année 2020 – vol. VIII

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Le journal a été laissé durant des mois, plus d’une année. Parce que les choses se sont construites autrement. Il y a des fragments divers que je viendrai rajouter au fur et et mesure en les tressant avec le reste ou simplement en les rapportant comme des citations. [27 février 2020]

L’interprétation du concept de données suppose que nous soyons en mesure de proposer une interprétation du concept de « prises ». Il faut prendre dans le monde pour pouvoir le transférer en don ou en données. C’est cette relation occultée qu’il nous intéresse d’analyser à partir de l’hypothèse que la philosophie est une pensée du soin en tant qu’elle indique la nécessité d’une position vigilante sur les manières avec lesquelles nous prélevons et nous transformons en données. Il s’agira alors de penser, depuis les pratiques artistiques et visuelles, les modifications de la métaphysique et des processus artistiques. Nous indiquerons alors une lecture qui permettrait à la fois d’interpréter le « tournant » de la pensée moderne et d’indiquer qu’une lecture de cette problématique se trouve en fait dès les début de la métaphysique occidentale comme une mise en garde à la fois de nos modes de captation du réel et de la réalité et de nos modes de stockage de ce que nous considérons être, pour nous, nécessairement fond et fonds. [28 février]

« Il y a une science qui observe l’être en tant qu’être, et les accidents propres de l’être. Cette science est différente de toutes les sciences particulières, car aucune d’elles n’étudie en général l’être en tant qu’être. Ces sciences ne s’attachent qu’à un point de vue de l’être, elles étudient ses accidents sous ce point de vue ; ainsi les sciences mathématiques. Mais puisque nous cherchons les principes, les causes les plus élevées, il est évident que ces principes doivent avoir une nature propre. Si donc ceux qui ont recherché les éléments des êtres, recherchaient ces principes, ils devaient nécessairement étudier les éléments de l’être, non point en tant qu’accidents, mais en tant qu’êtres. C’est pourquoi nous aussi nous devons étudier les causes premières de l’être en tant qu’être. » Aristote Métaphysique, G, 1003a. «Ἔστιν ἐπιστήμη τις ἣ θεωρεῖ τὸ ὂν ᾗ ὂν καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντα καθ’ αὑτό. Αὕτη δ’ ἐστὶν οὐδεμιᾷ τῶν ἐν μέρει λεγομένων ἡ αὐτή· οὐδεμία γὰρ τῶν ἄλλων ἐπισκοπεῖ καθόλου περὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὄν, ἀλλὰ μέρος αὐτοῦ τι ἀποτεμόμεναι περὶ τούτου θεωροῦσι τὸ συμβεβηκός, οἷον αἱ μαθηματικαὶ τῶν ἐπιστημῶν. Ἐπεὶ δὲ τὰς ἀρχὰς καὶ τὰς ἀκροτάτας αἰτίας ζητοῦμεν, δῆλον ὡς φύσεώς τινος αὐτὰς ἀναγκαῖον εἶναι καθ› αὑτήν.. Εἰ οὖν καὶ οἱ τὰ στοιχεῖα τῶν ὄντων ζητοῦντες ταύτας τὰς ἀρχὰς ἐζήτουν, ἀνάγκη καὶ τὰ στοιχεῖα τοῦ ὄντος εἶναι μὴ κατὰ συμβεβηκὸς ἀλλ› ᾗ ὄν· διὸ καὶ ἡμῖν τοῦ ὄντος ᾗ ὂν τὰς πρώτας αἰτίας ληπτέον. » Qu’est-ce que l’ontologie ? Et que cela signifie encore pour nous si nous considérons qu’un tournant de la pensée a eu lieu ou est en train d’avoir lieu. Le dictionnaire dit que l’ontologie est la « partie de la philosophie qui a pour objet l›étude des propriétés les plus générales de l›être, telles que l›existence, la possibilité, la durée, le devenir ». Le terme, nous le savons, est formé à partir du participe présent du verbe grec eimi, être. L’ontologie est au sens propre la science des étants, elle est une manière de rassembler quelque chose depuis les étants en vue de déterminer une penser de l’être. C’est donc une manière de rassembler et d’interpréter (logos) depuis l’étant en vue de fixer des qualités et des valeurs générales à cet être. L’ontologie est donc une discipline qui s’intéresse à penser l’être. Elle s’interroge sur ce que peut signifier l’être. L’ontologie est une question inaugurale. La métaphysique quant à elle s’interroge sur les modalités de l’être. Que dit le texte d’Aristote ? Il pose l’existence d’une différence d’epistèmès, l’une observant l’être, l’autre ses accidents. L’une est l’ontologie, l’autre l’ensemble des sciences partant d’une point de vue particulier (comme les mathématiques –citées par Aristote – etc.). Ces modèles interprétatifs (epistèmès) sont fondés sur la theôria, c’est-à-dire sur une manière de relever les éléments du monde : l’une s’intéresse à l’être, tandis que les autres s’intéressent à ses formes advenus en tant qu’étant. Le verbe uparkhein désigne ce qui commence, c’est-à-dire ce qui en s’ouvrant à l’existence (uparxis) se soumet à quelque chose en particulier plutôt qu’à l’être en général. Nous pourrions alors traduire le premier énoncé d’Aristote de la manière suivante « il y a une étude qui observe l’être en tant qu’être et les existences de l’être ». Ce qui nous intéresse alors ce sont ce que n’étudie alors proprement l’ontologie, à savoir les modes de « commencement » de l’être, c’est-à-dire ce qui l’approprie de manière singulière à des existants. L’ontologie – dit encore Aristote – est donc cette manière d’étudier, d’observer et de connaître l’être dans sa totalité et non sous ses formes particulières d’apparaître. L’ontologie ne s’intéresse pas aux occurrences particulières de l’être mais à sa teneur générale. Il faut cependant pour cela comprendre les termes utiliser par Aristote pour parler de cela : il s’agit d’abord du verbe uparkhein puis du verbe sumbainein, deux manières de dire à la fois ce qui commence d’une manière particulière mais aussi ce qui se tient de telle sorte que l’être cesse d’être pour advenir sous une forme dite « accidentelle ». Ce qui signifie alors qu’il faut souligner pour Aristote l’importance du mouvement. C’est le mouvement – comme commencement et comme, pourrait-on dire « tenue » (ce qui pourrait traduire littéralement le résultat du verbe sumbainein). Nous traduisons par « tenue » pour deux raisons. La première pour rappeler la puissance de la dimension épochale (se tenir debout) pour l’étant (l’être-là) et non l’être; la seconde pour rappeler que se tenir debout suppose un mouvement comme caractère existantial ou extatique, c’est-à-dire proprement comme « se mettre debout ». Ce qui signifie que l’ontologie ne s’intéresse pas à nos manières de nous mettre en mouvement et nous approprier à un temps et un espace propre qui en permettent pas de penser la teneur générale et totale de l’être. L’ontologie ne recherche pas les formes accidentelles (sumbebekos) dans lesquelles tombe l’être mais plutôt ses principes (arkhai) en analysant les éléments propres (stoikhéia) de l’être. Pour le dire encore autrement l’ontologie s’intéresse à l’être sans les mouvements de l’être et sans la variabilité infinie de ces modalités. Par conséquent l’’ontologie est donc un arraisonnement, une manière d’arraisonner ce qui appartient au mouvement en vue de l’épreuve d’une fixation et d’une détermination : c’est-à-dire fixer par delà le mouvement ce qui est général et stable. Il y a aurait donc à partir de cela une partie de ce que nous sommes qui est essentielle (celle qui est générale et abstraite) et une partie existentielle (celle qui est concrète et singulière). Le résultat est une expérience paradoxale du vivant et une privation de l’épreuve de la présence et du mouvement. Archaïquement – c’est-à-dire avant la pensée platonicienne, autrement dit avant l’invention des philosophie et ontologie – on peut soutenir une opposition entre l’affirmation que l’être est (sans négation, sans altération), ce que nous nommons pensée parménidienne, et l’affirmation que l’être ne cesse de changer, ce que nous nommons pensée héraclitéenne. La fondation de la philosophie peut s’entendre à partir du moment où l’on pose que l’être pour être requiert du non-être (à savoir de la négation et de l’altération). C’est à la fois la pensée platonicienne (dans le Sophiste) où l’on a recourt au non-être et la pensée aristotélicienne (dans la Métaphysique) où l’on a recourt à la non-puissance. Cependant il faut accorder que l’être dans le mouvement s’ouvre à la possibilité du non-être (l’instabilité) et de l’impuissance (la finitude). Or l’ouverture de la pensée de l’être à la crise de l’instabilité et de la finitude réclame une interprétation technique de ce mouvement. C’est précisément ce que nous nommons métaphysique, ce qui fait passer d’un état à un autre. Dès lors l’histoire de la pensée (en dehors de tout question du divin) se divisa en deux technique d’interprétations (epistèmès chez Aristote) celle que l’on nomme ontologie et celle que l’on nomme phénoménologie. L’une s’intéresse à l’être en tant que principe, l’autre s’intéresse aux modalités particulière des étants. L’instrumentalisation de la philosophie a tenu quant à elle a un usage de l’ontologie en vue de garantir et d’affirmer à la fois la question du vrai (et du non vrai) et la question de l’autorité (et de l’assujétissement). S’il y a une science qui s’occupe de valeurs de l’être en général, elle est alors en mesure de produire les affirmations nécessaire à garantir ce qui serait vrai de ce qui ne le serait pas. Mais un « vrai » tenu depuis l’espace de l’ontologie et non tenu depuis les valeurs particulières et accidentelles de l’étant. Toute la crise de la pensée se situe ici et l’insoutenabilité de la question de la vérité. D’autre part s’il y a une science qui s’occupe d’observer les principes (arkhas) originaux (non-particuliers) et vrais (non-accidentels) alors la « philosophie » est en mesure de penser les formes propres du commandement. Pour cela il s’agit de fonder ce que l’on nomme des archétypes, c’est-à-dire les formes fixes des principes de ce qui original et vrai. Plus les formes sont originales et vraies et plus elles seront alors en mesure d’affirmer valeurs, vérité et commandement, à savoir ce que l’on nomme les formes de l’autorité. Dès lors l’ontologie a été pour partie utiliser pour observer et analyser cette fondation. La déconstruction de l’ontologie c’est aussi la déconstruction de l’autorité en déconstruisant toute fondation de valeurs, de vérité et de commandement. L’ontologie est alors la discipline propre à penser le fondement et la fondamentation de l’être, à partir de l’étant. L’étant n’est donc pas l’être. Il suppose l’interprétation (de l’étant) à partir de la somme de ce qui a été en vue de penser l’être de deux manières soit comme « être » structure essentielle soit comme « être » structure existentielle. Ainsi nous pourrions retracer brièvement les phases fondamentales de la métaphysique en supposant qu’il s’agit du travail qui consiste à partir de l’ontologie à recherche de ce qui est « principe » : 1. la question de l’être (somme des étants) / essence et existence; 2. la questiondes  images premières (eidos chez Platon) autrement dit théorie des idées ; 3. la question de dieu (comme onto-théologie selon Kant) ; 4. la question de la vérité et des catégories ; 5. la question des arkhè et des gouvernances ; 6. la question de la volonté ; 7. la question du Dasein ; 8. la question des intensités et 9.- la questions des saisies [29 février]

Si l’on suit ce qui a été amorcé lors du précédent séminaire nous sommes en mesure de dire que l’ontologie est une science (supportée par des dispositifs techniques) qui procède à une observation de l’être en tant qu’être. En cela l’ontologie est l’opposé de toute science qui procéderait à l’observation de l’être en tant qu’accident, c’est-à-dire sous une forme particulière d’existence. En ce sens nous pourrions affirmer que l’ontoalogie est une science qui procède à la déconstruction de la logique instaurée en vue de l’observation de l’être en tant qu’être. Ceci fait advenir ce que nous nommons une fin de la métaphysique. Ce qui n’est pas autre chose que l’achèvement d’un mode logique propre à interpréter l’être. Ce qui veut dire encore qu’il n’est pas particulièrement intéressant de penser une aontologie (comme négation de l’ontologie) mais bien une ontoalogie comme renversement des modes logiques d’interprétation. De la même manière il a fallu déterminer une science qui consiste cette fois à observer les différents accidents de l’être : c’est ce qui a été nommé dès la modernité phénoménologie. À la condition bien sûr d’être en mesure de penser une logie propre à observer ce qui advient et ce qui approprie. La phénoménoalogie serait alors l’étude qui consiste en la déconstruction de la logique de l’observation de l’être comme accident. L’une et l’autre sont fondées sur des modes différents de « saisie » du monde : tandis que la première est une theôria, c’est-à-dire un mode d’observation de ce que l’être est, la seconde est un processus logique (legein) fondé sur une enquête (episkopia). Il faut alors être en mesure de comprendre la différence entre les deux : theôria est un mode d’observation en vue de proposer les relevés de l’observation à un partage, tandis que logie est un mode d’arraisonnement de ce qui a été saisi. Il y aurait encore trois autres manières pour penser cette crise de l’ontologie dans l’histoire moderne et contemporaine de la philosophie (après celle de l’instauration de la phénoménologie). La première consiste à penser à partir de la pensée heideggérienne ce qu’il appelle die Kehre, à savoir le tournant. Il s’agit d’opérer un tournant dans la philosophie en achevant la métaphysique, c’est-à-dire en achevant la pensée de l’être. Pour cela il convient de convient de déterminer une tâche de la pensée qui consiste à saisir que nous n’avons pas encore suffisamment interpréter « l’essence de l’agir » (Heidegger, Lettre sur l’humanisme) : cela signifie que si la métaphysique c’est acharnée à penser l’essence de l’être comme être en tant qu’être, il faut alors tâcher de penser le lieu de l’agir pour penser l’être. Le deuxième pourrait être la leçon de ce que l’on nomme « french theory » que nous pourrions centrer autour de la question fondamentale de la différence, à savoir ce qui « porte à l’impossibilité de l’unité » (dis-ferre). S’il n’y a pas d’unité, l’être ne peut être pensé comme être stable et unifié, il est alors « ouvert » à ce que Derrida nomma différance, à savoir l’écart qui fait qu’elle n’est « que le déploiement historiale et épochale de l’être » (Marges). La déconstruction de cette unité a ouvert aussi une pensée forte de la différence chez Foucault à la fois comme ce qui permet en critique toute pensée de l’identité et à la fois la réaffirmation d’une pensée de éthique (Les mots et les choses et les cours au collège de France). En sommes quelque chose est pensée depuis la différence comme un originaire sans pour autant être une origine mais une épreuve. La troisième pourrait être la leçon de la philosophie la plus contemporaine en tant que pensée du divers. Puis nous sommes en mesure de penser un tournant et de penser à la partir de la différence la question d’un originaire sans origine alors la pensée de l’être peut advenir non depuis la question d’un quelconque universel mais à partir de ce qui induit le divers. Nous pourrions dire ce que induit un diversel. Ce qui signifie alors que la distinction, la différence centrale entre ontologie et ontoalogie tient au fait que dans le premier cas le regard tente de remonter jusqu’à l’origine (autrement dit la forme première de toute chose, l’être de tout être) tandis que la seconde tente depuis l’originaire (autrement dit depuis le lieu de la provenance de l’avoir lieu) de saisir les modes de relations et de tensions entre ce qui est origine et accident. La distinction tient donc en un problème entre origine et originaire et tient alors en une distinction fondamentale entre fond et fonds. Ce que l’ontologie cherche est l’origine et le fond déterminé absolu de toute chose de sorte d’en déterminer l’être et d’en poser la vérité. Ce que l’ontoalogie cherche est la déconstruction de la fondation logique et originelle de toute chose. Ce que la phénoménologie cherche est, depuis l’originaire, le fonds indéterminé des choses de sorte d’en saisir l’intensité et la densité. Le fond est l’élément originel de toute chose, tandis que le fonds est ce qui se maintient, plus ou moins, à disposition, de sorte que nous puissions penser ce qui est. Le fond est l’origine tandis que le fonds est ce qui est ouvert au disponible. Utiliser le terme fondamentale signifie que nous renvoyons au fonds, c’est à dire à une interprétation de ce qui c’est rendu disponible. C’est soit vers le fond ou dans le fonds que nous puisons pour que l’être soit (plus ou moins stabilisé). Ainsi toute la question centrale de la pensée occidentale consiste à penser cette manière avec laquelle nous puisons dans les fonds et c’est ce que nous nommons le prélèvement. Il y a donc deux types de données, métaphysiques et ontiques. Or la métaphysique (ou la philosophie dans sa version la plus technicisée) a cessé de penser l’être dans sa relation au fonds à force d’insister si fortement à penser l’être dans sa relation à l’être (fond). Dès lors la philosophie est une pensée de l’oubli de l’être. Ce que nous oublions fondamentalement c’est notre relation au prélèvement. Or nous présupposons que la seule possible métaphysique ne consisterait pas à penser l’être en tant qu’être mais l’être en tant que prélèvement. Nous proposons que la première indication de la pensée soit, en somme, la formule parménidienne : « khrè to logein te noien t’eon emmenai » : il est besoin de prélever et de saisir (de sorte que) l’étant être. Nous avons analysé cette formule de Parménide et traduit legein par collecter et noein par saisir. nous avions proposer de l’entendre comme ce qui fait que l’étant (eon) devient être (emmenai). Legein est une manière de collecter, tandis que noein est une manière de voir qui consiste à se saisir des choses. Si legein et noien sont ce qui fait que étant devient être, cela signifie alors que pour la pensée parménidienne et pour la pensée occidentale le prélèvement et la saisie sont l’essence de l’être. L’ontologie serait alors cette science qui observe l’être en tant qu’il prélève et qu’il saisit. Prélèvement et saisie serait alors l’ontologie de l’être parce que c’est ce qui le fait être et ce qu’il fait. L’agir humain comme prélèvement et saisie est son ontologie. Qu’est-ce que le prélèvement ? Qu’est-ce que la saisie ? Le prélèvement consiste à prendre une part d’un ensemble. La problématique centrale du prélèvement suppose une crise dans l’enjeu dialectique ou non du processus : la prise d’une part à lieu avant le partage (voir le dict. de Furetière). toute la question de la crise se situe là. Ce serait alors la définition du logos : il signifie prendre une part avant l’interrogation dialectique du partage. La saisie (provient de stezen : mettre sous possession, mettre sous la main de). La saisie garantit la non remise possible en partage de ce qui a été prélevé. Il signifie aussi très précisent la compréhension. Reste alors à penser en quoi le prélèvement est la teneur accidentelle originelle. Il faudra alors pour nous penser cette teneur et en penser la conscience restante de la puissance accidentelle : ce que nous appelons suneidèsis. [2 mars]

L’interprétation du concept de données suppose que nous soyons en mesure de proposer une interprétation du concept de « prises ». Il faut prendre dans le monde pour pouvoir le transférer en don ou en données. C’est cette relation occultée qu’il nous intéresse d’analyser à partir de l’hypothèse que la philosophie est une pensée du soin en tant qu’elle indique la nécessité d’une position vigilante sur les manières avec lesquelles nous prélevons et nous transformons en données. Il s’agira alors de penser, depuis les pratiques artistiques et visuelles, les modifications de la métaphysique et des processus artistiques. Nous indiquerons alors une lecture qui permettrait à la fois d’interpréter le « tournant » de la pensée moderne et d’indiquer qu’une lecture de cette problématique se trouve en fait dès les début de la métaphysique occidentale comme une mise en garde à la fois de nos modes de captation du réel et de la réalité et de nos modes de stockage de ce que nous considérons être, pour nous, nécessairement fond et fonds. 1. Dans un premier temps il faut revenir sur la question de la prise. Autrement dit la question du prélèvement. Ce que fait la pensée occidentale c’est de placer la question du prélèvement au cœur du dispositif de la métaphysique : pour cela il faut revenir à la pensée de Parménide (fragment VI : khrè to legein de sorte que l’étant soi). Le prélèvement est la condition ontologique et métaphysique de l’être. Legein est la manière avec laquelle nous prélevons en monde. Legein est une prise que ce soit des choses, des images, des lettres, des signes, de la matière, des éléments, des aliments, etc.) il est une prise d’élément du monde (depuis le réel ou depuis la réalité) : nous le nommons prélèvement. Legein est donc cette manière avec laquelle nous prélevons en tant que ceci désigne l’essence de l’être. Legein est la manière de collecter, c’est aussi la manière de lire les élément du monde. C’est pour cela que legein c’est aussi parler : autrement dit restituer le prélèvement sous forme de données linguistiques et langagières. Il permet la formation des termes latin legere et français lire. Ces termes sont liés à une racine Leg (Leg) qui dit ce qui collecte, ce qui rassemble. Si l’on suit donc la leçon antique legein est l’essence de l’être en ce qu’il permet de collecter, de prélever et de restituer : prise et production. Legein est ce qui produit le logos : logos est du côté de la production : il est la parole. Il est du côté des données. Logos est donc cette capacité de jugement qui permet le prélèvement et la production de données. Logos est le traitement : depuis le prélèvement à la production de la donnée. L’essence de l’être est ce traitement, est cette manière de « traiter » le monde. C’est ce que fait la pensée occidentale : placer le logos au centre et comme essence de l’être quelque soit le processus métaphysique d’interprétation et en assurant surtout la déconnection de l’interprétation des conséquences de ce traitement. Ce que fait la métaphysique c’est occulter non pas la fondation depuis l’origine, mais la fondation depuis le fonds, depuis le stock. L’arraisonnement dans l’originaire et le non-arraisonnement dans le fonds ont conduit à un traitement redoutable de la métaphysique comme occultation du processus et de ces conséquences. Dès lors nous pensons l’essence de l’être à partir du prélèvement et non à partir du prélevé. nous fondons un logocentrisme dont l’épreuve est le prélèvement. II. Dans un second temps il faut repenser la question à partir du début de la philosophie, autrement dit à partir de Platon. L’invention de la philosophie comme un soin apporté (figure de Socrate) auprès des êtres. On doit à Georges Dumézil et à Michel Foucault d’avoir préparé cette interprétation d’une philosophie du soin (et non de la sagesse), on leur doit surtout d’avoir montrer que la référence à la divinité du soin (Asklepsios) est liée à une guérison de la doxa. C’est-à-dire de ce qui construit la puissance et la valeur des êtres ou des choses. Doxa est une forme de jugement et à ce titre elle est proche de logos. Commençons par émettre l’hypothèse que logos et doxa sont deux formes de jugement. Il faut alors interpréter ce qui les distingue. Il semble que le logos soit le jugement produit depuis le prélèvement direct, tandis que la doxa soit le jugement produit après le prélèvement mais sans rapport direct à celui-ci. C’est cela qui fait la différence. D’où l’idée que la doxa est mauvaise parce qu’elle n’est qu’un système d’opinion fondé sur des suppositions et non sur l’acte lui-même. En ce sens doxa pourrait être la formule qui consiste à penser que nous sommes séparés de l’interprétation du prélèvement. Il y aurait alors la possibilité de proposer une relecture de la pensée platonicienne comme la mise en garde absolue du danger de ne pas penser depuis le prélèvement et de fonder son jugement sans avoir vu ni interpréter ce qui est prélevé. La puissance doxique est la puissance que portent les choses dans leur séparation du prélèvement. Dans ce cas nous aurions occulté ce qui consiste en la première leçon de la philosophie occidentale. C’est le problème de la doxa et c’est le problème de la forclusion de toutes les techniques qui séparent de l’interprétation du prélèvement (logos). Si tel est le cas comment avons nous lu Platon. Nous l’avons lu exclusivement à partir d’une métaphysique qui place l’être dans un monde doxique à partir de l’affirmation d’une allos bios plutôt qu’une auto bios. L’allos bios pour Platon serait alors simplement l’idée d’un autre monde, non pas celui du divin mais celui dégagé de la doxa et qui en ce cas aurait la possibilité de nous accorder une nouvelle fois dans une interprétation du vivant matériel (auto bios). Ce qui perturbe donc l’interprétation des conditions du vivant c’est à la fois l’incapacité à penser le prélèvement mais aussi la seule possibilité de penser le monde à partir de la donnée. Conséquence : ce que doit faire la philosophie c’est mettre en garde sur le passage de la prise à la donnée. C’est précisément ce que Platon appelle le pharmakon. Par conséquent ce que nous appelons philosophie à probablement fondé la métaphysique, autrement dit la pensée de l’être, pour répondre à cette question d’une vigilance sur l’excès de prélèvement et l’excès de capitalisation de la donnée. Par conséquent, encore, il faut interpréter depuis la modernité la modification de la métaphysique et des pratiques artistiques. Que signifie la modification de la métaphysique ? La première leçon est indiquée par le déplacement nécessaire du concept de logos : 1. repenser le logos comme prélèvement, 2. déconstruire le logocentrisme et le penser comme rationalisation du prélèvement, 3. opérer un tournant et cesser de considérer le logos mais ses conséquences. (cf un logocène). La deuxième leçon est indiquée par un déplacement de l’interprétation de l’être : 1. cesser de penser l’être pour préférer un être-là et l’interprétation de la teneur du , 2. préparer une interprétation de l’oubli du et de la dégradation fondamentale (du stock) du . La troisième est opérée à partir de la pensée du bios : 1. déconstruire les pensées d’un allos bios et reformuler un auto-bios, 2. penser ce que signifie une biomimèsis. La quatrième consiste à penser : 1. que la philosophie est fondée sur le soin, 2. et qu’en ce sens il est nécessaire de réinscrire le sens de la doxa et du pharmakon, autrement dit le sens de la données et de la dose. [5 mars ]

Quelque chose s’ouvre qui modifiera substantiellement la nature de notre histoire et de notre historialité. Ce qui s’ouvre est un temps de repli au plus proche de nos usages. De sorte que nous soyons face à eux et que nous pensions à ce qui a été accompli et détruit. [19 mars]

Nous sommes à peine entrés dans un étrange silence puisque nous sommes passés en confinement sanitaire. Silence de nos usages puisqu’il ne nous est plus permis de sortir ni même de partager du temps avec d’autres. Silence d’un repli d’une grande partie d’entre nous tandis que d’autres, dans un autre silence, s’affairent à soigner, à livrer, à vendre des denrées. Silence dû à la déclaration officielle de ce que les Latins appelaient un tumultus. Silence dû à un danger suffisamment grave au point qu’il s’agissait alors de demander le confinement des citoyens. On doit la lecture du concept de tumultus à Giorgio Agamben dans État d’exception publié en italien et en français en 2003. Autrement dit quelques mois après un autre tumulus, cette fois non pas sanitaire, mais terroriste. Or dans la glose du concept de justitium (3.1) à savoir la vacances des affaires publiques, Agamben cite un fragment des Philippiques (8, 1) à propos du tumulte. Cicéron produit d’abord une explication du terme « Qu’entend-on par tumulte ? une grande alarme qui produit une plus grande terreur (Quid est enim aliud tumultus nisi perturbatio tanta, ut maior timor oriatur?) » pour enfin affirmer ce qui nous intéresse « Il peut donc y avoir, comme je l’ai dit, guerre sans tumulte, mais non tumulte sans guerre (Ita fit, quem ad modum dixi, ut bellum sine tumultu possit, tumultus sine bello esse non possit) ». Or le 16 mars le Président de la République a répété six fois dans son allocution le terme « guerre » : il y a guerre parce que quelque chose vient produire une terreur (timor). Dans ce cas il y a bien la déclaration exceptionnelle d’un tumultus. Nous sommes donc plongés dans un long silence à cause d’un grand tumulte. Hormis le problème d’une continuité du principe de droit, se pose ici deux autres problèmes plus complexes, celui de l’état de l’exception et celui de la gestion par ordonnance. Le principe de la déclaration d’un tumulus comme il a eu lieu le 16 mars est de plonger les membres du commun dans un justitium, c’est-à-dire dans une vacances des affaires publiques. Nous sommes donc pour la plutpart d’en nous plongés dans le silence d’un justitium. Devra cependant se penser en urgence les conditions de celles et ceux à qui le tumultus refuse le justitium et qui ne sera pas sans produire comme toujours une profonde injustitia. C’est-à-dire celles et ceux qui ne peuvent demeurer confinés. Dès lors donc qu’on affirme un tumulte on déclare la guerre. Mais surtout dès qu’on affirme ce tumulte on déclare un état d’exception qui consiste à la fois à une suspension des affaires publiques mais aussi à une suspension de ce qui constitue le droit (liberté d’agir et se déplacer par exemple). Or il semble – par delà la gravité effective du tumultus – que nous ne cessons de faire l’épreuve d’une série d’états d’exception pour faire face à ce qui est saisi comme crise. Ma vie politique a commencé de facto en juillet 1995 après l’attentat du RER B à Paris. Depuis lors n’a cessé une série de tumultes (1995, 2001, 2009, 2012, 2015, 2020 qui n’ont cessé de permettre non pas seulement des gestion de crises mais des états d’exception. Si l’état d’exception es la création d’un justitium il est aussi immédiatement la création d’un imperium, c’est-à-dire la création dans le suspens des affaires d’une confiscation du droit. Si je dis que ma vie commence en 1995, c’est qu’elle est l’épreuve, à l’inverse de qui nous a été construit dans une pensée du droit, de cette confiscation infinie de nos droits pour garantir ce qui est nommé sécurité (publique et sanitaire). C’est précisément ce qui s’est passé durant le semaine du 16 au 20 mars par le vote d’une loi qui permet la gestion d’un état de tumultus par ordonnances du gouvernement. Demeure alors ici une question fondamentale : dans quelle mesure la gestion d’une crise suppose la suspension du droit ? Autrement dit pourquoi toute crise est toujours l’ouverture d’un état exception ? Est-ce que cela signifie que le principe même démocratique est incompatible avec toute gestion de la crise ? Ou alors est-ce que cela suppose que toute politique est l’épreuve infinie du désir de la crise en vue de la suspension de tout droit ? Si l’on suit la pensée de Walter Benjamin il semblerait que la réponse se situe dans la dernière proposition. Nous ne cessons donc de faire l’épreuve de l’état d’exception comme règle. Pour le dire encore autrement il n’y a en fait comme fondation que l’état d’exception. C’est l’épreuve de toute crise et de l’oubli de toute politique. Nous sommes alors entrés dans un autre silence, encore plus complexe parce que plus profond. Ce silence est l’ouverture à deux interrogations, celle de l’ouverture critique d’un monde où nous auront fait l’épreuve d’un autre justitium à savoir la vacances de la consommation, du capitalisme et de la dégradation de notre vivant et celle de l’ouverture critique d’une politique toujours plus fondamentalement instable et autoritaire. L’épreuve en est complexe parce que devra s’éprouver la différence cruciale entre les affirmations de l’histoire et les épreuves de l’historialité. Cela signifie comme toujours que ce qui s’éprouve historiquement ne soit pas oublié ni même absorbé dans l’histoire. Or une fois de plus il nous faudra tenir devant cette crise morale et éthique. Dans le tumultus c’est alors suspendu une partie immense de nos activités frénétiques en vue de produire et de consommer. Dans le tumultus les transports se taisent, les commerces se ferment, les industrie aussi, les avions ne volent plus. Dans le tumultus s’ouvre une suspension de la consommation frénétique de tout vivant et de toute matière : le monde s’offre pour quelques instants moins pollué et moins asphyxiant. Dans le tumultus s’ouvre un autre silence, celui propre là encore à la langue latine le silens et tel qu’avait pu le proposer Barthes (cours au Collège de France, Le Neutre, 1977-1978, Seuil, 2002) : silens signifie le bruit que le vivant produit sans nous. Nous ne pouvons que nous taire. Mais dans la subite taisance de nos activités et de nos affaires dû au justitium le vivant accède à ce qui est son silence : dans notre confinement enfin les espaces sont laissés libres de nos présences : les montagnes, les plages, les mers, le ciel, les collines, les bois et les rivières. Nous aurons donc réussi à produire en quelques semaine ce que nous avions espéré comme suspension du capitalisme. Peut-être est-il encore trop tôt pour l’appréhender, mais il en revanche c’est le juste le moment opportun, le bon kairos pour en saisir certains enjeux. Il semblerait donc que ayons fait un vrai test quant à la possibilité de la suspension de notre frénétique mode de consommation et de circulation. Peut-être pourrons-nous le prendre en compte et être en mesure de penser une nouvelle écologie et d’une nouvelle éthonomie (au sens d’une économie de partage). Mais dans le tumultus, c’est aussi suspendu nos activités politiques et nos modes de penser la politique. Alors certes nous craignions toujours un peu plus la montée de ces états d’urgence et des ces état d’exception qui ne cessent de faire valider des modes de gouvernances autoritaires et profondément anti-démocratiques. Nous nous acheminons irréductiblement vers mes des gouvernances absolutistes, sécuritaires, techniques et autoritaires. Absolutiste parce que le pouvoir ne cesse d’être d’être concentrer et coupé de toute épreuve commune. Sécuritaire parce que la seule tâche des gouvernances est de garantir brutalement ce qui serait la sécurité des peuples et des biens. Technique parce que nous ne dépendons exclusivement que de modes techniques de contrôles pour presque l’ensemble de nos activités : nos activités (et plus que jamais durant nos confinements) ne dépendent que la puissance illimitée des dispositifs techniques. Autoritaire parce que nos modes d’existence ont cessé d’être fondé sur le commun et le respect mais uniquement sur l’obéissance : nous apprenons à devenir obéissants et donc à perdre toute épreuve des communs et du politique. En conséquence un double questionnement, politique et philosophique s’ouvre, sans réponse, mais avec urgence. Premièrement il est possible que tout tumultus ne cesse de réduire toute possibilité d’une vie politique et d’un commun. Le tumulus ferme et clôt toute khôra. Si nous sommes privés de cette espace publique et du commun alors nous entrons dans une politique autoritaire et absolutiste. Secondement il est aussi possible d’y lire un nouvel élan qui tend à renforcer la nécessité de que nous nommons le service public : les soins, l’éducation et le partage des connaissances. Il semblerait que le monde s’oppose entre ceux qui peuvent l’affirmer et ceux qui croient encore à une morale libérale du survivant ou du plus fort. Or il est peut-être temps – et ce sera l’enjeu politique – de penser l’éthique de ce commun et du soin. Si nous en sommes capables alors nous serons en mesure de penser un tournant du politique et de la philosophie : celle du partage du soin. [21 mars]

Tout change. Ou tout donne l’impression que tout change. Or nous continuons de vivre, mais séparés des processus du capitalisme et du de la pression sociale. Dès lors nous sommes au temps. Du moins à un temps pour soi, celui qui permet ou devrait permettre la lecture des processus politique. Nosu devrions avoir le temps d’observer le monde. Nous devons ouvrir un observatoire de nos pratiques et des processus politiques. [22 mars]

Nous sommes de plus en plus à être confinés et à ne devoir bouger uniquement pour ce qui relève des premières nécessités : le soin et l’aliment. Comme par hasard, nous y revenons. Comme par hasard, se suspend ou presque tout le reste de l’activité économique et capitalisme. Il faut interpréter les conséquences de ce suspens. [23 mars]

On nous demande, quoiqu’il en soit une «continuité pédagogique». Alors il faut inventer avec les modes techniques de communication : skype, team, zoom, hangout, houseparty, instagram, etc. Toutes sortes de noms brutaux qui permettent que nous nous parlions mais qui capitalisent des usages. Dès lors que nous sommes rendus plus disponibles dans le suspens du capitalisme nous sommes rendus à une disponibilisation technique autoritaire. Il nous faut dans cette contrainte technique inventer : faire des cours, des suivis, parler d’art et de processus artistique. Il est à noter une augemetation considérable du niveau de concentration des étudiants. Les enseignants tentent de se concentrer. L’administration se perd et tente de faire advenir une épreuve organisationnelle alors qu’il semble que nous sommes tous en mesure de structurer nos processus. [24 mars]

La suspension de l’épreuve de la pression sociale. [25 mars]

Prendre pour protocole de poster sur instagram deux fois par jour l’image de mes repas de sorte de se contraindre à prendre soin de soi et à construire quelque chose dans le temps : l’attention sur le goût et sur le dispositif. Dès lors s’inviter tous les jours, seul, aux plus petits banquets. [26 mars]

L’anniversaire seul. Les amis qui passent et quelques dons. [27 mars]

Un nouveau silence, le vide des rues, les passants timides mais avides de bavardages, le rapport aux choses et au vivant. Il y a plus d’oiseaux. [28 mars]

Chez les Latins le terme halitus dit le souffle, l’émanation d’une odeur ou encore la chaleur du soleil. Il semblerait que le terme français « halo » ait la même source. Il désigne lui aussi quelque chose du souffle et de l’émanation. Ce qui est certain est que le substantif halitus désigne à la fois l’émanation de la chaleur, de la lumière, de la fumée et des odeurs : « nectar halare » écrit Lucrère pour dire exhaler un parfum. Cependant il y a un autre terme dans la langue latine (et grecque) pour dire le souffle. Et ce terme a connu une plus grande notoriété : il s’agit de l’aura. Mais alors quelle différence entre aura et halo ? Nous voudrions à partir des régimes de l’œuvre et particulièrement à partir du travail de Julie C. Fortier, montrer qu’il y a une différence et qu’elle tient en fait au mouvement. Si l’aura désigne à la fois l’atmosphère et la valeur qui entourent et désignent un objet, il semblerait que le terme halitus indique quelque chose du mouvement qui se produit et qui se conduit d’un objet à un autre, d’un être à un autre. Si la pensée de l’aura a été clairement désignée et clairement déconstruite (notamment par Walter Benjamin) il nous intéresse de penser une théorie du halo et de prendre pour paradigme l’œuvre essentiellement olfactive de Julie C. Fortier. Désigner alors quelque chose comme une théorie halitique de l’art face à une théorie dite auratique de l’œuvre. Si l’on suit la tradition de la lecture benjaminienne (dans le texte L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique) il s’avère que la modernité a mis en doute la notion d’aura comme valeur et comme puissance d’une œuvre destinée à son principe d’unicité et d’authenticité : Walter Benjamin écrit « l’aura est l’unique apparition d’un lointain aussi proche soit-il ». Ce qui nous intéresse c’est tenter de penser cette rupture qui consiste à faire que le proche demeure systématiquement lointain et inappropriable (pas en terme de bien ni de propriété, mais en terme d’expérience). Nous posons l’hypothèse que, depuis la critique de cette « inapprochable », nous pourrions à partir d’une théorie d’un « halo » penser une manière autre de s’approcher et de s’approprier l’œuvre. Si halitus dit l’émanation d’une odeur ou d’une chaleur, cela réclame et appelle à une forme d’approche, à un mouvement  comme approche pour absorber le souffle, sentir l’odeur, se tenir au chaud, saisir l’humeur. Le halo serait alors une sorte de fulgurance, immédiate, physique, saisissante mais d’abord inintelligible. Une théorie halitique défendrait alors la possibilité qu’un mouvement nous saisisse afin que nous avancions devant et jusque dedans l’œuvre pour la sentir et pour nous y sentir. Une théorie générale de l’art (ancienne puisqu’elle remonte à Aristote) suppose que notre rapport à l’œuvre est lié à une forme particulière de plaisir qui est un plaisir non consommant et non pénétrant (Aristote, Poétique, 1448b). Il ne s’agit pas d’être pénétré par la lumière, par un objet ou un membre, par un aliment ou un liquide (ce qui serait nommé plaisir hédonique) mais que le corps comme surface serve de réceptacle à une sorte de réverbération, à une sorte de réflexion (au sens matériel du terme), à une sorte de résonance. Dans ce cas l’objet n’est pas consommé, il n’y a pas pénétration, mais le corps s’augmente d’une intensité que sera nommée auratique. On nommera ce plaisir charismatique dans un premier temps, puis on le nommera ensuite, pour plus de précision, eucharistique. Cela signifie que nous inventons un rapport à l’œuvre qui est un rapport métaphysique à une consommation qui n’en est pas mais qui en est quand même, pour partie : c’est ce qu’on nomme une eu-kharis, c’est une juste-consommation de ce qui ne s’absorbe pas, de ce qui ne touche pas, de ce qui ne s’approprie pas, de ce qui est sans contact, de ce qui est inapprochable. En somme l’histoire occidentale de l’œuvre – ou de l’opérativité – préconise qu’il y ait soit une expérience consommante et pénétrante (qui ne serait pas la plus juste), soit une expérience non-consommante et non-pénétrante (considérée comme la plus juste et fondatrice de l’histoire de l’art comme objet unique et authentique). La conséquence de ce processus est d’avoir estimé que notre relation à l’art ne pouvait être que non pénétrante et non consommante, laissant à l’œuvre dite d’art la puissance de l’unicité et de l’authenticité et refusant la possibilité d’être une œuvre à tout ce qui pourrait alors être pénétrant ou consommant, ouvrant ainsi à l’idée de sa reproductibilité et de son inauthenticité : comme par exemple l’alimentation, la gastronomie, l’olfaction et le parfum. C’est précisément pour cette raison que la tradition philosophique et la tradition artistique ne se sont jamais occupés ni de l’aliment ni de l’odeur, considérant qu’ils appartiennent au mieux aux sphères de la morale, de l’économie ou des rituels. Nous avons, durant des années, discuté avec Julie sur la question de l’odeur et du parfum et de leur réception. Il est alors sans doute possible de relever deux grands ensembles de modélisations plastique et critique de son œuvre dans sa pratique. La première, la modélisation plastique suppose en permanence dans son travail la nécessité d’une approche : venir au plus près des murs et des objets, respirer, absorber, aspirer à plein poumons dans l’effort physique d’une ouverture maximale du corps pour que tout pénètre au mieux et au plus fort… revenir au plus près de ces surfaces jusqu’à devenir soi-même surface et porter l’odeur, devenir le support, devenir l’odeur, devenir objet jusqu’à vouloir soi-même s’absorber ou se laisser absorber, là encore dans un effort physique intense d’une pénétration halitique comme on se laisse être au soleil, comme on absorbe l’odeur de celui ou celle qu’on aime, comme on aspire une haleine dans un baiser, comme on se laisse pénétrer du halo du corps de l’autre. Il y a un devenir objet et œuvre dans le travail de Julie C. Fortier de sorte que nous devenions des formes à absorber. Son œuvre prend toujours une forme à partir de l’épreuve du souffle et de l’émanation. Venir et advenir donc à des formes d’absorption comme la fumée, l’odeur, le goût de ce qui se touche et s’absorbe. Venir et advenir au corps par des crèmes parfumées appliquées comme un soin et une caresse : venir et advenir à un contact, à un début de corps à corps alors que l’histoire de l’art nous avait soigneusement indiqué que cela n’était pas possible. Venir encore au plus prêt de l’artiste ou de l’interprète qui nous fait porter le parfum. Venir au plus prêt du corps et de la dissipation volontaire de ce qui fait œuvre : diffuseurs, petites touches fragiles de papier pour tester les parfums, céramiques fragiles, ampoules de verre, plumes, papiers blancs, soies, mais rien de bien tangible ni de bien solide. Ce qui est important n’est pas ici dans le stable, mais dans ce qui démesurément prend du temps à combiner et à agencer pour ne tenir à presque rien mais faire venir celle ou celui qu’on nomme spectateur. Mais ici nous ne sommes spectateurs de pas grand chose si ce n’est de nous-mêmes les poumons emplis de parfum, la peau ointe d’odeur et la pensée hallucinée que quelque chose soit advenu « sans rien ». Soit dit en passant le verbe halluciner n’entretient aucun lien avec le terme halo : on pourrait le regretter. Mais l’esprit demeure au sens propre halluciné, c’est-à-dire errant entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, entre ce qui n’est pas et ce qui est pourtant advenu. Soit dit en passant il faut comprendre le « sans rien » comme signifiant un « sans la chose mais pourtant en présence ». C’est là aussi le lieu de l’œuvre de Julie C. Fortier. Il n’y a au sens propre rien, parce que ce qui doit ce saisir n’est pas pas encore exactement en présence. Nous avons dit deux grands ensembles de modélisation, d’abord plastique, comme épreuve d’un mouvement qui ne cesse  de faire venir vers et de nous toucher, puis critique. Nous avons eu de longues conversations sur le rapport antique et métaphysique au parfum qui avait alors donné lieu à différents projets. Nous avions abordé l’idée que les Antiques utilisaient aussi le parfum, le halitus, comme une possible connexion avec l’espace métaphysique. Mais avant cela il convient de comprendre la manière avec laquelle le monde antique pense l’olfactif : les Grecs opposent ainsi odôdè l’odeur naturelle des choses et des êtres, qui peut être mauvaise comme bonne (euôdia) à osmè, l’odeur fabriquée qui peut être aussi mauvais ou bonne (euosmia). Ils opposent encore aroma l’odeur (l’arôme) des éléments du monde et des aliments à muron le parfum liquide lui aussi fabriqué. L’opposition pensée par les grecs est celle d’une différence entre ce qui provient du monde et ce qui provient de la fabrication. Là encore le travail de Julie C. Fortier ne cesse se jeter un trouble infini entre ces odeurs qui semblent être immédiatement celles du monde (la terre, le pétrichor, les mousses, les écorces, le tilleul, les sapins, la fermentation, les pommes, les fleurs, le corps, les peaux etc.) mais qui relèvent en fait d’une très complexe élaboration et d’une longue construction. Il semble qu’une partie très importante du travail repose sur ce grand paradoxe : l’idée ne tient pas seulement à la « reproduction » de ce qui pourrait exister, mais plus à une sorte d’intensification de ce qui existe et qui vient surgir pour soit dans l’espace de la monstration ou dans celui de la performance ou encore dans celui de l’espace sensible, à la fois comme une réminiscence possible de ce que nous avons en mémoire mais aussi comme l’impossibilité matérielle de l’avoir jamais vécu. C’est cette espace de l’écart entre une sensation immédiate de « déjà vécu » et son impossibilité qui nous plonge dans une épreuve émue et intenable de notre rapport au vivant et au monde. Je parle d’une « réminiscence possible », parce que nous savons que la mémoire olfactive est la plus puissante et la plus profonde. Mais il faut pour cela être en mesure de faire comme le pensait Platon, une anamnèse, c’est-à-dire un retour vers ce qui a été ou ce qui nous a semblé avoir été : toute la nuance est ici. C’est là mais pourtant presque sans contact et sans présence. Mais c’est pourtant là et cela surgit. Je parle d’une espace et non pas d’un espace, parce qu’il ne s’agit pas de lieu, mais de ce qui, laissé libre, se trouve empli de ce qui nous semble connu sans pour autant ni le savoir ni le tenir. Il faut être alors en mesure de faire comme le préconise Proust, saisir une autre anamnèse cette fois-ci, plus surgissante et moins prévisible. C’est donc d’abord un problème d’espace comme aître, c’est-à-dire qu’il nous faut saisir ce qui est laissé libre pour sentir ce qui ne cesse de nous accompagner sans pour autant que le saisissions : c’est alors chez Julie l’odeur de la maladie (Male habitus, 2015), celle d’une région (Orée du jour, 2017), celles de récits de vie et de mort (Oracle, 2017), celle d’une collection (La Collection, 2016). Nous avions alors évoqué à plusieurs reprises la question des rituels et le rapport très archaïque que nous entretenions à la fumée et aux odeurs comme lien privilégié entre les espaces physiques et métaphysiques : c’est les fumets des sacrifices autant que la fumée et l’odeur de l’encens dans certains cultes. Nous avions encore évoqué la pièce comique d’Aristophane, Les Oiseaux où deux athéniens fondent avec les oiseaux une ville dans les nuages pour capter et filtrer les fumets des sacrifices et affamer les dieux. C’est devenu chez Julie C. Fortier l’œuvre protéiforme La revanche des oiseaux (2016-2019) où des plumes ou des touchent portent les odeurs, ou La Chasse (2016) et l’odeur du sang chaud de l’animal sacrifié ou encore L’ascension (2017). Il s’agit ici d’une distance complexe entre ce qui devrait nous être si proche et ce qui ne le peut jamais : l’espace métaphysique, l’espace de la mémoire, l’espace du désir, d’espace d’une conscience à peine partagée de modes d’être et d’agir : ceux du vivant, de la mort, de la capture, de l’aliment, du sacrifice, du désir, de l’obsession, de la consommation, du deuil, de la douleur et de l’extase. En somme tout ce qui ne cesse de vivre en nous sans que nous puissions y advenir ni même le partager. Tout se trouve ici dans ces dizaines de milliers de touches qui forment des nuées, qui forment des halos profondément troublants parce qu’ils sont immenses et nous absorbent sans nous saisir en nous laissant advenir aux espaces immémoriaux de nos usages du monde et du vivant. L’œuvre de Julie C. Fortier est un double travail plastique et conceptuel sur la mémoire et sur la manière avec laquelle nous vivons de manière immémoriale : l’œuvre fait appel à ce qui est stocké en chacun de nous depuis l’enfance, souvenirs et mémoires graduelles et intensives de ce qui nous compose mais sans que nous ne soyons en mesure d’en faire des images et des formes. Mais l’œuvre fait encore appel, plus profondément dans la densité de notre immémorialité, a ce qui appartient à une mémoire plus collective, plus commune de notre rapport au vivant et a sa destruction, de notre rapport au désir infini et insondable de contact avec la puissance matérielle du vivant et d’en être profondément remplis. C’est alors en cela que nous soutenons qu’il est besoin de penser une théorique halitique de l’œuvre plutôt qu’une théorie auratique. Ce que nous cherchons ce n’est ni l’aura de l’œuvre ni de soi dans un « se plaire à soi-même » pour paraphraser Derrida, mais plus étrangement la forme d’un plaisir autrement intéressé par la teneur immémoriale de notre relation au vivant. Or le travail de Fortier présente pour le récepteur une épreuve halitique à la fois parce qu’il s’agit depuis la sphère plastique de l’œuvre, d’un mouvement comme conduite, comme aspiration et comme absorption mais aussi une sorte de puissant retour vers ce stock immémorial que l’odeur et le parfum seraient en mesure de nous faire surgir. Que signifie ce stock ? Il est ce qui serait encore disponible pour nous sans que nous soyons en mesure nous-mêmes de nous y rendre disponible. Cela signifie que nous conservons un fonds indéterminé et encore indisponible de notre rapport au vivant, au physique, au désir, à la mort, à ce qui advient et à ce qui n’advient plus, à ce qui s’approche et ce qui ne s’approche plus, à ce qui s’approprie et ce qui se refuse : nous le tenons en nous tandis que des odeurs et des parfums viennent profondément nous y rendre disponibles. L’épreuve halitique de l’œuvre est cette manière de faire advenir pour nous, comme adresse, à notre disponibilité à ce fonds. Notre disponibilité à des univers infinis et incontrôlables, les nôtres, si proches, tenus sur les bords minuscules de petites touches de papier. [31 mars]

L’eau du Rhône est plus claire et plus bleue. [1° avril]

Ce qui semble certain est que nous avions atteint un stade critique et castastrophique de la gestion de nos conditions de vie. Ce qui semble alors évident c’est que cette crise est une manière de révéler cette crise : celle du travail, des conditions de vie, de la paupérisation, de l’enrichissement et de la crise écologique. [6 avril]

Il faudra être très vigilant sur la manière avec laquelle nous réclamerons de revenir à une «vie d’avant». [6 avril]

La question centrale demeure l’interprétation de la viralité. Si l’on conçoit que le virus n’est pas un être mais un agent qui nécessite un hôte, il faut comprendre cette puissance agentive que l’on nomme viralité, c’est-à-dire un principe de diffusion imprévue des éléments. C’est diffusion, doublée de l’imprévisibilité et de la question du contact qui terrorise les gouvernances et le pouvoir moderne. La crainte de la masse et la puissance virale de la masse. Or il semblerait que cette viralité soit profondément plastique, c’est-à-dire qu’elle une capacité à prendre forme depuis l’hôte pour advenir à des formes de répliques et de transformation. Ce que le pouvoir déteste est cette plasticité. C’est ce qu’il tente de contrôler. L’étrange situation où nous nous trouvons signale ici une crise encore inattendue sur le contrôle incessant de nos contacts, de nos échanges, de notre viralité et notre puissance plastique. [7 avril]

Au-delà de la catastrophe de la pandémie et de la future crise sociale, il faut reconnaître que nos conditons de travail sont moins angoissantes et pas de moindre qualité. Il serait alors peut-être temps de considérer que nos modes de vies et que nos modes d’action sont profondément néfastes et profondément destructeurs pour nos vies et pour les conditions de vivabilité. [10 avril]

Dans le contexte présent il est important de parler d’une « future crise sociale » avant de parler de crise économique. Nous commettons toujours l’erreur de penser que les crises sont économiques avant d’être sociales. À force de se convaincre qu’il faut de la production et de la croissance pour que les êtres soient satisfaits, nous n’avons produit que la possibiltié de la crise et de la pénurie. Ce n’est donc pas un problème d’économie, c’est-à-dire de gestion des biens propres, mais un problème de ce que nous nommons une diéténomie, c’est-à-dire une gestion des manières de vivre. [11 avril]

On le sait le terme économie dit une gestion (nomos) et de la maison (oikos) qu’il faut entendre comme le lieu du privé et de la propriété. Or ce lieu ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse c’est ce que les Grecs appelaient diaita. Terme déviré du verbe zaô vivre, il indique l’ensemble des modes de vie et d’existence. Pour cette raison il signifie à la fois lui aussi la maison mais aussi le régime (ce qui a donner en français le terme diète). Le verbe diaitaô signifie se soummettre à un régime, vivre selon certains modes, arbitrer, habiter, gouverner. Il est le plus précis des termes dont nous avons besoin pour penser la crise. Il s’agit d’une crise dièténomique, en ce qu’elle est une préoccupation de nos modes de vies autant que de nos futurs «régimes» ou diète, autant que de nos futurs habitats, autant que des modes de gouvernance. Penser en terme d’économie est une faiblesse. Il faut penser la manière avec laquelle nos modes de vies seront gouvernés : c’est précisément ce que nous nommons dièténomie. [12 avril]

L’œuvre artistique et photographique de Lisetta Carmi s’étend sur une vingtaine d’années (années 1960 et 1970) entre une carrière de pianiste classique et une vie dans un ermitage en Inde (āshram) : en somme entre une vie vouée à interpréter et une vie vouée à contempler. Ce qui semble lier l’ensemble est cette capacité singulière chez Lisetta Carmi à s’intéresser à la fois à l’opérativité et aux conditions de vies liées à cette opérativité. On remarque pour cela dans son œuvre une série fascinante de portraits d’artistes, comme ceux de Claudio Abbado, Luigi Dallapiccola, Luigi Nono, Edoardo Sanguinetti, Lucio Fontana, etc. et bien sûr la série d’images du poète Ezra Pound (1966). Si l’on met de côté les images de Pound qui captent un être reclus dans le mutisme et le trouble, les autres images saisissent presque toujours les artistes alors qu’ils accomplissent un geste de création. L’œuvre de Lisetta Carmi est fascinée par ce que nous pourrions nommer le « faire œuvre », par la puissance de réalisation qui ouvre soit aux formes les plus dynamiques du désir soit aux formes les plus idéologiques du pouvoir.Au début des années 1960 Lisetta Carmi commence la photographie en accompagnant l’ethnomusicologue Leo Levi, dans les Pouilles. La photographie est donc avant tout pour elle un moyen de construire un regard et une trace sur ce qui existe. Durant les années 1960 Lisetta Carmi réalise des séries de travaux photographiques dans sa ville, Gènes, autour de quatre grands espaces de cette représentation de la puissance d’agir et du travail : ce sont les séries sur le groupe sidérurgique L’Italsider (1962), celle sur le port de Gènes, Genova porto (1964), celle sur les travestis de la vieille ville, I Travestiti (1965-1972) et enfin celle sur le cimetière de Staglieno intitulé Erotismo e autoritarismo (1966). Son travail photographique est toujours pensé comme un engagement politique et anthropologique, une manière de venir, non pas témoigner, mais signaler et accompagner ceux qui œuvrent et ceux qui le font dans la douloureuse situation d’un présent brutal qui ne les considère pas.Nous proposons de regarder avec attention la série d’images sur le cimetière monumentale de Staglieno. La série a pour titre érotisme et autoritarisme : il indique semble-t-il l’interrogation profonde du travail de Lisetta Carmi, à savoir comment supporter la transformation inexorable de nos désirs et de notre volonté en processus autoritaires de gouvernance. Ces images nous montrent des corps figées dans le stuc et recouvert de crasse, elles nous indiquent la destruction de ces désirs dans l’autoritarisme et leur destruction dans les figures de l’idéologie capitaliste et patriarcale. C’est précisément tout le travail qu’elle réalisa à la fois dans les usines d’Italsider, mais surtout dans le port de Gènes. C’est grâce à son frère Eugenio Carmi qu’elle peut venir travailler à Italsider et venir donner des leçons de musique aux travailleurs au Circolo Aziendale Cornigliano. C’est depuis ces lieux que le compositeur Luigo Nono réalisa La fabbrica illiminata en 1964. Pour pouvoir entrer dans le port de Gènes – alors interdit aux visiteurs – elle se fait passer pour la femme d’un ouvrier et commence un travail patient de prise de vue des installations, des bateaux, des travailleurs. On retiendra pour ses deux séries une fascination pour les structures et les machines de production qui construisent une dialectique brutale et irrésolue avec la figure humaine. L’image la plus saisissante, reste celle sans doute d’un ouvrier torse nu avec une pelle dans la cale d’un bateau emplie de phosphate. La figure humaine est absorbée, devenue un télamon, autrement dit une figure presque décorative qui ne sert qu’à supporter le poids de l’industrie et du labeur. La figure humaine c’est ici aussi transformée en statue recouverte de poussière pour devenir une allégorie du travailleur ou de l’ouvrier, mais ici avec l’ombre inexorable de la douleur et la question plus que jamais d’actualité de la surproduction et de la consommation contenue dans ce tas de phosphate qui servit sans doute à produire des engrais, des lessives ou encore des additifs alimentaires. L’œuvre de Lisetta Carmi est essentiellement une interrogation sur les conditions d’existence des travailleurs et des opérateurs. Sa série la plus célèbre est consacrée à la communauté de travestis de la vieille ville de Gènes. Comme elle l’indique, ce sont ici aussi des travailleurs : il s’agit de ce que l’on nomme des travailleurs du sexe. Ce que regarde Lisetta Carmi c’est à la fois la réalité économique (images avec les clients et les tarifs), la réalité privée d’un vie quotidienne, la réalité d’une exclusion et celle d’une communauté fondée sur l’entraide. Ce qu’elle ne cesse montrer c’est la relation, non pas des corps, mais des êtres au travail et à l’opérativité : celle du poète, du compositeur, de l’artiste, du travesti, du prostitué, de l’ouvrier, du sculpteur. Ceux qui par leur travail ne cessent de façonner le monde de sorte de répondre aux désirs et aux ordres de ceux qui consomment et qui gouvernent. Son travail est une manière si singulière de regarder les relations si complexes entre désirs et pouvoirs, entre la puissance de réalisation des objets du monde et la puissance d’idéologisation de leur réception. Une fois encore le travail de Lisetta Carmi ne peut être compris comme un témoignage, mais bien comme un regard incrusté dans ce qui fait la réalité. Chaque image est à la fois l’expérience de ce qu’il nous faut nécessairement avoir à regarder et ce qu’il nous faudra nécessairement déconstruire si l’on veut maintenir une puissance d’opérativité et de désir. La teneur politique des images de Lisetta Carmi tient à ce que notre regard ne peut évacuer la complexité des situations du monde du travail et la complexité des conditions de vivabilité. C’est précisément pour cela que son travail photographique est toujours lié à une épreuve du visible : rendre visible deux urgences qui réclament notre attention et notre regard, l’urgence de penser les communautés à venir et l’urgence absolue de penser et de soutenir le partage d’un soin. [13 avril]

Durant l’allocution du 13 avril est annoncée un déconfinement et en même temps une autre manière de confiner puisque nous pourrons sortir, et donc travailler, mais que les lieux propres à autre chose, les bars, les restaurants, les musées, les lieux d’arts eux resteront encore fermés pour deux mois supplémentaires. Nous aurons donc éprouvé deux mois de confinement et nous éprouverons un confinement culturel, une privation des espaces de partage. Le discours annonce encore sous une forme dialectique la nécessité de faire repartir l’économie mais de réfléchir à une expérience plus résiliente de la vie. Tout va tenir dans l’épreuve complexe de cette tension. C’est à partir de la gestion de cette crise que pourra se penser une diéténomie. [13 avril]

Dans un court texte récemment paru (Quodlibet et Lundi Matin), Giorgio Agamben revient sur la problématique de la «distanciation sociale». En somme ce que la pandémie produit est un outil nouveau pour le pouvoir comme impossibilité pour les êtres d’être proches. Que signifie une société où cette distanciation nous serait imposée ? D’abord durant deux mois de confinement. Puis durant deux autres mois de post-confinement. Puis ensuite en maintenant des gestes barrières. Que pourrons-nous faire ? [14 avril]

Le vol d’une longue cigogne au-dessus de la ville. [15 avril]

Nous sommes parvenus à un moment singulier de notre histoire où il nous faudra déterminer la fin de nos modes de penser et d’agir. Cela signifie qu’il nous faudra comprendre que doit s’achever le mode par lequel nous sommes arraisonner à l’économie et à l’occultation de l’être. Cela signifie que l’économie est une occultation des modes d’existence. [15 avril]

La politique mondiale se trouve une injonction paradoxale : sauver des vies pour toujorus plus les absorber dans un assujétissement. Nos vies sauves sont au prix d’une confiscation par le droit du corps des corps, des expériences et de la douleur. [15 avril]

Il semble opportun de différer légèrement la suite du séminaire et de proposer aujourd’hui à la fois une réponse aux commentaires qui ont été apportés sur le précédent texte et encore ouvrir à la lueur de l’actualité une lecture, peut-être, différente, de ce que nous avions proposé comme biomimèsis à savoir une manière particulière, pour l’œuvre et pour les artistes, de s’intéresser aux conditions du vivant et aux conditions de la vivabilité. Voici ce qui présentera pour nous une première précision quant au sens de ce bios : à la fois le vivant et la vivabilité. Ce qui signifie que bios pourrait signifier le monde où l’on est en tant que tel et en tant que nous le laissons. Il s’agirait donc de représenter et d’indiquer quelque chose sur les conditions que nous imposons au vivant et à la vivabilité. Les conditions que nous imposons en soi au monde. Il importe alors de revenir sur la proposition d’interprétation que nous avions faite de ce vivant (et de la vivabilité). Le vivant comme bios est donc ce qui est ouvert fondamentalement à sa transformation et sa destruction : c’est ce que nous entendons dans la question des conditions. La condition du vivant est son ouverture à la non-ouverture, c’est-à-dire à sa transformation ou à sa destruction. Condition signifie littéralement « manière d’être » : autrement dit la manière d’être du vivant est de s’ouvrir à sa propre instabilité. Autrement dit encore la manière d’être du vivant, comme vivabilité, est de ne pouvoir se tenir ouvert à la stabilité. Vivabilité signifie capacité à se tenir vivant. Or cette capacité n’est pas stable : elle est ouverte sans fin à la différence et à la destruction. Différence (dis-ferre) signifie très précisément « ce qui porte à l’impossibilité de l’unité ». Destruction (dis-struere) signifie très précisément « ce qui conduit à l’impossibilité de l’unité ». Or la philosophie et la pensée ont tenu obstinément à fonder l’étant (autrement dit le vivant) dans l’être (autrement dit l’unité) : elle a inventé pour cela la métaphysique qui fait le travail depuis le début de la philosophie. La crise dans laquelle nous nous trouvons tient au paradoxe intenable de l’interprétation de ces conditions alors qu’on nous demande exclusivement d’interpréter les causations qui ont fait que l’étant (le vivant) est une forme accidentelle de l’être (l’unité) : dès lors on ne pense qu’en direction d’une unité alors qu’il nous faut penser en direction de la destruction. Ceci désignera alors ce que je propose comme interprétation du tournant, autrement dit de la récente actualité de la philosophie. Il importe alors de revenir à un autre point, longuement discuté lors du précédent séminaire, celui du besoin. J’ai donc proposé que nous puissions interpréter – à partir de l’indication originelle de Parménide – que cette projection du vivant vers la destruction est inscrite dans ce que j’ai nommé le besoin. En somme ce que Parménide et la pensée nomment le khrè : autrement dit cette manière de reconnaître qu’il est « besoin » que l’étant prenne et qu’il saisisse des éléments qui composent ce vivant. « Il est besoin » dit en somme ce que nous tentons de dire par condition : cela pourrait vouloir dire que le vivant (l’étant) pour vivre (pour être) a comme manière de porter et de conduire ce qui est (ce qui vit) à l’impossibilité de l’unité. Ce que nous avons tenté de dire est qu’il ne s’agit en aucun cas d’une nécessité qui elle se situe dans la sphère interprétative de la manière avec laquelle nous prélevons et nous saisissons. Ici il s’agit bien d’une manière propre (notre vivabilité) qui consiste à ouvrir ce qui est vers une instabilité. Besoin signifie que nous saisissons que quelque chose manque : ce qui manque est l’ouverture à l’instabilité. Il faut donc collecter, saisir, absorber, détruire, transformer, digérer, assimiler ce qui a été pris. Mais le terme besoin dit quelque chose de plus que le manque ne dit pas, ce qui est à peine caché en lui et qui relève du soin : il est be-soin. Le préfixe bi- exprime ce que le latin ambi- et le grec amphi- disent : un renforcement exprimant la proximité. Be-soin désigne donc un sens tout particulier du soin et du souci, double, pour le vivant et pour la destruction du vivant, pour le vivant et pour ce qui le conduit à ne pouvoir être identique. Je propose alors que nous puissions lire le khrè grec comme un be-soin tandis qu’il faut alors penser le soin comme une autre opérativité consciente de la manière avec laquelle nous interprétons nos conditions de vivabilité. Il importe alors de revenir sur une autre question particulièrement complexe celle de la mesure. Cela revient à s’interroger sur la teneur de cette manière et savoir si nous sommes en capacité de mesurer à la fois ce que nous détruisons et à la fois les conditions de cette destruction. Ce que nous avons nommé respectivement mesure (nous y reviendrons) et processus sunéidétique. Mesurer désigne, comme son étymologie peut le laisser voir, une activité intellective qui permet d’estimer et d’établir à la fois un mouvement et une distribution. Distribuer (dis-tribuere) signifie très précisément « ce qui attribue à l’impossibilité de l’unité ». Mesurer est alors un processus technique triple qui consiste à établir la mesure, puis à mesurer, puis enfin à reporter la mesure. Mesurer est alors une activité « technique » et en ce sens elle est fondée sur la reconnaissance d’un « s’y connaître » en quelque chose et sur la reconnaissance d’une « régulation », c’est-à-dire d’un processus moral. Le processus moral ne désigne pas autre chose que la possibilité de se reporter à une « mesure », c’est-à-dire à l’établissement d’une estimation. En somme la possibilité de l’usage d’un mode d’appropriation des éléments. Moral en ce sens ne désigne pas uniquement le fait de penser la mesure de sorte qu’elle soit bonne ou mauvaise, mais de la penser de sorte qu’elle soit « juste ». Or la justesse ne trouve pas son origine dans le code mais dans l’usage (à l’inverse de la justice qui trouve son origine dans le code et non l’usage) : la même mesure peut se retrouver à être juste et injuste en fonction des usages, mais elle ne peut se retrouver à être bonne et mauvaise. Il faut alors comprendre que la mesure ne peut être que morale et technique en ce qu’elle est liée à la fois à une expérience renouvelable et modifiable en fonction des conditions et parce que ne nous a pas été donné l’épreuve autre qu’une mesure morale. C’est à la fois ce que nous avions vu avec la citation de Friedrich Hölderlin revenant à dire que la mesure est une épreuve qui nous fait advenir à « habiter cette terre en poète » c’est-à-dire en pro-ducteur. Toute pro-duction autant que production supposent un dispositif technique que nous nommerons dispositif de « conduite ». Mais c’est aussi ce que nous avions vu lors de la conférence de Olivier Assouly et les propos de Friedrich Nietzsche : « Nous avons d’autres besoins, une autre croissance, une autre digestion : il nous faut davantage, il nous faut moins. Quant à savoir combien il faut à un esprit pour se nourrir, il n’est point pour cela de formule » (in Le gay savoir, § 381). Ce qui revient à dire que ne nous a pas été donné, ici encore, de connaître de formule quant à la quantité qu’il nous faut saisir pour vivre. En somme ne nous n’a pas été donné l’épreuve de la justesse. Deux conséquences doivent être proposées à cela. La première consiste donc à rappeler que ni l’épreuve de la mesure ni celle de la formule de ce dont il est be-soin pour vivre n’ont été « données » : cela signifie que ce sont des expériences proprement indéterminées et modulables en fonction des conditions qui ouvrent la vie à se conserver comme vie. La seconde tout aussi importante consiste à énoncer que notre manière de nous tenir devant cette conditionnalité est « en poète », c’est-à-dire en pro-ducteur : or nous avons énoncé que l’interprétation de l’être devait non pas être en direction de l’unité mais de celle de la destruction. Destruction et production entretiennent alors une relation évidente : tandis que l’une est une conduite vers l’impossibilité de l’unité, l’autre est une manière de conduire les éléments dans l’épreuve du mouvement. Deux problématiques liées à la conduite — en somme liées à l’épreuve de la technique — en tant que nous ne pouvons nous résoudre à l’unité et à stabilité. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la tâche de la philosophie ne se situe pas dans l’établissement des mesures et des formules. C’est proprement non pas la tâche de la politique, mais celle du commun. Et la différence ici est essentielle. Or l’établissement des mesures et des formules a été saisi par la politique et par l’économie, l’une et l’autre entretenant une relation d’interdépendance de sorte de penser et de produire la mesure et les formules. De sorte que nous ne soyons plus rendus disponibles à la connaissance commune qui nous feraient accéder à l’expérience de la mesure et à l’établissement des formules pour que nous puissions subvenir à nos besoins et à nos soins. Nous sommes devenus des êtres privés de savoir et absorbés dans une technicisation qui nous rend indisponibles à l’épreuve de cette mesure. Alors nous éprouvons une forme complexe et ravageante de démesure. Mais il faut être précis. Mesurer – nous l’avons dit – est un processus intellectif qui permet d’estimer mouvement et distribution. En ce sens la démesure est elle aussi un processus intellectif qui ne permet pas d’estimer mouvement et distribution. Le préfixe de- indique la négation. La démesure consiste alors à ne pas savoir ce qu’il faut mettre en mouvement et en distribution. Il en advient alors un dérèglement des mouvements de saisis et des processus de distribution; il advient alors une dégradation et une destruction du vivant. En septembre 1969, lors du séminaire du Thor, Martin Heidegger indiquait que la philosophie est la réponse d’une humanité atteinte par le Übermass, par l’excès, par la démesure. Il faut seulement comprendre qu’une différence essentielle se trouve ici. Cette démesure qui est le point de départ de la philosophie, est une démesure de la présence, en somme de ce qui a lieu. Mais pour la pensée grecque ce qui apparait démesurément n’est pas ce qui nous apparaît démesurément. Pour deux raisons fondamentales : la première est que nous pensons toujours l’apparaître à partir de nous et uniquement depuis notre perception et non en tant que ce qui est; la seconde est que ce qui nous apparaît démesurément est la réalité, à savoir la somme de ce qui a été produit et réalisé. Ce qui signifie alors que nous allons devoir penser la philosophie autrement. Si elle commence comme la réponse d’une humanité soucieuse d’une démesure de la présence (du réel), elle advient alors, maintenant au moment du tournant, comme une autre réponse à une humanité soucieuse d’une démesure du retrait de la présence (du réel) et d’une démesure de la réalité (de la production). « Le monde est rempli d’objets, plus ou moins intéressants, je ne souhaite pas en ajouter davantage » écrit comme manifeste en 1969 (la même année) l’artiste Douglas Huebler. Il faut alors comprendre qu’il ne s’agit pas de la même démesure et de la même mesure : entre ce qui était pensé depuis ce qui apparait (Martin Heidegger nomme cela un Herstand) et qui m’apparait comme une représentation (c’est un Gegenstand, quelque chose devenu objet). Nous sommes saisi par la démesure du retrait de la présence et la démesure de l’exposition de la facticité. C’est alors depuis ce lieu complexe qu’il nous faut penser que la mesure n’est pas la tâche de la philosophie, parce que sa tâche se tient dans l’interprétation de la démesure, de l’excès. Or l’excès et la démesure de ce qui apparaît nécessite de prodiguer des soins à celles et à ceux qui sont atteints par cela. Plus encore l’excès et la démesure de la réalité nous apparaît démesurément comme production et comme objets nécessitant de prodiguer d’autres soins encore nous qui en sommes tous atteints. Or il semble que les dégradations soient conséquentes.  Mais qu’est-ce qui apparaissaient aux Grecs qui est à ce point en retrait et occulté ? Y a-t-il un nom pour cela ? Hedeigger a toujours nommé cela et c’est même l’objet de la conférence donnée en avril 1967 à Athènes et l’objet de ce qu’il nomme provenance de l’art. Ce qui apparaissaient aux Grecs est la phusis. Elle n’est pas la nature, mais elle est précisément ce qui vient à la présence dans l’expérience de la limite. Ce qui advient est d’abord l’expérience d’une limite : Heidegger indique qu’elle est « ce qui paraît de soi-même dans la limite qui est à chaque fois la sienne, et qui a dans cette limite son séjour ». C’est l’interprétation de cette limite qui est la tâche de la pensée. Or ce qui vient en présence comme limite (d’espace et de temps et d’appropriement) est à la fois la provenance de l’art et de la philosophie. Ou pour le dire autrement art et philosophie sont les réponses d’une humanité soucieuse d’un excès et d’une démesure de cette présence. Or que se passe-t-il si cette présence est en retrait (en somme nous assistons à un excès de son retrait) et si la présence de la production est en excès ? Y a-t-il un nom pour la démesure de la présence de la production ? C’est ce que nous nommons technique. Nous assistons à l’excès du retrait de la présence et à l’excès de la technique. C’est sur cela que le regard de l’art et celui de la philosophie se portent, de la même manière, parce que l’un et l’autre s’intéressent aux conditions d’existence. Il nous reste alors à proposer que la tâche de la philosophie (et de l’art) ne consiste pas en l’interprétation de la mesure, mais bien en l’interprétation de la démesure à partir de la question de la limite. Que signifie la limite ? En 1951 Heidegger donne la conférence Bâtir, habiter, penser où il indique : « La limite (peras) n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être. C’est pourquoi le concept est appelé horismos, limite ». La tâche de la pensée est alors bien d’interpréter cette limite en tant qu’il s’agit de penser dans ce qui vient à être, ce qui vient à la destruction, c’est-à-dire ce qui ne parviendra pas à l’unité. Qu’est-ce que signifie cette impossibilité de l’unité ? Elle indique que dans les modes de la présence, ce qui vient à être et donc à se détruire, n’advient jamais à une unité essentielle avec ce qui saisit : dans la consommation l’unité n’advient pas, dans la propriété non plus, dans l’alimentation non plus, dans la captation non plus, dans l’interprétation pas plus, etc. C’est cela qu’il nous faut penser cette limite et donc l’épreuve infinie de la démesure de ce qui ne peut faire unité. Et il y a deux démesures, deux formes d’excès (Übermass) celle de la présence et celle de la production, autrement dit celle de la phusis et celle de la technique, celle du réel et celle de la réalité. Il faut enfin – pour ce séminaire – tenter de dire quelque chose sur la fin du texte de la conférence de 1967. La question de Heidegger est de comprendre la provenance de l’art : en somme pour les Grecs elle est phusis, pour nous modernes elle est technique (et non pas tekhnè). Avons-nous alors la possibilité d’un dépassement du contrôle technique sur nos modes d’existence ? Sa réponse est d’aller le chercher du côté de l’alethèia, c’est-à-dire du non-retrait qui nous réclame de penser ce qui vient et ce qui ne vient pas (retrait). Pour cela il indique le fragment 123 d’Héraclite (tiré d’une citation de Proclus in Commentaires sur la république, XVI) : « phusis kruptesthai philei » qu’il traduit par « à ce qui de soi-même paraît, il appartient en propre de se mettre à couvert ». La traduction canonique de ce fragment est « la nature aime à se cacher » (voir pour cela le texte de Giorgio Colli, La natura ama nascondersi, Gli Adelphi, 1988). En 1935 (in Introduction à la métaphysique) il le traduit par « l’être incline de soi-même au cèlement en soi ». Nous pourrions le traduire par « ce qui vient en présence aime à se couvrir ». Nous savons ce que signifie phusis ce qui paraît (ce qui fait événement), philein signifie quelque chose comme prendre soin et le verbe kruptein signifie couvrir, protéger : nous pourrions alors proposer comme lecture et traduction de ce fragment, « ce qui advient à l’être prend soin de se protéger ». Ce qui semble être détruit est à la fois savoir prendre soin et les espaces d’abritement. En conséquence, si l’on propose que la traduction du fragment 123 d’Héraclite soit « ce qui advient à l’être prend soin de se protéger », il faut être en mesure « devant de ce qui advient » de penser ou d’indiquer des éléments d’interprétation de la crise que nous connaissons. Partout est dit et écrit qu’il y a une crise sanitaire et qu’il y aura une crise économique. Or nous ne pensons pas assez du côté du prendre soin et ne nous pensons assez que le problème n’est pas la crise économique mais la crise sociale. Ce n’est pas d’abord un problème de gestion des biens (ce que signifie oiko-nomia) mais d’une gestion de nos manières de vivre, d’une gestion de nos conditions de vivabilité. Pour cela le terme économie n’est pas le bon ni même le terme écologie. Je propose donc la création d’un autre terme fondé sur la question des manières de vivre. Ce qui nous intéresse c’est ce que les Grecs appelaient diaita. Terme déviré du verbe zaô vivre, il indique l’ensemble des modes de vie et d’existence. Pour cette raison il signifie à la fois lui aussi la maison mais aussi le régime (ce qui a donné en français le terme diète). Le verbe diaitaô signifie se soumettre à un régime, vivre selon certains modes, arbitrer, habiter, gouverner. Il est le plus précis des termes dont nous avons besoin pour penser la crise. Il s’agit d’une crise dièténomique, en ce qu’elle est une préoccupation de nos modes de vies autant que de nos futurs « régimes » ou diète, autant que de nos futurs habitats, autant que de nos modes de gouvernance. Penser en terme d’économie est une faiblesse. Il faut penser la manière avec laquelle nos modes de vies seront gouvernés : c’est précisément ce que nous nommons dièténomie. [17 avril]

« Ce qui advient à l’être prend soin de se protéger », Héraclite, § 123. [18 avril]

La politique outre-atlantique est consternante, à un point inégalé. Prendre encore et toujours la défense du deuxième amendement et celui de la violence, comme si les questions du commun ne pouvaient se résoudre que par la puissance de l’arme. La politique mondiale est consternante, à un point elle aussi inégalé. Mais ce qui me semble aujourd’hui encore plus consternant, est la manière avec laquelle nous nous accommodons de cela. [18 avril]