherche littéraire, théorique et plastique autour de cette figure fascinante du vautour. Il devenait alors évident que cette figure mythologique, unique en Europe permettait de remettre en cause l’omniprésence de celle de l’aigle et de ses limites mythiques, symboliques et critiques. Il y avait une opportunité unique pour élaborer un travail sur le vautour et le penser par delà les valeurs les plus normatives, les plus creuses et les plus idéologiques de l’Occident. C’est pour cela encore qu’il n’était pas possible que cela n’entre pas en résonnance avec le projet Musée d’art moderne, Département des aigles de Marcel Broodthaers (1968-1973). Il s’agit ici d’une citation et d’une parodie : nous produisons cette fois un département des vautours parce que l’enjeu de l’œuvre est sans doute toujours de nous inscrire dans la possibilité de déconstruire les idéologies et d’ouvrir l’être toujours un peu plus aux processus mythogénétiques, c’est-à-dire ceux du partage (ici le banquet) et de la lecture. [22 juin]

Banquet XXI Dipartimento degli avvoltoi, servi pour deux cents convives dans la ville d’Ortisei dans l’Alto Aldige, dans le cadre de la biennale Gherdëina, curatée par Adam Budak. [23 juin]

S’ouvre de nouveaux paradigmes de la représentation de l’œuvre et de l’artiste. Ils sont en sommes deux : le premier consiste à trouver toutes formes d’alliance avec le marché et avec le capitalisme. L’art est produit par et pour les riches qui en restituent une partie sous forme de spectacles pour le commun. C’est sans doute pour cela que pulullent les biennales comme excellente manière de nourrir le marché et de servir au commun une image de la production et de l’œuvre. Par conséquent l’œuvre doit pouvoir assumer silencieusement ce rapport au capitalisme tout en affichant une manière de saisir le monde. Advient alors le second paradigme comme renforcement tout puissant de ce que nommerons ici « romantisme ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il faut entendre par romantisme une manière de présenter le monde alors qu’il a subi une transformation pour être présenté selon un certain nombre de codes. Le romantisme est une manière d’évoquer et de parler du monde à partir d’une puissance romanesque, il est surtout une manière de saisir le monde à partir de la singularité et de l’expression de soi. Le romantisme est une manière de penser le monde à partir de soi et de codes de transfiguration : il est une négation de tout ce qui pourrait s’apparenter au commun et à la fin de la métaphysique. Or quand le vivant est intenable et les régimes politiques absolus, alors le romantisme est un repli stratégique évident et vide et il est possible de justifier les formes les plus stupides : hyper puissance fantasmée de l’artiste, métaphores, citations vides des formes antérieures, formes creuses, affirmation et mésusage de la technique, monumentalité, jeux formels et spéculaires et inintérêt pour les contenus. Exposer des formes vides et faire croire à la puissance transfigurante de l’artiste. Nous atteignons le fond le plus ahurissant de la bêtise. [24 juin]

Voir l’exposition sur le Pontormo au Palazzo Pitti. Il y eut celle au Palazzo Strozzi en décembre. Voir en si peu de temps la Déposition restaurée et sortie de sa chapelle de Santa Felicità, voir la Visitation, restaurée et sortie de la Pieve di San Michele de Carmignano, voir le Hallebardier, revenu de Los Angelles, voir le jeune homme au béret rouge sorti d’une collection privée. L’œuvre de Pontormo est complexe, parce qu’on ne sait encore lui attribuer la place nécessaire dans l’histoire de l’œuvre. Certes nous sommes fasciné par la puissance des visages et des compositions, certes nous sommes encore embarassés des multiples mésinterprétations historiques, certes nous sommes intrigués par une œuvre dont plus de la moitié a disparu, certes nous sommes excités par ce peintre qui a traversé la première moitié du xvie siècle, certes enfin nous sommes fascinés par celui qui a écrit le plus intrigant journal de travail. Cependant il reste à trouver une place pour cet artiste qui n’est aucune de celle de ces contemporains. Je crois qu’à vouloir faire devenir Pontormo une figure de la dépression, nous n’avons jamais compris à quel point il était au contraire un personnage profondément civil au sens d’une double implication, celle d’un peintre entretenant des relations avec les puissances économiques et politiques et celle d’un peintre profondément politique et conceptuel dans sa manière de penser le monde, les images du monde et les relations que nous entretenons aux images du monde. La Visitation de Carmignano révèle des couleurs d’une intensité incroyable. Mais nous le savions. En revanche la restauration a révélé, là où sont les deux petits personnages en bas à gauche, que derrière le mur sur trouvait un âne. Cette exposition était l’occasion de voir les réalisations du peinture à la fin des années 1520 dans cette période politique si complexe. Deux portraits, sans savoir précisément qui, un jeune homme habillé en hallebardier, un autre jeune homme habillé en noir avec un béret rouge. La même position, la même taille, l’un la bouche entrouverte, l’autre non, l’un en habit clair, l’autre noir. Ces visages ont dit et témoigné. Aujourd’hui nous ne le savons plus. En revanche se maintient, plus que jamais et à la faveur de l’anonymat, deux choses : d’abord la manière du peintre, cette manière de représenter, de construire et d’établir un portrait, puis il y a les détails, rares mais essentiels pour comprendre les images. L’image chez Pontormo n’est pas combinatoire mais conceptuelle : elle ne suppose pas un jeu complexe de combinaisons entre différents éléments contenus dans le tableau, mais au contraire la saisie immédiate de l’image dans sa puissance conceptuelle. En cela l’image doit construire un effet. Et c’est cet effet qui porte et conduit la teneur conceptuelle. Je crois que la puissance picturale incroyable du Pontormo se situe ici. [26 juin]

J’avoue aimer profondément la ville de Bologne. Elle est évidente et belle. [27 juin]

Traverser l’Italie en train du nord au sud, depuis les confins de la frontière autrichienne aux confins de la Sicile : Bolzano, Bologna, Firenze, Salerno, Palermo. Près de mille six cents kilomètres. [28 juin]

Voir Stromboli depuis les côtes de la Calabre. Voir aussi l’état de délabrement et d’abandon. S’émerveiller et pourtant y voir toutes les formes consternantes des dégradations que nous produisons. Voir Alicudi depuis les côtes de la Sicile. [28 juin]

Palerme est assez brutale, malgré un charme immense. Cela tient sans doute à cette idée étrange que la brutalité est un signe de puissance. Quelque chose d’archaïque et pourtant si actuel. C’est sans doute cela qui donne au charme palermitain cette profondeur dérélictoire. [29 juin]

Manifesta 12 Palerme. Il giardino planetario, coltivare la coesistenza. Le projet s’étend dans le centre historique de la ville, et principalemet le quartier de la Kalsa et dans les extérieurs. L’édition 12 est centrée à la fois sur la particularité multiculturelle de Palerme et les crises des migrants, revenant alors à poser cette question : sur le modèle, sans doute fantasmé d’une Palerme grecque latine, arabe, normande, espagnol, etc., a-t-on encore la possibilité de penser un monde de la co-existence ? Aucune solution n’est en soi proposée, mais sont proposées des lectures et des analyses de ces données. En cela la Manifesta est un projet précis, non morale, mais politique. Pour cela il faut traverser la ville et entrer dans d’anciens palais ou terrains abandonnés. En cela c’est aussi une belle exploration de la ville et de certains de ces usages. [30 juin]

L’arrivée à Filicudi et l’impression de revenir au même. [1e juillet]

La première journée, la contemplation, le commencement d’un jeûne, le silence et les bruits qui proviennent de si loin, la lumière, les herbes, les fleurs, le trop grand nombre de moustiques, les insectes, les chats, les oiseaux, le vent, la fraîcheur du soir, les taches explosives des bougainvilliers, les cigales, les précipices, les bruits de moteurs au loin, les colonnes blanches. Il faut entrer dans le paradis et regarder. [2 juillet]

L’épreuve du jeûne. [4 juillet]

Historialité ou Geschichtlichkeit devrait pouvoir s’entendre à la fois comme vie soucieuse et vie créatrice. [6 juillet]

Les cueillettes, la vie simple, la gastronomie simple, les herbes, les fruits sauvages, l’abondance du fenouil et de la nepitèlla. [8 juillet]

Il est toujours étonnant de saisir à quel point il existe cette revendication d’une lecture de l’œuvre en dehors de tout contexte. Comme si l’œuvre avait cette puissance de sorte qu’elle soit autonome, de sorte qu’elle soit autotélique et sans connexion avec la réalité. Je crois au contraire que la leçon de la modernité consiste à penser que nous ne pouvons faire sans l’entourage politique, économique et éthique de l’œuvre. [10 juillet]

Il y a deux formes de ruptures brutales d’avec le vivant, c’est-à-dire avec les usages collectifs du monde. La première se nomme tragédie, la seconde drame. L’un et l’autre sont des manières de faire des nœuds dans les usages du vivant de sorte qu’ils ne puissent être dénoués. De sorte qu’il ne puisse plus y avoir d’analyse puis que le verbe analyser signifier dénouer. La violence absolue de la tragédie et du drame est la privation de l’analyse. Est l’interdit de l’analyse. Cela signifie qu’il y a une rupture entière avec tout processus de relation entre les éléments du monde. Cette rupture produit alors une forme d’isolation et d’anéantissement de tout commun. Mais il y a une différence profonde entre tragédie et drame. Ils commencent l’un et l’autre par un cri et par la croyance étrange et sidérée d’un sacrifice : sacrifice de l’être dans le destin pour la tragédie, sacrifie de l’être dans le vivant pour le drame. Pour cette raison le drame est la forme la plus catatrophique de dégradation des conditions de la vivabilité puisqu’il s’agit de croire que l’origine de la crise est dans le vivant et insolutionnée. [15 juillet]

Tragédie et drame sont les formes de la destruction de toute historialité et de la transformation du vivant en histoire. Et ceci est irrémédiable. [16 juillet]

Nos existences sont en crise parce que nous ne sommes plus en mesure de comprendre et d’appréhender le vivant. Nos richesses nous séparent du vivant et nous rendent incapables d’y advenir de sorte que tout nous terrorise comme si le vivant lui-même était la source et l’origine de la peur. Alors l’être procède à deux choses : il transforme une partie du vivant en horreur et en terreur et il intériorise l’autre partie au point de l’assimiler. Être à la fois terrorisé et trop empathique. La source du malheur conflictuel de l’être provient de cette irrésolution. [17 juillet]

La richesse est une chose insensée. Profondément insensée au point même qu’elle soit la chose la plus violemment insensée parce qu’elle est une rupture radicale d’avec le monde et que dans cette rupture elle est un mépris infini à la fois pour ce qu’est le monde, pour ce que sont ces habitants et pour ce que sont ses usages. La richesse est profondément horrible. Il faudrait être en mesure de la supprimer. [18 juillet]

La richesse est insensée tandis que la pauvreté est inacceptable. Qu’il s’agisse de la richesse des êtres ou des nations. La richesse est une rupture de l’interprétation du monde et des usages. [19 juillet]

Les sentiers, la mer, l’odeur des herbes, le sourire de Luca, le negroni, le bateau de Sergio, la discussion avec Alessio. Être à Filicudi signifie vouloir et devoir rompre avec les habitudes. Si l’on n’accepte pas cette rupture, si l’on n’accepte pas de vivre autrement, si l’on refuse de ne pas maintenir les formes de ses usages alors vivre ici n’est pas possible. Filicudi devrait être l’exercice d’une vie sans richesse. [19 juillet]

L’inégalité est la différence de richesse, ce qui signifie la différence de puissance par laquelle on peut tenir et obtenir le monde. L’absence de richesse signifie alors que nous avons moins de rapports avec le monde. Mais cette interprétation n’est pas suffisante car elle ne pense la richesse que comme un résultat. Or la richesse est d’abord une manière d’être, une manière de considérer le monde et les êtres qui l’habite. Être riche, avant d’être un calcul, est la manière de penser le monde comm un oubli de l’être et comme une prévalence de soi. Est riche celui qui présuppose que son être, pour différentes raisons mais sans justification, vaut différement des autres. L’épreuve de la richesse est une rupture de l’égalité, une rupture de l’attention et une rupture de l’historialité. En cela la richesse n’est pas seulement un calcul des biens mais l’affirmation d’une puissance qui suppose une valeur. Elle est l’origine de toute crise. [21 juillet]

Être riche n’est pas avant tout un problème de biens, mais une attitude en monde qui consiste  à faire exister une valeur de soi. [22 juillet]

La crise exemplaire de la pensée occidentale est celle qui consiste à établir une différence entre l’art pensé comme produit et l’art pensé comme processus. « Exemplaire » signifie qu’elle devient un exemple pour le reste des agir humains. « Crise » signifie que cette relation n’est pas résolue, non parce qu’elle ne peut l’être, mais parce que l’idéologie refuse de la penser. [22 juillet]

La surra di tonno autrement dit la ventrèche de thon servie en agrodolce. Un plat incroyable, mémorable. Le gras de la viande de thon rouge. [22 juillet]

Le vent, la tempète, les éclairs, le gris de la mer puis le bleu et les couleurs vertes de l’eau, les reflets du soleil sur les oliviers, les caroubiers, les arbousiers et les pistachiers lentisques. Les odeurs et la fraîcheur. Le plat de bucatini Fossa Felci. Les parfums et les goûts. [23 juillet]

Tutto ci amplifica. [23 juillet]

Ce qui en propre est l’essence de la crise – c’est-à-dire le lieu de la crise – est l’absence fondamentale de soin. Autrement dit l’essence de l’être est l’absence de soin. [24 juillet]

A été donné un comptoir à Filicudi avec une série de plats de la cuisine filicudienne et quelques produits de récoltes. [25 juillet]

L’épreuve et l’amour de l’argent. Ici à Filicudi, alors que nous devrions être en mesure de vivre de manière simple, c’est-à-dire sans ajout de quoi que ce soit, s’éprouve pour tant de personnes une affirmation d’un amour de l’argent. Ici s’éprouve la force non encore agressive mais violente des inégalités. Non encore agressive parce que chacun ici profite dans l’épreuve de la servitude de la richesse. Violente parce qu’elle est concentrée dans son inégalité et parce qu’elle est ostentatoire. Violente parce que, selon les mots mêmes de Marco, tout est réduit ici à l’épreuve d’un théâtre du monde dans lequel nous jouons ou duquel plus exactement nous sommes privés du jeu et des règles. Ce qui est fantastique ici, est qu’entouré de la mer et de la montagne un monde microscopique s’agite en reproduisant toutes les formes et les manières du monde «plus grand». Ici s’éprouve discrètement mais férocement les hiérarchies, les pouvoirs et les autorités, mais aussi leurs ruptures, les contre pouvoirs. Ici le contrôle est silencieux parce qu’il s’institue dans les habitudes, que les gens qui viennent l’été ne peuvent avoir, et dans le contrôle établi alors que ces mêmes personnes ne sont pas présentes. C’est alors l’île des maisons inoccupées, des insulaires payés pour entretenir et pour produire nécessairement des formes de contre pouvoir. Petit monde clos des rumeurs, petit monde clos où tout se surveille, tout se sait aussi vite que l’écho de la voix qui court sur les versants du volcan, où tout se commente dès le lendemain en fonction des dîners et des soirées qui ont été donnés. Petit monde fantastique où tout s’éprouve à portée de regard et en quelques sauts sur les chemins des mulatiers. Petit monde en apparence très lent où les choses se répètent et s’observent, mais où en revanche les commentaires sont d’une extrème rapidité. Petit monde où s’éprouve le désir de tout et particulièrment celui de la richesse. Petit monde où se vit et s’éprouve à chaque instant jalousies, petits drames et nouveaux désirs. Petit monde où l’on se bouleverse pour presque rien. Et pour autant petit monde où il encore possible de vivre simplement. [26 juillet]

L’éclipse de lune. La disparition et la réapparition de la lune n’est pas proprement le plus spectaculaire. Sans doute parce que nous avons perdu l’émerveillement ou la crainte du phénomène. Ce qui est plus spectaculaire est l’apparition d’une planète rousse qui change la vision que nous avons du monde et la réapparition momentanée de la voie lactée. [27 juillet]

La journée sur le bateau. Les vagues, le paysage depuis la mer, le couchant et le courant qui lentement nous ramène au port. [28 juillet]

Peut-être que la teneur fondamentale de l’essence de l’être, c’est-à-dire le lieu de l’être, est la crise. Il s’agit de comprendre ce que peut être la teneur de l’essence, la teneur de l’aître de l’être. Or la teneur de cet aître est la crise. Une manière de ne pas pouvoir tenir « en place » au point de devoir toujours se détourner et créer une tension plus ou moins forte de sorte que l’aître soit inapproprié (et inappropriable). La teneur de l’essence de l’être est ce détournement. Nous ne sommes pas capables de faire autrement, nous ne sommes pas en mesure de faire autre chose que de rendre toujours impropre de lieu de notre existence. Il aura fallu saisir ce que signifie le tournant de la pensée mais il faut aussi saisir ce qu’est ce détournement de nos modes d’agir. J’avais écrit le 24 juillet que l’essence de la crise est l’absence de soin. Ce qui signifie que si la teneur de l’aître de l’être est le détournement, alors l’essence du détournemant est l’absence de soin, autrement dit pas seulement l’oubli de l’être mais surtout l’oubli de l’aître. Lors d’une conférence [premier mars] – sur la responsabilité – j’avais indiqué que ce qui est le lieu essentiel de la crise est la manière avec laquelle nous abandonnons systématiquement les « lieux » à la fois parce que notre présent est trop étroit mais surtout parce que nous ne prenons jamais soin de la présence et de la teneur de celle-ci. Ce qui nous appartient en propre est ce détournement comme abandon de la présence. Toute crise est alors une existence abandonnée dans ce qui n’a plus lieu, laissée en un lieu sans soin et projettée dans ce qui ne pourra exister. C’est la manière dramatique avec laquelle nous vivons. [29 juillet]

Le dîner au bord de la mer, la surra di tonno et la longue conversation avec Marco. Il dit vouloir intituler son journal filicudien diario dei parasiti. Nous parlons longuement du concept de parasite à partir de notre observation des comportements sur cette île. Para-sitos en grec est le commensal puis il est devenu une figure archétypale de celui qui prospère aux dépends des autres. Nous sommes tous ici des parasites me dit Marco. Peut-être parce que nous sommes tous partout des parasites et que notre situation ne cesse de s’amplifier ici. Ici le monde se lit à partir de cette situation qui consiste à faire que nous sommes parasites. Mais il y a surtout ce commentaire si fréquent des habitants de l’île qui ne cessent de répéter qu’avant il n’y avait pas ces parasites qu’on appelle cafards, moustiques, souris, etc. Ils sont donc arrivés au moment précis où celle et ceux qui ont achété des maisons sont venus passer des villegiatures en mangeant et en arrosant. Avant donc il n’y avait rien. Le parasite ici est à la fois littérale et métaphorique, il dit ce qui vient se nourrir partout de nos restes et il dit aussi ces manières si particulières de venir partout s’installer, profiter, réclamer, ne rien faire, ne rien payer, mais toujours exiger. Le curculio. Le parasite est la figure tant moderne de ceux qui ne sont ici que pour profiter mais sans jamais vouloir partager ni même participer : une réclamation infinie de tout et une plainte permanente à propos de tout. Filicudi est un théâtre des parasites que, littéralement, personne ne supporte, peut-être parce que nous ne percevons pas assez que nous sommes tous ces parasites. Et cette contradiction est dramatique. Tout le monde attend quelque chose, se faire servir, se faire offrir là où tout est toujours plus cher, parce que les prix ici sont le résultat de toutes nos activités de parasitisme. [30 juillet]

L’arte rinnova i popoli e ne rivela la vita est écrit sur l’architrave du portique de l’opéra de Palerme. [31 juillet]

Le retour et une nostalgie étrange parce que je ne sais où peut avoir lieu le nostos. La tristesse parce que je sais ce qui ne peut se réparer. [premier août]

Plusieurs choses se trouvent imbriquée. Si la littérature est théorique, que peut-elle avoir à faire avec un quelconque processus d’évaluation et avec le politique (non en tant qu’acte mais sources) ? J’ai toujours soutenu que les activités artistiques et littéraires sont des activités théoriques. Ce fut pour partie le sujet de ma thèse et c’est le cœur de mes recherches. Reste encore à savoir ce que cela signifie et surtout ce que cela conditionne. Cependant est-ce que cette activité a besoin d’entretenir un quelconque rapport avec un processus d’évaluation comme les prix littéraires et celui du Goncourt ? Certes non, le littéraire n’en a que faire, mais c’est important d’en saisir, peut-être, les liens. En 1892 les frères Goncourt lèguent leur fortune sous la forme d’un prix en vue de défendre un travail « d’imagination en prose » et sans doute de défendre ce travail d’une littérature qui se nomme « objective ». L’intention est admirable mais la réalité est triste parce qu’elle conduit toujours à une épreuve discrimante, à une épreuve d’évaluation, de spécialisation, de rivalité et de technicisation. Tous les prix qu’ils soient littéraires ou artistiques sont profondément inintéressants et non-théoriques. C’est-à-dire qu’il ne créent rien. Or on le sait il y a eu une révolution fondamentale au xixe siècle en ce que nous nommons le réalisme ou plus précisément le naturalisme. Il s’agissait – dans l’état de crise où se trouvait la France après l’échec de la révolution de 1848 et après le coup d’état du 2 décembre 1851 – d’affirmer que le littéraire n’est pas exclusivement, comme activité bourgeoise, lié au sentiment et à l’idéalisation du monde. Il s’agissait donc d’affirmer que le littéraire a quelque chose à dire de l’espace politique et surtout à quelque à faire avec la monstruosité de cet espace en tant qu’il est toujours une rupture des conditions de la vivabilité. C’est cela qui m’importe et qui m’intéresse : cette déclaration de rupture avec l’assignation de l’artiste et de l’auteur à un travail de représentation du monde. C’est l’épreuve de ce que nous nommons modernité. Et je crois précisément qu’en cela la littérature est théorique parce que la theôria des Grecs n’est pas autre chose qu’une manière de « voir » le monde de sorte d’en produire des theôrèma, c’est-à-dire des formes actives de monstration et d’analyse. La littérature et l’art sont profondément théoriques parce qu’ils ne veulent plus – le verbe ici est important – être métaphysiques. Quant à Manifesta 12, je soutiens, malgré les difficultés inhérentes à ce genre de manifestation, qu’elle demeure sans doute plus « juste » que toutes les précédentes documenta et biennales de Venise ou de Lyon, en ce qu’elle tente, pour partie, d’échapper à une ré-idéalisation du monde et à cette épouvantable tendance qui consiste à considérer l’artiste ou l’auteur comme un chamane, c’est-à-dire à le considérer comme étant au cœur d’un dispositif de ritualisation, de concentration de la connaissance et de sacrifice. Tout ce qui est, à mon sens, l’inverse de l’agir artistique et littéraire qui ne peut dès lors advenir que comme une actanciation (et non un rituel), un partage des connaissances et une déconstruction de tous les systèmes de séparation. Or une des manières d’y accéder – il y a en a d’autres – est ce qui se nomme informations à la fois dans le sens de ce qui actantiellement prend forme et de ce qui conduit à la possibilité d’un partage des connaissances. En cela elle est une conduite éthique. Il m’intéresse donc de penser cette justesse au sens d’une nécessité à considérer que nos positions d’auteurs ou d’artistes réclament une actualité. Or cette actualité est une manière d’achever la métaphysique de l’œuvre et de la réception. En ce sens donc la littérature est théorique et n’est pas informative. En revanche si elle est théorique elle produit des théorèmes qui ne sont quant à eux que des formes matérielles de ce qui prend forme comme actualité. Theôrèma en grec est à la fois ce que l’on regarde comme une fête et ce que l’on regarde comme objet d’étude. La littérature est théorique précisément pour cela. [8 août]

Il est des temps où il est possible d’être envahi d’une très profonde tristessse. Nous avions déjà cité la définiton 15 du livre des affects de l’Éthique de Spinoza [8 sept. 2014]. Il s’agit de comprendre une forme particulière de tristesse qui suppose la disparition du doute. Il s’agit encore de comprendre que la tristesse est probablement le passage « d’une perfection plus grande à une moindre perfection » (Spinoza déf. 3). Ce qui signifie que l’absence de tristesse est une manière de réduire l’incertitude de ce qui a été, de ce qui est et par conséquent de ce qui pourra être. De sorte de ne pas être inquièt. La profonde tristesse consiste alors en l’épreuve d’un doute, en l’augmentation très forte de cette incertitude sur ce qui a été, ce sur qui est et ce qui sera de sorte de ne pouvoir être autrement qu’inquiet. Or il est des ruptures d’amitié qui ne présentent plus aucun doute en ce qu’elles ne pourront plus jamais être restaurées parce qu’il s’est agi de violence, d’irrespect ou de mépris. Or il est encore des crises qui nuisent au vivant matériel en ce qu’elles viennent anéantir l’état d’un présent, d’un repos, d’une présence ou d’une manière d’être en monde. Or il est encore des ruptures entre les êtres qui ouvrent des béances du sentiment et du travail de sorte que rien ne pourra garantir les formes mêmes de l’attachement et de l’engagement. Ces ruptures et ces crises produisent des doutes qui conduisent à cette tristesse. Or il est encore d’autres crises qui se nomment maladies et qui viennent dans l’entourage produire une inquiètude inextinguible en ce qu’il n’y a aucun doute sur ce qu’elles sont et en ce qu’il n’y a aucune doute sur ce qu’elles produiront. Or il est encore une autre crise qui consiste à observer un repli narcissique terrible et une préoccupation impartageable de soi qui conduit et qui produit toutes les autres ruptures et toutes les autres crises en ce qu’ils coupent toute possibilité d’une construction aux autres. L’exclusive présoccupation de soi et le déni du soin aux autres est la forme la plus profonde de la tristesse et même de ce que nous pourrions nommer la déréliction. Il n’y a donc plus de doute ici sur ce qui constitue les formes de la rupture, de la nuisance, de la douleur et du désengagement. Ces causes sont ce qui est au plus près de soi. Puis il y a les causes plus éloignées, comme rupture et comme anéantissement du doute : l’incompétence de l’entourage professionel, leur nuisance, leur médisance, la brutalité de l’espace politique, la destruction matériel du monde, l’arrogance de la gouvernance en vue de la déconstruction lente et radicale de ce qui constitue l’espace du lien et du soin. Or pour le dire encore autrement, si la profonde tristesse « provient de l’idée d’une chose future ou passée sur laquelle toute cause d’incertitude a disparu » (Spinoza, déf. 15) il faudrait encore ajouter que cette profonde tristesse provient pour le passé, le présent ou le futur de la disparition et de la destruction de toute possibilité du lien et du soin. [9 août]

Le voyage à Romme dans le massif des Aravis. J’avoue ne pas aimer la montagne, pour plusieurs raison mais sans doute surtout parce qu’il y a un sentiment profond d’isolement qui n’est pas propice ni à la penser ni à la réalisation d’un commun. Mais j’avoue avoir aimer, depuis tant d’année, l’exotisme des hauteurs, des vertiges et des vues. Mais ce n’est pas suffisant. [14 août]

Plus qu’aucune autre fois dans ma vie j’ai passé tant de jours dans les montagnes cette année : les Aravis et les Dolomites. Il y a un principe de reclusion, ce que nous pourrions nommer un effet vallum, une sorte d’enfermement et de sentiment de satisfaction à cet isolement. Mais il génère des comportements douteux, des manières de penser le monde parce qu’il n’y a que des blancs, des vieux et des sportifs. Ou presque. [15 août]

Ouvrir sur une question centrale, celle de l’économie de l’œuvre comme possibilité de « financer son quotidien » et comme « carrière ». Pour cela il faut procéder à des évaluations en vue de la reconnaissance ou non du travail. Si l’on évalue c’est pour reconnaître la qualité de l’œuvre et par conséquent la qualité du travail donc la « qualité » du prix ou du salaire. Il se passe alors que nous absorbons les pratiques de l’œuvre (littéraire et artistique) dans les pratiques de l’économie, dans l’évaluation du travail et surtout dans cette problématique transformation de l’être en temps de travail et en salaire. Or il semble que l’exercice de l’œuvre se situe ailleurs. Et c’est d’ailleurs en cela qu’elle est politique. Sinon elle n’est que morale. Quant à Manifesta 12, je réaffirme ici ma position : il ne s’agit pas d’un jugement pièce après pièce mais plutôt d’une appréhension d’un ensemble que je peux difficilement lire autrement. J’ai toujours considéré qu’il était à la fois prétentieux et autoritaire d’imaginer que sa manière de voir (littérature, poésie, œuvre) pouvaient et/ou devait devenir exemplaire au point d’être exposée ou publiée en tant qu’œuvre. Il s’agit là d’une préoccupation éthique. Il est alors toujours risqué de montrer une œuvre, d’abord parce qu’elle ouvre à un processus critique, mais aussi parce qu’il faut – ici dans le cas d’un événement – savoir et pouvoir se positionner entre la figure du chamane, l’épreuve esthétique close ou un regard possible sur l’information au sens de se tenir informé de nos pratiques et de leurs réceptions. Je ne regarde pas l’originalité de l’œuvre mais l’effet comme ensemble puisqu’il s’agit d’un ensemble. La question n’est pas pour moi la « nouveauté » que je n’ai jamais considérée comme un critère mais l’actualité. Or il y a une actualité et elle est celle des usages. M’intéresse ici ce rapport plus ou moins difficile à nos usages, à leur manque et à la situation catastrophique de nos positions. Mais alors quels théorèmes ? Ce qui m’intéresse est une lecture théorèmatique de l’ensemble : en cela il s’agit de deux théorèmes : le repli de l’Europe (donc a fortiori le repli des pratiques : préoccupation de soi, fermeture, chamanisme, récit de soi, mythologies, domination, prélèvement) et les usages (comme réintérrogation des usages à partir de ce qui a été dit comme prélèvement et fourniture, déconstruction des rites, partage, commun et modalités d’existence). Ce qui importe n’est pas le « contenu politique nouveau » car ce n’est a priori pas ce que l’on demande à l’art ni la littérature, mais une manière de montrer un intérêt à ce qui constitue la crise la plus brutale à nos manières d’être en tant que vivabilité. Pour le dire encore autrement une préoccupation ou un intérêt au soin en tant que figure centrale du philosophique plutôt que la seule fascination égoïste à soi (comme producteur ou comme lecteur). Par ailleurs si les ambitions politiques s’épuisent, ce n’est pas tant un problème d’exposition ou d’expérimentation, qu’un problème d’épuisement – c’est-à-dire de vide – de la pensée politique chez le récepteur et le producteur. Il semble bien que la préoccupation de soi et l’autotélisme de l’œuvre soit les facteurs catastrophiques de notre modernité : si l’on ne se préoccupe que de soi et d’une lecture détachée du politique, alors se produit une crise fondamentale de l’actualité et des modes de représentation. Quant à la question de la quantité, si l’on évalue il faut relever à la fois quantité, qualité et ordre. Les prix renvoient à ce qu’on nomme une carrière. la crise sempiternelle de l’œuvre consiste en une rupture entre deux modes d’interprétation : soit il est possible de faire carrière et de gagner sa vie avec l’œuvre soit cela n’est pas possible. Je crois que cela n’est pas possible et surtout qu’il n’est pas souhaitable de vouloir « faire carrière » avec l’œuvre. Car cela renvoie directement l’œuvre à l’économie et l’être au travail. Mais alors dans se cas où est la limite ? Eh bien elle est détruite et c’est cela qui est si difficile à tenir. Or la position de Broodthaers est très claire : le passage du poétique au plastique est un problème d’économie (donc de carrière, ici au sens de voie où s’engager). Mais il est un problème parodique. La parodie substantielle (pour le littéraire ou pour l’œuvre) est de croire que cela puisse devenir un objet et qu’il peut acquérir un prix. Parce que ceci est à la fois ridicule et profondément parodique. En ce cas, et sans parodie, je préférerai être, par exemple, boulanger. [18 août]

Intérêt signifie non pas la visée morale de ce qui importe ou de ce qui convient, mais la visée éthique d’un être-parmi (inter-esse). [18 août]

Le dernier paragraphe de la Recherche du temps perdu et plus précisément du Temps retrouvél de Marcel Proust contient, discrètement, les enjeux d’une définition du littéraire. Il est conclusif pour trois raisons : d’abord l’image – la métaphore – du vieillard qui conclut l’effondrement d’un monde, celui de l’aristocratie et du catholicisme et donc d’un type de gouvernance du monde, ensuite l’image – cette fois comme représentation et non comme métaphore – de l’œuvre comme description de la monstruosité des êtres en ce que (la formule est magnifique) ils occupent « une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace » et qu’ils prolongent « sans mesure », et enfin l’image – cette fois tautologie – de la fin de l’œuvre. Fin d’une gouvernance, fin d’une ontologie et fin d’une œuvre à partir de trois processus, la métaphore, la description et la tautologie, autrement dit ce qui semble être la définition proustienne de la littérature. Peut-être est-il important de commenter ces trois conclusions. D’abord la fin d’une gouvernance, parce que ceci est le lieu fondamental de l’œuvre de Proust : la description de la destruction des gouvernances et la description des formes de remplacements. Pour ma part je crois qu’une des teneurs fondatrices de la littérature se tient ici, dans la description des formes de gouvernances et leur puissance de destruction. En cela la recherche du temps consiste en la possible restitution de ce qui n’aurait pas été détruit par les gouvernances, c’est-à-dire en la possible restitution, pour nous, de notre historialité. Ensuite la fin d’une ontologie, c’est-à-dire l’achèvement d’une manière de considérer la place « considérable » et « sans mesure » de l’être. Voici sans doute ce qui est la tâche la plus insigne et la plus forte de la littérature et de l’œuvre : accepter de dire que nous sommes « monstrueux » (comme devant être vu et comme dépassement). Nous sommes monstrueux parce que littéralement nous prenons trop de place et trop de temps et parce que « sans mesure » nous abandonnons ces espaces et ce temps. La tâche de la littérature consiste donc à penser (et non pas mesurer) ce que signifie cette « place considérable ». La tâche de la littérature est donc bien de préparer un achèvement de la métaphysique (de l’ontologie). Enfin il y aurait une troisième « conclusion » que j’ai nommé « image de la fin de l’œuvre ». Autrement dit image des moyens propres à l’achèvement de l’œuvre (métaphore, description, tautologie). Pour cela il faut repartir un peu en arrière dans Le Temps retrouvé, trois paragraphes avant  pour tenter de comprendre ce que peut être cette teneur de l’œuvre littéraire. Il y a ici deux concepts qui m’importe, « mourir en monde » et « la recréation d’impressions qu’il fallait ensuite transformer en équivalents d’intelligence ». La première supposerait la condition de la littérature et de l’œuvre en tant qu’elle réclame une séparation du monde, la seconde supposerait que la tâche de l’œuvre consiste en la transformation de l’impression en intelligence, c’est-à-dire la transformation de l’observé en théorèmes. J’ai toujours défendu cette seconde hypothèse (transformer l’observé en théorèmes), en revanche je ne crois pas en ce « mourir en monde ». Je crois que la littérature ne réclame pas cette condition. [19 août]

Que signifie la fin de la métaphysique ? Elle signifie simplement la possibilité de penser l’achèvement d’une manière de voir les objets, leurs modes de transfert en data et en archives et les relations que nous y entretenons. Or cette manière de voir est fondée sur quatre modes de fondations : il s’agit de penser à partir de l’effectué (et non à partir du présent), de l’objectivité des objets, du processus historique de la production (et non de l’historialité) et de l’institution de valeurs. Autrement dit établir un ordre technicisé. Cela signifie alors que nous vivons un espace démesurément saturé de l’effectué (data) en tant qu’il nous contraint à exister à partir du passé en vue d’une projection mais dans un abandon du présent et de son actualité. C’est ceci que nous nommons métaphysique et que nous voulons éprouver. Or il nous semble que la pensée moderne a opéré une réclamation vers une ouverture, vers l’épreuve d’un autre mode d’existence avec les objets, leurs données et leurs archives. Ce mode est ce que nous nommons une « actualité » et qu’il nous faudra penser pour théoriser l’œuvre contemporaine, les pratiques de la photographie, les pratiques artistiques et politiques quant aux data et surtout quant à la lente et irréversible transformation d’un ordre technicisé en un ordre technocratique. Il nous semble que ceci est à la fois l’affaire de la pensée et celle de l’œuvre. [22 août]

La littérature est éthique et amorale. C’est sa très grande puissance. En revanche je maintiens contre Proust que ce « mourir en monde » n’est pas une de ses conditions, cependant que j’accepte bien volontiers que « les impressions qu’il fallait transformer en équivalents d’intelligence » – ce que je nomme la puissance théorématique de la littérature – en soit sa condition fondamentale. Ce qui permet de savoir si la littérature est en mesure de faire quelque chose face à un événement (politique, économique, social, etc.), si la littérature a à voir avec la science et ce qu’elle fait avec la philosophie et la théorie. Il semble alors que la littérature peut, mais surtout ne cesse de vouloir, se préoccuper des événements. Or ce qui est le propre des événements politiques est qu’ils deviennent historiques, arbitraires et privés de ce que Marcel Proust nomme intelligence, c’est-à-dire de la possibilité de faire entendre et surtout de générer des liens comme réalité avec le vivant. La tâche de la littérature est de transformer toutes sortes d’impressions en quelque chose qui a la possibilité d’être encore en relation comme modes de lectures (intellegere), en somme comme manière de « se rendre compte ». Voici le cœur de mon propos : ce qui est peut-être la tâche fondamentale de la littérature est cette manière de systématiquement maintenir une attention de sorte qu’on « se rende compte ». En cela, me semble-t-il, la littérature n’a rien à voir avec le « scientifique », n’a rien à voir avec le « compte » mais avec le « rendre compte ». Ce qui n’est pas pareil. Il ne s’agit jamais de « mesurer » mais au contraire d’indiquer ce qui est « sans mesure ». Or c’est le travail de Proust, mais c’est celui de Mallarmé dans le Coup de dé, puisque, alors que le chiffre a eu lieu, il n’est pas possible de compter, mais c’est aussi le travail de Duchamp dans le ready-made puisque ce qui est donné à voir n’est pas encore fixé. Ici encore il est possible d’énoncer que la tâche de la littérature n’a rien à voir avec le compte, mais précisément avec le « rendre compte ». À cela s’ajoute enfin cette question de savoir s’il y a une différence entre littérature, théorie et philosophie. Leur point commun est une manière d’observer et de saisir ce qui advient (et donc ce qui advenu et ce qui pourrait bien advenir). La somme des événements en quelque sorte, ce que les Grecs nommaient thaumatizein, c’est-à-dire ce qui est à ce point étonnant parce que ce qui advient en monde est infiniment plus ample que ce qu’il est possible de saisir comme sensation. Tout commence donc ainsi : il y a une sur-mesure d’événements en monde et nous ne pouvons en saisir qu’une très infime partie : donc nous en perdons beaucoup. Or littérature, théorie et philosophie sont des manières de faire face à cette sur-mesure. Auquel il faudrait encore ajouter le poétique (à savoir l’opérativité artistique). Leurs tâches sont différentes à deux niveaux : d’abord parce que l’usage du langage n’est pas le même, ensuite parce que l’interprétation des langages et de leurs relations avec la sur-mesure n’est pas la même. Je pourrais formuler les choses ainsi : si ces quatre modes sont une manière de se tenir devant la sur-mesure de ce qui advient, alors dans ce cas la littérature est une manière, comme équivalent, de faire en sorte qu’on « s’en rende compte », la théorie est une autre manière de réaliser une équivalence à partir des théorèmes (c’est-à-dire l’établissement de relevés), la philosophie quant à elle est une manière de penser les conditions de notre vivabilité et donc est « une disposition à penser le soin », tandis que le poétique est une manière de rendre compte de l’opérativité et de l’agir (essentiellement de la perte de l’agir). Pour le dire encore autrement, si nous sommes face à une sur-mesure du monde alors il faut songer à produire – selon les termes de Proust – des équivalents. Pour cela quatre tâches nous incombent : s’en rendre compte (le littéraire), en faire des relevés (le théorique), prendre soin (la philosophie) et saisir la puissance de l’agir (le poétique). Ce sont semble-t-il les tâches propres à ces épreuves. Bien sûr il est toujours possible de ne cesser de les mêler. [23 août]

À la question qu’est-ce que la philosophie la réponse usuelle est qu’il s’agit de quelque chose en rapport avec la sagesse. Or ce concept semble à la fois être vide et inefficace pour tenter de penser ce qu’est la philosophie. La philosophie n’est ni une affection pour l’habileté (ce qui en ferait un processus technique) ni une affection pour la sagesse (ce qui en ferait un processus moral). Mais alors de quoi philosophie est-elle le nom ? Elle est d’abord un problème de philia c’est-à-dire un problème de relation au monde et aux autres en tant qu’affection, adresse et bienveillance (philos). En ce sens je propose que nous cessions de penser que philosophie signifie une « affection pour l’habileté » mais plus littéralement une « habileté à l’affection » à savoir que philosophie devrait pouvoir s’entendre comme une « disposition à la bienveillance ». Philosophie est une manière de ne cesser de porter attention au monde et une manière de ne cesser de s’adresser aux êtres (aux autres) en vue de penser ce que sont les conditions de leur vivabilité et que nous nommerons ici soin. Ma thèse est alors que philosophie est une disposition à penser le soin. Il nous faut tenter de penser ce que signifie ce concept. Le terme soin désigne ce que nous rassemblons en trois propositions : préoccupation, souci et intérêt. Préoccupation est une manière de penser l’acte avant que nous ne soyons entièrement occupés, souci est à la fois une manière d’être sollicité et d’être inquiété, et intérêt doit être entendu uniquement comme une manière de se penser parmi les autres (inter-esse). L’objet de la philosophie est donc une manière de penser tout à la fois l’acte et l’agir, la sollicitation et l’inquiétude de l’être et l’être avec. Voici ce qui semble être les trois objets d’étude de ce que nous nommons philosophie. En revanche le terme soin a une étymologie complexe ou du moins incertaine. Nous choisissons une hypothèse soutenue par Ute Jopich-Hagemann dans laquelle elle développa l’idée que le terme soin provient du verbe latin somniare et du substantif so(m)nium. Cette thèse permet de soutenir que penser/soigner/songer est une relation ternaire où soigner est l’intermédiaire entre penser et songer, c’est-à-dire ou soigner est l’intermédiaire entre la théorie et le souci. Dès lors le verbe penser se trouve à l’origine du concept de souci (cogitare/pensare). L’avantage de cette proposition est qu’elle rattache les concepts de penser et de soin qui renforcent ici notre hypothèse à savoir que la tâche de la philosophie (autrement dit l’activité de la pensée) est bien le soin. Une autre thèse, cette fois-ci non pas philologique mais théorique, nous permet encore de soutenir notre propos. Pour cela il faut se rapprocher de Michel Foucault et de deux travaux, L’Herméneutique du sujet (cours au Collège de France 1981-1892) et Les Techniques de soi écrit 1982 où il travailla l’interprétation du concept d’epimeleisthai seautou c’est-à-dire un prendre soin de soi. Michel Foucault a parfaitement démontré comment ceci prenait place comme fondement de la pensée philosophique dans le dialogue de Platon Alcibiade. « Prendre soin de soi » est donc un principe premier pour la pensée occidentale qui a été occulté par un autre principe, celui du gnôthi seauton, du « connais-toi toi-même ». L’hypothèse de Foucault est qu’il y a une inversion dans l’histoire de la pensée entre les deux concepts et donc une occultation du soin au profit de la connaissance de soi, autrement dit une occultation du philosophique pour le technique et pour la métaphysique. Or le souci de soi est la seule condition qui rend la vie politique et la vie vivable. Cependant l’interprétation de la philosophie comme disposition au soin n’a pas seulement été occultée par un principe technique et métaphysique de la connaissance de soi, mais aussi par une lente transformation de ce soin de soi en un principe vide et universel de l’intérêt de soi et de l’introspection. Elle l’a été aussi par une transformation de l’epimeleia seautou en epimeleia ton allôn (le soin des autres) dans la pensée chrétienne par l’interprétation du salut et de la faute, ce qui a perturbé grandement la question du soin. Pour résumer nous pourrions dire que la pensée antique s’est centrée sur la construction d’une philosophie comme soin de soi (et soin des autres) en vue d’une détermination des modes de gouvernance (c’est-à-dire en vue de tenter de garantir ce qu’Aristote nommait une auto bios une vie même, une vie vivable), que cette pensée s’est vue transformée dès la période impériale par un intérêt de soi et en techniques de connaissance, puis avec la pensée chrétienne par un intérêt de soi et des autres en fonction seulement du salut et dans une négligence volontaire du reste et de la gouvernance. L’epimelia seautou se transforme donc en un intérêt de soi et en une ininquiétude du monde (amerimna). Cette phase a été confirmée dès les premiers instants de ce que l’on nomme renaissance comme un renforcement de l’intérêt matériel de soi, une technicisation de la connaissance et une négligence du monde. Ce que l’on nomme la phase libérale de l’histoire de l’Occident. Enfin c’est la modernité, essentiellement à partir du xixe siècle qui va réintroduire la question du soin en lien avec le concept de sujet pensant. Le soin de soi devient une condition essentielle de la philosophie moderne. À présent je voudrais insister sur une autre thèse. Philosophie serait donc une disposition à penser et prendre soin. Mais ce n’est pas seulement un problème d’epimeleia mais un problème de souci du monde. Prendre soin de soi signifie fondamentalement se soucier du monde : c’est à la fois en grec melein, epimeleisthai et merimna. Mon hypothèse est donc la suivante : le sens le plus profond de la philosophie est une disposition à se soucier et à prendre soin, or cette disposition a été occultée par deux phases essentielles de la pensée occidentale, l’intérêt de soi et la négligence du monde (amerimna), autrement dit les pensées libérales et théologiques. Dès lors j’indique ici que se trouve dans la pensée philosophique (et non dans la pensée métaphysique) une lecture de cette disposition au souci et au soin. Il semble même que ce soit une interprétation possible de la pensée platonicienne depuis l’exetasis socratique (enquète sur les modes d’existence) jusqu’à la crise de la pharmakeia (les dangers de ce que nous nommons comme entreprises de l’altération du monde). Cela signifie que la pensée philosophique n’est pas autre chose qu’une vigilance, comme souci et comme soin, portée à la fois sur le monde, sur soi, sur les autres et sur les conditions de la vivabilité. C’est cette relation fondamentale entre le monde, les êtres et le vivable qui constitue l’essence, c’est-à-dire le lieu, de la philosophie. Or il semble que cela a été indiqué dès les premiers instants de la philosophie, dès Parménide puis Platon et que cela a été occulté pour des questions de technicisation de la gouvernance. Il semble bien que le monde présent a été séparé de la plus grand part des êtres qui y habitent (ce qui signifie que nous ne nous en soucions pas et que nous les laissons sans en prendre soin) et que ces êtres ne sont plus en mesure de tenir les conditions du vivable. Or ces êtres – pour partie nous – constituent l’essentiel du peuplement du monde. Ceci est la situation d’une politique et d’une gouvernance qui ont oublié et détruit le sens de la philosophie, le sens essentiel d’une disposition à se soucier du monde et à prendre soin. Ceci est la situation d’une politique catastrophique qui ne cesse de livrer le soin des choses aux intérêts privés, qui ne cesse de fermer les hôpitaux et les écoles, qui ne cesse d’abaisser la tâche de l’enseignement et qui ne cesse de penser que le soin est un coût plutôt que d’affirmer qu’il est essentiel. La tâche de la pensée est donc double. D’abord elle consiste à établir une archéologie de ce soin et à apprendre nouvellement à lire la philosophie. Ensuite elle consiste à conserver cette leçon originelle de la pensée en tant que vigilance constante sur le politique et sur nos modes d’existence. Or la teneur contemporaine de la politique est l’oubli matériel de tout soin porté à l’être dès lors qu’il ne rempli pas toutes les conditions morales de la puissance. Ce qui signifie alors – et ceci en guise de conclusion – que si le sens de la philosophie commence comme une disposition à penser et prendre soin, elle est devenue pour la modernité une disposition à se soucier et à prendre soin. C’est cette relation essentielle entre souci et soin qui seule est la tâche de la pensée et de la philosphie. [24 août]

Sophia est une habileté essentiellement manuelle, une ruse ou encore d’un point de vue moral une sagesse. Sophos est le caractère de l’habileté et de la prudence. Sa racine (qui est la même que le latin sapere) indique quelque chose comme « avoir une saveur », « savoir ». En ce sens philosophie signifierait une sorte d’amour de l’habileté à la relève des éléments du monde. Pour le dire encore autrement philosophie signifierait une sorte d’amour de l’assaisonnement en tant qu’il s’agit d’être suffisamment habile pour « relever » les éléments. [24 août]

Peut-être pour la première fois dans ma vie j’éprouve un sentiment de profonde et complète déception parce que malgré d’intenses efforts, nos manières de vivre sont toujours plus tristes, égoïstes, agressives et précaires. Alors que j’ai grandi avec l’idée joyeuse que l’on pouvait construire un commun, j’avance aujourd’hui dans la crainte que le monde que j’habite ne soit plus vivable. J’ai l’impression que peu à peu les liens se rompent, que peu à peu les êtres se réplient, que peu à peu violemment repliés sur eux-mêmes ils affirment dans une crainte toujours plus grande que l’altérité soit le début d’une dégradation. J’ai l’impression que peu à peu les formes d’une vie précaire ne cessent d’augmenter tandis que les formes mythographiques des images ne cessent de construire un monde pour des voyeurs et des envieux. J’ai l’impression que peu à peu cette précarité nuit à nos existences, parce que nous nous abîmons, parce que nous sommes angoissés et insatisfaits et que peu à peu encore elle ne cesse de faire augmenter la masse des êtres qui ne capitalisent que la frustration et le manque. J’ai l’impression que peu à peu cette faim démesurée qui n’est jamais comblée produira des drames incalculables et des douleurs inamiscibles. J’ai l’impression que peu à peu notre précarité et la somme de tous ces manques ne cessent de creuser le goufre de l’ignorance et de la brutalité. J’ai l’impression encore que peu à peu se nourrit l’idée de vengeance parce qu’il faudrait bien un jour réclamer ce qui nous a été retiré. Ce qui nous est retiré est simplement les conditions du vivant. [25 août]

Tâche est un terme intéressant pour penser la question de l’œuvre. Il provient du verbe latin taxare et signifie toucher souvent, s’occuper, apprécier, estimer. Il est une manière de prendre en compte la question de l’intérêt sans tomber immédiatement dans les problèmes évoqués du travail et de l’évaluation. Il est possible pour nous d’avoir alors des occupations qui ne relèvent de la sphère du travail et de l’évaluation et que l’on nomme tâche. Puis le terme tâche a un autre avantage c’est qu’il convoque pour la pensée philosophique quelque chose d’une interrogation sur ce que nous pourrions nommer à la fois un désir et un appel à faire quelque chose. Ce terme se trouve indiqué dans la langue allemande par le concept de Beruf . Mais surtout il indique quelque chose de plus complexe encore par l’usage du concept de beruf chez Friedrich Holderlin et le très célèbre poème de 1801-1802 Dichterberuf , autrement dit la tâche du poète. C’est donc en ce double sens que j’utilise le terme tâche : celui d’échapper au travail et à l’évaluation et celui de s’inscrire dans ce qui a été une indication par Hölderlin. Or quelle est cette indication ? En somme le poème est construit sur une opposition essentielle entre la tâche de l’être qui est celle de la résistance et de la fourniture contre la tâche du poète qui serait celle d’un souci quant à la surabondance du monde (métaphysique et matérielle) et celle du philosophique qui serait le soin et l’interprétation des conditions du vivant. En somme, et ceci servira de conclusion, la tâche de la poésie et de la littérature (même si elles ne sont pas exactement les mêmes et qu’il s’agira un jour que nous les pensions) consiste bien (et nous revenons ici à Proust) à s’interroger sur la surmesure et la surabondance des événements, métaphysiques ou non métaphysiques du monde. Cette surabondance porte le nom, selon ici l’indication de Heidegger, de thaumatizein. Voilà à quoi le terme tâche renvoie et ce qu’il indique. En somme cette affaire de la littérature est donc bien (et c’est ce qui est indiqué dans les dernières phrases de la Recherche) à la fois un problème de surmesure et de mesure mais aussi un problème lié à l’interprétation de l’opérativité, c’est-à-dire du travail et de l’œuvre. Or il me semble que cette affaire de la littérature n’a pas à voir avec le travail, jamais, mais bien avec la tâche. [30 septembre]

L’ère numérique a fait apparaître une nouvelle impulsion dans le champ de la conceptualisation et de la production de l’image. Il s’agit de mesurer les écarts entre prises de vues et prises de données, afin de re-définir les scènes et les champs d’action des pratiques de l’image. Des spéculations théoriques et artistiques tentent de mesurer les écarts et les crises avec la pensée théorique moderne et avec les pratiques contemporaines. La mesure des écarts permet d’établir des seuils et d’étudier comment diverses pratiques co-existent et réinventent une relation au médium (ce qui est vu) et à son archive (ce qui est donné). Les nouveaux outils et usages de la photographie créent une discipline additionnelle à la pratique historique. Une pré-histoire de la photographie apparaît, provoquant un changement de paradigme d’iconique à relationnel. Cette ère des « données » entre cependant en crise avec la philosophie moderne, à savoir celle de la fin de la métaphysique. En somme l’histoire de la pensée occidentale est celle d’une relation, plus ou moins déséquilibrée, entre « ce qui est vu » et « ce qui est transformé en données ». Cette relation se nomme la pensée théorématique. Il faut réaliser la première archéologie de cette relation historique et théorique entre ce que nous nommons « prises de vues » et « prises de données ». Il faut encore montrer comment les formes hyper-contemporaines de cette relation entrent en crise avec la philosophie la plus récente à savoir la fin de la métaphysique, avec l’art conceptuel et avec les pratiques les plus récentes issues d’une rupture depuis l’économie iconique à la puissances des processus. Il nous faut constituer une archéologique depuis l’épreuve artistique et depuis la pensée théorique. L’archéologie des relations entre prises de vues et prises de données à partir de l’histoire de l’art et de la philosophie contemporaine n’a, à ce jour, jamais été réalisé. Il faut palier à ce manque. [2 septembre]

Fête des « porte-bouteilles » où l’on vient avec son panier ou son sac, banquet dit Lagunophorie où l’on repart avec un sac qui contient quelques éléments, une carte, ce texte, etc. Il s’agit d’une inversion : l’invité au banquet demeure le « porte-bouteille », mais il arrive ici le ventre et les mains vides. Il en repart autrement, toujours sans œuvre matérielle, mais avec la possibilité d’un usage. L’histoire de l’œuvre a indiqué un dépassent de la représentation au profit d’une épreuve non morale et politique des usages. L’histoire de l’œuvre devrait indiquer un dépassement à la fois de la représentation mais aussi de l’économie au profit d’une épreuve matérielle des usages. Ce qui est indiqué dans la figure du porte-bouteille est la double question du lieu et de l’usage : il s’agit d’occuper les lieux et de tenir cette présence aussi longtemps qu’il est nécessaire de faire, non pas exister une œuvre – ce qui est somme toute assez ennuyeux – mais de faire advenir l’épreuve et la possibilité d’un commentaire sur son usage. [19 septembre]

Le banquet, Lagunophorie I à la Maison rouge à Paris. [20 septembre]

Si la crise exemplaire de notre pensée est l’absence absolue d’interrogation sur la fourniture (différence ontologique entre élément et aliment, prélèvement et consommation), il apparaît encore que la crise la plus contemporaine touche à la fois les questions de distribution (inégalité, exploitation, pauvreté) et de consommation (surabondance et pénurie). Cela signifie alors que ces paradigmes sont au centre des pensées politiques et philosophiques mais aussi au centre des préoccupations esthétiques et artistiques de la représentation. [24 septembre]

La post-modenité, d’un point de vue philosophique repose sur une crise irrésolue du travail et de la transformation de l’être en travail. Est alors post-moderne celui qui est en mesure de s’interroger sur les crises de la modernité, en tant qu’elle indique une interrogation sur nos modes d’agir. Est alors post-moderne celui qui sait que nos modes d’agir sont à la fois séparés des conditions du vivant, du politique et de l’éthique. C’est aussi cette crise que ne cessent de lire les artistes. En cela c’est une des réponse à la question d’une « hybridation » des opérativités : par exemple les artistes des années 1960 mêlent si souvent une activité de travail à une activité artistique. C’est cette indétermination qui est centrale soit parce qu’elle est réelle, soit parce qu’elle est politique soit parce qu’elle est parodique. La question de l’emploi du temps (pour citer Duchamp) est l’acte central de la création artistique. En ce sens il fut relever la lecture fascinée de l’art pour le dépassement du travail dans l’œuvre et le dépassement de la spécialisation dans la technique. [28 septembre]

Il semble important d’insister sur une conscience de l’illégitimité des phénomènes économiques et de la profonde crise de sens que cela produit. La crise contemporaine est à la fois le sentiment d’une perte du principe démocratique, de l’illégitimité de l’économie et d’un affaiblissement absolu de son sens. D’où alors la question centrale de la parodie. Il semble que l’histoire de l’art a produit (en dehors de ceux qui sérieusement se sont pris pour des entrepreneurs !) une liste longue d’artistes qui ont eu recours à cette teneur parodique pour faire exister à la fois une production et un statut. Nous en sommes à un état de crise exemplaire qui suppose que les artistes aient une vision politique et éthique de la production. [28 septembre]

De quoi devons-nous ou voulons-nous sortir ? C’est le sens premier d’un état d’urgence. Sortir bien sûr d’un espace où l’acte créatif est saisi entre l’institution et le capitalisme, entre l’ordre et la valeur. Cet état d’urgence n’est pas nouveau, il est même l’état d’exception propre à l’histoire de l’œuvre. Sortir bien sûr d’un espace saisi par l’angoisse de la représentation et de la sphère doxique de l’œuvre pour éviter la perte de tout scrupule et de toute teneur éthique. Cette épreuve suppose le retrait des formes de l’intérêt et du partage pour au contraire n’inscrire que représentation de soi, égoïsme, mépris et solipsisme. Il est l’état « pathétique » de l’histoire de l’œuvre. Sortir bien sûr, encore, d’un espace de la technocratie où règnent l’incompétence et la suffisance. La gouvernance propre du monde de l’art n’est même plus technique, elle est technocratique et incompétente. L’urgence de l’art consiste alors à produire une sortie de cet état technocratique prompt à affirmer une histoire morale de l’œuvre plutôt qu’une histoire matérielle. Sortir d’un espace plus problématique encore, celui d’une réduction toujours plus forte des codes et des règles qui déterminent nos modes de réception et d’adresse. Si l’histoire moderne a insisté sur la nécessité de pouvoir venir devant une œuvre à partir de processus choisis et variables selon les modes de l’adresses déterminés par le récepteur – ou le spectateur – alors il est urgent aujourd’hui de sortir de ces espaces qui n’induisent que des mots d’ordre et des formes d’autorité quant à la lecture non plus possible mais imposée par l’institution. Enfin sortir d’un espace, plus périlleux encore, celui où ce qui est dit est pensé comme une valeur et non comme une expérience. Voici donc ce qui me semble être l’état d’une urgence pour l’art  : sortir de la marchandise, de la doxa, de la technocratie, de l’institution et de la valeur, en somme sortir de l’état d’exception qui continue de maintenir l’œuvre ainsi. [21 octobre]

Le terme tribus signifie la division du peuple (au départ 3). Le verbe latin tribuere signifie répartir et partager parmi ces divisions. Il a le sens très clair de répartir assigner, distribuer, partager. Puis vient enfin le verbe distribuere qui signifie la même chose (origine du terme français distribuer).

le substantif distributio est à la fois la division et la distribution. Dès lors il faut être en mesure de penser que le terme distribution ne cesse de dire la distribution mais aussi la division et il faut être en mesure de penser que littéralement le terme dis-tribuere signifie « répartir de sorte qu’il ne puisse en rester un seul ». Pensons un instant la relation possible entre le latin tribus et le grec nomos. Il s’agit d’une division. Nomos vient du verbe grec nemein qui signifie diviser. Il y a deux nomos : a. un nomós qui signifie la division de territoire, le pâturage ; b. un nómos qui signifie ce qui est attribué, donc l’usage. Il faut être en mesure de comprendre que le premier terme signifie qu’il y a une relation entre la taille de la division et le vivant matériel : c’est pour cela, ici aussi qu’il y a une relation entre division et distribution. En revanche le second terme induit ce que nous connaissons, cette fois une relation entre la distribution et l’usage. Conséquence, nous nous trouvons face à deux mouvements paradigmatiques de l’histoire de la pensée occidentale : soit le rapport division-distribution, soit le rapport distribution-usage. C’est la rupture entre les deux qui produit l’histoire catastrophique de la pensée occidentale c’est-à-dire quand division et usage sont séparées. Dès lors advient un déplacement de la sphère interprétative et de la sphère d’expérimentation de la consommation. Ce qui présuppose une relation possible entre division et usage c’est la distribution. Si cette relation n’est pas possible alors la consommation devient métaphysique. Il faut tenter d’explique cela. Première hypothèse : il y a une relation théorique et matérielle entre division-distribution-usage. Cela suppose l’interprétation du concept de distribution. Cela porte chez les grec le terme de chrématistique. La chrématistique est ce qui s’occupe en somme de khrè (il est besoin) et de la transformation de khrèma en khrèmata, c’est-à-dire la transformation d’un besoin en bien. Autrement dit le passage à l’usage. Seconde hypothèse il y a une relation dite silencieuse et métaphysique entre distribution et usage parce que la question de la division a été occultée. L’occultation du principe et de l’origine de la division est en somme la métaphysique. Il faut donc à la fois en trouver la source et en montrer le système. Premièrement la source en est qu’il faut absolument que la relation chrématistique soit pensée par la philosophie et la politique. C’est leur relation qui permet de penser la philosophie comme un soin et une interprétation du pharmakon. Deuxièmement la source en est que dès lors que cette relation n’est plus tenue par la philosophie et la politique elle est alors tenue par la relation politique et économie. C’est le drame de la première pensée philosophique et la teneur des débuts de la philosophie avant qu’elle ne devienne métaphysique. Troisièmement la source en est le concept d’économie qui est précisément fondé sur l’usage de la distribution (dans l’économie le point de départ est l’usage, depuis la sphère de consommation, depuis la sphère du privé) et non fondé sur la division distributive. Quatrièmement la source est l’occultation de la division distributive pour deux raisons : la métaphysique monothéiste qui présuppose une donation, puis la question de la peine et de la valeur. Dans l’un et l’autre cas cela présuppose que le principe de distribution est fondé soit sur la puissance de donation du divin, soit la puissance de l’être. Dans ce cas le principe de distribution est métaphysique et moral et il n’est plus alors ni matérielle ni politique. [23 octobre]

Il semble, et il nous faudra en retracer une archéologie, que le regard sur l’œuvre dite d’art se déploie dialectiquement entre une histoire de l’art et une histoire matérielle de l’art. L’histoire de l’art est celle qui s’intéresse à ce que nous nommons production, autrement dit à l’œuvre en tant qu’objet, tandis que l’histoire matérielle s’intéresse, quant à elle, à ce que nous nommons processus, autrement dit à l’œuvre pensée comme action et comme performativité. Ainsi l’histoire matérielle de l’œuvre et de l’image ne s’intéresse pas d’abord à l’objet mais à la position prise par ce que nous appelons un spectateur ou une récepteur devant l’œuvre. La différence est alors la suivante : 1. affirmer la non-cohérence de la distinction aristotélicienne entre poièsis et praxis, à moins de pouvoir la lire, dans une histoire matérielle, comme la possibilité dans l’inachèvement de la co-actorialité du récepteur, et 2. penser que l’histoire (matérielle) de l’art ne se situe pas d’abord dans l’œuvre mais dans la présence et la position du récepteur. Pour cela il faut penser que le centre de ce processus est bien la différence entre les termes production et processus. Ainsi le premier parle de l’objet, tandis que le second de la position devant l’objet. C’est cette différence qui est au cœur du problème de l’interprétation de l’activité artistique et de l’acte d’image, en tant qu’histoire ou histoire matérielle. C’est ce champ – pensé depuis le concept moderne de co-actorialité – qu’il faut penser et interpréter celui de l’acte, des processus et de la performativité comme sens moderne de ce que nous nommons œuvre. [25 octobre]

Les conférences et le banquet Lagunophories II dans le bus entre Arles et Strasbourg. Le travail sur l’œuvre de Sébatien Brant. La rigueur morale, la tristesse classique, les formules empruntées à une pensée vulgaire, l’inintérêt du texte. Le plan séquence de seize heures et les mouvements de Caroline. [7 novembre]

Une conférence à Dijon sur la métaphysique de la consommation. [8 novembre]

Une autre conférence à Angers sur la métaphysique de la consommation. [12 novembre]

L’œuvre de Luther est un travail complexe de restrictions, de contraintes et d’interdit. La langue et la dialectique de Luther sont cette épreuve infinie pour l’être d’une réduction de l’espace même de son vivant. L’héritage de la pensée de Luther n’est que l’épreuve de l’obéissance et de la contrainte sur le vivant. Cela tient à l’épreuve des solæ, de ces formes de restrictions qui indiquent que seul comptent les écritures, la grâce, la foi, le Christ et la gloire. Le travail de Luther a consister à produire dans la langue allemande – puis pour l’ensemble de la pensée – une confusion volontaire entre les termes de la pensée grecque – klèsis et ergon – qui signifie l’appel et l’œuvre. Dans les premières pensées chrétiennes cet appel est celui qui détermine la foi et l’adhérence à un commun. Dans les temps modernes de la pensée chrétienne il signifie alors une adhérence nécessaire à une tâche de sorte que l’être soit assimilé au travail et à l’opérativité. Ce premier coup de génie avait été opéré par Jérôme de Stridon dans la traduction du terme grec klèsis par le latin vocatio. Le terme signifie l’action d’appeler, l’invitation puis il signifia encore ce que nous nommons vocation, c’est-à-dire la destination des êtres comme mission et comme destinée. L’appel matériel de l’être est alors transformé en destinée. La destinée de l’être est celle d’accomplir parce que l’accomplissement est la garantie du salut métaphysique. Dès lors la relation de l’être à l’opérativité n’est plus matérielle ni même un désir, elle est une assignation. L’exemplaire catastrophe pour l’histoire du commun, du politique et de la pensée est d’avoir de manière métaphysique Ruf et Beruf, appel et opérativité, comme vocation. Mais que signifie l’appel ? Il signifie proprement deux choses. D’abord ce que nous pourrions nommer une « aventure » au sens de ce qui est à la fois à portée de main et ce qui est au plus devant nous comme projection. Ensuite l’appel est la manière questionnante de l’être en tant que double interrogation « question de l’être » et « question de l’agir ». Si cette relation devient un ordre ou une mission alors notre relation comme question et comme existence à l’être et à l’agir est métaphysique. Mais que signifie métaphysique ? Elle est une technique qui consiste à séparer pour l’être l’interprétation et l’expérience de l’accomplissement. Que signifie accomplissement ? La manière avec laquelle nous transformons et détruisons le monde pour maintenir l’advenir de l’être. En cela la phase la plus occulte de la métaphysique est alors le concept de « consommation » comme relation silencieuse entre accomplir et détruire. Dès lors il nous faut réaliser une tâche (Beruf) qui consiste à interpréter notre relation d’aventure à l’opérativité. Pour cela il nous séparer définitivement les termes Ruf et Beruf. Il n’y a de tâche que celle de la densité du vivant. Ce qu’Hölderlin avait nommé en 1804 une Dichterberuf. [18 novembre]

En quoi alors la photographie est-elle liée au geste ? Parce qu’elle hérite de ce dispositif « cosmétique ». En cela la photographie va s’intéresser à deux choses qui vont déterminer sa structure dialectique : soit l’effectuation d’un geste soit l’enregistrement d’un geste. En somme soit la photographie enregistre un geste parce qu’elle serait techniquement le point d’aboutissement de cette manière d’enregistrer les gestes, les actions et les usages des êtres (elle est alors un enregistreur esthétique et cosmétique) soit alors elle ne fait pas qu’enregistrer, mais elle effectue un geste. Mais qu’elle est alors l’effectuation de ce geste ? Il est d’abord celui d’un « opérateur » particulier qui prend la décision d’augmenter sa présence d’un dispositif d’enregistrement cosmétique. Il est celui d’un « spectateur » qui prend la décision de regarder dialectiquement ce qui a été acté et enregistré. Barthes nomme ceci une « performance ». En quoi ceci est une performance ? Parce qu’elle ouvre à ce qu’il appelle une « surprise » et que je nomme un « inattendu » qui produit nécessairement l’effectuation d’un geste et d’une position. En cela la photographie, essentiellement contemporaine, est moins un problème d’enregistrement d’un geste que d’effectuation d’un geste. À cela s’ajoute une chose, que toute image, toute photographie est toujours a minima une « construction » : toute construction est à la fois performance et surprise, toute construction imageante est donc à la fois une histoire de geste et d’inattendu. L’inattendu ne dit pas essentiellement que la surprise en tant que quelque chose n’a pas été attendue. Attendre c’est « tendre vers quelque chose ». Dans ce cas qu’est-ce qu’inattendre ? Ce serait alors simplement « ne pas tendre vers ». Cependant il est possible de lire le in non pas comme un « non » mais comme un « en » : inattendu ne signifie pas « non tendu vers » mais alors « tendu en ». Inattendre serait alors le verbe qui ne signifie pas « ne pas tendre vers » mais « tendre en » et qui s’approcherait alors du verbe « entendre » : il faut alors qu’il y ait un inattendu pour pouvoir entendre. [20 novembre]

La pensée est complexe parce qu’elle se charge de deux manières de vouloir et de devoir penser la question de l’original : d’un point de vue métaphysique et d’un point de vue technique. Or que signifie cette question si nous nous plaçons à l’exact endroit de notre modernité, celle qui affirme la nécessité d’une fin de la métaphysique et d’une fin de l’hypostase de la technique. Or la question que nous devons penser n’est pas les conditions de l’original (moins encore celle de l’origine) mais celle d’une actualité. [20 novembre]

[…]

2020 >>>

 

Note
[26 février] Ce texte a été donné en séminaire puis il a pris la forme d’un texte édité pour intégréer l’œuvre collective réalisée avec les étudiants de l’Esba Talm Angers, Dieudonné Cartier et Julie C. Fortier et intitulée, Nutrisco & extinguo.
[8 février] Première version du texte donné en conférence le 8 février lors du colloque Arts & Langages à Arles.
[1 mars] Permière version du texte donné en conférence le 1 mars à l’école d’architecture Paris Malaquais.
[15 avril] Texte rédigé pour le projet Svolta (première occurence du 16 au 9 juin 2018, Espace pour l’art, Arles).
[17 avril] Texte donné en conférence lors du colloque Furio Jesi à l’Université d’Aix-en-Provence, organisé par Pierluigi Lanfranchi.
[24 avril] Texte rédigé pour la revue kilomètres 2.
[1° mai] Texte d’introduction de la première édition du projet SVOLTA.
[5 mai] Texte d’une conférence prononcée le 5 mai 2018 lors d’un Salon Jacquie à Paris.
[8 mai] Texte (augmenté du 2 octobre 2016) pour le revue Licet.
[9 mai] Conclusion des actes du colloque Arts & Langages (avec les textes de Chloé Maillet, Pascal Mougin, Sophie Kaplan, Julia Marchand, Sébastien Pluot, Antoine Dufeu, Nicolas Giraud, Magali Nachtergael, Alessandro De Francesco, Maxime Boidy, Cédric Mazet-Zaccardelli, Fabien Vallos, Alexandre Quoi, Paulo Pires Do Vale, Alexandre Desson, Thomas Jezequel, Tanguy Gatay, Quentin Fagart & Lucie Liabeuf).
[8, 18, 19, 23 & 30 août] Textes d’un dialogue intitulé À propos de la littérature (et de l’œuvre) avec Antoine Dufeu in supplément #007 à faire #004.
[24 août] Texte intitulé Du soin publié avec un appareil de note dans le journal faire #004.
[21 octobre] Texte écrit pour la revue Kilomètres.
[18 novembre] Texte écrit pour une performance donnée avec A Constructed Word ) Marselleria à Milan.